Publié le 31 Mai 2022

Philip Glass - Études pour piano (François Mardirossian)

   « dans des landes adoucies par l'attention »

   Oser les études pour piano de Philip Glass, c'est un peu comme tenter de gravir le K2 plutôt que l'Éverest, devenu un quasi boulevard. On marche sur les traces du maître, on l'a entendu jouer, en personne, et l'on ose quand même. Le pianiste François Mardirossian  a entendu Philip Glass interpréter son cycle récemment terminé lors des Nuits de Fourvière en juillet 2007 : un moment inoubliable, pour lui. Qu'il tente de partager avec nous qui n'y étions pas par ce double album. D'autres ont tenté ce parcours, notamment Nicolas Horvath pour son Glassworld 2, deuxième temps d'une intégrale ambitieuse. Disons tout de suite que je ne pourrai éviter une comparaison... difficile et délicate, voire discutable, mais en me limitant à ces deux versions, pour une raison très simple : je ne connais pas les autres. J'écoute tellement de musiques que vous me pardonnerez de ne pas pouvoir être exhaustif. Mon but ne sera pas d'élire une bonne et une mauvaise version, seulement de tenter de cerner les caractéristiques de la nouvelle version de François Mardirossian en m'appuyant sur mon écoute - et l'article déjà ancien consacré à Glassworlds 2. J'ai eu par ailleurs la chance d'écouter Philip Glass lui-même lors d'un autre concert sur le sol français, concert qui m'a durablement marqué. Seulement, écrit-on avec des souvenirs, même vivaces ?

   Ce qui m'intéresse, c'est la cohérence du projet, le respect d'une atmosphère. Il me semble que François Mardirossian a compris l'univers de Philip Glass. Je sais que le compositeur a écrit ne vouloir imposer à personne la façon de les jouer. Une heure vingt-quatre minutes chez Horvath, deux heures quinze chez Mardirossian. Qui a raison ? Les études sous les doigts de François sont sensibles, rêveuses, comme la magnifique étude 5, qui prend le temps de nous charmer. Au fond, ce pianiste américain formé notamment par la grande Nadia Boulanger est un romantique qui plie le minimalisme aux bouillonnements d'une émotion candide. Écoutons l'étude 6, cette fougue jaillissante, l'écume splendide d'une fontaine cascadante digne des cent fontaines de la Villa d'Este. L'interprétation de François Mardirossian restitue cette grandeur, cette fraîcheur merveilleuse : on est emporté, séduit, projeté dans le ciel de l'immortelle beauté. Puis l'on repose sur les rives de l'étude 7, détente aux ombres frangées d'une mélancolie bouleversante. Le piano court, étincelle, pour nous laisser sur une prairie aux fleurs profondes comme nos souvenirs les plus chers. L'étude 8, si elle ressemble tant à du Glass, s'enveloppe d'une étoffe de langueur, d'arpèges fous qui la rendent attachante. Il y a là une pudeur que je reconnais avoir parfois méconnue et tourné en ridicule. François Mardirossian la traite avec une délicatesse touchante.

   Ah ! la courte étude 9, un Glass inconnu - je me souviens l'avoir déjà écrit ! , l'éblouissement d'une écriture bondissante, d'une quasi pulsation hypnotique, et si l'on retrouve quelques fragments et gestes glassiens, ils sont projetés dans un crescendo extatique. Mais je tombe dans le travers d'un compte-rendu des études elles-mêmes, et je m'arrête.

  J'aime la fougue grandiose, l'énergie, les contrastes profonds, la noirceur parfois de Nicolas. J'aime la lumière et le calme de l'interprétation de François, sa pudeur. Si ses études sont plus longues que celles de Nicolas, c'est que son tempo plus lent les nimbe d'une atmosphère de rêve, d'une douceur aussi, sans tomber pour autant dans le piège de la mièvrerie. Peut-être fait-il également davantage ressortir le minimalisme répétitif de Glass, par exemple dans l'étude 12, qui pourrait paraître mécanique si elle ne donnait cette impression de prendre le temps de dilater le temps. Quand Nicolas agglutine, bouscule, nous emporte, François détache les notes, aère la partition, lui donne une grâce, une langueur que j'avais senties sous les doigts de Philip Glass. Je pense à cette magnifique étude 15, d'abord d'une majestueuse lenteur, puis plus virtuose, dont François rend la structure orchestrale d'une grande limpidité, se refusant aux flamboiements sombres de l'interprétation de Nicolas. Et puis le dépouillement fragile de la 16 me touche énormément chez François : une paix surnaturelle baigne l'étude.

  Tandis que Nicolas Horvath choisit une lecture synthétique et transcendante, brillante et très contrastée, François Mardirossian propose une interprétation analytique intériorisée, pleine d'humilité, d'attention, qui sculpte les mélodies de manière telles que, parfois, elles se détachent telles des fleurs frangées de silence sur le ciel spirituel d'un arrière-plan méditatif. Écoutez la fin de l'étude 17, d'une si belle lenteur hors du temps, de toute presse !

   Au fil des études, François Mardirossian trace le portrait sensible d'un homme qui ne cesse d'écouter sourdre sous ses doigts comme une source miraculeuse jaillie dans les landes de l'être et dont il faut détailler les modestes et inépuisables beautés, avec un respect infini.

   Ajoutons que le pianiste est servi par son instrument, l'opus 102 du facteur Stephen Paulello, un piano qui compte 102 notes, de fabrication entièrement française. Sonorités limpides, aérées, idéales pour l'approche de François Mardirossian, soucieux de souligner et magnifier l'architecture élaborée de la musique de Glass.

   Je ne résiste pas au plaisir de constater que voilà enfin un objet disque conçu en France et présenté en français d'abord (secondairement bilingue, et surtout pas unilingue en anglais), ce qui est devenu hélas si rare. La pochette sobre, élégante, signe une production impeccable.

À paraître début juin 2022 chez Ad Vitam / 2 cds / 20 plages / 2 heures et 15 minutes environ

Titre de l'article extrait de L'Homme approximatif, XVIII,  de Tristan Tzara

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur le site de la maison de disque Ad Vitam

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Publié le 24 Mai 2022

Jana Irmert - What Happens at Night

   D'avant ou d'après l'homme...

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert, récompensée par le prix allemand de la musique de film documentaire en 2019, me poursuit ! J'avais consacré un article à son disque précédent, The Soft Bit. Je regrette la brièveté de ce cinquième opus chez Fabrique Records, 28 minutes pour quatre titres. Mais j'ai accroché, à nouveau, dès la première écoute. Particules, cendres, poussière dans la rouille du temps, strate : la traduction française des titres est une bonne entrée dans son univers. Elle dit elle-même être tombée hors du temps, « sur une planète à laquelle nous sommes un ajout très récent ». L'électronique lui permet de juxtaposer de nombreuses strates pour nous propulser dans un ailleurs étrange. Des oiseaux métalliques criaillent, des cloches sonnent, un orgue pousse ses drones, tout tourbillonne, c'est "Particles", le premier titre de presque neuf minutes. Des battements sourds traversent l'espace sonore, des matières remuent, témoignages d'une vie énorme, informe. Jana Irmert excelle à créer une bande-son à un monde magnifique et effrayant en ce qu'il semble n'avoir aucun rapport avec l'homme. C'est une musique d'avant ou d'après l'homme, la musique d'une nuit immémoriale, abyssale.

   On entend bien des raclements dans "Ashes", mais s'agit-il de pieds humains frottant sur le sol ? L'orgue dédoublé balbutie une mélodie pathétique, sépulcrale, sur un fond de clapotis, de glissements de terrains. Il ne restera de nous que des cendres... "Dust in the Rust of Time" : traces de voix tremblées, grelottantes, à peine des voix dans les sous-sols encombrés, parcourus d'une pulsation profonde et d'autres souvenirs de voix pour tapisser cet infra-monde. Lieux hantés à l'inquiétante beauté mi-liquide, mi draperies de drones et de poussées particulaires. On retrouve les voix tremblotantes dans "Stratum" : fuient-elles un monde en train d'exploser, dans lequel font irruption des trombes louches ? Nous sommes au cœur des roches, des laves, dans les strates de l'espace-temps, tout se fissure, tout chute. Au cœur du Mystère, nous frémissons devant la beauté terrible de l'énigmatique Éternité. Vanitas Vanitatum et Omnia Vanitas...

   Cette musique est fabuleuse ! Une splendeur à écouter dans le noir, au fond d'un puits métaphysique, pour guérir notre orgueil.

Paru en avril 2022 chez Fabrique Records / 4 plages / 28 minutes environ

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Publié le 20 Mai 2022

Gintas K - Lèti

   L'artiste sonore et compositeur lithuanien Gintas K sort, seize ans après son premier disque chez Crónica, l'excellent label portugais consacré aux musiques électroniques et expérimentales, Lèti, « Lent » en lithuanien. Onze titres de musique électronique à la fine granulation : regardez bien la pochette !

   Clochettes, touches de synthétiseur : un clapotis, un tintinnabulement enchanteur, c'est "Bells", surprenante vignette pastorale qui s'enfonce dans la touffeur des herbes électroniques. Vous y êtes ! Et ce n'est pas une "Hallucination" (second titre) désagréable. La musique gonfle, fait des bulles, danse imperceptiblement. De la musique pour des toiles d'Yves Tanguy. De petites toiles arachnéennes. Ce qui n'empêche pas l'envol de "Various", synthétiseurs grondants et dramatiques, toute une cavalerie grandiose jamais pesante en effet, du Tim Hecker micro-dentelé, avec une belle stase onirique à la respiration sous-marine. Superbe travail !

   Avec "Variation", la musique devient borborygmes, boursouflures minuscules du matériau sonore : surgit un monde étrange près de s'engloutir. "Atmosphere" est au contraire saturé, débordant d'événements sonores qui  se ralentissent, s'étalent autour de virgules ironiques sur fond de drones poussiéreux. Pas le meilleur titre, selon moi, ventre mou de l'album. Je préfère "Savage", granuleux en diable, crapaud sonore pataugeant dans une bouillasse électronique vaguement monstrueuse, dont émerge une poussée formidable, pustuleuse de bruissements métalliques serrés, qui retourne à la vase lourde. "Guitar" ? Souvenir énigmatique d'un instrument fantôme, réduit à des griffures courtes, espacées, accompagnées de gribouillis balbutiés !

   L'un des meilleurs titres de l'album, le miraculeux "Nice Pomp", est d'une délicatesse confondante, ce qui n'exclut pas une belle force. Le foisonnement électronique est travaillé en couches à multiples facettes qui s'estompent avant un finale hoquetant. "Query", à l'énigmatique beauté transparente, se charge peu à peu de poussées cascadantes d'orgue avant de retourner à un calme bucolique parsemée de fleurettes sonnantes : Gintas K est le maître de ces petites pièces précieuses ! L'avant-dernier titre, "Ambient", s'inscrit parfaitement dans cette esthétique raffinée. Il associe jeux d'eau et nappes synthétiques légères, créant une sorte de jardin japonais sonore, apaisant et nimbé de mystère grâce à son chemin de drones amortis.

   Le "Bonus Sound" conclut ce parcours par un hymne ambiant somptueux, feuilleté de frémissements, à la magnifique granulation électronique.

   Indéniablement un grand disque, subtilement ciselé !

Paru fin avril 2022 chez Crónica / 11 plages / 47 minutes environ

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Publié le 18 Mai 2022

Maria Moles - For Leolanda

   J'avais sélectionné ce disque, puis il a été relégué dans la file d'attente, sans doute à cause du premier titre, d'une ambiante électronique assez convenue m'a-t-il semblé alors. Un peu par hasard, en faisant de la photographie, j'ai réécouté les quatre titres de l'album. Enthousiasmé par les titre suivants, me voilà parti pour un petit article !

   Maria Moles est une percussionniste et compositrice australienne. Dédié à sa mère Leolanda, le disque part de ses racines familiales aux Philippines pour combiner le rythme et le timbre des diverses musiques de ce pays avec des percussions, un synthétiseur et des bols chantants, des cymbales à archet et des cloches, associant donc éléments électroniques et acoustiques. Elle s'inspire  de la musique Kulintang de ces îles.

Maria Moles par Nick McKinlay

Maria Moles par Nick McKinlay

   Le premier titre, "River Bend", est à dominante de synthétiseur, très ambiant, les touches acoustiques modestes, enfouies dans la masse électronique ondulante. Bon morceau, certes, mais à mon oreille assez conventionnel. Le disque devient passionnant avec le second titre, "In Pan-as", hommage indirect à sa mère, qui lui avait demandé de disperser ses cendres après sa mort sur la ferme Pan-as où elle jouait régulièrement. Elle a tenté d'écrire un rituel en partant de l'écoute de l'album Muranao Kakolintang - Philippine Gong Music, construisant la partie batterie qui ouvre le titre à partir d'un rythme entendu sur cet album. Le synthétiseur vient greffer sur le rythme hypnotique un vent de fond mystérieux qui envahit le premier plan lorsque la batterie cesse son battement. Les drones vibrants sont parcourus de touches percussives, de cloches, et dès ce moment, on sait qu'on se trouve dans un grand disque inspiré. Les bols chantants instaurent un dialogue avec les autres percussions, créant un carillonnement lent, espacé, de toute beauté. Quel magnifique rituel pour rendre hommage à un mort cher ! Des traînées électroniques, des frottements de cymbales accentuent le côté spirituel, immatériel, de la composition, dentelle diaphane sur le silence.

   Inspiré par la tribu du même nom, "Mansaka" est tout aussi fascinant. Cercles de synthétiseur auxquels répondent en écho comme des chants synthétiques : envoûtement garanti ! Peu à peu, des éléments acoustiques s'enchâssent finement dans ces tournoiements chatoyants, cliquetis léger tel un bracelet en mouvement, puis les percussions se déchaînent pour une transe de résonances. Un deuxième chef d'œuvre ! Le dernier titre, "Distant Hills", est le plus ouvertement exotique, avec ses percussions évoquant un orchestre gamelan (l'Indonésie n'est pas loin). Là encore, Maria Moles marie les harmoniques des percussions et celles du synthétiseur, qui joue le rôle d'un cocon résonnant.

   N'hésitez pas à franchir le premier titre, tout à fait écoutable d'ailleurs, pour découvrir ce beau disque très original ! Une musique électro-acoustique délicate et prenante, forte.

Paru fin janvier 2022 chez Room40 / 4 plages / 37 minutes environ

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Publié le 17 Mai 2022

JL Prades - Reversed

   Pour l'amour de la guitare pure...

   À deux reprises, en 2008 pour la sortie du double cd d'Imagho Inside looking Out, et en 2013 pour celle de Méandres, j'avais rendu compte de la carrière du guitariste lyonnais Jean-Louis Prades, sous le nom d'Imagho lorsqu'il faisait appel à quelques collaborateurs. Aujourd'hui, en parallèle au projet évolutif Imagho, il sort son premier disque sous son nom, sous le titre Reversed. Pourquoi ce titre ?  Parce que ce disque, nous dit-il, résulte du choix qu'il a fait de désapprendre son instrument depuis bientôt dix ans. Guitariste gaucher, il a décidé de repartir à zéro et ceci sans aucun repère, en n'utilisant que des guitares de droitier tenues à l'envers, privilégiant ainsi la recherche, le tâtonnement, la réflexion. C'est un disque de guitare solo, sans effets, sans arrangements, qui privilégie le son et l'émotion. Tous les titres sont enregistrés en une prise. JL Prades utilise trois guitares, une acoustique GUILD D25M en acajou de la fin des années soixante-dix et deux électriques, une FENDER de 2011 et une autre guitare en acajou, italienne, une Galanti Grand Prix de 1967. Quatre titres à l'acoustique, dix à l'une des deux électriques, la Galanti seulement sur deux. Vidéos en plan fixe, enregistrées en direct.

JL Prades - Reversed

   Dès "Vénus (solitaire, brillante)" on entre dans une cérémonie intime. Comme Vénus, la guitare se mire en ses résonances, tranquille et sûre de sa beauté, simple sans appareil. Ici, rien ne presse, ce qui compte, c'est la beauté du son : "Travis" se développe moelleusement sur un matelas de silences, les notes sont des virgules tremblées. Le crissement des cordes, parfois, comme le glissé d'un trapéziste sur un fil...

   "Alpenglow", acoustique, est une pastorale lumineuse, délicate, "Brian" une ode mélancolique aux résonances électriques vacillantes, profondes. Acoustique encore, l'hommage à un autre guitariste amoureux du son, Charlie Rauh. On trouvera plus loin l'hommage pudique au guitariste Adrian Belew (King Crimson notamment, auquel JL Prades a déjà fait référence par le passé) sur la Galanti électrique ,"Songs for Adrian Belew". Le jeu rentré de la Fender nous vaut un "Violet" sourd et frémissant, en cascades froissées, vraiment superbe ! "Silhouette", le titre le plus jazz si l'on veut, fait miroiter ses lignes, tandis que "Barre" se laisse aller à des moments introspectifs, des ralentis, pour le plaisir d'entendre le son s'échapper comme une fumée paisible. Avec "la Fille du Croque-Mort", le guitariste est à la croisée du folk et du jazz, autour d'une petite mélodie servant de refrain à ce morceau plus rapide, qui court vers sa fin... La guitare devient draperies pour l'étonnant "In Circles", qui tourne dans nos oreilles, s'éloigne et revient mystérieusement comme pour nous hanter. Par contraste, "Dolomites" est là, bien en avant, qui cogne, la montée est raide, on s'accroche, et on monte à son rythme en posant bien les pieds. peut-être pour atteindre le "New World", le plus long titre avec presque six minutes. Là, chaque note se déploie, parfois comme une fusée de feu d'artifice, dans le ciel de silence. C'est une extase sereine, des gerbes de graves magnifiques, avec des étincelles abruptes. Le sommet de l'album ! Terminons par "Une valse" galante...à la Galanti électrique !

   Un disque limpide, qui coule de source, pour le bonheur d'écouter les cordes chanter sans un lourd appareillage technique ou informatique... L'habillage noir et blanc de la pochette et du livret convient parfaitement à cette musique nimbée d'une grande paix lumineuse.

  

Paru fin février 2022 chez Images Nocturnes / 14 plages / 43 minutes environ

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Publié le 13 Mai 2022

The Leaf Library + Teruyuki Kurihara - Melody tomb

   Premier fruit de l'association entre le groupe du nord de Londres The Leaf Library, connu pour ses musiques expérimentales oniriques avec couches de guitare, électronique et drones, et le compositeur et producteur japonais Teruyuki Kurihara, artiste de la scène électronique qui a joué un peu partout, collaboré avec plusieurs groupes avant de créer son propre groupe Cherry en 2007, Melody Tomb présente huit titres d'une musique électronique sombre entre techno et drone, aux lignes minimales.

   Le premier titre, "Distal", suit une trajectoire implacable sur un battement rapide de percussion sourde et de coulures métalliques, puis semble exploser en déchirements bruitistes. Début splendide ! "Kite Beach", plus ambiant, est tout en coupures, synthétiseurs glissants et chaleureux, de quoi attendre "Constant Waves", frémissements et orgue en mur grandiose. Très vite, ce troisième titre dérape dans l'étrange, comme si nous étions à l'intérieur d'une machine organique, et c'est dans ces moments que l'album est le meilleur. Si onirisme il y a, c'est celui d'un ailleurs plutôt hanté, mystérieux ! L'atmosphère s'épaissit avec "Various Futures" variations statiques de drones parcourus de coulures soudains perturbées par un pilonnage massif, des cliquetis et des bruits métalliques. Sans doute l'un des morceaux qui justifie le mieux le titre de l'album, Melody Tomb, avec les gargouillis d'une putréfaction machinique ! Tout à fait excellent !

   "Paper Area" est encore meilleur, déchiré, industriel, envahi de résonances étranges, métronimiques. Le disque vire techno, une techno noire, du Autechre allumé, zébré d'éclats bondissants. "Artefact" confirme le virage, et c'est une nouvelle grande claque, déhanchement minimal et répétitif de frappes enveloppées d'un halo sourd, grouillant. On est presque surpris de la douceur de "Boundary", synthétiseurs mélodieux et colorés. Mais les drones sont là, et ils minent la ligne de lumière, la techno revient, le son s'enfle, les frappes se font plus sèches, on est au bord d'un affreux trou noir...L'ironie glacée de "Vertical Margins" sert de postface à ce disque formidable.

   Il y a là une énergie monstrueuse, bouillonnante, qui nous propulse dans cet univers post tout.

Une deuxième collaboration serait dans les tuyaux.

 

Paru fin mars 2022 chez Mille Plateaux / 8 plages / 36 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Techno et alentours

Publié le 10 Mai 2022

John Luther Adams - Lines Made by Walking

   De temps en temps, je reviens à l'une des sources vives de ce blog, la maison de disque dirigée par le compositeur Jim Fox, Cold Blue Music, dont le catalogue contient une partie des enregistrements du compositeur américain John Luther Adams. Lines Made By Walking  n'est plus la dernière parution de ce dernier, mais peu importe pour sa musique vraiment inactuelle  !

   John Luther Adams est un marcheur depuis toujours, des montagnes et toundras de l'Alaska aux crêtes du Chili, aux canyons du Montana. Ce cinquième quatuor à cordes est composé de trois champs harmoniques en expansion avec cinq, six ou sept couches indépendantes, une technique qu'il utilise depuis longtemps, superposant une ligne mélodique unique enregistrée à différentes vitesses. Peu à peu, il trace des chemins à travers ces couches et donne à chaque instrument son profil propre, transformant le strict contrepoint imitatif des canons en textures inextricablement variées. C'est le Jack quartet qui interprète les deux œuvres du programme.

   Le quatuor éponyme (2019) retrace en trois mouvements une montée, un chemin sur les crêtes et une descente. La structure en canons superposés rend magnifiquement l'effort renouvelé du marcheur qui, pas après pas, s'élève le long de la montagne dans le premier mouvement, "Up The Mountain". S'appuyant sur les graves profonds des arpèges du violoncelle, les autres cordes montent et atteignent successivement leur pic, créant une circularité prenante. "Along the ridges", plus apaisé, se déploie majestueusement à partir des volutes panoramiques du violoncelle, violons et alto envolés dans une lumière extatique. On reste confondu par la beauté de cette écriture rigoureuse, par ces gerbes méditatives posées sur le toit du monde... Alors commence la descente, "Down the Mountain" : aigus concentrés à la Arvo Pârt, le decrescendo fastueux des cordes qui nous enroulent dans leurs boucles suaves et tendres, avec quelques paliers en apesanteur. Quel hommage à la grandeur des paysages, à la dimension mystique de la marche ! Un quatuor austère et somptueux !

   La deuxième œuvre, "Untouched" , elle aussi en trois mouvements, est son deuxième quatuor à cordes (2016, composé à l'âge de cinquante-huit ans, cinq ans après le premier "The Wind In High Places" - Le vent en hauts lieux), une exploration plus approfondie, confie John Luther Adams, du monde sonore du quatuor qu'il avait imaginé comme une seule harpe éolienne à treize cordes, avec les lignes montantes et descendantes de la musique et les arpèges en rafales provenant entièrement d'harmoniques naturelles et de cordes à vide. L'idée est au fond celle d'une musique surgissant du ciel à travers les cordes jusque dans le corps puis la terre, idée qui lui est venue alors qu'il tenait une petite harpe éolienne sur sa tête, dansant avec le vent et tournant comme une girouette. Une musique transcendantale, indépendante de l'homme, intouchée. Il en résulte une musique fluide, s'élevant légèrement au long de "Rising", le premier mouvement, en lignes glissantes au mouvement assez ample. "Crossing" est plus ramassé, les bouquets harmoniques serrés. Musique chatoyante, modeste, le quatuor semblant parfois constituer curieusement une sorte d'orgue à bouche, du genre sho (Japon) ou sheng (Chine). "Falling" est plus encore du côté des glissandos dans les aigus des violons, la musique semblable à un souffle, peu à peu sertie dans les médiums de l'alto, puis les graves du violoncelle, retour de la musique à la terre.

  Interprétés par le Jack Quartet, les quatuors deviennent comme des buissons harmoniques en hommage à la pureté des lignes de la nature sauvage !

Paru en septembre 2020 chez Cold Blue Music / 6 plages / 55 minutes environ

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Publié le 6 Mai 2022

Yann Novak - Reflections of a Gathering Storm

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak produit des albums numériques assez courts. Comme j'avais manqué l'un des précédents, il sera abordé à la suite de Reflections of a Gathering Storm qui vient de sortir.  Pour ce dernier, Yann Novak précise qu'il souhaitait explorer le sentiment nébuleux d'instabilité et d'insécurité qui semble imprégner actuellement nos vies. Aussi a-t-il cherché à se rendre vulnérable sur cet enregistrement. Il a associé des sons synthétisés à des enregistrements de sa propre voix, essayant de chanter. Les morceaux tentent de faire écho à cette délicate précarité, comme si nous étions au bord de l'effondrement. Les titres des trois titres renvoient à cette expérience particulière : un tremblement de lumière / la partie d'elle qui pouvait ressentir avait disparu / le frisson de la destruction imminente.

   C'est une musique électronique ambiante mouvante, grondante, comme une nébuleuse (en effet) en voyage, avec des attaques particulaires vibrantes, chargées de drones. Le monde vacille sur sa base, la lumière tremble (titre 1). Un chant, à peine un chant dans le lointain des nuages de drones dans lesquels tournent des spirales noires. Un orgue ne parvient plus à diffuser ses nappes, déchirées et froissées, hachées, il n'en reste que des bribes menacées, cernées (titre 2). Quel frisson monte ? Quelque chose d'énorme est sur le point d'éclore, de tout recouvrir. Angoisse somptueuse... et soudain une poussée formidable de lumière trouble, la venue du cataclysme, sur les bords du ravage, comme un bateau au sommet de l'entonnoir du maëlstrom. On ne peut que se laisser glisser, happer par l'envoûtante douceur mortelle.

   Beauté noire de ces joyaux ambiants !

Paru en avril  2022 chez Playneutral / 3 plages / 22 minutes environ

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Couverture de "Lifeblood of Light and Rapture"

Couverture de "Lifeblood of Light and Rapture"

   De Lifeblood of Light and Rapture Yann Novak dit qu'il voulait explorer le paradoxe sans doute central de notre époque : la plupart des choses que nous essayons pour rendre le monde vivable contribuent à sa destruction. Qu'il espérait que sa musique, elle, apporterait de la lumière sans causer de dommages...

   Un quatre titres vraiment magnifique. Quatre toiles ambiantes de drones, d'orgue et de synthétiseurs. Tournoiements, pétales colorés de fleurs mouvantes, orageuses. Yann Novak écrit une musique grandiose se déployant dans des titres assez longs, entre sept et dix minutes, que le titre trois, "The Ecstasy of Annihilation", résumerait assez bien. Elle exprime l'admiration, la fascination suscitée par la perspective de la disparition, de l'effacement : rien n'est plus beau que cette proximité terrible, que ce ravissement dans la lumière terminale. Quand nous serons partis, le silence restera suspendu dans l'air ("Silence Will Hang in the Air (When We Are Gone)") : longue respiration, velours des textures floues, lente montée de la lumière dans un halo de drones suaves...

Yann Novak : maître des musiques d'entre-deux mondes !

Paru en juin  2021 chez Room40 / 4 plages / 34 minutes environ

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