Publié le 31 Mai 2022
« dans des landes adoucies par l'attention »
Oser les études pour piano de Philip Glass, c'est un peu comme tenter de gravir le K2 plutôt que l'Éverest, devenu un quasi boulevard. On marche sur les traces du maître, on l'a entendu jouer, en personne, et l'on ose quand même. Le pianiste François Mardirossian a entendu Philip Glass interpréter son cycle récemment terminé lors des Nuits de Fourvière en juillet 2007 : un moment inoubliable, pour lui. Qu'il tente de partager avec nous qui n'y étions pas par ce double album. D'autres ont tenté ce parcours, notamment Nicolas Horvath pour son Glassworld 2, deuxième temps d'une intégrale ambitieuse. Disons tout de suite que je ne pourrai éviter une comparaison... difficile et délicate, voire discutable, mais en me limitant à ces deux versions, pour une raison très simple : je ne connais pas les autres. J'écoute tellement de musiques que vous me pardonnerez de ne pas pouvoir être exhaustif. Mon but ne sera pas d'élire une bonne et une mauvaise version, seulement de tenter de cerner les caractéristiques de la nouvelle version de François Mardirossian en m'appuyant sur mon écoute - et l'article déjà ancien consacré à Glassworlds 2. J'ai eu par ailleurs la chance d'écouter Philip Glass lui-même lors d'un autre concert sur le sol français, concert qui m'a durablement marqué. Seulement, écrit-on avec des souvenirs, même vivaces ?
Ce qui m'intéresse, c'est la cohérence du projet, le respect d'une atmosphère. Il me semble que François Mardirossian a compris l'univers de Philip Glass. Je sais que le compositeur a écrit ne vouloir imposer à personne la façon de les jouer. Une heure vingt-quatre minutes chez Horvath, deux heures quinze chez Mardirossian. Qui a raison ? Les études sous les doigts de François sont sensibles, rêveuses, comme la magnifique étude 5, qui prend le temps de nous charmer. Au fond, ce pianiste américain formé notamment par la grande Nadia Boulanger est un romantique qui plie le minimalisme aux bouillonnements d'une émotion candide. Écoutons l'étude 6, cette fougue jaillissante, l'écume splendide d'une fontaine cascadante digne des cent fontaines de la Villa d'Este. L'interprétation de François Mardirossian restitue cette grandeur, cette fraîcheur merveilleuse : on est emporté, séduit, projeté dans le ciel de l'immortelle beauté. Puis l'on repose sur les rives de l'étude 7, détente aux ombres frangées d'une mélancolie bouleversante. Le piano court, étincelle, pour nous laisser sur une prairie aux fleurs profondes comme nos souvenirs les plus chers. L'étude 8, si elle ressemble tant à du Glass, s'enveloppe d'une étoffe de langueur, d'arpèges fous qui la rendent attachante. Il y a là une pudeur que je reconnais avoir parfois méconnue et tourné en ridicule. François Mardirossian la traite avec une délicatesse touchante.
Ah ! la courte étude 9, un Glass inconnu - je me souviens l'avoir déjà écrit ! , l'éblouissement d'une écriture bondissante, d'une quasi pulsation hypnotique, et si l'on retrouve quelques fragments et gestes glassiens, ils sont projetés dans un crescendo extatique. Mais je tombe dans le travers d'un compte-rendu des études elles-mêmes, et je m'arrête.
J'aime la fougue grandiose, l'énergie, les contrastes profonds, la noirceur parfois de Nicolas. J'aime la lumière et le calme de l'interprétation de François, sa pudeur. Si ses études sont plus longues que celles de Nicolas, c'est que son tempo plus lent les nimbe d'une atmosphère de rêve, d'une douceur aussi, sans tomber pour autant dans le piège de la mièvrerie. Peut-être fait-il également davantage ressortir le minimalisme répétitif de Glass, par exemple dans l'étude 12, qui pourrait paraître mécanique si elle ne donnait cette impression de prendre le temps de dilater le temps. Quand Nicolas agglutine, bouscule, nous emporte, François détache les notes, aère la partition, lui donne une grâce, une langueur que j'avais senties sous les doigts de Philip Glass. Je pense à cette magnifique étude 15, d'abord d'une majestueuse lenteur, puis plus virtuose, dont François rend la structure orchestrale d'une grande limpidité, se refusant aux flamboiements sombres de l'interprétation de Nicolas. Et puis le dépouillement fragile de la 16 me touche énormément chez François : une paix surnaturelle baigne l'étude.
Tandis que Nicolas Horvath choisit une lecture synthétique et transcendante, brillante et très contrastée, François Mardirossian propose une interprétation analytique intériorisée, pleine d'humilité, d'attention, qui sculpte les mélodies de manière telles que, parfois, elles se détachent telles des fleurs frangées de silence sur le ciel spirituel d'un arrière-plan méditatif. Écoutez la fin de l'étude 17, d'une si belle lenteur hors du temps, de toute presse !
Au fil des études, François Mardirossian trace le portrait sensible d'un homme qui ne cesse d'écouter sourdre sous ses doigts comme une source miraculeuse jaillie dans les landes de l'être et dont il faut détailler les modestes et inépuisables beautés, avec un respect infini.
Ajoutons que le pianiste est servi par son instrument, l'opus 102 du facteur Stephen Paulello, un piano qui compte 102 notes, de fabrication entièrement française. Sonorités limpides, aérées, idéales pour l'approche de François Mardirossian, soucieux de souligner et magnifier l'architecture élaborée de la musique de Glass.
Je ne résiste pas au plaisir de constater que voilà enfin un objet disque conçu en France et présenté en français d'abord (secondairement bilingue, et surtout pas unilingue en anglais), ce qui est devenu hélas si rare. La pochette sobre, élégante, signe une production impeccable.
À paraître début juin 2022 chez Ad Vitam / 2 cds / 20 plages / 2 heures et 15 minutes environ
Titre de l'article extrait de L'Homme approximatif, XVIII, de Tristan Tzara
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur le site de la maison de disque Ad Vitam