steve reich

Publié le 7 Octobre 2022

Steve Reich - Runner / Music for Ensemble and Orchestra

HyperReich

   Deux premières mondiales pour deux œuvres de même forme, en cinq mouvements fondés sur différentes durées de note. Runner est pour un grand ensemble de vents, percussions, pianos et cordes, tandis que Music for Ensemble and Orchestra est un concerto grosso avec vingt solistes et deux vibraphones et deux pianos. Les deux pièces ont été enregistrées en concert par le Los Angeles Philharmonic sous la direction de Suzanna Mälkki.

Deux pièces en forme d'arc. Tendues vers quelle(s) cible(s) ?

  La splendeur harmonique de Runner (Coureur - ne l'oublions pas...) frappe dès le premier mouvement. Une immense plénitude sonore, une profondeur scandée, mais la pièce change à vue, implacablement rythmée par la pulsation. Comme son titre l'indique trop, elle court, sans jamais s'attarder, passant en revue les paysages sonores reichiens. Suit un deuxième mouvement cristallin, nébuleux, un mouvement lent d'abord guilleret, puis au bref approfondissement élégiaque. Nous voici déjà au quatrième mouvement, presque sur le point de s'envoler, mais toujours la pulsation emporte la pièce. Rien n'a le temps de vraiment s'installer. Cette pièce est symptomatique de notre société occidentale qui court, court ... pour courir. Ce cinquième mouvement, pourtant, que de beautés frémissantes, de beaux gestes orchestraux qui font oublier les frustrations précédentes. On a rarement entendu les cordes aussi vibrantes chez Steve, le temps semble se dilater, enfin, et c'est toute la fin, d'une stupéfiante beauté, comme un immense orgasme distendu. Courir pour en arriver là, oui ! 

   Music for Ensemble and orchestra atteint une densité impressionnante dès son premier mouvement grandiose, assez inédit dans l'œuvre de Steve. Du Steve Reich lyrique, qui se lâche, se laisse aller à la fresque énorme dans le deuxième mouvement, caricaturant certaines déformations sonores d'œuvres antérieures. Du Reich grand spectacle symphonique, qui se replie sur un troisième mouvement plus convenu et s'englue dans un quatrième mouvement assez inégal, trop bruyant dans son enthousiasme rutilant. Enfin, le cinquième mouvement semble se poser, comme s'il vaporisait ses éclats antérieurs pour atteindre autre chose, et là c'est splendide, émouvant, mais la pulsation emporte tout dans une gymnastique aussi intense que vide. Les accalmies laissent espérer un rétablissement, puis on nage dans un concentré reichien...avant une longue coda assez belle en ce qu'elle dissout toute l'emphase précédente. On en arrive au point où l'œuvre... devrait enfin commencer. La flèche une fois décochée, on a comme des gamins suivi sa trajectoire dans les hauteurs grandioses, et puis on l'a perdue, on a entendu qu'elle glissait en s'affaiblissant dans une contrée inconnue.

   Il y a longtemps déjà que Steve Reich construit des pièces courtes, concentrées, parfois éblouissantes, décevantes en raison même du dogme de la pulsation présidant à leur course brève. Aussi les pièces sont-elles des surfaces changeantes comme les images de la télévision, sans point pour s'accrocher. Tout défile dans un cortège animé, chatoyant : on reconnaît tout, étonné lorsque de nouvelles couleurs, de nouveaux gestes, esquissent un autre Steve Reich. On voudrait lui dire de développer, de pousser la porte de l'inconnu, et l'on reste sur sa faim, sauf en de rares moments arrachés au continuum irréversible, comme la fin de Runner, d'une exemplaire réussite.

   Runner est à mon sens bien supérieur à Musique pour Ensemble et Orchestre, véritable catalogue parfois proche de la musique de film (la fin insupportable du premier mouvement, tout le début du second, et la lourdeur de la suite..). Les deux cinquièmes mouvements sont les plus réussis, lorsque l'esthétique du plein à tout prix cède la place au rêve, à la vacuité, à une détente étrangère.

   Bien sûr, tout ceci est écrit par un reichien enthousiaste, immergé dans les œuvres du Maître depuis fort longtemps. Et qui a toujours dans les oreilles ces immenses chefs d'œuvre que sont, dans le désordre, Music for 18 Musicians (1976), The Desert Music (1984), Different trains (1988), Piano Phase (1967), Four Organs (1970), Drumming (1971), Six Pianos (1973), Tehillim (1981), Electric Counterpoint (1987), City Life (1995), Proverb (1995), WTC 9/11 (2011)...

Paru fin septembre 2022 chez Nonesuch, l'éditeur de Reich depuis 1985 / 10 plages / 36 minutes

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Publié le 6 Octobre 2022

Mannheimer Schlagwerk - The Numbers are Dancing

   L'Ensemble de percussion de Mannheim (Mannheimer Schlagwerk) a déjà vingt-sept années d'existence. Ce disque, sorti à la fin de 2021 - j'ai failli passer à côté !, est celui de leur vingt-cinquième anniversaire. Pour l'occasion, le directeur de l'Ensemble, Dennis Kuhn, a réuni quatre compositeurs, dont lui-même, avec l'idée de partir du Mallet Quartet de Steve Reich pour explorer de nouveaux territoires musicaux. D'où le sous-titre, "New Works for Mallet Quartet". Dennis Kuhn signe le premier titre, "Leon's House (Epitaph for a friend)"; le pianiste suisse Nik Bärtsch, bien connu chez ECM, le second, "Seven Eleven". Le guitariste américain Stephan Thelen a écrit les trois et quatre, "Russian Dolls" et "Parallel Motion" : il est également mathématicien, ce qui n'est pas étranger à notre affaire ! Enfin, l'allemand Markus Reuter, qui a touché de très nombreux genres, complète le programme avec une pièce en trois parties intitulée "SexGott".

   J'avais repéré l'album, emporté par le torrent des nouveautés et comme trop souvent vite recouvert : tant des musiques, et on a beau en écouter beaucoup, trop, moi le premier... Je suis heureux de lui donner sa place ici, au moment où le grand Steve sort  "Runner". On n'en finirait pas de mesurer l'impact du renouveau qu'il a impulsé vraiment partout.

   C'est un album généreux, à déguster. L'élégiaque premier titre nous prend presque au dépourvu : un tel moelleux dans les frappes des maillets sur les vibraphones et marimbas ! Et puis la source rythmique, bellement jaillissante, qui n'empêche pas une attention à l'autre monde. Il y a là des moments magiques, troublants, dans ce voyage glissant au pays des Morts... qui se réveillent, je vous le jure ! Magnifique début ! La composition de Nik Bärtsch, au tricotage très serré, paraîtra un peu ennuyeuse si elle ne produit pas une légère hypnose en passant d'un cercle à un autre ; ses couleurs éclatent dans le dernier tiers, elles se méritent, avec des accélérations très reichiennes. Une sacrée course...

    Les deux compositions de Stephan Thelen sont le cœur vibrant de ces danses de nombres. Marimba et vibraphone sont renforcés par l'orgue et la clarinette sur l'euphorisant "Russian Dolls" (titre 3). C'est un enchantement qu'apprécieront tous les Reichiens ! Quant à "Parallel Motion" (titre 4), avec deux percussions en renfort de la base marimba / vibraphone, c'est une pièce frémissante emportée par la cavalcade irrésistible des percussions, avec un très beau moment quasi méditatif lové dans le deuxième quart.

    Les dieux du sexe sont convoqués pour la dernière partie du disque. "Sexgott" se décline en "I. Mars", "II. Venus" et "III. Eros", ce qui me paraît corroborer ma lecture de la musique de Steve Reich dans un article que j'avais titré "Le Triomphe d'Éros". Trois pièces miraculeuses de grâce tintinnabulante : un éros apaisé loin des grandes fugues et des ivresses spectaculaires, à contre-courant, tel un ascète concentré sur ses petits tournoiements.

Mes titres préférés : le 1, "Leon's House" et le 3, "Russian Dolls", puis le 4, "Parallel Motion".

   Un grand disque de percussions précises et bien remontées.

Paru en décembre 2021 chez Solaire Records / 7  plages / 60 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 12 Décembre 2020

Snow Palms - Land Waves

Land Waves est le troisième album du duo Snow Palms, d'abord projet solo mené par le multi-instrumentiste et professeur David Sheppard, rejoint par son invité, le compositeur et producteur Matt Gooderson - fondateur de son côté du groupe d'électro-rock Infadels - après des expérimentations communes en studio. L'album associe les synthétiseurs modulaires de Matt aux instruments acoustiques à maillet de David. La voix de Megan, compagne de Matt alors enceinte de leur fils, vient se mêler parfois aux textures des deux compères. L'idée est aussi  de brouiller les frontières : l'électronique bien programmée semblera presque acoustique, tandis que les sons acoustiques pourront s'approcher des rivages électroniques. Les deux musiciens s'inscrivent dans la nébuleuse des minimalistes des années soixante, avec une touche ambiante et exotique due aux instruments traditionnels africains ou de l'Asie du Sud-Est qu'ils affectionnent. Ils revendiquent  parmi leurs influences, celles de Brian Eno, Underworld et plus particulièrement de pièces comme Music in Twelve Parts ou Music With changing Parts  de Philip Glass, et comme Music for Mallet Instruments de Steve Reich.

Le duo SNOW PALMS
Le duo SNOW PALMS (Matt à gauche)

 

   Pas étonnant donc que la  musique de Steve Reich soit le point de départ du premier titre, "Atom Dance". Glockenspiel, clarinettes et synthétiseur tissent des motifs répétés, amplifiés, sur une pulsation reichienne irrésistible, enrichie de percussions moelleuses et de brèves incursions vocales lancinantes. La danse des atomes est un ballet aérien en perpétuelle régénération, qui ne se met en sourdine après cinq minutes, deux minutes de mouvement lent en somme, que pour repartir avec plus de vigueur dans le crescendo illuminant typique du Maître ! Un beau départ ! "Everything Ascending" nous offre une techno spatiale au lyrisme grandiose, avec chœurs interstellaires et explosions gravitationnelles, là encore avec des souvenirs de Steve, cette manière de frémissement lié à la segmentation incessante des textures, leur intrication si serrée, parcours ponctué par une belle retombée cardiaque et des maillets translucides dans la chevauchée finale apaisée. L'atmosphère japonisante de "Evening Rain Gardens", les maillets créant une sorte de marche cadencée dans le jardin d'un temple, est transcendée par des envolées orchestrales de claviers et la voix démultipliée par des traînes expressives.

   Le titre éponyme, le plus long avec ses plus de dix minutes, enroule le tapis bruissant des percussions cristallines aux vibrations électroniques striées : voyage chatoyant, toujours plus intense, augmenté de multiples incursions électroacoustiques, hanté par la/les voix de Megan, dont la mélopée est soutenue par d'amples vagues sonores, chaleureuses, profondes, boisées par les clarinettes basses. Le dernier quart est tumultueux, puissamment rythmé, syncopé, d'une incroyable beauté. Quel vibrant hommage à Steve Reich ! Les résonances envahissent "Thought Shadow" : nous sommes dans les montagnes, vers des monastères perdus dans les nuages, sons réverbérés, on pense à des appels de trompes lorsque les clarinettes veloutent l'ensemble de ce flux changeant. Le titre suivant, "Kojo Yakai", évoquerait la mode japonaise des visites nocturnes d'usines et de raffineries illuminées : musique gracile des glockenspiels, marimbas, que viennent surplomber des percussions plus sourdes pour créer un continuum coloré, feu d'artifices traversé de voix éthérées. Énergiquement extatique ! Le périple se termine avec "White Cranes Return", ritournelle envoûtante autour de la voix fredonnante de Megan, bientôt rejointe par des boucles de chœur qui s'ouvrent comme des fleurs éruptives. Une manière peut-être de revenir en catimini aux racines folkloriques britanniques, car j'entendais dans la voix de Megan des accents des chanteuses du groupe The Unthanks, particulièrement dans "Because He Was a Bonnie Lad" sur l'album Here's A Tender Coming (2009).

Paru le 11 décembre 2020 chez Village Green Recordings / 7 plages (+ 1 bonus) / 42 minutes environ

Gorgeous !  C'est le mot qui me vient en anglais... Un disque superbe gorgé de bonheurs rythmiques et d'énergies enivrantes. Incontournable pour tous les fervents de Steve Reich, dont je suis !!!

Pour aller plus loin :

David Sheppard est aussi l'auteur d'une biographie encensée : On Some Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno, parue en 2008.

David Sheppard - On A Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno
David Sheppard - On A Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 27 Janvier 2015

Steve Reich - radio rewrite

Hommage à Radiohead

   Le dernier disque de Steve Reich est placé sous le signe de son admiration pour le groupe Radiohead. Enthousiasmé par l'interprétation que donna Jonny Greenwood de son Electric counterpoint, enregistré à l'origine par Pat Metheny sur le même label Nonesuch, il est logique qu'on retrouve enfin cette version majeure sur un disque dont le titre réfère directement au célèbre groupe, on le verra.

 Cette nouvelle version d'Electric counterpoint, pour guitares multiples - jusqu'à dix, plus deux basses électriques - est moins alanguie, nonchalante, que celle de Pat. Nerveuse, incisive, elle met en valeur des sonorités un peu épaisses, nettement plus rock. Ce n'est donc pas un doublon, mais une autre version, qui confirme l'intérêt de Steve pour les instruments de la scène pop-rock, sensible depuis au moins 2x5 (2008), écrit pour Bang On A Can All Stars avec deux guitares électriques, une basse électrique, percussions et piano. Rappelons que le soliste joue "contre" une bande préenregistrée des autres guitares également jouées par lui. Le premier mouvement se rapproche des grands opus des années ECM New Series, particulièrement du grandiose Music for 18 musicians, avec un pulse plus marqué que sur le premier enregistrement d'Electric counterpoint. Le second mouvement, "Slow", est étincelant et trouble à la fois. Le dernier est le plus virtuose, plus loin encore de la version Metheny, rajeur et comme pris dans une belle spirale d'ivresse. Grand moment !!

   Le disque propose ensuite une version arrangée en 2011de Six pianos, une pièce encore plus ancienne de Steve puisqu'elle date de 1973. Titrée Piano counterpoint, elle s'inscrit dans la même série qu'Electric counterpoint. Voici ce que Steve dit à son sujet : « C'est un arrangement de Six pianos dans lequel quatre des six parties de piano sont préeneregistées et les deux dernières sont combinées dans une partie jouée en direct plus virtuose. pour ces deux parties destinées à être jouées par un seul pianiste, il a été nécessaire de remonter d'un octave certains motifs mélodiques, ce qui donne à la pièce un éclat et une intensité accrus. L'amplification du joueur en direct, ajoutée à la partie préenregistrée, lui confère une plus grande électricité. Combinée au côté pratique de la nécessité d'un seul pianiste, cet arrangement peut être considéré comme une amélioration par rapport à l'original. » Je n'ai pas réécouté Six Pianos, mais cette version, sous les doigts du pianiste canadien Vicky Chow, membre du Bang On A Can All Stars, est diaboliquement tonique. L'intrication des motifs est magnifique. La musique virevolte, rebondit, quasi funambulesque. Une musique qui donne envie de vivre TOUJOURS, inépuisable d'être sans cesse revivifiée par l'intrusion de nouveaux motifs, qui donne raison à Steve réécrivant ses pièces, les révisant pour en tirer encore mieux. 

      Après ces deux classiques reichiens transfigurés, voici la nouvelle pièce éponyme, inspirée de deux titres de Radiohead, que Steve présente ainsi : « Au fil du temps les compositeurs ont utilisé des musiques pré-existantes (populaires ou classiques) comme matériaux pour leurs propres pièces. Radio rewrite, ainsi que Proverb (inspirée de Pérotin) et Finishing the Hat -two pianos (inspirée de Sondheim), représente ma modeste contribution à cette lignée. (...) Maintenant, en ce début de vingt-et-unième siècle, nous vivons dans l'âge des remixes où les musiciens prennent des échantillons d'autres musiques et les remixent pour les faire leurs. Étant un musicien qui travaille à partir de notation musicale, j'ai choisi comme référence deux chansons du groupe rock Radiohead pour un ensemble jouant des instruments non-rocks : "Everything in Its Right Place" et "Jigsaw Falling into Place". » Il précise aussi : « Ce n'était pas mon intention de faire comme des "variations" sur ces titres, mais plutôt de partir de leurs harmonies et quelquefois de fragments mélodiques et de les retravailler pour les incorporer dans ma propre pièce. Quant à vraiment entendre les chansons originales, la vérité est que parfois vous les entendez, et parfois non. » Interprétée par l'ensemble Alarm will sound sous la direction d'Alan Pierson, un ensemble qui joue Reich très souvent, la pièce, écrite en 2012, sonne évidemment très familièrement aux oreilles des reichiens dont je suis. Certains ne manqueront pas de dire « Bon, Steve fait du Reich, comme d'hab' ! » À quoi il ne m'est pas difficile de rétorquer que la plupart des grands artistes ne font guère qu'approfondir leur propre voie : Bach, Mahler, Balzac, Hugo, Fellini...C'est ce qu'on appelle le style, s'ils l'ont oublié...Aussi ne reviendrai-je pas sur les aspects ouvertement reichiens de cette œuvre en cinq parties. Ce qui est assez inédit, c'est l'apparition de courts fragments presque mélancoliques, pas seulement lents, vite contrebalancés par la puissance dynamique de la composition. La palette de timbre, déjà large mais reichienne avec les deux vibraphones, pianos et violons, le violoncelle et la basse électrique, s'élargit aussi : la flûte introduit une gracilité étonnante à certains moments. La dernière partie danse avec une joie superbe, chante presque ouvertement avant le retour des impressionnantes ponctuations pianistiques finales. Au passage, on aura reconnu des souvenirs de bien d'autres compositions reichiennes, pour notre plus grand plaisir. 

  Un disque pour les inconditionnels...et pour les autres. Steve Reich reste le meilleur antidote à toutes les morosités !!

Paru en 2014 chez Nonesuch / 9 titres / 46 minutes  

Pour aller plus loin :

- une bonne revue en anglais, sur Pitchfork

- des extraits de radio rewrite mis en ligne et interprétés par Alarm Will Sound :

 

- Ambiance électrique avec une interprétation publique d'Electric counterpoint par Jonny Greenwood :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 6 août 2021)

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Publié le 24 Octobre 2011

La couverture retenue

La couverture retenue

   Je ne m'étendrai pas sur la polémique qui a conduit Nonesuch et le compositeur à renoncer à la couverture avec la photographie de Masatomo Kuriya. Je constate qu'on a hélas plus parlé d'elle que de la musique de Steve. 

   Je sais que, mis à part les détracteurs qui lui reprochent de créer une œuvre à partir d'un événement terrifiant, certains trouvent ce disque incohérent, voire anecdotique. Je voudrais ici répondre aux uns et aux autres.

   Concernant le reproche d'incohérence, d'abord. Les trois compositions de l'album, si différentes d'allure, s'inscrivent dans la cohérence  globale du parcours de Steve. WTC 9/11 appartient à une veine que je qualifierai d'impure - sans connotation péjorative - : confrontation d'un quatuor à cordes et d'une bande pré-enregistrée, dans la lignée de Different Trains en 1988, avec déjà le Kronos Quartet, ou encore de City Life (1995), même si les sons préenregistrés sont joués en principe en direct sur deux claviers à échantillons. La pureté acoustique se confronte au trouble des sonorités électroniques, des voix retraitées. Le Mallet Quartet représente la ligne pure, plus ancienne, pures percussions dans la lignée de Drumming (1970-1971) ou de Music for Mallet Instruments (1973). Quant à Dance patterns, je la rattacherai à un filon hybride, dont le caractère dansant  a été perçu par nombre de chorégraphes, et ce filon ne comprend pas que des pièces de commande de ces derniers, puisque j'y ferais figurer Music for 18 instruments  de 1978, une de mes préférées, magnifiquement chorégraphiée notamment par une troupe belge dont j'ai oublié le nom. Des percussions, plus deux pianos dans le cas présent, et parfois un véritable orchestre de chambre qui chante la vie. Aussi la réunion des trois ne me paraît-elle pas hétéroclite, dans la mesure où elle fait se côtoyer trois lignes compositionnelles de la galaxie reichienne, et pas non plus le fruit du hasard.

La couverture écartée

La couverture écartée

     Steve précise avoir voulu que WTC 9/11 soit brève, ramassée : pièce "documentaire", dramatique, poignante sans commisération appuyée, remémoration et non monument aux morts, car ouverte sur le monde à venir, "World To Come", comme le lui suggérait la composition éponyme de son ami David Lang. L'ouverture, c'est le Mallet Quartet, dans sa pureté, sa transparence, son évidence lumineuse, et ce sont les Dance Patterns, n'en déplaise à ceux qui rêvent de transformer le 11 septembre en apocalypse noire, en événement interdit de représentation sous prétexte qu'il serait au-delà de toute possibilité de le dire, d'en rendre compte. Quelle naïveté de leur part, et quel orgueil ! L'artiste ne représente jamais le réel : il en propose une vision subjective pour donner à penser. De plus, la tragédie du 11 septembre, aussi épouvantable soit-elle, n'est hélas ni unique ni pire que bien d'autres : c'est pourquoi s'offusquer qu'un artiste s'en empare est à mon sens rien moins que ridicule. Reproche-t-on à Delacroix sa vision des Massacres de Chios ? à Francis Ford Coppola son Apocalypse now ? Le paradoxe du véritable artiste, c'est qu'il parvient à tirer de la beauté de l'horreur, et il n'y a pas à s'en scandaliser si l'on y réfléchit - à moins d'une volonté évidente d'exploitation commerciale dont on ne saurait soupçonner Steve - , car le tabou, le refoulement, produisent de facto une véritable putréfaction de leur contenu qui, faute d'être appréhendé, alimente toutes les phobies liées au sacré, à l'inhumain. La musique de WTC 9/11 ne fait rien d'autre que de s'approprier l'événement pour lui restituer sa dimension humaine : il va falloir que tous les Américains acceptent l'évidence et cessent d'être honteux de ce qui leur est arrivé. Les États-Unis ne sont pas intouchables, le rêve américain s'est écroulé avec les deux tours, c'est arrivé à bien d'autres dont on ne parle même pas.

   J'ai fait écouter à une jeune fille la composition de Reich, sans donner aucune information à son sujet. Elle était très impressionnée, mal à l'aise : "C'est une musique de meurtre, d'épouvante", m'a-t-elle dit. Steve ne triche pas, ne maquille pas : il donne à entendre avec une incroyable justesse, une puissance dramatique rarement atteinte. Il faut écouter WTC 9/11 à pleine puissance, comme du rock. L'impact est extraordinaire : le Kronos étincelant, en archange-keroubim flamboyant, démultiplié, comme des sirènes striées, bloquées, cerné de ces voix voilées, fantomatiques, de ces creux peuplés de nuages de particules, dans un climat de compte-à rebours. Une réalité irréelle à force d'intensité chaotique, cauchemardesque, un dies irae d'après la mort de dieu : une punition, un châtiment, d'une certaine manière la fin d'un monde, mais non pas la fin du monde ! Les deux mouvements suivants prennent en charge l'humain, avec ces témoignages de voisins, de pompiers. La musique des voix est bouleversante : la monstruosité ne parvient pas à bout de la beauté de l'homme, voilà ce que nous dit Steve. Dans cette procession de voix distordues, harmonisées, coulées dans la musique du quatuor à cordes se donne à entendre la dignité, l'éminente dignité de l'homme face au pire. Le symbole orgueilleux est tombé, restent les hommes et les femmes qui témoignent, et c'est beau, je ne trouve pas cela choquant, car l'homme est musique lorsqu'il se contente de son humble dimension, qu'il exprime ses émotions vraies. À cet égard le dernier mouvement est le plus abouti : distorsion des voix filées, insertion de fragments psalmodiés de la Shmira, cette pratique juive qui consiste à s'asseoir près du mort et à réciter des psaumes ou des passages de la Bible jusqu'à l'enterrement : majesté de la douleur, et juste après la tête se relève, il y a un monde qui attend, le quatuor tranche en gestes clairs, à peine nuancés par le violoncelle élégiaque, « and there's the world right here ». On entend à nouveau les sirènes du début, mais le coup d'archet final y met un terme péremptoire : le temps des lamentations est fini, place à l'espérance, à la vie qui continue.

   Le Mallet Quartet rompt avec tout pathos. On y retrouve le pulse dionysiaque, la joie de la frappe sur les deux marimbas et les deux vibraphones, et même de véritables mélodies. Comme d'habitude, l'ensemble So Percussion y est extraordinaire, lumineux, précis. Le dvd qui accompagne l'album les montre dans leur studio garage, hyper concentrés et détendus à la fois. D'une durée très voisine de WTC 9/11, c'en est le contrepoint idéal. Après le concret éprouvant, l'épaisseur d'un réel inquiétant, voici l'abstrait translucide, la ferveur attentive à capter les harmoniques, la joie qui surgira plus belle encore après le second mouvement lent, intériorisé. De quoi dissiper les fumées noires, ne faut-il pas vivre quand même après ? La danse de la vie, syncopée, tout en déhanchements, on l'entend dans les Dance Patterns qui terminent cet album. Deux vibraphones et deux xylophones, plus deux pianos pour une pièce à la limite du facétieux, avec un moment miraculeux de retenue et de grâce très rare chez Steve - j'ai pensé à Peter Garland - avec cette formidable intrication rythmique, ce tricotage rigoureux qui font tout le charme de ce musicien au meilleur de sa forme.

   Un disque remarquable, l'un des grands chefs d'œuvre de Steve Reich, dont j'admire et salue l'intégrité rigoureuse, l'humanité simple. À écouter dans les meilleures conditions pour entendre le remarquable travail sur le son, d'une précision magnifique.

    On n'échappe pas à la polémique. La pochette écartée était évidemment meilleure...

Paru en 2011 chez Nonesuch / 7 titres / 37 minutes.

Pour aller plus loin

- le deuxième mouvement de "WTC 9/11" , puis la première partie du "Mallet Quartet" :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 avril 2021)

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Publié le 13 Novembre 2010

Steve Reich - Double Sextet / 2x5

Le Triomphe d'Éros

   Certains attendent de Steve Reich qu'il révolutionne le monde musical à chacune de ses œuvres. Ne nous a-t-il pas donné de mauvaises habitudes ? L'aventure commence dans les années 65-66, avec ses premières pièces pour bande magnétique, It's Gonna Rain et Come Out. Depuis, Steve n'a pas cessé de frapper fort : Drumming (1971), immense composition percussive influencée par ses études au Ghana ; l'étourdissant Six Pianos (1973), pour lequel Max Richter fonde l'ensemble du même nom ; Music for Eighteen Musicians (1976), monolithe de presqu'une heure et sommet de la transe reichienne ; Tehillim (1981), lié à ses études de la cantilation hébraïque, instruments et chant convergeant dans une psalmodie à nulle autre pareille ; Desert Music (1984), splendide rencontre avec la poésie de William Carlos Williams (1883-1963) ; Electric Counterpoint (1987), interprétée par le guitariste Pat Metheny ; Different Trains (1988), interprétée par le Kronos Quartet, dans laquelle pour la première fois des fragments d'entretiens (avec les témoins des voyages ferroviaires dans l'Amérique des années 40 -qui ne sont pas sans évoquer d'autres sinistres trains, européens ceux-là ) sont traités comme des parties instrumentales, un monument de cette fin de vingtième siècle ; City Life (1995), qui échantillonne les bruits de la ville moderne pour les intégrer aux sonorités acoustiques de l'ensemble instrumental ; Three Tales (2003), fulgurante traversée du vingtième siècle synthétisé pourrait-on dire en trois moments technologiques ("Hindenburg" / "Bikini" / "Dolly") ; 2005, c'est le magnifique Cello Counterpoint interprété par Maya Beiser ; 2008, les  Daniel Variations... et j'en oublie, en partie (in)volontairement !

      Les deux compositions réunies sur ce nouveau disque paru chez Nonesuch ont en commun d'utiliser une technique à laquelle Steve recourt régulièrement depuis Electric counterpoint : le ou les musiciens jouent contre une bande qu'ils ont préalablement enregistrée. Effet de miroir qui favorise les jeux de variations, au centre de sa musique de contrepoint. Steve précise toutefois que les œuvres peuvent être interprétées en concert par deux sextets et deux quintettes. Lorsqu'on lui a demandé d'écrire une pièce pour l'ensemble Eighth Blackbird, soit une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, Steve a d'abord refusé, arguant qu'il travaillait plutôt pour des paires ou des multiples d'instruments identiques, plus pratiques pour produire les canons à l'unisson. Par contre 2x5, interprété par Bang On A Can, s'inscrit dans la lignée des interprétations de ce groupe fondé par Julia Wolfe, David Lang et Michael Gordon pour interpréter la nouvelle musique américaine, hybride passionnant d'une écriture contemporaine rigoureuse -très marquée par les minimalistes bien sûr, et d'un esprit rock, énergique et ouvert à toutes les expérimentations. Bang On A Can n'a cessé de rendre hommage à Steve, qui inspire des musiciens très divers un peu partout, en saluant et servant l'énergie qui innerve sa musique. En retour, le compositeur signe une composition faite pour un groupe rock. Un percussionniste, David Cossin, qui joue notamment avec Glenn Kotche (tiens, je n'ai encore rien écrit sur ce musicien, déjà diffusé à plusieurs reprises...), Evan Ziporyn, polyinstrumentiste et compositeur au piano, Robert Black à la basse électrique, Mark Stewart et Bryce Dessner, - ce dernier noyau du groupe The National, aux guitares électriques : j'énumère les musiciens pour montrer que Steve est incontournable. Leur interprétation de 2x5 est radieuse : on entend chaque note avec une incroyable précision. La machine pulsante avance dans la double lumière des guitares, sous la houlette de la basse électrique et du piano, très percussif comme d'habitude, le percussionniste n'ayant pas le rôle moteur.. L'écriture est ramassée, d'une superbe densité, tranchante et légère. Ce qui me frappe toujours plus chez Steve, c'est son économie, rigoureuse, sa sérénité. Sa musique tourne le dos à la mélancolie, car elle est célébration continuée de l'instant propulsé vers l'avenir. Le pulse reichien est au fond la traduction musicale d'un culte de l'énergie d'essence érotique, ou religieuse comme je l'écrivais à propos des Daniel Variations, et il suffit de relire le Cantique des Cantiques pour comprendre que les deux sont loin de s'exclure. Toute composition chez lui vise l'orgasme : Fast / Slow / Fast, démarcation des indications pour les sonates bien sûr, mais aussi mouvement physiologique et schème mystique. Cette musique qui a horreur du vide, qui joue du contrepoint et de l'unisson, chante la Vie pleine, la vie des corps en fusion, la vie des esprits en quête d'Unité. Et ce n'est pas le magnifique Double Sextet qui ouvre le disque qui me fera dire le contraire. Écoutez-le à fort volume, intensément. Il est la foudre et le vent, la caresse et le discernement, le transport et la saisie très douce. Musique de rapt et d'envol, de ravissement et de si pure joie, miracle d'Eros juché sur les épaules d'Apollon. Je ne connais aucune musique plus solaire. Animée d'un irrésistible élan, elle semble répondre à un merveilleux appel, court vers l'Absolu sans réticence pour y jouir, infiniment plus encore qu'en chemin déjà où elle irradiait d'aise et d'émoi.

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Paru en 2010 chez Nonesuch /Deux compositions / Six plages / 43 minutes
 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 mars 2021)

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Publié le 23 Juin 2008

Steve Reich : "Daniel Variations", la pulsation plus que jamais !
   C'est toujours la même chose, diront les détracteurs. C'est indéniable, du Steve Reich pur jus. Et alors ? Faut-il reprocher à Bach d'être toujours Bach, à Proust d'écrire comme Proust, à Fellini de filmer comme Fellini ? Cela s'appelle le style, la signature, qui distingue l'artiste véritable des suiveurs, des faiseurs interchangeables. A plus de soixante-dix ans (il est né en 1936), Steve nous offre deux oeuvres fortes qui, si elle n'apportent rien de vraiment nouveau, puisent à la même source féconde qui traverse son oeuvre, la pulsation. Entrelacement de motifs répétés et variés, chaque composition est emportée par un dynamisme puissant, ce "pulse" qui saisit dès les premières secondes pour ne nous lâcher qu'à la fin. Marqué par les musiques africaines et le gamelan indonésien, Steve écrit ce qu'on peut considérer comme de la musique occidentale de transe. Il faut s'abandonner au flux, au martèlement percussif, pour goûter le vertige suave de cette musique sans cesse renaissante, virtuellement éternelle : le monde s'abolit pour devenir pur mouvement, transport subtil et ferveur. Car le fond reichien est religieux, il y a de la mélopée, de la ratiocination litanique, comme un enroulement de phylactères dans les cerveaux possédés. Les quatre mouvements des Daniel variations qui ouvrent ce nouvel opus sont fondés chacun sur une seule phrase chantée par la "Los Angeles Master Chorale", reprise et triturée, fondue dans l'accompagnement instrumental de cordes, de vibraphones et de pianos. Les phrases 1 et 3 sont extraites du livre biblique de Daniel, tandis que les 2 et 4 sont des propos liés au journaliste juif américain Daniel Pearl, enlevé puis assassiné par des extrémistes islamiques au Pakistan en 2002. Il suffit de répéter "My name is Daniel Pearl" pour que la psalmodie transcende l'horreur, nie la disparition en réintégrant son essence, c'est-à-dire son nom dans la pensée juive, dans le grand cycle vital. La répétition est pauvreté volontaire, et non manque d'inspiration, dépouillement et non sécheresse : elle imite la vie pour mieux l'épouser.  

   Les Variations for vibes, pianos & strings qui complètent le programme sont un bel exemple de l'équilibre parfait auquel Steve parvient avec une souveraine maîtrise : simplicité évidente, "classicisme" minimaliste de la trame syncopée, comme déhanchée par les pianos traités comme des percussions qui aèrent la pâte tournoyante des quatuors à cordes. Ecoutez ça très fort, c'est prodigieux, l'énergie et la grâce, fast/slow/fast, du Bach sur la plage de l'au-delà. On ne dira jamais assez que chaque création de Steve est un nouvel hymne à la vie, un acte de foi fougueux. Je connais peu de musiques qui atteignent à cette sérénité lumineuse par delà toutes les interrogations posées.

Paru en 2008 chez Nonesuch / 7 plages / 52 minutes environ

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores en novembre 2020)

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