Publié le 7 Octobre 2022
HyperReich
Deux premières mondiales pour deux œuvres de même forme, en cinq mouvements fondés sur différentes durées de note. Runner est pour un grand ensemble de vents, percussions, pianos et cordes, tandis que Music for Ensemble and Orchestra est un concerto grosso avec vingt solistes et deux vibraphones et deux pianos. Les deux pièces ont été enregistrées en concert par le Los Angeles Philharmonic sous la direction de Suzanna Mälkki.
Deux pièces en forme d'arc. Tendues vers quelle(s) cible(s) ?
La splendeur harmonique de Runner (Coureur - ne l'oublions pas...) frappe dès le premier mouvement. Une immense plénitude sonore, une profondeur scandée, mais la pièce change à vue, implacablement rythmée par la pulsation. Comme son titre l'indique trop, elle court, sans jamais s'attarder, passant en revue les paysages sonores reichiens. Suit un deuxième mouvement cristallin, nébuleux, un mouvement lent d'abord guilleret, puis au bref approfondissement élégiaque. Nous voici déjà au quatrième mouvement, presque sur le point de s'envoler, mais toujours la pulsation emporte la pièce. Rien n'a le temps de vraiment s'installer. Cette pièce est symptomatique de notre société occidentale qui court, court ... pour courir. Ce cinquième mouvement, pourtant, que de beautés frémissantes, de beaux gestes orchestraux qui font oublier les frustrations précédentes. On a rarement entendu les cordes aussi vibrantes chez Steve, le temps semble se dilater, enfin, et c'est toute la fin, d'une stupéfiante beauté, comme un immense orgasme distendu. Courir pour en arriver là, oui !
Music for Ensemble and orchestra atteint une densité impressionnante dès son premier mouvement grandiose, assez inédit dans l'œuvre de Steve. Du Steve Reich lyrique, qui se lâche, se laisse aller à la fresque énorme dans le deuxième mouvement, caricaturant certaines déformations sonores d'œuvres antérieures. Du Reich grand spectacle symphonique, qui se replie sur un troisième mouvement plus convenu et s'englue dans un quatrième mouvement assez inégal, trop bruyant dans son enthousiasme rutilant. Enfin, le cinquième mouvement semble se poser, comme s'il vaporisait ses éclats antérieurs pour atteindre autre chose, et là c'est splendide, émouvant, mais la pulsation emporte tout dans une gymnastique aussi intense que vide. Les accalmies laissent espérer un rétablissement, puis on nage dans un concentré reichien...avant une longue coda assez belle en ce qu'elle dissout toute l'emphase précédente. On en arrive au point où l'œuvre... devrait enfin commencer. La flèche une fois décochée, on a comme des gamins suivi sa trajectoire dans les hauteurs grandioses, et puis on l'a perdue, on a entendu qu'elle glissait en s'affaiblissant dans une contrée inconnue.
Il y a longtemps déjà que Steve Reich construit des pièces courtes, concentrées, parfois éblouissantes, décevantes en raison même du dogme de la pulsation présidant à leur course brève. Aussi les pièces sont-elles des surfaces changeantes comme les images de la télévision, sans point pour s'accrocher. Tout défile dans un cortège animé, chatoyant : on reconnaît tout, étonné lorsque de nouvelles couleurs, de nouveaux gestes, esquissent un autre Steve Reich. On voudrait lui dire de développer, de pousser la porte de l'inconnu, et l'on reste sur sa faim, sauf en de rares moments arrachés au continuum irréversible, comme la fin de Runner, d'une exemplaire réussite.
Runner est à mon sens bien supérieur à Musique pour Ensemble et Orchestre, véritable catalogue parfois proche de la musique de film (la fin insupportable du premier mouvement, tout le début du second, et la lourdeur de la suite..). Les deux cinquièmes mouvements sont les plus réussis, lorsque l'esthétique du plein à tout prix cède la place au rêve, à la vacuité, à une détente étrangère.
Bien sûr, tout ceci est écrit par un reichien enthousiaste, immergé dans les œuvres du Maître depuis fort longtemps. Et qui a toujours dans les oreilles ces immenses chefs d'œuvre que sont, dans le désordre, Music for 18 Musicians (1976), The Desert Music (1984), Different trains (1988), Piano Phase (1967), Four Organs (1970), Drumming (1971), Six Pianos (1973), Tehillim (1981), Electric Counterpoint (1987), City Life (1995), Proverb (1995), WTC 9/11 (2011)...
Paru fin septembre 2022 chez Nonesuch, l'éditeur de Reich depuis 1985 / 10 plages / 36 minutes