Publié le 20 Février 2020

Clément Édouard - Dix Ailes

   Ce beau projet associe deux voix féminines, celles de Linda Olah et de Isabel Sorling, le percussionniste Julien Samla, un dispositif électronique conçu par le compositeur Clément Édouard, et... un lieu à grande réverbération. Il s'agit en effet « de rendre indistinguable l'origine du son (instrumentale, haut-parlante ou architecturale), à partir d'un travail sur les harmoniques, les vibrations fréquentielles, la résonance physique des lieux, la psycho-acoustique ». Si les voix sont centrales, elles sont immergées ou se fondent jusqu'à disparition, ou du moins indistinction dans les vagues harmoniques et résonantes.

 

    "Antic Spell" (Sortilège facétieux ? Le premier titre du disque ne correspond pas à la première partie vidéo, en tout cas, ni la troisième au titre trois...) plonge les voix dans un bain de sons tenus, de chuintements, de gargouillis, de clapotis, comme si nous étions près d'un chaudron de sorcières. C'est un avertissement : nous voici dans le mondes des légendes, quand bien même les techniques les plus modernes épaulent ces voix qui jettent des sorts ! "Wings & Stones" donne d'abord la priorité aux voix posant de simples mots, puis montant, s'éthérant sur un fond de drones qui vient occuper le premier plan sonore en vagues longues traversées de résonances, puis des voix si lointaines qu'elles paraissent dans un lointain firmament voler au-dessus de la houle harmonique. "Fall Out" déploie le mieux le potentiel envoûtant de ce projet : scandé par une percussion vibrante, le morceau avance hiératiquement, voix en surplomb, s'enfle en vent intermittent de particules, dans une belle ligne épurée, impressionnante de force rentrée, telle la trajectoire d'un mystérieux monolithe allant vers les outre-mondes. Splendide ! Une forêt, des oiseaux, des craquements, reviendrions-nous ici-bas  avec "Shock" ? Mais la forêt est magique, incantée d'appels de claviers, de voix, tapissée de mouvements sourds : on attend quelque chose qui est là, dans l'invisible, dans l'ombre, dans le bruit des villes là-bas et de cloches plus proches. Cette voix si haute est une vigie, elle fixe l'attention sur l'imperceptible, l'émouvante beauté des bruits simples de la nature oubliée. "The Présent" lie intimement voix et électronique en des poussées ponctuées de silences brefs. Le temps s'alentit, n'avance plus qu'en crescendos mesurés, en superpositions étagées, comme sur les ailes du silence. Les voix semblent se creuser, proches des voix de gorge du chant diphonique des vieilles traditions mongoles ou sardes. Surtout elles convergent ou se mêlent avec les sons qui les environnent dans de longues tangentes extatiques.

   Une musique hors du temps, qui nous invite à tendre l'oreille aux beautés sonores d'un monde loin des vacarmes profanes.

-------------

Paraît le 21 février 2020 chez three : four records / 5 plages / 30 minutes environ

Disque un peu court sans doute, mais la qualité est là, et titres inutilement en anglais, comme trop souvent...

Pour aller plus loin :

- le site en français du compositeur Clément Édouard

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Programme de l'émission du lundi 17 février 2020

Maninkari : 1 à 3 (Pistes 1 à 3, 15'), extraits de L'Océan rêve dans sa loisiveté (Troisième session) (three : four records, 2019)

Garage Blonde : Sourd et absent / Ce qu'il faut / La Fièvre (p. 1 à  3, 11'15), extraits de rage nue (La Discrète Music, 2020)

Caleb Burhans : Contritus (p. 2, 14'53), extrait de Past Lives (Cantaloupe Music, 2019)

Julia Wolfe : Mountain / Caracteristics (p. 4 - 5, 15'), extraits de Steel Hammer (Cantaloupe Music, 2014)

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges, #Musiques Électroniques etc...

Publié le 12 Février 2020

Garage Blonde - rage nue

   rage nue est le premier véritable album du duo Garage Blonde, composé par Mathilde Mérigot au chant et à divers instruments (guitare, cithare, clavier, harmonium), et par Nicolas Baillard à la basse, aux guitares, aux boîtes à rythme et par-ci par-là au chant. Leur musique met en valeur les mots de Jean Palomba. Car voilà, ce duo chante en français, on en vient presque à s'en étonner, c'est un comble, non ? En plus, tout est en français sur la pochette, jusqu'au nom du label qui fait entendre notre langue... avec comme unique exception l'anglicisme "music" qui le termine après ce très beau "La Discrète" ! Comme il est bon d'entendre une pop ciselée qui ne recouvre pas les mots, qui les sert avec intelligence, précision ! Les musiciens indiquent dans leur horizon musical PJ Harvey, Mansfield Tya, Sonic Youth ou encore Beth Gibbons : oui, la parenté est pertinente. Le poids des mots, la qualité des ambiances, feutrées ou électriques, tout contribue à nous donner un album de chansons poétiques d'aujourd'hui. Poétiques, le mot est important. Les textes de Jean Palomba, s'ils expriment bien en effet la rage nue du titre, savent la dire sans les pesantes charges (trop souvent) du rap, allusivement, au détour des mots qui jouent ensemble, font l'amour avec un évident plaisir. Quel bonheur de rencontrer cette langue vivante, riche, précise, précieuse ! Sur le site du duo, on a d'ailleurs les paroles complètes de cinq titres, un signe qui ne trompe pas : ils en sont fiers, et ils ont raison ! Voici les paroles du premier titre, "Sourd et absent" :

Garage Blonde - rage nue

   La jolie voix limpide de Mathilde se pose sur un accompagnement sobre, parfois réduit à la guitare ou la basse, sur des rythmes évidents, discrètement rock. La voix de son compère lui répond de temps en temps, variant les timbres. Les refrains ne pèsent pas, parce que les paroles des couplets sont variées jusqu'au bout. Il faut dire aussi le bonheur des mélodies, simples et accrocheuses. Par exemple celle de "Ce qu'il faut", superbe chanson intimiste, chant et guitare, puis accents de cithare qui viennent magnifiquement orner cette ballade ciselée, la guitare étincelante pendant un long moment sans parole. Je pensais à un groupe belge que j'aimais beaucoup, Half Asleep, mais qui, je l'ai toujours déploré, chante en anglais (ils sont francophones !). "La fièvre" vient en troisième position, une fièvre sourde scandée par une basse épaisse, la voix qui s'envole sur des fulgurances saturées de clavier.

Garage Blonde - rage nue

   Le ton se fait plus rock pour "J'me souviens plus", un rock décanté, hanté, illuminé par des phases lyriques soulignées par les claviers, des touches d'harmonium : un régal, la musique titubant avec les mots. Introduction instrumentale ambiante pour "Vénus pain bis", que viennent hacher les riffs rageurs de guitare, des chœurs sans parole, un peu longs et appuyés à mon goût, personne n'est parfait, mais le morceau se transforme pour accueillir dans une gangue mystérieuse les mots à la fois les plus crus et les plus poétiques, si sensuellement dits : on est en apesanteur, c'est intense comme une cérémonie. "Jeu de fatigue" carbure et ronronne, frétillant de boîtes à rythme, chevauchant une basse profonde, émaillé de chœurs légers : ce qui frappe à chaque fois, c'est l'inventivité, la variété de ces chansons si bien composées. Du méchant rock soudain ? Oui, "Tsar", avec la guitare chauffée à blanc, les mots qui claquent comme des fouets à la suite anaphorique du mot titre, le rythme implacable tandis que la guitare cisaille le ciel de ses déchirures. Magnifique, les amis ! Retour au ton intimiste avec le troublant "Sue & Syd" au charme acide, juste adouci par un passage à l'harmonium. « Le jour où il ont coffré le Grateful Dead », ainsi commence a capella le plus rock des titres de l'album, "Étoile Poker", ronflant, sur un texte psychédélique dit au refrain choral exalté : « Étoile Poker, tous contemplés / par les machines d'amour et de grâce ». L'avant-dernier titre, "Ils arrivent (les Hommes Minutes)" associe un texte de science-fiction énigmatique à une rythmique lourde, haletante et aux guitares sourdes et saturées. Nous les quittons avec "Blanche", pièce délicate au symbolisme décadent sertie de guitares entrelacées.

    Un magnifique parcours pour cet album étonnant, qui marie si bien les mots et la musique. Il devrait inciter nombre de chanteurs français à revenir vers notre langue, si honteusement délaissée pour un anglais standardisé et fort mal chanté ou dit.

-------------

Paru le 7 février 2020 chez La Discrète Music / 11 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 4 Février 2020

Anne Chris Bakker - Stof&Geest

    Guitariste et compositeur, le néerlandais Anne Chris Bakker est au fond un musicien poète, créateur d'environnements sonores qui sont autant d'embarquements pour l'ailleurs. Orgue ou claviers, guitare, bruits divers enregistrés çà et là, percussions minimales, piano agonisant enveloppé dans une ouate épaisse et enregistré sur magnétophone à bandes, sont les matériaux de cette musique attentive à dessiner le silence, à traquer l'inaudible, l'imperceptible. Le titre, traduit en français, "Matière et Esprit", s'il ne renvoie pas, comme le précise le compositeur, à un album concept, indique clairement une perspective philosophique : la matière (sonore, et plus largement), conduit vers l'esprit, l'intangible. Cette musique est essentiellement anti-matérialiste, parce que visant à l'évanescence, à la disparition. Elle procède non par lignes, par frappes, mais par vagues, par enveloppements successifs. Si elle peut être puissante, jamais elle n'agresse. Elle caresse, cherche à nous faire frémir d'une joie ineffable.

    "Petrichor", le premier titre, avance sur une vague d'orgue, un mur de drones sinusoïdaux. Les gestes musicaux, accords de guitare, frappes légères sur la caisse de l'instrument, bruits de rue, se détachent comme des ombres sur le tissu tendu. Tout est amorti, nimbé d'une douce irréalité, mais chaque ombre portée atteint un relief étonnant, décuple l'attention. Avec "Wand", le piano surgit doucement de bruits d'eau, de la mer peut-être, avant d'y sombrer à nouveau tandis que se lève un mur de drones travaillé de fissures, d'interstices. Le son monte, les fissures se font plus nombreuses, stries aiguës en essaims d'oiseaux criaillant dans les lointains, griffures traînées sur le mur qui disparaît à son tour. Le piano peine à se faire entendre au début du titre suivant, "Interval" : boucles brisées, amorties, floues, comme sorties d'un vieux disque, recouvertes en partie par des bruits de trains, de foules dans des gares. La musique cède le pas aux bruits, qui occupe tout l'espace sonore. On dirait alors une radio à peine audible de la bande des ondes courtes, les échos d'un monde disparu que le piano sur la fin accompagne mélancoliquement sur fond crescendo d'un drone épais, opaque de moteur très assourdi tournant à grand régime dans les infra graves. Le titre éponyme combine à nouveau un piano au ralenti, dont certaines notes semblent distordues, des fragments de conversations, d'interpellations, et l'irrésistible épiphanie d'une matière sonore grandiose, ouverte sur l'espace immense. La musique emporte l'auditeur, le transporte par sa puissante beauté, sauvage et à peine distinguée de l'informe auquel elle retourne accompagnée par la guitare et une percussion obsédante, sourde. Un drone vrillé sur lui-même, rejoint par un autre, puis par la guitare, ouvrent "Traces", un des plus longs titres. Le tapis de drones sert de bourdon à cette composition qui joue des crissements, d'infimes bruits, la guitare presque diaphane, attentive à se poser dans les plis. On retient son souffle, parce qu'on a l'impression d'être dans une chambre cosmique, avec un archange qui dormirait là, dont la respiration occupe l'espace le plus lointain, produisant des prodiges, des surgissements féériques soulignés par des clochettes, des ponctuations lumineuses de boîte à musique déréglée. Peu à peu, en même temps que les craquements se multiplient dans la pièce, une force sourde monte et se résorbe : l'archange s'en va, accompagné du piano miraculé et de murmures caressants prononcés dirait-on en japonais. Comme c'est beau, exquis... Au pays de "This Rhizome", le piano répète de manière désarticulée une boucle chétive, une horde de nuées traverse le ciel sonore, une marée onirique déferle et se retire doucement. Une des rares mélodies développées de l'album forme la trame du bouleversant "I can not tell", balbutiement mangé de silences, de sourdines.

   Une forme plus longue, presque quinze minutes, permet à "Verdicht me" de réaliser au mieux cette esthétique de l'apparition / disparition : la musique est évocation des ombres, lent dégagement des brouillards, immersion dans les couches intermédiaires. Bruits et sons se mélangent, tout est potentiellement musique, mais pas bruitiste ou concrète pour autant : c'est une musique habitée, hantée. Il s'agit toujours de rejoindre ce qui est recouvert, perdu, de faire lever le silence, d'atteindre la beauté. Sans brusquerie, sans impatience : la durée est consubstantielle à cette démarche. Ce qui advient, comme ici, est indescriptible, stupéfiant. La violence latente du surgissement monstrueux, écoutez bien ces zébrures, cette palpitation énorme, mène à des aubes transfigurées, légères et solennelles, processionnelles, bardées de sons tenus sans doute en partie issus de la guitare à archet, de sons ronflants et rutilants qui absorbent la conscience, plongent l'auditeur dans une profonde extase béatifique. Après une telle expérience auditive, "Make my bed in crystal waters" semble nous rappeler au concret du monde : bruits de pas, piano dégagé de sa ouate, mais le ciel se couvre de drones, se déchire, une nouvelle marche commence, hallucinée. Et c'est encore un départ fulgurant pour des mondes mystérieux, légendaires, la voix féminine revient, des déflagrations scandent le chemin, les étoiles ont chu depuis longtemps. Voici l'avènement d'une splendeur pleine, d'un charme suprême. On ne désire plus rien que d'aller là-bas se fondre à ces levées sublimes, plonger dans les eaux de cristal de lave des lacs infinis...

   L'autre plus beau disque de 2019 : à égalité avec Christopher Cerrone !!

--------------

Paru en septembre 2019 chez Unknown Tone Records / 9 plages / 63 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

 

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques