Publié le 28 Août 2009

Morton Feldman : "Patterns in a chromatic field", toiles de temps.

Meph.- Ton "portail" de reprise ne risque pas de décourager maints internautes ?
Dio.- Écoute, tu ne vas quand même pas me dire d'abandonner ma voie ?
Meph.- Certes non, mais là tu vas fort. Ennui mortel, diront beaucoup...
Dio.- Moi, je me réjouis d'accueillir enfin l'un de mes compositeurs favoris. C'est vrai qu'il est mort depuis 1987, est-ce pour cela qu'il ne faudrait plus en parler ?
Meph.- Tu sais bien que j'adore les morts, le problème n'est pas là.
Dio.- Je t'arrête. Pas de démagogie ici, et puis je t'abandonne la chronique suivante, qui te réjouira, je le sais.

  Morton Feldman (1926-1987) figure depuis longtemps au panthéon de l'émission INACTUELLES, et s'il apparaît seulement maintenant dans ce blog, c'est que la plupart de ses oeuvres ont paru avant 2007. Ce n'est pas la première version de ce long morceau de 88 minutes (qui occupe tout le premier cd et une partie du second), mais j'en profite au passage pour célébrer une belle réalisation du label æ æon. Livret bilingue français / anglais, très intéressant, et interprétation formidable d'Arne Deforce au violoncelle et Yutaka Oya au piano, puisque le double cd réunit des pièces pour ces deux instruments ( à l'exception de deux oeuvres pour violoncelle solo).
   "Patterns in a chromatic field" (1981)appartient à cette série d'oeuvres longues qui marquent la dernière partie de la vie du compositeur. Ami de John Cage, de beaucoup de peintres comme Marc Rothko, Jackson Pollock, Feldman était aussi passionné par les tapis orientaux, leurs motifs répétés, jamais tout à fait à l'identique. « Fais-le d'une manière et puis d'une autre. Écris-le d'une manière et puis d'une autre.» écrit-il significativement au sujet de sa musique. Feldman s'attaque ainsi au temps : « Ce qui m'intéresse, c'est d'obtenir le temps dans son existence non structurée. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle - non au zoo.Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui - nos intelligences, nos imaginations, en lui..» Au terme de "composition", qu'il trouve impropre, il préfère substituer l'expression "toiles de temps". Il étend des toiles de temps. La musique est image, surface, grille, série de symétries tronquées. Tout est mis en œuvre pour désorienter la mémoire : s'abandonner à la trame, oublier au fur et à mesure, ou du moins se souvenir le moins possible pour être suspendu dans le présent pur. Chaque motif est surgissement, stase. Rien ne se construit ou ne se développe, tout se succède par répétitions variées, si bien que cette musique aiguise l'oreille au lieu de la saturer. Ou bien l'auditeur décroche au bout de deux minutes, ou bien il tombe sous le charme extraordinaire de ce champ virtuellement infini de sons qui éclosent entre les marbrures et les ombres des silences. Le dépouillement produit le ravissement, une apesanteur d'une sensualité purgée de tout souci. En ce sens, et je ne sais pas si Feldman aurait approuvé le terme, on a affaire à une musique mystique dont le dieu est le son.
   « Ma définition de la composition est celle-ci : la bonne note au bon endroit sur le bon instrument.» Ce sens de l'économie délasse dans une époque qui a souvent tendance à se laisser aller à une débauche d'effets, qui confond dynamisme et précipitation. Le goût du son le rapproche de l'italien Giacinto Scelsi, d'une génération antérieure, et, dans une certaine mesure, de son compatriote américain né en 1953, John Luther Adams.
  Qu'ajouter à ces quelques remarques ? Offrez-vous le seul vrai luxe, disposez de 88 minutes pour écouter l'une des plus belles musiques qui soient, car elle nous requiert en entier. Pas question de bruit de fond, à la rigueur sur une route la nuit, l'impression est étrange, on flotte comme si on allait arriver dans un ailleurs absolu. Même chez soi, très vite on décolle du quotidien pour connaître " a love supreme" comme dirait l'autre. Plus rien n'a d'importance que ce temps retrouvé grâce à l'alternance de longs passages méditatifs et de courts segments plus heurtés. Comme souvent chez Feldman, le piano est l'instrument du Mystère, celui qui avance note à note, ou grappe par grappe, pour écarter les parois du monde obscur. Le violoncelle chante à peine, il se retient, refuse tout lyrisme ostensible : il se fait entendre, voilà tout, par delà les affects. Il est comme l'écho prolongé du piano, à peine se permet-il de petites fioritures sous forme de ritournelles obsédantes. Pourquoi en faire plus, en vouloir dire plus, quand le moins suffit à l'essentiel ? Il faut faire un effort pour s'arracher à ce monde d'intense paix, à ces prémices d'éternité.
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Paru en février 2009 chez æon / 2 cds / 104 minutes environ
Quatre pièces plus courtes complètent le programme, dont la très belle "Duration II (1960), pour violoncelle et piano également, la dernière piste.
En complément, une autre version de Duration II, ici avec un "s", par James Iman, piano, et John Thorell, violoncelle (le morceau semble s'arrêter avant la fin...)
 

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 17 janvier  2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 1 Août 2009

Julio Cortazar : pas d'écriture sans "swing".
   Tout lecteur de Cortázar vit une étrange aventure. Très vite, il se sent happé par l'écriture, comme aspiré par les phrases qui courent devant lui pour l'entraîner vers l'autre côté. Il a le sentiment d'une urgence à dire, qu'il ne faudrait surtout pas s'arrêter pour y parvenir en même temps que le personnage, peut-être même avant lui pour le prévenir du danger, ou plutôt pour connaître le premier le doux vertige de la chute mortellement belle "dans le volcan" au centre de tout.
  Un court chapitre de Marelle, ce roman étonnant où l'on est convié de sauter de case en case pour atteindre le Ciel, éclaire un principe fondamental de l'écriture de Cortázar. Il permet aussi de saisir le rapport étroit entre le jazz et ses écrits. Peu de jazz sur ce blog, mais l'Argentin lutécien me le fait comprendre de l'intérieur, tant ses personnages baignent dans cet univers musical qui lui a aussi inspiré l'une de ses plus fortes nouvelles, "L'Homme à l'affût" (dans le recueil Les Armes secrètes ), sur la fin de vie de Charlie Parker.
  Le chapitre 82 appartient à la série des "Morelliennes", pages dans lesquelles l'écrivain Morelli, double de Cortázar, livre ses réflexions sur l'écriture, la composition romanesque. Le voici :
  « Pourquoi est-ce que j'écris cela ? je n'ai pas d'idées claires, ni d'idées du tout. Il y a des bribes, des élans, des morceaux, et tout cela cherche une forme, alors entre en jeu le rythme et j'écris dans ce rythme, c'est lui qui me fait écrire, qui me pousse, et non pas ce qu'on appelle la pensée et qui fait la prose, littéraire ou autre. Il y a d'abord une situation confuse, qui ne pourra se définir que par le mot ; je pars de cette pénombre, et si ce que je veux dire (si ce qui veut être dit) a suffisamment de force, immédiatement le swing, le branle est donné, un balancement rythmique qui me fait émerger à la surface, illumine tout, fond dans cette matière confuse et celui qui en est la victime est une troisième instance claire et pour ainsi dire fatale : la phrase, le paragraphe, la page, le chapitre, le livre. Ce balancement, ce swing dans lequel la matière confuse prend forme, est pour moi l'unique preuve de sa nécessité, car à peine a-t-il cessé je comprends que je n'ai plus rien à dire. C'est aussi l'unique récompense de mon travail : sentir que ce que j'ai écrit est comme un chat qu'on caresse et dont le dos arqué, électrisé, se lève et s'abaisse tour à tour, en cadence. Ainsi, grâce à l'écriture, je descends dans le volcan, je m'approche des Mères, je me branche sur le Centre — quel qu'il soit. Écrire, c'est dessiner mon "mandala", et le parcourir en même temps, inventer la purification en me purifiant ; corvée de pauvre "shaman" blanc en slip de nylon. »
 ( N.B. J'ai conservé les italiques, ajouté le gras et la couleur.)
  Traduire le mot "swing" par le "branle", voilà aussi au passage une belle idée de Cortázar, lecteur de Montaigne et de Rabelais.
En guise de prolongement, une chanson, "Java", dont le texte est de Julio, mise en musique par le Cuarteto Cedron, chantée par Juan Cedrón.
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P.S. J'inaugure une nouvelle catégorie, "La musique et les mots", qui glanera citations, réflexions diverses sur la musique de musiciens ou d'écrivains lorsqu'ils interrogent les rapports entre l' écriture et la musique.

Je ne résiste pas  à vous proposer une deuxième chanson, extraite du même disque, Trottoirs de Buenos Aires (1980). "Tu piel bajo la luna" (Ta peau sous la lune)

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 17 janvier  2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #La Musique et les Mots