Publié le 28 Août 2009
Meph.- Ton "portail" de reprise ne risque pas de décourager maints internautes ?
Dio.- Écoute, tu ne vas quand même pas me dire d'abandonner ma voie ?
Meph.- Certes non, mais là tu vas fort. Ennui mortel, diront beaucoup...
Dio.- Moi, je me réjouis d'accueillir enfin l'un de mes compositeurs favoris. C'est vrai qu'il est mort depuis 1987, est-ce pour cela qu'il ne faudrait plus en parler ?
Meph.- Tu sais bien que j'adore les morts, le problème n'est pas là.
Dio.- Je t'arrête. Pas de démagogie ici, et puis je t'abandonne la chronique suivante, qui te réjouira, je le sais.
"Patterns in a chromatic field" (1981)appartient à cette série d'oeuvres longues qui marquent la dernière partie de la vie du compositeur. Ami de John Cage, de beaucoup de peintres comme Marc Rothko, Jackson Pollock, Feldman était aussi passionné par les tapis orientaux, leurs motifs répétés, jamais tout à fait à l'identique. « Fais-le d'une manière et puis d'une autre. Écris-le d'une manière et puis d'une autre.» écrit-il significativement au sujet de sa musique. Feldman s'attaque ainsi au temps : « Ce qui m'intéresse, c'est d'obtenir le temps dans son existence non structurée. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle - non au zoo.Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui - nos intelligences, nos imaginations, en lui..» Au terme de "composition", qu'il trouve impropre, il préfère substituer l'expression "toiles de temps". Il étend des toiles de temps. La musique est image, surface, grille, série de symétries tronquées. Tout est mis en œuvre pour désorienter la mémoire : s'abandonner à la trame, oublier au fur et à mesure, ou du moins se souvenir le moins possible pour être suspendu dans le présent pur. Chaque motif est surgissement, stase. Rien ne se construit ou ne se développe, tout se succède par répétitions variées, si bien que cette musique aiguise l'oreille au lieu de la saturer. Ou bien l'auditeur décroche au bout de deux minutes, ou bien il tombe sous le charme extraordinaire de ce champ virtuellement infini de sons qui éclosent entre les marbrures et les ombres des silences. Le dépouillement produit le ravissement, une apesanteur d'une sensualité purgée de tout souci. En ce sens, et je ne sais pas si Feldman aurait approuvé le terme, on a affaire à une musique mystique dont le dieu est le son.
« Ma définition de la composition est celle-ci : la bonne note au bon endroit sur le bon instrument.» Ce sens de l'économie délasse dans une époque qui a souvent tendance à se laisser aller à une débauche d'effets, qui confond dynamisme et précipitation. Le goût du son le rapproche de l'italien Giacinto Scelsi, d'une génération antérieure, et, dans une certaine mesure, de son compatriote américain né en 1953, John Luther Adams.
Qu'ajouter à ces quelques remarques ? Offrez-vous le seul vrai luxe, disposez de 88 minutes pour écouter l'une des plus belles musiques qui soient, car elle nous requiert en entier. Pas question de bruit de fond, à la rigueur sur une route la nuit, l'impression est étrange, on flotte comme si on allait arriver dans un ailleurs absolu. Même chez soi, très vite on décolle du quotidien pour connaître " a love supreme" comme dirait l'autre. Plus rien n'a d'importance que ce temps retrouvé grâce à l'alternance de longs passages méditatifs et de courts segments plus heurtés. Comme souvent chez Feldman, le piano est l'instrument du Mystère, celui qui avance note à note, ou grappe par grappe, pour écarter les parois du monde obscur. Le violoncelle chante à peine, il se retient, refuse tout lyrisme ostensible : il se fait entendre, voilà tout, par delà les affects. Il est comme l'écho prolongé du piano, à peine se permet-il de petites fioritures sous forme de ritournelles obsédantes. Pourquoi en faire plus, en vouloir dire plus, quand le moins suffit à l'essentiel ? Il faut faire un effort pour s'arracher à ce monde d'intense paix, à ces prémices d'éternité.
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Paru en février 2009 chez æon / 2 cds / 104 minutes environ
Quatre pièces plus courtes complètent le programme, dont la très belle "Duration II (1960), pour violoncelle et piano également, la dernière piste.
En complément, une autre version de Duration II, ici avec un "s", par James Iman, piano, et John Thorell, violoncelle (le morceau semble s'arrêter avant la fin...)
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 17 janvier 2021)