Publié le 30 Janvier 2012
L'art de l'écoute
Ce n'est jamais sans une intense émotion, et une certaine appréhension, que j'aborde la musique de David Lang, auquel ces colonnes consacrent une catégorie, "David Lang, Bang On A Can & alentours". J'ai la ressource provisoire de me réfugier derrière la note d'intention de la pochette, qui a déjà le mérite de nous informer clairement. L'album, sorti à la mi-novembre sur "son" label, cofondé avec Michael Gordon et Julia Wolfe, comporte une première pièce éponyme d'une dizaine de minutes, "this was written by hand", de 2003, et "memory pieces", un cycle de huit pièces à la mémoire de huit amis disparus, composé entre 1992 et 1997. Le tout pour piano solo. Quand on ajoute que la première est liée, comme l'indique son titre, à une époque pas si lointaine, avant d'acquérir son premier ordinateur en 1993, où écrire de la musique était une activité physique, éprouvante pour les doigts, les bras, que la seconde est une tentative invocatoire pour garder le souvenir d'amis chers, disparus, à travers un geste sonore qui condenserait leur personnalité, on n'a encore rien dit de la musique de David Lang, de son impact sur l'auditeur.
Troublé par le bruit de mes doigts sur le clavier de l'ordinateur, parce qu'il redouble celui des doigts d'Andrew Zolinsky sur son piano, je m'arrête. L'évidence d'une commune lutte : contre la mort, l'effacement, la disparition. La volonté d'arracher quelque chose, une trace sonore, une phrase. Le piano de David cherche, inlassable, obstiné. Il se lance, s'interrompt, reprend, martèle, trouve soudain une note nouvelle, un accord jaillissant de la nuit du clavier, des souvenirs enfouis sous les touches et qu'il fallait convoquer comme des esprits farouches. C'est ça, le mouvement même de cette pièce admirable, bouleversante, "this was written by hand" : tâtonnante, aveugle, attentive à débusquer un éclat de lumière, elle ne sait pas où elle va, elle écoute autant qu'elle donne à entendre, entre les notes, ce qui creuse le monde et le vêt de mystère. Il arrive qu'elle trouve des sources, qu'elle bondisse, exultante, avant de se casser pour ainsi dire, comme troublée par la puissance du courant qu'elle vient de chevaucher le temps de quelques accords, recroquevillée dans une contemplation éblouie de ce qu'elle a révélé. La recherche reprend alors, plus haut ou plus bas, elle suit une piste intermittente qui joue à cache-cache avec le pianiste de plus en plus humble au point de disparaître progressivement dans l'aura de ses notes frappées du bout de l'âme, dans une exquise retenue : l'attitude même de l'orant devant le sacré manifesté.
Le cycle "memory pieces" n'est pas totalement inédit. On trouve "wed" sur Elevated (2005), interprété par Lisa Moore, et le pianiste Danny Holt en a donné une interprétation en 2009 (voir plus bas). Les huit pièces tentent de condenser, dans une démarche à mon sens exemplaire du travail de création de David, huit souvenirs d'amis proches, compositeurs, interprètes, artistes. Sa musique me fait souvent songer aux compressions des sculpteurs : ennemie du bavardage, de la fioriture, du remplissage, elle compacte, densifie pour atteindre l'essentiel. Elle nous livre une matière d'un noir abyssal, lourd, d'où cet état de choc provoqué par ses compositions orchestrales. Au piano, si la masse sonore est moindre, nécessairement discontinue malgré les notes parfois martelées dans un strumming à la Charlemagne Palestine, l'effet n'en est pas moins énorme : chaque pièce est un monolithe, à l'effet d'entraînement d'une incroyable puissance. La première du cycle, en hommage à John Cage, escalade et descend le clavier dans un mouvement terrifique. Rien n'arrête cette musique dans son avancée inexorable, implacable : formidable, au sens premier du mot. Et nous descendons dans le maelstrom vers la musique intérieure, portés par les vagues successives des harmoniques.
Dédiée à la mémoire du pianiste Yvar Mikhashoff, "spartan arcs" ne nous laisse pas davantage de répit, car l'auditeur est soumis à un véritable bombardement d'arpèges descendant ponctués de notes fixes lentement variées, comme si une série de gouttes ne cessait de produire des cercles concentriques se chevauchant, des images diffractées. "wed" semble ensuite bien aérée, plus méditative, mais pas moins tenue, serrée dans son tissage patient, sans cesse repris : la même nécessité est à l'œuvre qui marie les notes les unes aux autres. "grind" martèle le piano en ostinato massifs, donnant l'impression qu'on s'enfonce peu à peu dans le clavier, opérant un véritable travail de terrassement...qui libère par contrecoup le caprice de "diet coke", étourdissante suite de pirouettes enchevêtrées. On arrive au magnifique "cello", dédié à la violoncelliste Anna Cholakian, du Cassatt quartet : paysage désolé, et pourtant étincelant de notes comme des bulles éclatées, on flotte dans une apesanteur radieuse, miraculeuse, maintenue là aussi avec une rigueur, une attention sans faille, car on n'avance qu'à ce prix, en équilibre au-dessus du vide. Peu de musiciens savent forcer l'écoute comme David Lang pour nous hisser hors des contingences. Par contraste, "wiggle", dans son trémoussement panique, sa frénésie, peut de prime abord sembler plus superficiel, plus gratuitement virtuose : il se révèle tout aussi vertigineux dans son épaisseur torrentueuse, parcouru d'étranges courants sous-jacents. L'album se referme avec "beach", presque neuf minutes pour entendre le piano comme rarement. Une mélodie se cherche, là encore, comme si nous revenions à la première composition, mais elle ne cesse d'accoucher de notes isolées, aiguës ou graves, sortes d'à-plats dans lesquels chaque note se révèle, galet sonore qui vient s'offrir, s'écraser doucement, s'échouer sur le sable de notre attention. Tout simplement prodigieux !
Un grand disque, inépuisable.
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Paru chez Cantaloupe Music / 9 titres / 45 minutes
Pour aller plus loin
En complément : le beau disque du pianiste Danny Holt, Fast Jump (Innova Recordings, 2009), avec un programme
passionnant de nouvelles musiques pour piano : Caleb Burhans, Lona Kosik, Graham Fitkin, Jasha Narveson... et l'intégrale des "Memory pieces" de David Lang, même si je trouve l'enregistrement chez Cantaloupe par Andrew Zolinsky nettement meilleur : dynamique, relief, éclat...Il y a toutefois dans l'album paru chez Innova un éloignement, une matité sourde, qui ne sont pas sans charme.
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 avril 2021)