Publié le 29 Juillet 2022

Lawson & Merrill - Signals

   David Margelin Lawson et David Merrill, ingénieurs du son et stylistes sonores, se sont rencontrés il y a longtemps déjà pendant des sessions d'enregistrement aux studios CityVox de New-York. Ils partageaient des goûts musicaux voisins : un intérêt passionné pour la musique électronique du milieu du vingtième siècle et des compositeurs comme Morton Subotnick, Éliane Radigue ou Steve Reich. Toutefois, ce n'est que récemment qu'ils ont commencé à partager des idées et à collaborer. Signals est le premier fruit de leur travail commun. Ils présentent l'album comme des "peintures soniques sculptées".

      Les instruments ? Toute une palette allant d'anciens synthétiseurs analogiques ou modulaires de collection à des ARPs et des Moogs modernes.

   L'album compte cinq titres assez longs, entre six et seize minutes. Une ample "Morning Meditation", le plus long titre, étire une toile ambiante chatoyante aux nuages de drones changeants, qui permet de déployer les couleurs et les timbres des différents synthétiseurs. Une manière de rompre avec le quotidien sous pression de nombre de nos contemporains, et par conséquent de se baigner dans ce flux magnifique et paisible.

   "A Day at the Beach" sculpte davantage les textures. Sur fond intermittent de vagues profondes surgissent des motifs mystérieux, les battements sourds d'oiseaux inconnus. Il y a un petit côté Tangerine Dream (celui des premiers disques) dans ce mini opéra au seuil de l'étrange, ces lentes volutes répétées dans un crescendo dramatique. On appréciera le contraste entre matières graves, épaisses, et surgissements striés d'aigus rayonnants. De toute beauté !

     L'eau, chuintante en pluie micro fine : c'est le début de "Rivière", pièce reichienne à la pulsation irrésistible. Les synthétiseurs combinent vives approches percussives et robes colorées, parfois froissées. Après un brève accalmie autour de dix minutes, la pulsation revient, enrichie d'un substrat de drones majestueux et de voix synthétiques - on les avait brièvement entendues au début, et en même temps plus alanguie, peuplée de petits événements sonores. Une autre grande réussite de l'album.

   Des vents se lèvent, une tourmente sombre, grandiose : "Dark Angel" est comme un puits de ténèbres bruissantes dans lequel chute une lumière étouffée, celle de Lucifer sans doute, au rayonnement trouble et inquiétant. Un ultime sursaut d'une splendeur explosive avant la disparition dans les vents du néant...

   La "Coda" finale, puissamment diaprée, est une sorte d'hymne énorme...aux charmes infinis des synthétiseurs rutilants !

   Après un premier titre ambiant que certains trouveront peut-être un peu convenu en dépit de ses indéniables attraits, un disque tout à fait réussi aux compositions colorées, sculptées en effet dans les moindres détails par deux amoureux (professionnels) du son.

Paru en juin 2022 chez Neuma Records / 5 plages / 57 minutes environ

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Publié le 21 Juillet 2022

T. Gowdy - Miracles

   Pour Miracles, son deuxième disque chez Constellation, le producteur montréalais/berlinois T. Gowdy, présent dans de nombreux festivals et galeries, s'appuie sur des sources créées à l'origine en 2018 pour un projet audiovisuel inédit basé sur des images de surveillance. Il couple ces matériaux avec différents procédés électroniques pour nous donner un album de Musique de Danse Intelligente (IDM en anglais : Intelligent Dance Music) qui mérite vraiment le détour.

   "350J"sert de brève préface : atmosphère lourde, épaisse, dont émerge des sons tourbillonnants chargés de scories, déchirés de stries granuleuses. Le titre éponyme nous emporte avec son rythme bondissant, sa mélodie en boucles lancinantes. Émaillé de pétillements percussifs, il mute en ronflements saturés et tressautements internes. La machine IDM est parfaite ! "Déneigeuse", dont le titre ne manque pas d'humour, peut en effet évoquer le démarrage pétaradant d'une déneigeuse, transformé en transe métallique hypnotique, puis en glissements ambiants.

   L'attrait de cette musique tient à sa dimension malgré tout vivante, les textures électroniques agitées de battements, gonflées de pulsations, de renflements. "Transcend I", "U4A" bouillonnent, le deuxième titre hanté par une strate assez proche de la voix humaine dans l'énorme montée orgasmique du plasma électronique. D'où des lignes incantatoires étonnantes. "Vidisions" est un bel échantillon de techno minimale agrémentée de glitches qui s'insère parfaitement dans cet album rigoureux, plus austère au fil des morceaux.

   "Clipse" effectue un virage encore plus net vers une musique électronique abstraite et impeccable, d'une sombre beauté. À mon sens, le chef d'œuvre de ce disque dont "Transcend II" est l'épilogue assez flamboyant.

   Laissez-vous envoûter par cet itinéraire fascinant !

Paru début juin 2022 chez Constellation Records / 8 plages / 38 minutes environ

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Publié le 18 Juillet 2022

Quentin Tolimieri - Monochromes

La Voie Négative du piano

   Monochromes... le mot évoque certaines peintures du vingtième siècle, comme les monochromes bleus d'Yves Klein, mais aussi des pratiques plus anciennes comme les grisailles, les sanguines, qui toutes relevaient déjà du monochrome. Le compositeur Michael Pisaro-Liu (voir son si beau disque Barricades), qui signe le texte d'accompagnement du disque, pense aux peintures de l'américaine Marcia Halif (1929 - 2018) à peu près au moment où il a rencontré Quentin Tolimieri, étudiant alors à l'Institut des Arts de Californie (California Institute of the Arts, connu sous le sigle Cal Arts). L'idée est celle d'une palette restreinte à une couleur, un ton, non pour appauvrir l'instrument, mais au contraire pour en explorer les potentialités inconnues, laissées de côté par les habitudes académiques comme celle de la gamme tempérée qui divise l'octave en intervalles chromatiques égaux ou les clés. Les monochromes de Quentin Tolimieri explorent les micro tonalités, les infimes nuances, les effets des répétitions et des réverbérations, les variations de timbre, de volume, de vitesse... En dépit de leur complexité, et bien que composés, ils ne sont pas notés.

     La présentation insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'études, dans la mesure où la visée n'est pas didactique. Mes écoutes de ces trois disques m'amènent à penser qu'il s'agit plutôt d'une tentative de révélation des pianos contenus sous le piano que l'on connait, de redécouverte presque systématique, chaque monochrome se concentrant sur un secteur, un aspect du piano. Disons clairement qu'ils s'adressent aux amoureux de l'instrument, à ceux qui prennent le temps de l'écouter : chaque pièce dure entre plus de sept minutes, pour la plus courte, et plus de trente-cinq, pour la plus longue. Cette manière de s'immerger dans la matière sonore, jusqu'au vertige, fait de ces monochromes de véritables exercices spirituels, au sens mystique plus que seulement religieux. Au fur et à mesure du développement de chaque exercice, c'est de l'oubli du monde qu'il s'agit, de la plongée dans la musique pure, dépouillée de ses séductions ordinaires. L'esthétique de Quentin Tolimieri  présente certaines caractéristiques du minimalisme, mais en les faisant jouer autrement, dans la durée, l'excès, l'insistance, si bien qu'à l'écoute, on est très loin de la plupart des compositeurs minimalistes, sauf peut-être de LaMonte Young. On pense à John Cage, Giacinto Scelsi, ou Morton Feldman, pour une manière de livrer la musique à l'imprévu, d'écouter le son le plus ténu, d'ourdir des trames de temps qui permettent une sortie du temps ordinaire. Pour le long martèlement de notes identiques ou proches, on pense aussi au strumming de l'ancien carillonneur Charlemagne Palestine. Ces rapprochements ne sont qu'indicatifs, ne prétendent aucunement réduire l'expérience extraordinaire que nous propose Tolimieri. Il faudrait encore évoquer l'univers de Jürgen Frey, par exemple.  Une expérience qui présuppose une déconnexion complète : ni sonnerie de téléphone, ni rendez-vous obsédant votre esprit, ni tâche à accomplir. Ce disque ne peut s'écouter que toutes affaires cessantes. Plus rien n'est urgent, que d'écouter la Venue...

   Comme chaque monochrome suit une idée, un principe d'exploration, je renvoie les aventuriers de l'écoute, mes frères et mes sœurs, aux notes de Michael Pisaro-Liu pour les aspects plus techniques de chacun d'eux. Son guide d'écoute est précieux. Le premier monochrome est d'une angélique et lente douceur au bord du silence, comme un prélude timide. Le second consiste en une pluie de notes aiguës selon des motifs changeants. Déjà ce tintinnabulement nous plonge loin dans le piano, nous lave de tout souci en ouvrant notre oreille aux micro accidents, aux infimes variations qui font chatoyer le ruissellement. Une seule note répétée, un si grave, avec des changements graduels de timbre, suffit au fascinant monochrome trois, dont les fluctuations sont impressionnantes. C'est une attaque inlassable, le débusquement d'une beauté cachée à coups de marteau (de piano...). Premier absolu prodigieux, loin de presque toute la littérature pour piano, à l'exception de LaMonte Young qui a déjà tenté cette austérité radicale sans toutefois introduire ces changements continus de timbre qui nous font basculer de l'autre côté, dans le chaudron bouillonnant des harmoniques tournoyantes. Le monochrome quatre fait songer à un chercheur d'or qui frappe sur des rochers. Il est dans la stupéfaction de sa recherche, frappe le plus fort qu'il peut, et les rochers lui répondent par des notes calmes, bien plus basses. Peu à peu, le rythme se ralentit, le chercheur écoute, attend, les réponses paraissent plus lointaines. Le monochrome cinq serait-il la réponse attendue ? Un mystérieux accord grave se répète lentement, avec en écho une note tenue jouée à l'archet. Piano aux résonances fastueuses, tu nous convies à une descente infinie dans tes souterrains pour une contemplation extatique. Ce magnifique premier disque se termine avec le monochrome six, tellement feldamien d'allure, troué de trois silences. Comment l'entendre sans frissonner ? C'est la route perdue qu'on cherchait tant, lumineuse, d'une erratique splendeur, au-delà de tout dans sa souveraine lenteur, ses écarts imprévus.

   Le second disque s'ouvre avec le curieux monochrome sept, si cristallin qu'on pense d'abord à un piano jouet ou un clavecin. La frappe sourde des marteaux accompagne les notes translucides de sa modeste matité. C'est une mise en oreille, une incitation à l'abandon de l'écoute, à l'affût des merveilles minuscules. Suit le torrentueux monochrome huit de plus de trente-cinq minutes : une succession ininterrompue de tremolos aux variations minimes. Le flux intense produit un bourdon, un tapis de drones dans lequel s'enchâssent les résonances. Tentative de submersion par immersion prolongée ! De deux choses l'une : ou vous abandonnez, terrassé par la monotonie apparente et la longueur insupportable pour votre vie pressée,  ou vous vous laissez porter jusqu'à vibrer à votre tour dans ces entrailles harmoniques. Nous sommes ici au cœur de l'esthétique minimaliste selon laquelle « Le moins est le mieux » (The less is more), principe repris au début des années quatre-vingt dix par le Collectif Wandelweiser qui affirmait que plus vous voulez écrire une longue pièce, moins il vous fallait de matériaux. En cours d'écoute, vous devenez de plus en plus sensible à un bouillonnement de la pâte sonore, traversée de stries surgissantes, de micro vagues. Le piano est devenu une cathédrale, l'antre d'une forgerie sonore d'une énorme beauté confondante. Il faut aller au bout de cette expérience, car les dix dernières minutes déchaînent un carillonnement de graves descendants proprement titanesque, terrassant !

   Comme le monochrome neuf paraît léger par contraste avec son accord unique répété et sa traîne de petites variations, courte méditation un peu éblouie par sa propre giration parfois affolée. Chaque note interroge le silence dans la sublime coda. Le monochrome dix sonne comme du gamelan ou une pièce pour piano préparée, percussive, métallique et boisée par les amortis. La frappe rapide provoque une sensation euphorisante, celle d'un envol incessant d'oiseaux ivres.

   Nous voici au dernier disque, j'ai envie d'écrire au dernier livre. Le monochrome onze esquisse une mélodie lente, la reprend, la considère rêveusement, s'enfonce voluptueusement avec elle dans les graves du clavier, dans les profondeurs d'un mystère qui s'épaissit. Deuxième pièce la plus longue avec presque vingt-quatre minutes, le monochrome douze propose une nouvelle épreuve avec son mi aigu répété très vite. La frappe forte et régulière, au-delà de son effet hypnotique, conduit l'auditeur à se concentrer sur les contrastes internes, entre l'aigu de la note, la matité métallique de la frappe et le bruit sourd des marteaux. On s'aperçoit alors avec surprise que la configuration sonore ne cesse de changer, tantôt les aigus dominants, tantôt la frappe elle-même ou les marteaux prenant le dessus, puis que se superpose aux composantes de base un brouillage strié, comme si le piano engendrait un synthétiseur ! Vers dix-sept minutes se superpose dirait-on un nouvel étage sonore de ce feuilletage fantastique, la note frappée semble muter, quelqu'un d'autre joue à l'intérieur tant les harmoniques accumulées produisent des distorsions. Pour entendre ces merveilles imprévisibles, non notables, il aura fallu passer par les dix-sept première minutes, car si vous prenez le morceau là, vous ne remarquez rien de particulier. Curieusement, j'entendais soudain les hélicoptères dans Apocalypse now de Francis Ford Coppola, le halètement des pales...

   Une note répétée lentement, résonante, puis prolongée par une seconde plus grave dans un mouvement de balancier, celui d'une l'horloge hors du temps : le treizième monochrome est une marche extatique dans les champs de la beauté secrète, fleurissante de nouvelles couleurs harmoniques avec l'adjonction des notes suivantes.

   Qu'est-ce que cette chevauchée sourde ? Le monochrome quatorze assourdit les notes, nous livrant au mécanisme de l'instrument. Nouveau seuil : faire son deuil du son connu des notes, que l'on n'entend plus qu'en arrière-plan, dans des limbes, en attente du Jugement ! De temps en temps, lorsque la sourdine est atténuée, le friselis des notes se rapproche, vite recouvert par l'esprit frappeur frénétique qui se plaît à fustiger l'arrogance de la musique connue. Il s'agit bien aussi de cela, indirectement puisque Tolimieri ne poursuit pas de visée didactique : nous habituer aux autres pianos inconnus, ceux que le piano conventionnel étouffe, réprime ou ignore au nom d'une conception étroite de la musique. L'assaut final est donné par le monochrome quinze, pour piano préparé et notes "normales" résonantes : un duo apaisé, à égalité, un clair obscur de gerbes sans cesse renaissantes,

  Au fil de ces quinze monochromes, Quentin Tolimieri met à jour tel un chercheur de vérité les trésors inconnus ou méconnus du piano, élargissant et rassemblant les perspectives sonores de l'instrument au point d'en faire un instrument infini. Avec lui, nous accomplissons un parcours initiatique dont chaque étape, fût-elle éprouvante peut-être au début, ouvre un chemin vibrant dans la beauté absolue.

   Paru fin mai 2022 chez Elsewhere Music / 3 cds / 15 plages / 3 heures et 7 minutes environ

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Publié le 11 Juillet 2022

Instruments of Happiness - Musique lente et tranquille à la recherche du bonheur électrique / Slow, quiet Music In Search of Electric Happiness

   L'ensemble de guitares électriques de Montréal, Instruments of Happiness, qui peut prendre des configurations différentes, se consacre à l'interprétation de la musique nouvelle sous la direction artistique de Tim Brady . Ici, il est constitué par un quatuor de quatre instrumentistes. Tim Brady (l'un des membres du quatuor) a donné une même consigne à quatre compositeurs canadiens : écrire une pièce de quatorze minutes environ, pour quatre guitares très espacées dans un espace réverbérant. Comme l'idée était de jouer la musique dans l'église Le Jésus de Montréal, dont le temps de réverbération est de sept secondes, l'équipe de production a utilisé une réverbération à réponse impulsionnelle numérique pour recréer la réverbération du lieu, avec un micro rapproché sur les amplificateurs de guitare pour capter le son détaillé des instruments.

Les quatre instrumentistes

Les quatre instrumentistes

   C'est la compositrice Louise Campbell qui ouvre l'album avec une pièce langoureuse, "Sideways", s'étirant voluptueusement dans l'espace, tout en fines franges mystérieuses, d'une nervosité plus rock dans la seconde partie sans jamais renoncer à une spatialité un peu diaphane qui ménage bien des surprises.

      Suit Rose Bolton, pas inconnue dans ces colonnes, puisque j'avais célébré comme il se doit l'excellent The Lost Clock en octobre 2021. Pour des oreilles non averties, il est au début difficile de reconnaître des guitares électriques, tant elles sont jouées comme des claviers, produisant drones et nappes. Le titre, "Nine Kinds of Joy", ne ment pas : ce morceau d'une grande quiétude radieuse dans son premier tiers devient le théâtre de surgissements envoûtants, guitares tournoyantes comme des astres lointains entourés d'un halo suave. Rose Bolton est vraiment une des grandes compositrices d'aujourd'hui. Les textures sonores sont d'un grand raffinement, permettant aux guitares d'apparaître dans une lumière surnaturelle au fil de la composition, une lumière arachnéenne d'une extraordinaire délicatesse. Les quatre dernières minutes, traînées et gouttes de guitare créent un paysage chatoyant, celui d'une joie cosmique et océanique à la fois. Absolument magique !

   Deux femmes, puis deux hommes... Le guitariste et compositeur Andrew Noseworthy présente avec "Traps, taboos, tradition" une œuvre déconcertante, trouée de silences. Une virtuosité déconstruite, parfois ravageuse, finalement au service d'une pièce presque méditative par moments malgré elle... conformément au cahier des charges ! Les guitares frottent, éraflent, dérapent sur les cordes, jouent des résonances : elles semblent jouer comme des chattes miaulantes qui se répondent tout en restant à distance, bien sûr. Pourquoi le bonheur serait-il sérieux ? L'autodérision, voire une certaine verve satirique bon enfant se donnent rendez-vous, pour éviter les pièges, les tabous de la tradition, ne pourrait-on comprendre le titre ainsi ?

   Le ton change évidemment avec la pièce suivante, "Notre-Dame is burning" d'Andrew Staniland, guitariste et compositeur, dont le titre est chargé de connotations dramatiques. Guitares grondantes comme des avions décrivant des cercles inquiétants, guitares pour une élégie déchirée, une plaintive montée au ciel de flammes bientôt environnées de fumées de drones étouffants. L'atmosphère est lourde, pourtant les guitares percent, s'envolent pour une prière extatique, pour d'autres flammes à l'étincellement inextinguible. Le morceau oscille ainsi entre l'ombre et la lumière à travers une gamme de demi-teintes mourantes, les graves tentant de recouvrir d'une chape de mort les oraisons fragiles des guitares écorchées. L'expressionnisme épuré atteint une grande et émouvante beauté !

    Quatre quatuors pour guitares électriques qui n'ont rien à envier aux meilleurs quatuors à cordes d'aujourd'hui, servis par l'éblouissante maîtrise instrumentale de L'ensemble Instruments of Happiness.

Paru fin avril 2022 chez Redshift Records /  4 plages / 58 minutes environ

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Publié le 8 Juillet 2022

Nick Vasallo - Apophany

   Nous sommes si proches du Chaos primordial...

   Apophénie : en psychiatrie, c'est une altération de la perception qui conduit quelqu'un à établir des rapports non motivés entre les choses. Il faut ajouter qu'en poésie, cette altération peut être volontaire, recherchée. Il ne s'agit donc plus d'une altération au sens clinique, mais d'une faculté précieuse, qui permettra au poète d'établir des relations nouvelles entre des choses prétendument sans rapport. C'est alors une forme de voyance, car là où le commun des mortels ne voit rien, le poète, ou le musicien, l'artiste, perçoit des correspondances, comme aurait dit Baudelaire !

   D'abord joueur de guitare électrique pendant ses études à l'université, Nick Vasallo a commencé par former un groupe de "deathcore", sous genre de la musique Metal. Après son doctorat à l'université de Californie, il a reçu de nombreuses distinctions, notamment un prix international d'excellence en composition. Nick Vasallo "souffre" donc d'apophénie, puisqu'il associe Heavy Metal et musique symphonique. Il aime mélanger les genres, passer de l'un à l'autre, comme en témoigne ce disque qui mêle anciennes sagesses et spiritualité contemporaine. Le disque comprend des œuvres orchestrales ou de chambre, interprétées par des orchestres d'université ou des ensembles consacrés aux nouvelles musiques.

   La pièce d'ouverture, "Ein Sof", est puissamment dramatique, scandée par des trombones et des cuivres. Le titre réfèrerait à Dieu avant sa manifestation dans la production de tout domaine spirituel. Aussi la pièce est-elle étrange, nimbée de nuages sombres, comme la manifestation d'un mystère, avec un clair-obscur contrasté, des coups de tonnerre et des envolées, des retombées dans une clarté nouvelle, hésitante. Superbe ! "When the War Began", en trois mouvements, exprime quant à elle les horreurs de la guerre, portant à son plus haut degré d'intensité les aspects grinçants et dissonants d'un orchestre d'épouvante. C'est une musique expressionniste, qui regarde du côté de l'apocalypse : si vous voulez, une sorte de Hard Metal symphonique... qui contraste avec le morceau suivant, "The Prophecy", d'après deux passages du Livre d'Ézékiel (7:3 / 7:4), interprétés par le chœur de Concert de l'Université d'État de Washington. Nous voilà propulsés dans les liturgies orthodoxes, semble-t-il. Il faut se préparer au Jugement Dernier, mais les préparatifs ne serviront à rien à cause de l'idolâtrie. Cette pièce vocale, par sa douceur douloureuse, répond aux apocalypses des deux premiers titres. Le soliste Rodrigo Cortes interprète à merveille, comme en tremblant, ce texte terrible pour l'humanité pécheresse.

   "Atum" ! Au début il n'y avait que l'eau primordiale des abysses (Nu). Un monticule de terre s'éleva de Nu et sur lui Atum se créa. Il créa Shu (L'Air) et Testnut (L'Humidité). Shu et Tefnut partirent explorer les eaux noires de Nu. Atum crut qu'ils étaient perdus, et envoya son œil (de Ra) dans le noir chaos pour les retrouver. Quand ses enfants revinrent à lui, Atum pleura, et ses pleurs, croit-on, furent les premiers humains. Atum dit qu'il détruirait le monde, submergeant tout dans les eaux primordiales, qui seules existaient au début des temps... C'est le synopsis de cette composition grandiose, excessive, tonitruante, d'une confondante beauté paroxystique ! Après un tel déluge, "The Eternal return", inspiré par la théorie nietzschéenne de l'Éternel Retour, traduite par la forme de palindrome choisie pour la pièce, bruit d'un calme relatif, émaillé de déflagrations puissantes. La musique de Nick Vasallo aime les extrêmes, affectionne la forme épique, les boursouflures. Elle bouillonne, émerge du chaos, et y retourne avec une évidente satisfaction. En ce sens, elle est hantée par le primordial, les luttes gigantesques à l'orée des temps. Âmes sensibles, abstenez-vous ! Cette musique à grand spectacle rejoint le Heavy Metal avec une évidente jubilation dans "The Moment Before Death Stretches on Forever, Like an Ocean of Time", référence au film de 1999, American Beauty. Véritable ode à l'Énergie, cette pièce oscille entre de brefs moments de douceur extatique et de vibrantes explosions saturant l'espace sonore.

   "Ozymandias" est un oxymore musical inspiré par le poète romantique Shelley : illuminé par la guitare électrique, il fulgure aussi de gestes orchestraux grandioses. C'est une pièce hantée par le néant, triomphant en dépit de la puissance du pharaon Ramsès II. Des trombes de vent recouvriront le paysage. La magie orientale n'est qu'illusion prestigieuse. Que reste-t-il auprès des jambes du colosse ?

« Auprès, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »

La statue amputée ne révèle que... le noyau de la mort (deathcore) !

  Ce disque généreux nous propose encore deux titres. "Inches Away from Freedom", une lutte entre cinq forces convergeant en même temps, un assaut d'obscurités obstinées, véritable descente aux Enfers du métal symphonique ! Et "Black Swan Events", collision monstrueuse entre deux mondes, d'une part le Metal représenté par la guitare électrique et la batterie, et d'autre part l'orchestre qui finira par accepter la surprise de la rencontre, un événement de cygne noir désignant une surprise qui pour l'observateur a un impact majeur et se rationalise avec le recul. Éblouissant solo de guitare électrique et déluge de batterie raviront les amateurs !

  Un sacré disque, puissant, tumultueux, qui (ré)concilie des univers musicaux réputés incompatibles : le Métal et l'orchestre symphonique ou des formations de chambre.

Paru en mars 2022 chez Neuma Records /  9 plages / 80 minutes environ

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Publié le 7 Juillet 2022

Benedikt Schiefer - Universal Kiss

   Pianiste, multi-instrumentiste, chef d'orchestre et compositeur travaillant à Berlin, Benedikt Schiefer est déjà connu pour ses musiques de films, comme Seules les bêtes (2019) de Dominik Moll. Il a sorti en février 2022 un disque autoproduit qui devrait ravir les amateurs d'une musique néo-classique post-romantique mâtinée d'électronique. Côté acoustique, lui-même joue du piano, Khatchatur Kanajan du violon et de l'alto et Mathis Mayr du violoncelle. Côté électronique, Benedikt Schiefer manie synthétiseurs et s'occupe de la production.

   Le titre éponyme, décliné sous différentes formes au début, au milieu et à la fin de l'album, s'ouvre avec une ample traîne orchestrale comme une ouverture d'opéra : scène de passion, bien sûr, pour ce baiser universel profond, chanté par le violon, dans un ciel lentement tournoyant piqueté d'étoiles. Musique pour un drame de Luchino Visconti ! Fugitivement, on pense aux premiers Tangerine Dream par la somptuosité sombre des mystérieuses semblances sur les rivages du cauchemar. Ce titre à lui seul a déclenché le désir de cet article. J'aime cette langueur un peu vénéneuse peut-être, celle d'une fleur qu'on n'en finirait plus d'aspirer ! L'interlude qui suit est saturé d'inquiétude : ce serait une bande parfaite pour un film d'horreur !

   De titre en titre, on se laisse envahir par un charme. La musique pèse sur nos épaules comme un joug, d'une majesté froide et pourtant insinuante. "Shelter", suite en quatre parties, est d'une irrésistible mélancolie, refuge ou asile loin de toutes les brutalités du monde, car ici le violon est tellement langoureux, l'orchestre si enveloppant, qu'il n'est plus question de partir. Musique de chambre apaisée, avec duo, trio de cordes, ou quatuor avec le piano. La reprise de "Universal Kiss" pour violoncelle et piano retrouve la belle tradition de l'élégie, d'un post-romantisme qui ne manque pas de grandeur.

   "Sturm und Drang", le huitième titre, évoque le romantisme allemand, orageux, de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous la forme d'un flux synthétique brumeux au milieu duquel évolue le piano, comme se débattant, tentant d'émerger de la texture qui l'englue, tel le héros romantique se dressant contre les cités serviles, comme aurait dit Alfred de Vigny. Alors qu'il semble avoir été digéré par la masse, le piano farouche a toutefois le dernier mot ! Avec "Chapeau Feldman", on rentre dans un monde étrange d'échos, de pizzicatos espacés selon un rythme secret. On progresse dans un souterrain, dans les limbes de la conscience la plus profonde...Beau titre énigmatique ! L'orgue de "The Green Dark" nous fait basculer dans des paysages inédits, mouvants, rythmés par un synthétiseur cotonneux : une avancée difficile dans des marais qui n'en finissent pas. En réchapperons-nous ? La vague bienfaisante de "Universal Kiss" vient nous chercher sur "Uncertainty N°3", nappe ambiante, miroitante, comme un soupir du cosmos arrivé pour nous sauver du marasme. La lenteur de la musique agacera certains, qui ne manqueront pas de reprocher à Benedikt Schiefer un goût prononcé pour une certaine grandiloquence. C'est indéniable, mais c'est justement là sa manière à lui de nous ensorceler, en prenant tout son temps, en le faisant traîner comme une draperie insidieuse. Même dans les petites pièces comme "Gestalt N°3 et "Gestalt N°4". Éclaboussures de piano, au ralenti, sur un fond résonnant, ou bien une danse un brin malicieuse dans son tournoiement tranquille : deux mélodies parfaites, contrepoints discrets aux grandes toiles cérémonieuses.

   Le dernier titre tire sa révérence : chasse au chant des rossignols en compagnie d'un chat nommé caramel dans les bois de France lors du premier confinement, nous dit le compositeur. Petit pirouette espiègle qui rejette loin les rêveries prenantes d'opéras ou de films dans lesquels le magicien Benedikt Schiefer a tenté de nous attraper !

  Les amateurs des musiques de Jóhann Jóhannsson devraient aimer ce premier disque de Benedikt Schiefer. On y retrouve un sens du faste dramatique combiné avec un instinct très sûr des séductions de la mélancolie.

 

Paru en février 2022, autoproduction / 14 plages / 58 minutes environ

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