Publié le 29 Avril 2022

Robert Haigh - Human Remains

    Une petite musique qui n'a l'air de rien : piano léger, un peu brumeux, dessinant des arabesques élégantes. Ainsi se présente le disque de Robert Haigh, dernier volet d'une trilogie d'enregistrements au piano pour le label Unseen Worlds. Occasion pour moi de découvrir ce musicien britannique, dont l'abondante discographie comporte de la musique électronique, de l'ambiante et de l'expérimentale puisqu'il a collaboré à trois reprises à la fin des années quatre-vingt avec Nurse With Wound.

   Le titre Human Remains est celui d'une peinture du même nom du compositeur, également peintre. Il est tentant de le mettre en regard de notre époque, mais il peut signifier plus largement une réflexion sur la fragilité humaine, d'où une part limitée ici pour l'électronique. Ce sont de petites fleurs, comme ces "Twilight Flowers" du deuxième titre, ou comme "Waltz on Treated Wire", si gracieuse, au ras des touches dont on entend les amortis. Miniatures émouvantes, elles nous entraînent l'air de rien vers un ailleurs marqué par l'influence (probable) de Harold Budd. "Contour Lines " a l'allure d'une toile ambiante buddienne, semi-diaphane, rêveuse, nimbée de l'écho ouaté du piano.

   La suite est meilleure encore. "Rainy Season", sur une boucle élégiaque, interroge un horizon lointain, prend une gravité inattendue. Avec "Lost Albion", titre plus long, six minutes au lieu de deux environ pour les cinq premiers titres, la méditation s'élargit de couleurs électroniques à l'arrière-plan. Une grande douceur baigne ce titre hypnotique, qui peut aussi faire penser à des paysages sonores à la Brian Eno. Tout devient irréel. "Like a Shadow" tourne sur place, et "Still Life with Moving Parts" marche vers les ténèbres avec une lenteur extatique, sans doute l'un des sommets miraculeux de cet album. "The Fourth Man" nous emporte avec sa mélodie subtilement dansante. Les six minutes de "Signs of Life" planent sur un brouillard électronique. Le piano marche à pas prudents, comme s'il s'agissait de ne pas abîmer un rêve si magnifique qu'un rien le ferait disparaître à jamais. Quelle composition exquise ! Voici une ravissante pièce minimaliste, "The Nocturnals", qui tourne dans l'air de la nuit qui vient. "Baroque Atom" fait virevolter autour d'une très courte cellule fixe au piano, dédoublée très vite et remplacée par une variation, des cordes agitées, frémissantes en courtes virgules serrées : beau ballet brillant !

   Nous sommes arrivés "On Terminus Hill", entourés de vents légers. Le piano persiste à dessiner quelques lignes parfumées d'une nostalgie distinguée...

   Une floraison miraculeuse de petites pièces à la grâce élégiaque et prenante, à l'opposé absolu d'une époque de plus en plus plombée par un matérialisme épais.

Paru en mars  2022 chez  Unseen Worlds / 13 plages / 41 minutes environ

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Publié le 19 Avril 2022

Clara Engel - Their Invisible Hands

Il n'y a pas d'endroit comme nulle part  

   D'emblée, j'ai été sous le charme, envoûté par l'entrée déchirante de l'album. Sur des vers du poète irlandais William Butler Yeats, melodica et chœurs, et la voix murmurante à la limite de l'indistinction. Une émotion extraordinaire, le texte repris ensuite distinctement par la voix caressante et sombre, comme une litanie :

Come away, O human child!
To the waters and the wild
With a faery, hand in hand,
For the world's more full of weeping than you can understand.

Pars, ô enfant humain,

Vers les eaux et la nature

Avec une fée, main dans la main,

Car le monde est plus rempli de pleurs que tu ne peux le comprendre

Their Invisible Hands est le quatrième album en trois ans de Clara Engel, canadienne de Toronto, auteure, compositrice et chanteuse. Un long album de soixante-douze minutes pour treize titres, au long duquel Clara Engel utilise le melodica (harmonica à clavier), du chromodica (variante de l'harmonica), une guitare boîte à cigare (vous avez bien lu, cet instrument existe !), de la talharpa (lyre à quatre cordes à archet jouée dans le nord de l'Europe), une shruti box ou surpeti (sorte d'harmonium indien sans clavier), du tambour à langue en acier (tongue drum), et des percussions trouvées : un instrumentarium peu commun ! Dès le second titre, "Dead Tree March", on entend le parti que tire Clara de ses instruments : marche hypnotique sur un tapis de boucles de guitare boîte à cigare, de percussion sèche, avec le chant de la rauque talharpa . Morceau incroyable, d'un folk intemporel captivant. "Golden egg" a la grâce d'une ballade illuminée, sur des paroles imprégnées d'une atmosphère de légende où il est question de boire la lumière d'un œuf d'or dans le ciel qui jamais ne s'envole et jamais ne meurt. Chaque chanson impose une mélodie, son atmosphère intense entre ombre et lumière. Le très beau "Murmuration" poursuit d'ailleurs une sorte de quête mystique de la lumière : « Viens inonder mon espritrayon de soleil capricieux / plongé dans l'ombre / nuit ton huître chaude / et peu profond bassin // étoilé vairons d'argent / ravissement gelé / école d'échos // le vide et l'océan / laissent tomber leur ancre / la lumière vous déplacera / suivez-la juste après // pas de secret / pas de bénédictions / pas de mensonges / tout n'est que souffle et fuite / tout est fleur et rouille ».

   L'album alterne, parfois groupés par deux, chansons et instrumentaux. Ceux-ci sont d'une envoûtante noirceur étoilée de lumières, comme "Gingko Blues", entre drones, guitare, shruti box. Ils prennent une forme litanique, comme s'ils étaient les éléments d'un rituel immémorial. Le dépouillé "Cryptid Bop", surtout percussif dans les premières minutes, voit émerger un curieux chantonnement dont on ne sait plus s'il est vocalique ou instrumental. "Rowing Home Through a Sea of Golden Leaves" n'est qu'un balancement d'une lente somptuosité : on imagine la mer couverte d'une épaisse brume de feuilles d'or, le mouvement des rames, Ulysse rentrant épuisé à une Ithaque nordique sur les rives desquelles attendent les loups... La dimension incantatoire de ce folk me fait penser à la musique de l'anglais Richard Skelton, dont les compositions sont des poèmes sombres aux éléments.

   Toutes les chansons sont en accord avec la couverture en noir et blanc. On est dans la mémoire d'un monde ancien qui interroge le ciel et les ténèbres, au seuil des légendes et de l'invisible : "I Drink The Rain" , "High Alien Priest", "Magic Beans", "Glass Montain" dessinent un monde étrange, dont le charme pénétrant nous poursuit longtemps. C'est la deuxième fois que j'écris « charme », que j'emploie dans son sens étymologique de « formule incantatoire » ou de « puissance magique ». Dès que j'ai entendu Clara Engel, je n'ai pas pu ne pas penser à une autre prêtresse, Carla Bozulich, que j'appelais la « sibylle foudroyée de l'ère crépusculaire ». Il y a le même feu enfoui dans la voix, ce crépuscule des surgissements. Le grand prêtre extraterrestre ne dit-il pas :  « give me the salve /
and I'll put away my poison dart
drive through cities and ghost towns
find your way back to the stars » ?

"Magic Beans" bondit légèrement sous la frappe du tambour à langue : chanson aérienne pour balayer « all this earthly chatter (tout ce bavardage terrestre) » en plantant des haricots magiques et en se laissant aller aux sorts, aux os croisés. Puis c'est une autre chanson à donner le frisson de la beauté, "Glass Mountain", boucles élégiaques de guitare étincelante et sur la fin la talharpa frémissante d'ombres frottées :

« here's no place like nowhere
and nobody knows
how it ends and what will come after so tell me a story I already know
but lit from a different direction
days wash away like waves in the sand the dead clap their invisible hands
and laugh
glass mountain
no heat and no cold
no fingers of trees
no fires or roads
no daredevils splayed at your feet
and the sun doesn't weep on your shoulder
»

(il n'y a pas d'endroit comme nulle part / et personne ne sait / comment ça se termine et ce qui viendra après / alors raconte-moi une histoire que je connais déjà / mais éclairée d'une direction différente // les jours disparaissent comme les vagues dans le sable / les morts battent leurs mains invisibles / et rient // montagne de verre / pas de chaleur et pas de froid / pas un bout d'arbre / pas de feux ni de routes / pas de casse-cou à vos pieds /  et le soleil ne pleure pas sur ton épaule)

Au passage, on aura reconnu le fragment pris comme titre de l'album. La suite s'enfonce dans l'insomnie de "The Party is Over", blues épuré hypnotique, invitation à « (s)'allonger dans la forêt que la mousse pousse sur (nous) / let me lie in the forest / moss grow over me ». Reste le ronflement des diables pendant que la pluie tombe, tombe enfin, à verse, apothéose pour harmonium, talharpa, drones et chœurs indistincts qui fait écho au premier titre, et la voix d'outre-tombe de Clara, caresse sombre.

[ Traductions sous réserve...]

   Attention, cet album possède un charme si puissant que vous serez tenté de l'écouter en boucle, d'oublier le reste du monde ! Du folk hanté, intemporel, mystique et somptueux comme les draperies trouées des rêves qui veulent retrouver le chemin des étoiles.

Paru le 25 avril  2022 (autoproduit) / 13 plages / 72 minutes environ

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Publié le 14 Avril 2022

Mad Disc - Material Compositions

   Mad Disc est le projet solo du musicien japonais Takamichi Murata, batteur et percussionniste. Impliqué dans plusieurs groupes, dont le sien, il a collaboré avec de nombreux improvisateurs et compositeurs. Dans Material Compositions, il joue non seulement de la batterie et des percussions diverses, mais fait intervenir l'électronique et les synthétiseurs pour retravailler le son.

    Material Composition 1 commence par le timbre limpide d'une clochette "rin", instrument rituel bouddhiste, qui donne tout de suite à la pièce sa belle solennité. Des sonorités électroniques accompagnent la clochette, formant des motifs obsédants. Peu à peu se développe un univers sonore tout à fait étrange, fascinant, dans lequel les sons synthétiques, les percussions métalliques prennent comme une vie autonome. Une lente pulsation anime la première longue pièce, de plus de vingt minutes. Material 1 est un curieux mélange entre musique expérimentale post-industrielle et musique rituelle un peu folle, la clochette rin utilisée très intensivement pour créer un fond d'harmoniques cristallines foisonnantes. D'autres percussions dépaysent davantage, nous entraînant d'abord vers une atmosphère doucement extatique, mais la fin est un long crescendo d'une puissance trouble ponctué par quelques frappes percussives méditatives. Takamichi Murata réussit une œuvre d'une rare beauté ! Material 2, plus expérimental, a la brutalité de certains apologues zen, entre free jazz et métal, constamment en ébullition, batterie déchaînée et rugissements synthétiques : quel contraste avec le morceau précédent ! Je suis moins enthousiaste, mais impressionné par ces neuf minutes magmatiques.

    La suite de l'album donne à entendre trois remixes, respectivement par trois collaborateurs du compositeur, Toru Kasai, Koutaro Fukui et Ryoko Ono. Toru Kasai réutilise la clochette "rin", propose une version ambiante à l'onirisme grandiose, avec de lentes volutes veloutées dans lesquelles circulent des nuages électroniques et des drones : séduisant, et impeccable ! Koutaro Fukui revient aux percussions, et surtout aux sons sales, troubles, pour une version techno MAGISTRALE, à frémir, les amis ! J'en suis à regretter la relative brièveté du morceau, d'une splendeur apocalyptique, d'une densité noire fulgurante. Quant à Ryoko Ono, il nous propose une version rock-punk-free jazz survoltée, tout en frappes frénétiques de la batterie, avec une clochette "rin" hallucinée, d'énormes vagues ramassées de sons électroniques, dans la lignée de Material 2. Une vraie folie sonore, chuintante de crissements, de mille traits acérés échappés d'une boule en fusion.

   Un disque pour les oreilles solides, c'est évident, mais les amateurs de musique hypnotique, mystérieuse, d'une densité acérée, seront ravis. Décapant et revigorant, avec une palette étonnante de paysages sonores, splendidement travaillés !

Paru fin novembre 2021 chez Crónica /  5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 11 Avril 2022

Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Liberté-Piano !  

    Ce n'est pas la première fois que je croise la musique de Frederic Rzewski. Pourtant, il n'apparaît dans ces colonnes qu'en tant que pianiste, interprète de An Hour for piano de Tom Johnson, ou que comme cofondateur de Musica Elettronica Viva avec ses compatriotes Alvin Curran (bien représenté sur ce blog) et Richard Teitelbaum (absent pour le moment). Pour une biographie de Frederic Rzewski, décédé en juin 2021 à l'âge de 83 ans, je vous renvoie au bel article que lui a consacré Bernard Vincken sur larsenmag en janvier 2022.

"Speaking pianist" : pianiste parlant... Étonnant ? Selon la tradition du piano classique, sans doute. Mais pas si l'on songe à la musique populaire, que ce soit le folk, le rock, la pop, où l'artiste intervient comme il l'entend, quand il le souhaite, chantant et parlant, interpellant l'auditoire, rejoignant une tradition plus ancienne, quand on pense aux troubadours par exemple. Le pianiste belge d'origine autrichienne Stephane Ginsburgh a osé jouer ce rôle difficile : être l'interprète de la musique difficile de Frederic Rzewski ET parler, chanter, crier, siffler, vitupérer, en un mot être aussi acteur. Cet aspect théâtralisé de la musique du bouillonnant immigré l'intéresse depuis longtemps, depuis qu'il est devenu son ami, au point d'ailleurs que le compositeur lui a dédié deux pièces présentes sur cet album, America : a poem sur un poème d'Allen Ginsberg, et Dear Diary (2014) où l'engagé Rzewki s'en prend au capitalisme. La pièce qui ouvre l'album, le De Profundis inspiré par le célèbre texte d'Oscar Wilde, date quant à elle de 1992. On comprend que cet album est le fruit pour Stéphane Ginsburg d'années de compagnonnage, d'amitié et d'admiration. Rzewki assistait régulièrement aux performances du De Profundis par Ginsburg, qui peut donc s'autoriser de l'assentiment du compositeur.

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiréFrederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

   De Profundis, cette longue lettre à son jeune amant Lord Alfred Douglas qu'écrivit en prison Oscar Wilde, portait à l'origine le titre Epistola : In Carcere et Vinculis (Lettre en prison et dans les chaînes). Frederic Rzewski en a adapté quelques extraits. Vous trouverez l'intégralité de la partition et du texte ici. Une note liminaire précise ceci : « Le pianiste doit porter un micro-cravate pour la parole et les autres sons vocaux. De plus, un microphone doit être installé à droite du clavier pour capter les sons émis sur le corps de l'instrument. » Le piano est donc inséparable de la performance vocale, assez précisément suggérée par des mots sur la partition, comme « grunt », « groan », « hum », « chuck, as to a horse »  ou encore « sing, half sobbing »[ grognement / gémissement / bourdonnement / gloussement, comme à un cheval / ou « chante en sanglotant à moitié » ]. Il ne s'agit donc pas simplement d'une lecture accompagnée de piano. C'est une théâtralisation musicalisée du texte, la voix et les sons vocaux jouant à égalité avec le piano. À écouter les trente-et-une minutes de la performance, on vit le texte avec le pianiste parlant. Et surtout, on évite le piège du pathétique glauque. On partage le mystère d'une destinée. Wilde écrit :  « Reconnaître que l'âme humaine est inconnaissable est la suprême sagesse. » On se laisse prendre à une œuvre d'une liberté folle qui alterne moments parlés et glissades pianistiques. On est surpris de la variété des tons : des pochades côtoient des extases lyriques, des grossièretés des instants d'une aérienne légèreté, d'une grâce sensible bouleversante. Et c'est presque constamment d'une grande beauté mélodique, non sans clins d'œil, par exemple à Bach. Pour être du piano parlant, ce De Profundis  est du grand piano, éblouissant. Stephane Ginsburgh se coule à merveille dans la peau du narrateur, touché en dépit de tout par une grâce continue : « J'ai été placé en contact direct avec un nouvel esprit, œuvrant dans cette prison à travers les hommes et les choses, qui m'a aidé au-delà des mots ». Par delà le chagrin, le désespoir, c'est cette grâce que l'on entend, ce chant sublime de l'artiste tentant de transformer chaque moment épouvantable en un merveilleux début.

    Si vous avez accepté le principe du pianiste parlant, la suite du programme ne vous décevra pas, même si certaines outrances dans America : A Poem déconcertent. La vitalité de la partition, ses voltes, excusent tout. La pièce est trouée de silences, a une allure plus avant-gardiste, mais est nimbée d'une atmosphère élégiaque absorbant toutes les espiègleries, les grossièretés : un règlement de compte acide  avec une société corrompue, sans doute, avec en creux un hymne à la liberté créatrice la plus échevelée, non dénuée d'un romantisme magnifique.

   Les cinq parties de Dear Diary laissent libre cours à la verve du compositeur. On dit que la politique ne fait pas bon ménage avec la musique, toutefois Rzewski n'en reste pas moins inspiré, s'inscrit dans la lignée prestigieuse de Kurt Weill et Hans Eisler, aux réussites si éblouissantes. L'anticapitalisme de la première partie, "Stuporman", très dramatisé, prend de beaux accents lyriques, avec un passage chanté en allemand et l'émouvante supplique finale : « Please, Lord let me not become a robot / Let me at last become a Mensch. ». "Names", la seconde partie, prend la forme d'une méditation romantique sur la nomination des créatures ordonnée par Celui Qu'on Ne Peut Pas Nommer, ce qui conduit Adam, sans doute perplexe, à un double mouvement simultané de nomination et de destruction des noms : « Who then will give them names ? ». Non sans humour, la pièce se termine en nommant de leurs noms latins diverses créatures, champignons ou cellules ! "No Good" est une pièce bondissante, facétieuse, sur ce qu'on nous apprend à l'école, qu'il ne faut pas croire, nous dit la grosse voix du Père, ce qui l'amène à se justifier de l'envoyer quand même à l'école : sinon, il serait puni ! Une petite merveille, ce  dialogue ! L'histoire de Samson, partie 4, est tout aussi réussie : on imagine Stephane Ginsburgh sur une scène de Guignol ou de ses marionnettes siciliennes qui contaient les exploits des Paladins. La dernière partie, "Thanks", dans laquelle le compositeur s'adresse à son Journal pour le remercier d'être là quand il a besoin de lui, détache chaque mot, ce qui donne à ce message un sérieux solennel, que le piano nimbe d'une retenue rêveuse, presque irréelle.

   Ce disque nous fait entendre comme rarement la voix d'un homme, inséparable d'une liberté pianistique extraordinaire. Captivant et magnifique. Stephane Ginsburgh, pianiste... et acteur, vit la musique et les mots du compositeur disparu : quel bel hommage !

Paru en janvier 2022 chez Sub Rosa / 7 plages / 79 minutes environ

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Publié le 6 Avril 2022

Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep
Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Musique-Mondes 

   J'ai connu le pianiste Reinier van Houdt par son interprétation de Dead Beats d'Alvin Curran, sorti en 2019. Il appartient donc au cercle des pianistes défricheurs. Je ne savais rien d'autre de ce néerlandais de Rotterdam, qui a étudié le piano à l'Académie Liszt de Budapest, tout en travaillant très tôt avec des magnétophones, des radios, des objets et différents instruments à cordes. Il est fasciné par tout ce qui échappe à la notation : son, espace, temps, souvenir, mémoire, bruit, environnement quotidien. On peut dire qu'en tant que pianiste, il a interprété les œuvres des plus grands compositeurs d'aujourd'hui et travaillé avec certains d'entre eux, comme John Cage, Alvin Lucier, Luc Ferrari ou Peter Ablinger. Mais il a collaboré aussi avec des musiciens plus inclassables, comme Nick Cave ou John Zorn, et sorti pas moins de quatorze albums solo, participé à de nombreux festivals internationaux.

   Deux albums conçus selon des démarches un peu différentes, formant diptyque. Pour drift nowher past, chaque pièce se concentre sur tout ce qui entre dans l'esprit un jour spécifique de chaque mois (le 22 entre mars et août 2020 pendant la crise sanitaire) ; pour the adventure of sleep, autre parution conçue comme le pendant à la première et commandée par Yuko Zama (qui dirige elsewhere music) sur ce qui se produit chaque jour, comme le passage du temps, les bruits des voisins, le moment de s'endormir ou celui de se réveiller. Un fragment de Kafka sert d'exergue à ces deux disques : « Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix ; il roulera en extase à tes pieds.»

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. Ne faites pas qu'écouter, simplement attendre, soyez toujours calme et solitaire. Le monde s'offrira à vous d’être démasqué, il n’a pas le choix, il va rouler en extase à vos pieds.

Source: https://quote-citation.com/fr/citations/7463

  La notion d'instrumentarium n'a plus guère de sens ici. Certes, pour le premier disque, on y entendra du piano, de l'harmonium indien, des cordes jouées à l'archet,, de la guitare au blottleneck, des synthétiseurs... et des échantillons, mais aussi des extraits sonores de film de Marguerite Duras (Le camion, notamment), de Robert Bresson, d'autres enregistrements d'archives et de sons dans et aux alentours de la maison de Reinier ; et pour le second, piano, synthétiseur Korg, toute sortes d'enregistrements triturés, de sons très divers, d'objets roulants et vacillants, horloges, bols chantants en verre...et des extraits du film Un Homme qui dort de Georges Perec ! Chaque composition fait son miel sonore de toutes les composantes : tout y devient musique, y est musicalisé, emporté dans un flux de conscience. Certes, la musique concrète et d'autres musiques expérimentales ont depuis longtemps reculé les limites de ce que l'on appelle musique. Il me semble que rarement, toutefois, on a à ce point conçu tous les bruits du monde comme musicalisables dans des pièces qui ne hiérarchisent plus les composantes, les traitent à égalité. En littérature, l'expérience de James Joyce dans Ulysse (1922) est d'un ordre similaire.

   La première pièce éponyme commence au piano, un flux minimaliste continu, un bruit de chaises déplacées, puis accompagné du chantonnement du pianiste et d'une voix féminine, d'abord sans parole, puis avec un texte en français (non identifié : « qui se souviendra / qui pleurera ma peine / qui ma vie passée / pleurera cet amour »). La dérive a commencé, très feutrée, d'abord longuement menée par le piano, puis alimentée çà et là de nouveaux matériaux, cloches, drones de synthétiseur, poussées sonores. Une pulsation sourde anime ce flux élégiaque magnifique, prêt de sombrer dans quel naufrage, je pense à la musique de Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic. Reviennent les premiers vers, on s'abîme dans les graves sépulcraux. Le courant de conscience de la pièce a déjà généré un autre courant, celui de l'auditeur entraîné, dérivant à son tour. La deuxième pièce, "friction sleep maze" fait surgir d'étranges limbes électroniques, grinçantes, dont se détache un long extrait sonore du film Le camion de Marguerite Duras : on entend non seulement la voix reconnaissable de Marguerite, mais des extraits de la musique, celle des Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven, la trente-et-unième, sur laquelle le piano de Reinier s'appuie en se confondant presque avec elle avant de s'en détacher, et ça c'est très beau, n'est-ce pas ce qui nous arrive à tous quand nous aimons une musique, elle finit par nous sembler nôtre, elle nous appartient, c'est comme si c'était nous qui l'avions composée. Cette dérive, c'est une invasion, une incorporation du monde dans notre conscience, l'être-monde que nous sommes. Et me voilà embarqué dans ma propre mémoire, tiré vers Beethoven, regardant le film de Duras, si bien que l'écriture de cet article pourrait durer des heures, celles des allers-retours entre les compositions et leurs composantes intégrées, digérées... Reinier compose une bande-son pour des parties du film où Marguerite parle seule, il est parti dans le film, aussi la pièce devient-elle à la fois une réécriture et un hommage posthume, une manière de faire revivre et de s'approprier ce qui s'est implanté au fond de nous depuis parfois si longtemps que nous voulons y être partie prenante, tant il nous semble impossible que nous n'ayons pas contribué à sa naissance. La fin de la pièce semble retourner dans les tréfonds obscurs de la mémoire...

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

   "Horizon without traveler" : voix étouffée, déformée, discours trouble que le piano prolonge par quelques notes brumeuses...Où allons-nous ? Dans quel film inconnu, dans quel train ? Douceur de l'errance, vacuité des choses, souvenirs d'airs obsédants, cliquetis et murmures chantonnés, surgissements d'objets sonores, bégaiements des répétitions « She was a visitor », ne sommes-nous pas tous des visiteurs du monde, emportés par ce doux courant qui agrège tout dans une indifférence souveraine ? La pièce, diront certains, est ambiante : belle et mystérieuse comme l'eau des souvenirs brassée par un moteur inconnu, évanescente et fragile comme une comptine soudain réapparue, puis emportée. Le monde est "skies, waves, trails" (titre 4 : "ciels vagues sentiers"). La traînée lumineuse d'une comète électronique se déploie dans une très lente ondulation ornée de scintillations, dont surgit un autre courant plus grave. La conscience, au fond, est un autre cosmos, un croisement de forces formidables, ce qui nous vaut une pièce fascinante, dérive radieuse somptueuse de plus de vingt minutes, qui semble peu à peu respirer à un rythme crescendo, puis se creuser d'un alanguissement, se métamorphoser en grondant, comme si nous assistions à la lente agonie d'un dragon. Extraordinaire !

"bardo for Cor" nous entraîne encore ailleurs. Des éclats de piano libèrent des stridences, des zones brouillées, des voix. Peut-être ici Reinier a-t-il fait usage de sons issus des archives de Luc Ferrari. Sorte de poème électronique lesté de drones, de caverne d'Ali Baba, la pièce est vêtue de lambeaux sous une pluie hétéroclite de bruits délirants, de songes sonores proliférants. Le premier disque se termine avec "the mystery of erasure" ("le mystère de l'effacement"), sixième dérive au-delà (de) nulle part, suite magique de souvenirs sonores fondus dans une trame hypnotique, pure association libre surréaliste, qui fait penser fugitivement aux complexes compositions échevelées de Nurse With Wound. Un peu après le milieu de la composition, l'ensemble rentre en résonance, atteint une intensité hallucinatoire, vaste capharnaüm que balaye un vent puissant, si bien que ne subsiste presque qu'une voix égrenant des mots en anglais (origine non identifiée...) dans une gangue d'électronique et de piano lointain. Et l'effacement se produit, long halo d'une beauté diaphane, sublime douceur ponctuée d'un immatériel léger tintinnabulement de clochettes, que j'entends comme l'annonce du second volet de ce diptyque fabuleux.

   Le second disque nous annonce l'aventure du sommeil. Hanté par les horloges, il est comme suspendu entre le jour et la nuit, ou plutôt entre la nuit et la nuit. Le réel flotte, chaque bruit prend un relief inconnu, ouvre un monde. Aussi les extraits du film de Perec , Un Homme qui dort, s'y insèrent-ils tout naturellement. Les quatre titres sont la mise en musique extasiée du monde le plus prochain, qui s'harmonise avec le flux intérieur de la conscience : les espaces parallèles ne sont pas hétérogènes, ils sont du même tissu. Intérieur / Extérieur ou Rêve (Souvenir) / Réel ne se discernent plus, « tout est vague, bourdonnant / ta respiration est étonnamment régulière » dit la bande-son du film. Le vide est un océan vibrant de merveilles, écoutez cette troisième partie, "void", toile électronique irisée de tremblements, stupéfiant avènement de splendeurs, de déflagrations, fleurissant en scintillements, en pluie courbe, et une petite voix féminine chuchote « maintenant tu n'as plus de refuge / tu as peur / tu attends que tout s'arrête / la pluie / les heures  / le flot des voitures /  les vies / les hommes / le monde / que tout s'écroule / les murailles /  et tout /les planchers et les plafonds / les hommes et les femmes /  les vieillards et les enfants / les chiens / les chevaux / les oiseaux / voilà ils tombent à terre / paralysés / pestiférés » sur un fond doux et trouble de drones, de notes lointaines. Après l'apocalypse quotidienne de l'endormissement ou du réveil, « tu n'es pas mort, mais tu n'es pas plus sage », serais-tu tombé dans un pli (titre 4, "a fold") ? Enseveli dans un micro fourmillement, tu vis en présence de bêtes mystérieuses dont on n'entend que le ronflement énorme, ton terrier entouré de sourdes perforations, de couinements, de virgules vrillées, tout lève dirait-on, aspiré par une lumière qui finira par te mener au jour, peut-être...

  Deux disques précieux comme une collection sonore qui nous emporte tout près, si loin, et nous ramène dans le même temps au fond de nous, de notre histoire intime. Reinier van Houdt est le monteur et metteur en son de deux dérives prodigieuses, baignées d'une grâce onirique inoubliable. Un monument !

Paraît en avril 2022 chez elsewhere music / 2 cds / 6 et 4 plages / 74  et 36 minutes environ

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Publié le 1 Avril 2022

Sophia Djebel Rose - Métempsycose

Habiter le monde des mystères

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ça s'appelait la Liberté

   Une voix se lève, et elle chante en français des textes magnifiques ! Alors que tant de chanteurs français renoncent à leur langue pour des prétextes fallacieux, Sophia Djebel Rose revient à notre langue après avoir chanté en anglais dans le duo  An Eagle in your Mind. Il faut saluer ce retour comme il convient, que ce retour soit définitif ! Voix, guitare, un peu d'harmonium indien, retardateur, orgues et chœurs hantés, une touche de basse et de synthétiseur analogique : Sophia Djebel Rose, voix profonde, un peu âpre et rocailleuse, s'inscrit d'emblée dans la lignée d'une Catherine Ribeiro ou de Nico. J'ai pensé aussi à cette immense et trop peu connue Annkrist.

   Chaque chanson vibre comme une incantation, un appel à l'amour ou à la révolte. « L'intranquillité m'habite, liberté chérie / Et je suce ton nom / Comme un bonbon de miel » écrit-elle dans le sillage d'Éluard.  Sa montagne à elle, c'est le Massif Central de son Auvergne. Elle est fille des forêts, des légendes, en rupture : « j'aspire le venin / la brume de ce siècle pétrolier / l'industrie sévit ». Elle rêve d'un palais des Mille et Une Nuits sans porte ni fenêtres ("Le Palais", titre 1), lieu de désir et de Volupté. Baudelaire n'est pas loin. Elle brûle pour la liberté ("Liberté", titre 2), se voit en Vénus « flotter dans les airs / et puis marcher sur la mer / habiter le monde des mystères » ("Vénus", titre 3). Quel titre envoûtant, ce troisième titre, avec la guitare hypnotique, les envolées électriques qui lui permettent de donner toute l'amplitude de sa voix de prêtresse exaltée !

   Sophia Djebel Rose impose un univers vibrant, plonge dans les peurs ancestrales et les mensonges. C'est le curieux "Le Diable et l'Enfant", titre 4, le plus psychédélique par ses mélismes d'orgue et de synthétiseur, la voix proche de la psalmodie. Le texte de "La Louve" (titre 5) est d'un romantisme flamboyant, très proche du Vigny de La Maison du Berger :

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.

ou de La Mort du loup, que je vous laisse le soin de (re)lire. Je ne résiste pas au plaisir de citer largement le beau texte de Sophia :

j'allais parcourant les plaines désertes

j'allais courant le long des fleuves amis

puis il n'y eut plus que des forêts défaites

tous les miens étaient morts des coups de vos fusils

chantait la louve, au pied des remparts de la ville

où êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs

j'ai jadis nourri comme s'ils étaient mes fils

ceux qui d'entre les hommes devaient fonder Rome

chantait la Louve, au pied des remparts de la ville

où-êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs

et d'envie de colère ou d'ennui

comme mes frères à la lune

de ton cœur blessé tu hurles l'amertume

le souvenir des plaines qui fument

au doux soleil de Janvier

ca s'appelait la Liberté

   C'était devenu si rare, en français, d'entendre de la poésie, des textes avec du style, de l'allure, qui nous parlent de l'essentiel, de nos soifs intactes malgré l'industrie qui sévit, la nature dénaturée.
 

 

  Toute la face B se retire du monde pour s'enfoncer dans la nature immémoriale. C'est l'extraordinaire profession de foi de "J'appartiens" (titre 6), dont le texte évoque indirectement le titre de l'album, à propos duquel elle dit dans un entretien accordé au site VoltBass : « C’est souvent que je ressens une intimité profonde avec les choses qui m’entourent, lézards, hommes, femmes, rivières, fauves, oxygène, soleil. L’idée de la Métempsycose, selon laquelle nos âmes habitent successivement tous ces corps me permet d’expliquer cette intimité avec le monde. Et je crois qu’en dernier lieu c’est de ça que parle mon album : notre appartenance au dehors et à l’au-delà. » Se faisant, elle trouve des accents verlainiens (et plus lointainement ronsardiens) dans le titre suivant, "La Clairière", bouleversant appel amoureux à venir « où l'on se perd / si tu veux faisons la guerre / mais dans la clairière », cette clairière qui existe depuis le début du monde loin des tours et des faubourgs des cités asservies. La musique obsédante, très rock, est splendidement alliée à des chœurs, des envolées magiques, des silences, une apesanteur extatique. Toute la poésie est là entre les mots, j'y ai trouvé Nerval aussi :

« J'ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène » écrivait-il dans El Desdichado . Sophia renoue avec ce rêve :

« je veux nager dans le bassin / au poisson d'or ». Comment s'étonner alors de ce chant de révolte qu'est "Blanche Canine" ? Une révolte tranquille, décidée : « pardon de te dire, le temps est un linceul / pas même le vent ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur (...) mais j'ai jeté au feu tous les diadèmes / j'ai bien regardé le soleil (...) mais aucun émir ni aucun fakir / ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur / cette mouche noire sur ma rétine / blanche canine gronde féline / quel long couloir tout crie famine »

  Je résiste à ne pas citer le dernier texte, celui de "Nénuphar" (il est heureusement placé sous la vidéo, d'ailleurs...), Sophie en baigneuse à la voix qui cascade, à la voix de joie, hymne à la légèreté, prière à la sacralité d'une nature « reine Mère ».

   Ce disque est un événement majeur. Je veux y voir le réveil d'une langue que l'on n'entendait plus assez, abandonnée ou recouverte par les publicités en anglais, tout une laide novlangue journalistique. J'y entends une belle clameur. Léo Ferré, Glenmor, Barbara et quelques autres se disent entre eux parmi la poussière de leurs tombeaux que chante à nouveau une barde ardente et farouche, tendre et sensuelle, dans la langue retrouvée de la grande poésie française.

  De la chanson française magistralement servie par un accompagnement sobre ou enflammé entre folk incantatoire et accents rocks. À tomber à genoux, à devenir lièvre ou biche ou cerf, en proie à un coup de fièvre de lune !

 

Paru en mars 2022 chez Red Wig  (Allemagne) et Oracle (France) / 9 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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