LETTRE à ARM
Les mots manquent pour dire, Arm tu nous rends "l'odeur forte du sol", l'homme dépouillé, tel qu'en lui-même, "à ses pieds dort son ombre / alors il marche un peu / avance comme il tremble / car l'air se soulève et l'entoure", l'homme qui sait "qu'il ne cèd(e)ra rien", même si "c'est l'époque qui décide / furieuse et douce", l'homme mélancolique et qui a des raisons de l'être, "c'est curieux comme sa tête penche / il sait que les temps l'auront à l'usure / bref puni d'emprise lente".
Il fallait commencer par tes mots, j'ai pris ceux du quatrième titre, Le premier soir, sombre et sourde promenade déchirante sur fond de percussions lentes, de notes raréfiées de guitare et de programmation à l'image du ciel d'orage très noir de la couverture. Tu ne perds pas le fil. Après Des lumières sous la pluie en 2004 et Acte en 2007 (voir mon article du 7 juin 2007), tu reviens avec Vu d'ici, tes mots et tes musiques. C'est toi aux programmations, à la guitare parfois, mais Olivier Mellano t'accompagne aussi avec la sienne, et puis tu as invité d'autres amis pour des duos, notamment Robert le Magnifique-Iris et Dominique A. Le premier intervient sur le titre 8, Comptez les heures, un rap flamboyant pour répondre "à la pénombre que l'on sait infinie" et prendre position, "allez-y comptez les heures / je suis de l'autre côté(...) loin des armes communes / qui n(e) tolèrent / que dollars et colères / étendards et peaux dures". Dominique apporte son chant fragile au titre 3, Un point dans la foule, une rencontre qui me semblait inévitable, car vous avez l'un comme l'autre "deux traces d'ailleurs / à la place des yeux" : beau duo, sa grâce d'ange déchu, ta ferveur rugueuse, tu lui laisses la fin, l'envolée lyrique, électrique, les choeurs et le déchaînement des guitares, et moi je suis comme vous "souriant juste d'être / emporté par la foudre", conquis par ton détournement d'Edith Piaf.
J'aime que tu prennes comme point de départ cet instrumental inattendu qui ouvre l'album, Nulle part, majestueuse ouverture que certains trouveront injustement emphatique quand elle n'est que l'élégie inaugurale, le champ de blé doré menacé par l'orage sans fin d'une société asphyxiante, l'avant-texte tout en cordes courbes, en caresses violoncelles, battements d'attente de l'infini qu'on veut assassiner. C'est à cette agression délibérée que tu réponds avec tes mots de feu dès le titre 2 éponyme, entre rap rageur et post-rock puissamment lyrique, véritable manifeste pour une autre vie que celle qu'on nous programme, "vive le sourire aussi / l'ivresse / les drames mineurs". Tu les préviens, ceux qui "pensent qu'ils peuvent prévoir", "vu d'ici / seul le feu nous atteint (...)/ des vagues / nous sommes la force des creux". Tu nous rappelles aussi, dans De plein fouet, l'incandescent titre 5 traversé d'images d'apocalypse, que "rien ne sert de courir / quand tout s'effondre". Il y a du prophète en toi, je veux dire un homme pleinement lucide, décidé à regarder le monde et ses impasses. Et qui se laisse aller à la déréliction, comme dans le magnifique titre 6, Anonyme, court blues sans parole qui laisse chanter la voix et la guitare. Qui croit malgré tout en la vie de toute sa force et sait alors devenir tendre, comme dans Ne regarde pas, le titre 7, déclaration d'amour "puisqu'à l'écart / j'ai vu d' autres formes naître/ puisqu'à les croire / on n'y prend / rien d'autre que du rien", et toi tu sais que ce rien c'est tout l'homme. Un homme qui sait se taire pour laisser rêver, c'est Le chant d'une nuit, le titre 9, bel instrumental dépouillé, guitare nonchalante en traîne de lumière, piano parcimonieux et retenu, batterie étouffée, cymbales lointaines. Un homme qui suit sa route, celle d'Acte, que prolongent les derniers titres : "c'est sur cette route / qu'on a dû percher nos rimes (...) c'est vers là-bas / que chaque soir fut en avance (...) c'est sûrement là / qu'on a laissé nos imprévus / qu'on y laissera nos visages / et les lueurs d'un autre temps". Pour atteindre L'aube, enfin, le dernier titre, scintillante aubade pour guitare.
Merci, Arm, pour cet album admirable et bouleversant, passionnant de bout en bout, sommet de la trilogie amorcée avec Des lumières sous la pluie. Qu'il fait bon entendre la langue française, scandée, fécondée par une inspiration si vraie, loin des fadaises sentimentales et des messages assenés avec hargne, servie par des musiciens accomplis. Rap, rock, voire blues, chanson française, étiquettes que tu décolles à coup de musique et de poésie. "mais qui te parle / de repli hors du temps / j'écoute et puis j'attends". C'est cette écoute et cette attente qui nous rassemble, voyage pour sortir du bout de la nuit....
Paru en 2008 chez Idwet / 13 plages / 49 minutes environ.