Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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Publié le 26 Septembre 2023

Eve Egoyan + Mauricio Pauly - Hopeful Monster

  Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d'Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu'elle n'a peur d'aucune audace, d'aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d'un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d'un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d'un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de "drum bundle").

   Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre "Spore", le disque prend une autre envergure, devient l'exploration de continents sonores d'une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s'inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s'agit pas d'un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d'une augmentation, d'un déréglage  sonore, ils dérapent vers l'inconnu, si bien qu'on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu'on connaît. Sans cesse, la musique s'échappe, s'engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans "Dive", dans une forgerie de cristal. "Braid", orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l'arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l'un des sens de "braid") tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. "Dialing with abandon" poursuit l'amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d'Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s'élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d'une grâce indicible !

    Tout est devenu possible, les amarres larguées. "Stilled Shadow", si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! "Single spore flexing gently" réaffirme la torsion à l'œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c'est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s'installer dans "Agree no frown" : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l'auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d'un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d'inflexions désaccordées. Le neuvième titre, "Height", est sans doute le chef d'œuvre de l'album, d'une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l'impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. "Effort grind braid", après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque "pur" dans des méandres élégiaques assez émouvants.

   Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d'espoir », lui passer ses moments les plus "destructifs", car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d'univers sonores, à l'arraché de l'aventure.

Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ

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Pas d'extraits autres à vous présenter, mais il reste...

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Publié le 20 Septembre 2023

Zimoun - ModularGuitarFields I-VI
Foisonnement épique

   Connu pour ses installations à grande échelle de bruit et mouvement orchestrés, l'artiste suisse multi-disciplinaire Zimoun publie chez 12K un disque qui rompt avec la quiétude, la fragilité des productions de cette maison de disque (voir l'article précédent à propos du duo Illuha, par exemple). Modular Guitar Fields I-VI combine les sons d'une guitare Ténor Baryton, d'une sélection d'éléments provenant d'un synthétiseur modulaire et d'un amplificateur Magnatone des années 1960. La courte section IV mise à part , autour de une minute, les cinq autres sont amplement développées, entre dix et seize minutes.

  Six paysages sonores en perpétuel mouvement, six immersions dans des espaces grandioses, peuplés de drones épais, d'éclairs fulgurants, de hoquets, de collisions. Six voyages au cœur d'une densité aux micro-variations multiples, ce que la couverture illustre très justement. D'ailleurs sa devise, explorer la complexité à travers la simplicité, relève de l'esthétique minimaliste, comprise comme un moyen de donner à la musique une dimension à la fois organique et spatiale, mêlant microcosme et macrocosme pour nous prendre dans les filets brouillés d'une trame hypnotique. L'univers du disque est en effet flou, un flou d'un psychédélisme vertigineux, marqué par de longues traînées granuleuses, sourdes, de brefs et répétés courts-circuits : la musique ne cesse de se recréer dans une ébullition sombre et farouche, magmatique. L'osmose entre la guitare, le synthétiseur modulaire et les jeux d'amplification débouche parfois sur des tapisseries sonores chatoyantes, comme dans la section III, particulièrement répétitive, plus dans le genre 12K  par sa fragilité élégante, cependant peu à peu envahie par des granulations, une densification et un assombrissement des textures menant à un finale à frémir et à la courte quatrième section déchirée, dévastée d'échos, elle-même prélude à la cinquième, épique et flamboyante, aux colorations somptueuses. Toutes les sections sont enchaînées, d'où un continuum exaltant, fabuleux.

   Un disque magistral, d'une sidérante beauté !

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K / 6 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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  En complément, comme je ne trouve rien d'autre à vous faire entendre que le bandcamp, retour sur son disque précédent, Guitar Studies I-III, paru en 2022 chez Room40, vous ne serez pas déçus... Chaque étude dure autour d'une heure, la longue durée n'ayant jamais effrayé les minimalistes, au contraire.

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Publié le 11 Septembre 2023

Illuha (3) - Tobira

   Illuha ? Le japonais Tomoyoshi Date et l'artiste sonore américain Corey Fuller (dont la famille s'est installée au Japon depuis 1983) se sont rencontrés en 2006. Après Shizuku, premier album de leur duo ILLUHA enregistré dans une vieille église, sorti en 2011, et Interstices en 2013, puis Akari en 2014, j'avais un peu perdu leur trace, ayant manqué leur collaboration avec Ryuichi Sakamoto et Taylor Deupree en 2015. Les revoici donc tous les deux avec Tobira (Porte / Ouverture) , ou plutôt tous les trois avec la collaboration du percussionniste Tatsuhisa Yanmamoto, toujours chez 12K. Les deux hommes cherchent de nouveaux territoires sonores. La palette électro-acoustique d'Illuha se trouve soutenue par la structure rythmique donnée par la batterie de Tatsyhisa, à la touche légère, enregistrée avec les micros très proches.

   Illuha : bulles d'illusions, gazes délicates, arabesques élégantes. De l'ambiante parfois spatiale ciselée avec un sens du détail des textures . Sur ce nouveau disque la présence de la batterie, frottée, jouée presque comme du koto ou du bout des doigts, surprendra les admirateurs du duo. Mais loin de détruire le calme rêveur de ces toiles atmosphériques, elle place des amers, des repères permettant aux constructions fragiles du duo de flotter en toute quiétude, comme sur Roji, le second titre. Le très beau "Nijiriguchi" (titre 4) devrait d'ailleurs les rassurer : on baigne dans une rêverie étirée que la batterie vient coudre, ourler de ses frappes frémissantes et tranquilles. Et le piano de Tomoyoshi donne à "Monkou" (titre 5) un côté Harold Budd qui en séduira plus d'un ! Du grand Illuha ! "Okurirei" s'ouvre sur un solo épuré de batterie en guise d'ouverture à une composition planante et grandiose, mystérieuse, émaillée d'autres percussions cristallines.

   Un disque d'Illuha impur, de l'Illuha quand même, et c'est une joie de les retrouver.

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K (New-York) / 6 plages / 54 minutes environ

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Le sublime Perpetual (paru en 2015) en collaboration avec Ryuichi Sakamoto et Taylor Deupree, illustré très justement avec une image de film d'Andréi Tarkovski :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 6 Septembre 2023

Flocks - Flocks

   Flocks est un duo atypique formé par le spécialiste des drones Werner Durand et Uli Hohmann. Tous les deux, grands connaisseurs des musiques extra-européennes, créent des instruments : Werner des vents (ur-sax, clarinette bourdonnante, neys et cors en PVC), Uli des cordes (branchées, martelées, à archet). Werner joue aussi du saxophone ténor, de la kalimba soufflée, de la harpe à bouche et des drones, et Uli des tambours sur cadre, de la kajira indienne (autre petit tambour sur cadre), du riq (instrument de percussion classique au Moyen-Orient) et de l'électronique.

Flocks - Flocks

   Leur musique est donc à la confluence des musiques traditionnelles orientales ou africaines, et des musiques expérimentales-électroniques à base de drones. On peut penser à Jon Hassell, qui, avec son jeu de trompette influencé par la musique classique indienne et les effets électroniques greffées sur elles, est justement fondateur de la "Fourth World Music".

   Le premier long titre (20 minutes), "Quicksand" (Sables mouvants), est tout à fait hypnotique, avec sa nappe de drones d'orgue sur laquelle le saxophone déchiré se tord, souffle au rythme de diverses percussions. Formidable musique de transe, quelque part entre la musique soufie et Ash Ra Tempel !

   "Convergence", un peu moins long (autour de quinze minutes), est au début plus expérimental, électronique, mêlant drones électroniques et drones de clarinette notamment. Titre vibrant, plus sombre, il joue de longues notes tenues, est parcouru de zébrures comme autant d'appels inhumains, glisse dans des graves profonds. On baigne dans le doux balancement des textures, vers la sérénité de l'abandon. Le court dernier titre (un peu plus de six minutes), "The Hunter", après une introduction calme, s'anime autour de chuintements de ney (?) et de plaintes de saxophone bouché : quel chasseur dans des plaines arides traque des bêtes apeurées ? La chasse, c'est sûr, ne finira jamais...

   Vous ne sortirez plus des sables mouvants, ni des chasses infinies...

Paru fin août 2023 chez Zéhra (Berlin, Allemagne) / 3 plages / 42 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

   En 2017, Werner Durand avait sorti avec la chanteuse de drhupad Amelia Cuni et Uli Hohmann un disque déjà appelé Flocks... Extrait ci-dessous.

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