grandes voix

Publié le 9 Janvier 2024

Joseph Branciforte & Theo Bleckman - LP2

   Musicien électronique, producteur et directeur de la maison de disques Greyfade, Joseph Branciforte retrouve la voix inoubliable de Theo Bleckman pour un LP2 nettement plus étoffé que le court LP1 sorti en 2019. Chanteur de jazz, et devenu l'une des grandes voix de la musique contemporaine, Theo Bleckman a chanté avec Meredith Monk et bien d'autres. On lui doit de nombreux disques, parmi lesquels un remarquable double album titré Berlin (2007), musiques de Kurt Weil et Hans Eisler, et l'extraordinaire album solo anteroom, sorti en 2005 chez Traumton.

   Tandis que LP1 fut enregistré spontanément, avec le minimum de post production, LP2 est nettement plus élaboré, navigue entre improvisation et composition, avec ajout de nouvelles pistes. Joseph Branciforte utilise synthétiseur, Fender Rhodes, vibraphone, glockenspiel, oscillateur et autres traitements électroniques, pour dialoguer, accompagner  la voix non-pareille de Theo, parfois démultipliée.

   C'est la mer primordiale, unisson de drone, légères ondulations, avec des picotements de micro-percussions, puis la voix, les voix, surgissent, au-dessus, planantes, transparentes, au-dedans, graves. Une polyphonie délicate, profonde, d'une paix supra-humaine. Ce n'est plus seulement la mer, c'est l'univers qui chante à peine dans la grand sommeil cosmique, comme une longue caresse de l'infini. Par contraste, le second très court titre, avec son grésillement de glitchs en battement régulier, semble marquer le réveil de la voix, tirée de son onirisme premier. Et la voix chantonne, murmure, nimbée d'une grande douceur (titre 3), le jour se lève peut-être, la voix salue l'aube, l'aurore. Atmosphère enchantée, frémissement des merveilles. La voix se retourne sur elle-même, les textures de Joseph Branciforte évoquent un drapé lentement remué de scintillements au long de cette marche archangélique. Comment ne pas être séduit, conquis par une musique si exquise ?

   D'étranges oiseaux se répondent sur un tapis vibrant pour le titre quatre, court intermède avant le surgissement d'un monde sonore peuplé d'événements percussifs et de bruits, glissements et clapotis curieux, comme si les objets vivaient de leur vie propre, la voix glissant au-dessus par intermittences, elle-même comme une des émanations de cet infra-monde à la Yves Tanguy ou Miró. "7.21" (titre 6, tous les titres sont titrés par des chiffres) présente un univers plus construit, plus harmonique, en dépit d'un pullulement persistant de petites virgules. Les synthétiseurs unifient, la voix s'élance, se démultiplie. Encore un grand moment de grâce extatique, le chant de mille bouddhas dans des cavernes résonnantes, Theo en chamane ou grand prêtre d'un culte mystérieux. La cérémonie devient de plus en plus hypnotique avec "10.17.13", mélange magnifique de glitchs, appels vocaux brefs et répétés à un rythme rapide. Le dernier titre orchestre une somptuosité sonore bruissante. Drones et halos nous plongent dans un palais des glaces peuplé de créatures à demi-endormies, ensorceleuses. C'est le pays d'Onirie-Féérie qui va gentiment nous avaler, engourdis par les circonvolutions de la musique !

  Osmose magique entre l'électronique, les instruments et les traitements de Joseph Branciforte et la(les) voix de Theo Bleckman : un voyage fabuleux dans un autre monde !

     [Ci-dessous, les deux hommes en public à Brooklyn au moment de LP1 / rien de plus récent à vous proposer, si ce n'est sur bandcamp plus bas. ]

Paru début décembre 2023 chez Greyfade / 8 plages / 42 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques, #Grandes Voix

Publié le 4 Octobre 2023

Yann Novak - The Voice of Theseus

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak poursuit une carrière qu'il dit marquée par les différences de perception qu'il vit en tant que daltonien partiel, dyslexique et sujet à des acouphènes. Les fois précédentes, il travaillait une musique électronique aux drones impressionnants, y ajoutant parfois des enregistrements de sa voix qui ne chantait pas vraiment. Cette fois, il a demandé à deux de ses chanteurs préférés, Gabriel Brenner et Dorian Wood, de l'aider dans une expérience de manipulation de leurs voix enregistrées.

Jusqu'à quand reste-t-on une même entité ?

   Yann Novak est parti de l'histoire de Thésée qui, en tuant le Minotaure sur l'île de Crète, sauve les enfants athéniens victimes de sa voracité. En mémoire de cet exploit libérateur, les Athéniens entreprennent un pèlerinage à Délos avec le navire de Thésée. Avec le temps, le bateau se détériore, il faut le réparer, pièce après pièce, si bien qu'à un moment on peut se demander si c'est bien encore le navire de Thésée qui accomplit le voyage commémoratif. D'où l'expérience dont je parlais : que reste-t-il de l'identité des voix initiales au fil des manipulations, jusqu'où peut-on aller ? Ce qui est une tentative pour lui de réfléchir aux différences de perception entre lui et les autres, et plus largement entre nous. Aussi la bonne écoute consiste-t-elle, particulièrement pour ce disque, à écouter les morceaux d'affilée : à cette condition seulement, on appréciera les modifications, altérations, en effet très sensibles entre le premier titre, "A Monument to Oblivion" et le titre 7 par exemple, "The Inevitability of Failure".

   Rassurez-vous : il n'est pas nécessaire de se référer à l'expérience évoquée ci-dessus pour apprécier ce disque, de même que vous pouvez oublier les inquiétudes de Yann Novak. The Voice of Theseus confirme le talent d'un grand compositeur. Yann se lance, après des albums relativement brefs, dans une sorte d'oratorio pour voix et électronique. Et c'est de toute beauté !

   Au départ, dans "A Monument to Oblivion", il y a les voix pures, en polyphonie quasi médiévale, avec une ponctuation rythmique espacée, mais forte, et déjà une  électronique dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elle contient des voix, déformées. Les deux cheminent de concert... De titre en titre, les voix sont modifiées, puis se fondent jusqu'à disparaître à peu près (on n'en est pas très sûr !) dans le dernier, "We Went out, Not with a Whimper, but a Whisper", titre qui joue de la paronymie entre "Whimper"(gémissement) et "Whisper"(murmure) : il suffit de presque rien pour que le tout soit changé en un autre. Ce "presque rien" est au cœur des compositions. À la fin, les voix sont vaporisées, fondues, méconnaissables ... et troublantes. Entre les deux, drones, orgue et synthétiseurs tissent des toiles somptueuses, enchâssent les voix comme on enchâsse les bijoux. On traverse le substrat (titre 3 : "Traversing the Substrate") pour rentrer dans un espace vibratoire suave, aux amples pulsations. Comment ne pas être séduit ? Le court titre 4, "Interlude - The Translator", nous plonge en milieu maritime, avec un étrange oiseau au chant étranglé, caverneux, peut-être comme une pythie antique, pour nous conduire au pays de la lumière, "Super Coherent Light" (titre 5). Des textures mouvantes de synthétiseur, d'orgue, s'animent d'un battement régulier, puis les voix reviennent dans un crescendo puissant, des voix liées en gerbes vocales, et non plus individuelles, pour contribuer au sfumato sinueux de la fin de la pièce.

    Arrivés à "Patterned Behavior", on navigue sur les sommets : morceau à la Jocelyn Pook (le bal masqué chez Stanley Kubrik...), tout en drones troubles autour d'une voix à peine distincte de la trame. L'espace sonore se fait tapis de frottements, friselis froissés, voix archangélique comme rentrée en elle-même : c'est le sublime "The Inevitability of Failure", la musique semblant se fissurer, se fracturer en micro grains au long d'une série d'ondulations tremblées. Ballet de drones bien opaques, "Seeing Light Without Knowing Darkness" a la majesté d'une avancée aveugle, inconsciente, et grandiose, avec ses enveloppes striées, tandis que des voix perchées incantent la stratosphère, et c'est le dernier titre, déjà évoqué, suite d'ébranlements nébuleux aux portes d'une lumière qui semble toujours se dérober sous les coups de butoir de forces obscures.

   Une réussite envoûtante !

Paru début juillet 2023 chez Room40 / 9 plages / 45 minutes environ

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Publié le 3 Mai 2023

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)

   Considérés par le compositeur et critique musical Kyle Gann comme la première œuvre post-minimaliste, les Time Curve Preludes de William Duckworth (1943 - 2012) ont peu à peu acquis la renommée qu'ils méritent. Ces vingt-quatre petites pièces pour piano, composées en 1977 et 1978, ont été crées en 1979 par le pianiste Neely Bruce, intégrale enregistrée chez Lovely Music la même année. Bruce Brubaker, pour lequel le compositeur écrivait un concerto pour piano dans les derniers mois de sa vie, donna une belle version des douze premières en 2009 chez Arabesque Recordings. En 2011, le pianiste R. Andrew Lee a enregistré le cycle chez Irritable Hedgehog. Trois interprétations par trois pianistes américains importants, et d'autres sans doute qui m'ont échappé, témoignent de l'attraction exercée par ce cycle, devenu au fil des ans un classique. À juste titre !

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
Emmanuele Arciuli

Emmanuele Arciuli

   C'est au tour d'un pianiste européen, l'italien Emmanuele Arciuli, familier des œuvres de Georges Crumb, Philip Glass, Lou Harrison ou Frederick Rzewski, de proposer sur ce disque paru voici peu chez Neuma Records son interprétation des douze premières pièces. Une interprétation qui n'a rien à envier à celle de ses prédécesseurs. Le piano est enregistré de plus près, plus mat que chez Neely Bruce. Le parti-pris d'un toucher très analytique, les notes bien détachées alors que chez Nelly ou Bruce elles sont plus enchaînées, donne des lectures à la fois équilibrées et d'une grande luminosité. Dans le prélude VI, un des préludes ineffables du cycle, on entend, par différence, que Neely joue sur le tapis des harmoniques, que Bruce accentue le pendulum enivrant de la pièce, tout en la ralentissant suavement, tandis que Emmanuele choisit de creuser les contrastes pour donner le sentiment d'une rigueur quasi mathématique tout à fait envoûtante ! Bruce plonge le prélude VII dans une brume languide, Neely en fait sonner les dissonances ; Emmanuele ôte la brume, donne à la pièce son côté boogie woogie détourné par Satie. Sous ses doigts, le VIII étincelle mystérieusement, assez loin de Bruce et de son rubato alangui (2'50 - au demeurant magnifique !), plus proche de la grâce légère de Neely. Je ne poursuis pas une comparaison très partielle. Cette nouvelle version a ses caractères propres, qui la rendent aussi attachante que les "anciennes".

   Dans l'ensemble, il se dégage de l'interprétation de Emmanuele Arciuli un sentiment de grande paix radieuse, ce qui n'exclut pas une belle énergie dans les préludes les plus nerveux.

Un titre en cache un autre...  

   Le titre de l'album ne laisse pas prévoir une jolie surprise, celle de découvrir un petit cycle de mélodies (soprano et piano) du même compositeur, titré Simple Songs About Sex and War, sur des paroles du poète américain Hayden Carruth (1921 - 2008) : cinq pièces entre un peu moins de deux minutes et un peu plus de trois pour environ quatorze minutes au total. On y retrouve le même pianiste pour accompagner la soprano italienne Costanza Savarese, par ailleurs guitariste classique internationalement reconnue et artiste interdisciplinaire.

Costanza Savarese

Costanza Savarese

   Ce cycle est la dernière œuvre composée par William Duckworth. Cinq pièces délicieuses ! Sur la première, "Six O'clock" Costanza Savarese chante d'une petite voix pointue, mutine. La langoureuse "If Love's No More" permet à la voix souple de la chanteuse de donner toute sa mesure. Je pensais parfois à Kate Bush en l'écoutant. On n'est pas loin des chansons de cabaret, entre gouaille et dramatisation affectée, sur des mélodies superbes, parfois avec d'audacieuses ruptures de ton, comme sur "The Stranger", la quatrième. La dernière, "Always or the Children or Whatever", est empreinte d'une nostalgie magnifique. Quel beau testament musical !
   Un disque admirable servi par de brillants interprètes.

 

Paru en février 2023 chez Neuma Records / 17 plages / 45 minutes environ

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Publié le 20 Février 2022

Christopher Cerrone - The Arching Path

   Je ne perds pas d'oreille le compositeur américain Christopher Cerrone, dont j'ai célébré avec ferveur The Pieces That Fall to Earth paru en 2019. Il a sorti en mai 2021 un autre disque remarquable, The Arching Path. Sorte de carnet de route, l'album enregistre le choc en retour produit par certains lieux longtemps après être rentré chez soi. Comme le disque est accompagné d'un livret très éclairant, je laisserai de côté un certain nombre de renseignements.

Pont sur la rivière Basento (1967) à Potenza / Architecte : Sergio Musmeci

Pont sur la rivière Basento (1967) à Potenza / Architecte : Sergio Musmeci

  The Arching Path (2016), cycle de trois pièces pour piano solo, est lié au pont sur la rivière Basento, à Potenza en Basilicate (Italie). Un pont en béton armé d'une seule travée soutenu par quatre arches en forme de bois de cerf, ce dernier point étant le plus étonnant. C'est le pianiste Timo Andres qui interprète ce cycle magnifique. Le premier mouvement évoque par une note répétée à intensité crescendo la travée unique, soutenue par des éclaboussures harmoniques en strates de hauteur variable : pièce éblouissante par ses boucles dynamiques et sa mélodie courante, diffractée ! Le second plonge dans les eaux, songeur, parcouru de frémissements, d'alanguissements élégiaques. Quelle douceur souveraine, et quelle force lumineuse ! Le troisième, à nouveau s'appuyant sur le pointillisme du premier, semble poser une question insistante, se laisse aller à une contemplation extatique dans un semis d'aigus et d'éclats.

   Suit un deuxième cycle de cinq pièces baptisé Double Happiness (2012, arrangé en 2016), pour vibraphone, piano, électronique et enregistrements de terrain (de son séjour en Ombrie : orages, cloches d'église, gare et campagne italienne ). Pour commencer, un délicieux "Autoportrait" à partir de quatre notes mélancoliques au piano puis au vibraphone sur un fond cristallin de particules électroniques. Le cycle est presque buddien (Harold !), emprunt d'une ambiance délicatement orientale (clin d'œil au mariage du compositeur avec l'écrivain Carrie Sun, d'origine chinoise ?). La deuxième partie de l'Autoportrait est une splendeur de cloches sonnantes et de vibraphone, prolongé par le piano dans le dernier tiers, extraordinaire crescendo minimaliste. Un deuxième interlude ménage une phase de rêverie avant la "New Year's Song", mélodie diaphane agrémentée de bruissements de violon (joué par le compositeur en personne), retombant sur un fragment mélodique répété au piano. Un cycle miraculeux !

 

  I Will Learn to Love a Person (2013), cycle en cinq mouvements, notamment pour piano, percussion à archet, vibraphone et clarinette, est chanté par la soprano Lindsay Kesselman : il s'agit de la mise en musique de cinq poèmes de l'écrivain Tao Lin. Je retrouve le génie de Christopher Cerrone, dont The Pieces That Fall to Earth m'avait enthousiasmé. Quelle musique précise, exquisement expressive ! Je reste rivé au livret, suivant le texte mot à mot, ébloui, en dépit de textes bien inférieurs à mon sens à ceux du disque mentionné ci-dessus.

  Inspirée d'une station de métro dans laquelle le compositeur a passé bien des moments nocturnes, Hoyt-Schermerhorn, les presque huit minutes de cette pièce pour piano solo terminent cet album varié, généreux. C'est une lente dérive, une rêverie au piano d'un dépouillement émouvant, magnifiée par un cliquetis électronique miroitant en direct dans les dernières minutes.

   Le disque splendide d'un compositeur capital. Meilleur disque de 2021 ?

Paru en mai 2021 chez Outburst - Inburst Musics / In a Circle Records / 14 plages / 53 minutes environ

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Publié le 16 Août 2021

Sissel Vera Pettersen & Randi Pontoppidan - Inner Lift

   Où se fondirent tant d'eaux ardentes...

   Deux voix, ensemble, séparément, celles de Sissel Vera Pettersen et de Randi Pontoppidan : simplement, a capella, ou accompagnées par de légers traitements électroniques, une cithare préparée, des bols chantants tibétains. Enregistrées en un jour près de Copenhague. Tout dans le disque est improvisé, même les procédés électroniques sont conçus sur le moment. Rien n'est préenregistré. « La seule méthode est d'ouvrir les oreilles et d'essayer de ne pas filtrer les idées qui nous viennent spontanément. » dit Sissel Vera Pettersen, qui ajoute : « Tout est intuition et communication. Personne ne sait quelle direction va être prise, et cette ouverture nous inspire toutes les deux beaucoup. » De là sans doute le beau titre de l'album : Ascenseur intérieur, en français.

   Elles se sont rencontrées en 2004 au Danemark, ont sympathisé, si bien que, depuis, elles partagent des expériences musicales des forêts scandinaves aux déserts syriens. Toutes les deux sont des improvisatrices vocales dans le domaine des musiques contemporaines et du jazz. Pour les situer rapidement, Sissel Vera Pettersen est la directrice artistique des Trondheim Voices, a collaboré notamment avec Chick Corea, tandis que Randi Pontoppidan a tourné dans le monde entier avec le Theatre of Voice et collaboré avec Joëlle Léandre.

C'est la cithare préparée qui ouvre l'album, par des attaques percussives graves, lentes, et des frottements, puis un rythme évocateur d'anciens rituels... et viennent les voix en longs sons tenus, alternés, si bien qu'on a l'impression d'entendre une voix et son ombre. "Come" est un chant radieux, une psalmodie sans parole, les voix s'entremêlant avec une étonnante fluidité. Le ton est donné pour un album d'une rare élégance : tout y est évident, facile, tout coule de source. On est emporté par un flux sinueux, des inflexions sans cesse changeantes, rauques ou caressantes, proches ou lointaines. Éthéré : le terme me serait venu, elles l'emploient pour leur deuxième titre, "Ethereal". On retrouve la cithare préparée sur "Mazuu", où elle est utilisée comme une cloche qui scande le chant étrange où l'on entend en effet "Mazuu", ce mot qui suscite bien des interprétations - je vous laisse y rêver !, mot répété, avec la second voix utilisée comme une autre percussion par la seule vibration saccadée de la glotte. Tout simplement envoûtant !

   Le titre éponyme est une sorte de mise en gorge jubilatoire, au ras du souffle, miniature de moins d'une minute, transition entre ce "Mazuu" de plus de cinq minutes et le suivant, le plus long titre avec plus de onze minutes. "Raindrops" commence par une introduction instrumentale splendide, alliance de frappes percussives sèches et de tintinnabulement des cordes de la cithare, sur laquelle les voix se placent suavement. C'est une suite de frémissements dans une atmosphère mystérieuse, incantatoire, mais si doucement. Puis les voix s'élancent, elles montent, diaphanes, archangéliques, s'approchent des voix de gorge. La pièce se fait haletante à peine, "raindrops" sert de mantra, tout se met à tournoyer jusqu'au vertige, avec la double ponctuation percussive grave qui accompagne cette fusion lumineuse et folle comme dans une marche sacrée aux délices. C'est un moment absolument sublime  que nous offrent les deux chanteuses inspirées.

   Et l'on n'a pas encore épuisé la beauté de ce disque. La cithare étincelle sur "Traces", court instrumental. "Ohro" est une berceuse ou une sorte de danse a capella des deux voix qui se répondent. "Swimmingly", illuminé par la cithare, prend les allures d'une pulsation quasi reichienne tout à fait incroyable sur fond de drones, les voix micro fracturées (je pense à la couverture). Les bols chantants ouvrent le dernier titre, "Still Safe". Les voix se détachent doucement des harmoniques des bols, les souffles s'allument comme des torches : la cérémonie sera belle, tous les troupeaux des sons sonnent et résonnent, les voix dans le ciel comme des comètes.

   Un disque d'une inépuisable beauté illuminante.

  

Paru en mai 2021 chez Chant Records / 9 plages / 38 minutes environ

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Publié le 24 Mars 2015

"Berlin" et "anteroom", deux facettes des talents vocaux de Theo Bleckmann
"Berlin" et "anteroom", deux facettes des talents vocaux de Theo Bleckmann

"Berlin" et "anteroom", deux facettes des talents vocaux de Theo Bleckmann

   Né à Dortmund en 1966, Theo Bleckmann s'est fixé aux États-Unis à partir de 1989. Il est devenu citoyen américain en 2005. Chanteur et compositeur, c'est un musicien éclectique, aussi à l'aise dans le répertoire du jazz, du cabaret, des mélodies de Charles Ives, ou encore des compositions vocales de Meredith Monk, avec laquelle il a travaillé pendant quinze ans en tant que membre de son ensemble. Il a à son actif de nombreuses autres collaborations qui témoignent de sa grande curiosité. Parmi elles, celle avec Fumio Yasuda, pianiste et compositeur japonais qui a travaillé notamment avec le célèbre photographe Nobuyoshi Araki. Ils ont enregistré ensemble plusieurs disques, dont Berlin, sorti en 2007 : ce sera l'objet de la première partie de cet article. La seconde sera consacrée à un projet solo entièrement vocal, anteroom, sorti en 2005. Deux coups de cœur pour des disques déjà anciens, mais qu'importe, vous me connaissez : ils valent toujours le détour !

   Berlin est une anthologie de chansons de cabaret aux musiques signées par les deux grands noms : Hans Eisler (majoritairement), Kurt Weil, bien sûr, mais on y rencontre Micha Spoliansky ou encore Michael Jary, sur des textes de Bertold Brecht le plus souvent, mais aussi du poète Johannes Robert Becher. Theo Bleckmann présente en plus, sur des compositons personnelles, quelques textes de Kurt Schwitters. C'est un régal de bout en bout. Les arrangements de Fumio Yasuda sont raffinés, élégants. Le chant de Theo est suave, subtil, mais sait être âpre, distancié. C'est à une véritable recréation de l'univers d'Eisler et Weil que nous invite Theo Bleckmann. Si on la compare avec l'interprétation, magistrale, de Dagmar Krause dans les deux disques formidables que sont Supply & Demand (1986, Hannibal Records) et Tank Battles (1988, Island Records), on se dit que Theo, qui tire parfois  les compositions vers la musique contemporaine, en fait des lieder plus intemporels, souligne en tout cas leurs audaces. C'est particulièrement évident sur "Das Lied von Surabaya-Johnny", tube de cabaret qu'il se plaît à casser, à subvertir avec un évident plaisir en y introduisant des phases lentes. La voix gouaille, étincelle, émeut, s'étire...Sa diction impeccable, claire et douce, transfigure le texte, magnifie la langue allemande comme rarement.

   "Bitte der Kinder", musique de Paul Dessau, n'est pas si éloigné de l'école de Vienne. Qu'on écoute les violons sur "Als ich dich  in meinen Leib trug", pizzicati tandis que la voix chavire, dissonnants tandis que la voix  chantonne : titre d'une étonnante modernité. Car j'allais oublier les deux violons, l'alto de Caleb Burhans (du duo itsnotyouitsme), le violoncelle de Wendy Sutter, qui a joué avec Philip Glass ! Du beau monde !

   La fin de l'album est plus splendide encore, avec "Über den Selbstmord" et deux compositions de Theo pour des textes de Kurt Schwitters, sur lesquelles il joue de sa voix de manière éblouissante, et une renversante version de "Lili Marleen" de Norbert Schultze, où la voix est doublée par un chant sublime en fond, qui n'est pas sans rappeler...le second disque dont je souhaite vous entretenir.

En attendant , une version en concert de "Lili Marleen":

   anteroom, paru deux ans avant Berlin, contient le titre éponyme de quarante-huit minutes auquel la version de "Lili Marleen" emprunte la démarche. C'est un pur chef d'œuvre de musique ambiante et post-minimaliste, avec des passages complètement reichiens, animés de la pulsation reconnaissable de Steve. Theo Bleckmann n'utilise que sa voix, démultipliée par les multi-pistes, déformée par des systèmes de retardateurs, de boucles, pour créer un opéra fabuleux, quelque part entre les Canti Illuminati d'Alvin Curran et les chants de gorge extrême-orientaux. Musique majestueuse, sublime, éthérée, qui remplit l'espace sonore, le fait onduler. Elle s'enfle, se creuse, renaît chargée de traînées harmoniques, gigantesque mantra toujours varié, lieu du calme souverain, de la beauté transcendante, antichambre en effet d'un arrière-monde plus vertigineux encore, en somme promesse d'une beauté incommensurable,

   Je ne m'explique pas pourquoi une telle composition, extraordinaire, n'a pas fait l'objet d'articles, de revues. En dehors des deux extraits sur Youtube, du site de Theo et de mentions sur les plate-formes de vente de disque, il n'y a rien ! Alors que fourmillent les rumeurs insipides, les potins mesquins, les commentaires minuscules de la moindre intervention d'un homme politique ou d'un artiste à la mode, rien sur ce MONUMENT de la musique vocale d'aujourd'hui...Triste Internet, phagocyté...

  Un grand merci à Timewind pour la découverte d'anteroom !!!!

I am waiting in an anteroom.
I wait and wait.
Waiting still.
I wait.
Weightless.
      
        Theo Bleckmann

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Berlin, paru chez Winter & Winter, 2007 / 23 titres / 77 minutes 

anteroom, paru chez traumton, 2005 / 2 titres / 56 minutes 

Pour aller plus loin :

- le site de Theo Bleckmann, qui a signé depuis un autre disque consacré à Kurt Weil et l'Amérique sur le lable ECM.

- un extrait de anteroom en public. Le son ne me paraît pas fameux, hélas. Puis l'intégralité de ce chef d'œuvre...

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)

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Publié le 5 Février 2015

David Lang - death speaks

(Nouvelle publication de cet article paru initialement en juin 2013 : nouvelle mise en page et ajout de deux vidéos)

« tu retourneras à la poussière

tu iras

retourneras à la poussière

 

iras vers le soleil

comme moi, iras vers le soleil

iras vers la lumière

iras vers la lumière »

   C'est la mort qui parle dans "you will return", première mélodie du cycle "death speaks" composé en 2012 en réponse à une commande du Carnegy Hall et du Stanford Living Arts pour compléter un programme comprenant déjà the little match girl passion enregistré en 2009 par le compositeur, pour la première fois sur un autre label que Cantaloupe co-fondé avec Michael Gordon et Julia Wolfe. Retour à Cantaloupe  - déjà lors du disque précédent, this was written by hand (2011)- avec sa troisième incursion majeure dans le domaine de la musique vocale. Tandis que the little match girl passion (la Passion de la petite fille aux allumettes) partait du conte d'Andersen (que vous pourrez (re)lire à la fin de l'article consacré à ce disque de 2009) et de la Passion selon saint Matthieu de Bach, le cycle de cinq mélodies prend appui sur les lieder de Franz Schubert, uniquement sur les textes. Le point commun des deux disques est évidemment la proximité, la rencontre avec la mort. Frappé par le décalage entre la félicité finale de la petite fille ayant trouvé refuge dans les bras de sa grand-mère au ciel et l'émotion débordante, les pleurs souvent versés par le lecteur bouleversé, David Lang a alors songé au lied de Schubert  "Der Tod und das Mädchen" (d'ailleurs traduit en inversant les termes en français : La Jeune fille et la Mort). Un lied divisé en deux parties : dans la première, la jeune fille supplie la mort de passer son chemin ; dans la seconde, cette dernière tente de la rassurer par de douces paroles ( "Donne-moi la main, douce et belle créature ! / Je suis ton amie, tu n'as rien à craindre. / Laisse-toi faire ! N'aie pas peur, / Viens doucement dormir dans mes bras"). Le lecteur d'Andersen est si l'on veut dans la situation de la jeune fille effrayée par la mort chez Schubert, alors que la petite fille d'Andersen semble avoir suivi les paroles rassurantes de la mort qui ne lui a donc pas menti sur son sort dans l'au-delà, puisqu'elle semble s'être confondue avec la grand-mère tant aimée. Partant de là, de cette présence de la mort personnifiée, David a cherché, avec l'aide d'Internet, dans toute l'œuvre vocale de Schubert les paroles prononcées par la Mort, personne à part entière. Il a retenu des extraits de trente-deux lieder, les a grossièrement traduits et "élagués" pour constituer cinq textes. L'élagage, le rafraîchissement (David emploie le verbe "to trim") a le mérite d'enlever toute l'emphase d'un romantisme volontiers mélodramatique. Le résultat, c'est que le texte ainsi épuré, allégé,...vole en effet vers la lumière !

  Toujours soucieux de sortir sa musique de l'étiquette "classique", et conformément à la volonté commune des trois fondateurs du label, David Lang a fait appel à des musiciens venant de la mouvance rock indépendant, pop : Bryce Dessner (de The National) à la guitare (électrique), Owen Pallett au violon et en seconde voix, Shara Worden au chant et à la percussion basse...mais aussi au jeune et fougueux, talentueux Nico Muhly qui, s'il appartient au monde des musiques contemporaines, écoute de tout et en fait son miel. Quatre interprètes qui sont aussi quatre compositeurs au service de la musique de David. Un quatuor qui prendrait des allures de groupe pop - j'y reviendrai - pour des lieder d'aujourd'hui...

  

Il y a cette voix, d'abord, une voix qui me saisit à chaque fois. Tout mon être frémit, frissonne, s'élance avec elle. Je ne suis plus ici, je suis avec elle. Car Shara Worden, chanteuse, compositrice et fondatrice de My Brightest Diamond, est l'une des plus belles voix de ce temps : séraphique, archangélique, à la fois limpide, claire, et très légèrement trouble, au sens propre diaphane, qui laisse voir à travers. La voix idéale pour incarner cette Mort si vivante qui nous tend les bras pour nous emmener sur l'autre bord : caressante, envoûtante, irrésistible, sublime. Une soprano aux inflexions plus basses de mezzo, capable de monter dans des aigus miraculeux, de redescendre dans des graves veloutés d'une ineffable tendresse. La rencontre de la voix de Shara et de la musique de David Lang me prend par surprise et me comble, me ravit.

   La musique de David...je la connais si bien, je la reconnais, elle m'atteint toujours au plus profond. Pas une note qui ne soit à sa juste place; le refus du pathos, de l'emphase.  Discrète, au double sens de "qui n'en dit pas trop", "qui se conduit avec réserve" et, au sens mathématique, de "qui est composée d'éléments discontinus, séparés, distincts". Le choix de la guitare en tant qu'instrument dominant est à cet égard remarquable, mais le piano, s'il est un peu moins présent, va dans le même sens, et le violon se limite à des segments fragmentés, loin des glissendi raccoleurs. Chaque note est une goutte de lumière, tantôt limpide, tantôt plus trouble, sur laquelle se déploie la voix suave de Shara. Chaque mélodie est à la fois simple, évidente, et d'un extrême raffinement dans l'accompagnement - n'a-t-on pas l'impression d'entendre ça et là une harpe, un clavecin, à la faveur du jeu savant de variations, de reprises qui tissent un réseau doucement hypnotique? - qui réussit à donner l'impression d'une incroyable profondeur. Les instruments soutiennent la voix, l'entourent, le piano et la guitare parfois indiscernables,  comme le calice autour du pistil vocal, un calice toujours surgissant, reformé à chaque note autour de la voix en apesanteur. Si la musique atteint ainsi une grâce impondérable, confortée par le phrasé calme et serein, elle est également pleine de force, son chemin alors émaillé de frappes percussives, d'éclats brefs. La musique de David Lang est auguste, spirituelle, au-delà de toute tristesse, vraiment métaphorique : n'est-elle pas là pour aider à franchir le pas, à passer de l'autre côté, et donc à nous transporter jusqu'à nous faire oublier notre plus vieille et tenace peur ? Plus encore, elle est négation de la coupure, effacement du hiatus. La mort personnifiée, c'est toujours la vie qui nous montre le chemin.

 L'autre composition de l'album, "départ" (2002), répond à une commande de la Fondation de France pour la morgue de l'hôpital Raymond Poincaré de Garches. Les médecins, frustrés de pouvoir faire si peu pour accompagner les agonisants au moment crucial, ont demandé à un artiste italien de créer une morgue et à Scanner et à David un accompagnement sonore approprié. "depart" est constitué de couches de violoncelles jouées par Maya Beiser (ici un article ancien), couches qui partent en décalé un peu comme dans un canon, formant un mille-feuilles d'amples glissandi sur le continuum vocal de quatre voix féminines - dont celle d'Alexandra Montano, décédée depuis lors, à la mémoire de laquelle la pièce est dédiée. Peu importe à vrai dire la destination de l'œuvre : vous n'êtes pas dans une morgue, elle peut s'écouter partout, de préférence en nocturne, comme une musique d'ambiance, planante. "Depart" est un requiem qui nous fait comprendre que la mort, cette forme inconnue de la vie, n'est qu'une construction imaginaire, une fiction... Tentez l'expérience en voiture, en pleine nuit (sans perdre les pédales, tout de même...) : d'une hyper-mélancolie splendide, une invitation au voyage grave et belle...

    Quant à l'origine pop-rock des interprètes, elle est transcendée par l'écriture précise, magistrale d'un compositeur qui, comme les plus grands, n'est plus d'aucune chapelle. Une musique contemporaine intemporelle, un elixir parfaitement décanté !

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Paru chez Cantaloupe Music en 2013 / 6 titres (5+1) / 42 minutes

Pour aller plus loin

- le site de David Lang

- chronique d'un autre disque de David Lang : this was written by hand

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

 © Photographie personnelle (cliquez sur la photo pour l'agrandir)

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 6 août 2021)

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Publié le 10 Mai 2013

Julius Eastman - Unjust Malaise

Quel point commun y a-t-il entre Peter Maxwell Davies, chantre du néosérialisme anglais, Meredith Monk, l’exploratrice du chant et de la voix et Jace Clayton, alias DJ Rupture ? Sans doute aucun et pourtant, un nom émerge de ce trio improbable : Julius Eastman. Et comme chaque fois que je découvre un compositeur dont j’ignorais jusqu’au nom, je me trouve enchanté de la découverte et un peu surpris si ce n’est vexé d’être passé à coté !

   Si j’avais déjà lu le nom de Julius Eastman sur deux livrets des disques de Meredith Monk (Dolmen Music et Turtle Dreams) il ne m’apparut alors que comme chanteur et organiste de l’ensemble vocal de Meredith Monk. De même à l’époque où je fis une tentative de m’intéresser à « l’avant garde britannique », j’aurais pu entendre sa magnifique voix de baryton dans « Eight Songs for a Mad King » de Peter Maxwell Davies, et même dans ce cas, Eastman ne me serait toujours pas apparu comme un compositeur, mais comme un interprète. C’est le disque de Jace Clayton paru chez New Amsterdam Records qui, par l’hommage qu’il rend à Julius Eastman, m’a fait découvrir ce compositeur.

   Né en 1940, Julius est un compositeur Afro-américain associé au courant minimaliste et répétitif. Après des études de piano et de composition à Philadelphie, il se fera connaître comme chanteur et occasionnellement danseur. En 1970, il cofonde avec Petr Kotik le S.E.M. Ensemble, qui se signale par des programmes non seulement consacrés aux compositeurs déjà consacrés comme John Cage ou Morton Feldman, mais aussi à  des originaux comme Cornelius Cardew (en hommage auquel Alvin Curran a écrit une pièce folle et superbe). En 1973, il enregistre pour le label Nonesuch « Huit chansons pour un roi fou » de Peter Maxwell Davies ; il participera à deux disques de Meredith Monk, Dolmen Music (1981), en tant que chanteur, et Turtle Dreams (1983), en tant qu’organiste. Parallèlement, il compose des oeuvres pour piano et petit ensemble, dont une vingtaine ont pu être sauvées de l’oubli. L'affirmation de sa négritude et de son homosexualité, son refus de faire parti du système médiatique et financier entourant le monde musical le conduisirent sur la pente de l’alcoolisme et de la misère. Il mourut dans l’anonymat  en 1990.

   Il n’existe à ce jour qu’un seul disque regroupant des œuvres de Julius Eastman. Le coffret Unjust Malaise est la compilation d’archives historiques et d’enregistrements de concerts des années 1970/80. Six œuvres pour découvrir un compositeur à la marge, au radicalisme exacerbé et au destin tragique.

      Datant de 1973 - c’est à dire avant Music for 18 Musicians de Steve Reich et avant Music in Twelve Parts de Glass - Stay on It, œuvre pour  voix, piano, violon, clarinette, saxophones et percussion, fait penser dès les premières seconde à In C de Terry Riley, et convoque également avec son joyeux « bazar » le souvenir de Harry Partch, autre compositeur américain méconnu.

  La deuxième pièce avec son titre en forme de boutade, " If You’re So Smart, Why Aren’t You Rich" (1977) pour un piano, un violon, deux cors, quatre trompettes, deux trombones, chimes (jeu de cloches) et deux contrebasses, n’est pas d’inspiration répétitive. Cet exercice de style avec ces ascensions et ces descentes de la gamme chromatique, parfois un peu austère, éclaire une autre face du compositeur.

   "The Holy Presence of Joan D’Arc" (1981), est en deux parties, un prélude pour voix seule qui permet d’entendre la magnifique voix d’Eastman, pièce entre les vocalises de Meredith Monk et It’s Gonna Rain de Steve Reich, une œuvre vocale de toute beauté et assez poignante. La deuxième partie, pour dix violoncelles, commence comme un morceau de rock, avec son ostinato énergique, qui n’est pas sans rappeler Led Zeppelin ou même Deep Purple; puis, passant au deuxième plan, la rythmique va être ornementée de phrases musicales frisant l’atonalité et le sérialisme et faire de cette pièce une aventure musicale des plus intéressantes.

   Eastman parlait de « formes organiques » pour décrire sa musique : « Chaque phase contient l’information de la phase précédente, avec des matériaux nouveaux qui viennent s’y ajouter progressivement et d’anciens qui en sont progressivement supprimés. » C’est ce coté organique qui est puissamment ressenti dans cette pièces pour dix violoncelles.

   "The Nigger Series" (1979/1980) est une œuvre pour quatre pianos en trois parties (Gay Guerrilla, Evil Nigger et Crazy Nigger) d’une durée d’une heure quarante cinq environ. L’enregistrement proposé ici est celui d’un concert donné en janvier 1980 à la Northwestern University avec Julius Eastman au piano. Le critique musical et compositeur Kyle Gann, étudiant à l’époque, se souvient que, les titres des pièces faisant polémique, ils furent supprimés du programme imprimé. Ces trois pièces, par leurs apports d’éléments venant du blues, du rock et de la pop, produisent sur l’auditeur un effet tout à fait différent de Piano Phase ou Six Pianos de Steve Reich. "Evil Nigger" avec son rythme soutenu et cette voix qui crie « One, Two, Tree, Four », comme dans un vieux rock, semble un appel à taper du pied pour marquer le rythme, plus qu’à l’écoute méditative que crée souvent la musique répétitive.

   Le dernier document d’archive du coffret est l’introduction que fit Eastman lors du concert de la Northwestern University, il y explique ses « formes organiques » ainsi que les titres des trois compositions, un document touchant au regard de son destin.

   Le radicalisme d’Eastman, s’il se trouvait dans sa vie, dans sa démarche musicale et dans les titres de ses oeuvres, est finalement absent de sa musique. Sa musique est débarrassée de tout dogmatisme, elle n’est pas enfermée dans une forme rigide comme pouvait l’être la musique de Philip Glass et Steve Reich au début des années 70. Eastman s’est servi de l’oralité de la musique africaine pour la libérer du carcan dans lequel sa forme la maintenait. Je pense à ce que Michael Gordon fera subir à la belle mécanique répétitive dans Trance. Comme si les trains de Steve Reich déraillaient pour emprunter des chemins de traverse...

   Une oeuvre qui précède les grandes compositions de Steve Reich et Philip Glass, et qui, dans le même temps, préfigure ce que sera la deuxième génération de minimaliste par l’apport d’élément de musique pop, rock et blues dans ces compositions.

   Le disque de Jace Clayton The Julius Eastman Memory Depot n’est pas un  remix de DJ d’oeuvres d’Eastman. Le disque reprend deux des trois parties de la Nigger Series (Evil Nigger et Gay Guerrilla), interprétées par deux pianistes (David Friend et Emily Manzo), sur lesquelles, Jace Clayton va intervenir avec de l’électronique : c’est donc plus une oeuvre pour piano et électronique qu’un simple remix de DJ. Tout à la fois indispensable s’il permet de faire découvrir un compositeur et discutable quant à son réel intérêt musical !

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Unjust Malaise paru en 2005 chez New World Records / 3 cds / 8 titres / 3h10 environ.

The Julius Eastman Memory Depot paru chez New Amsterdam Records en avril 2013 / 9 titres / 53 minutes.

Une chronique de Timewind

Une des rares partitions subsistantes de Julius Eastman.

Une des rares partitions subsistantes de Julius Eastman.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 juin 2021)

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