Publié le 1 Juillet 2025
Le duo ZÖJ, présenté à l'occasion de leur précédent disque Fil O Fenjoon sorti en août 2023 chez Bleeemo Music, s'élargit pour ce disque avec la participation du guitariste australien Brett Langsford, qui favorise une touche méditative très prononcée. C'est un élargissement vers l'intérieur...et vers la poésie persane. Il m'a paru important de donner au fur et à mesure les textes chantés, traduits en français, dans un monde dont la poésie est trop souvent absente.
De gauche à droite : Gelareh Pour (voix, kâmanche, gheychak) / Brian O'Dwyer (batterie) / Brett Langsford (guitare)
Comme c'est bon, un disque simple, sans discours, sans théorie. Un disque qui laisse chanter la voix et les instruments, et même un oiseau et quelques sons de la nature captés pendant l'enregistrement. Dès « Caspian » (titre 1), la voix de Gelareh Pour envoûte par sa douceur mélodieuse, son lyrisme splendide, soutenue par son kâmanche caressant et la guitare bourdonnante de Langsford. Les grands espaces surgissent, esquissés par la batterie subtile et impondérable de O'Dwyer. Sur ce fond vaporeux, parcouru de quelques frissons plus rythmés, la voix peut se lancer, se perdre dans une plainte immémoriale d'une bouleversante beauté, chargée de nostalgie pour sa terre natale. Le titre réfère à la mer Caspienne, devant laquelle Gelareh s'imagine debout de l'autre côté de son village natal en Iran. La couverture représente son frère nourrissant des chiens errants, ce qu'il fait depuis des années. Les paroles chantées sont celles du poète Siavash Kasraei (1927 - 1996), que la chanteuse admire profondément. (texte ci-dessous en français)
Ô mer,
Où est ta vague pour que, dans les ondulations de sa crête,
je puisse chercher le parfum de ma patrie ?
Où est ta vague pour que, d'un cœur sincère,
Je puisse envoyer un message aux habitants
De la rive de l'autre côté ?
Tes yeux sont embrumés,
Ton visage est embrumé,
Les profondeurs de tes pensées sont embrumées.
Ici s'attarde un étranger, un esprit dispersé,
Lié à toi, espérant que personne ne viendra.
Ô mer, ne te détourne pas,
Parle-moi,
Tu es ma mère ; embrasse-moi avec amour.
Le soleil est enfoui dans tes profondeurs.
Ô mer,
Tu es ma mère ; embrasse-moi avec amour.
« Forever Tehrani » est un hommage à Téhéran, plus spécifiquement à la rue qu'elle parcourait en allant au collège, dans laquelle se trouvait une maison traditionnelle aux murs de terre et de foin qu'elle caressait souvent de la main, fascinée par leur texture. La composition associe deux mondes, celui de la musique traditionnelle, et celui de la guitare, instrument d'un ailleurs qu'elle aime également, et baigne dans une langueur très douce, auréolée de souvenirs. On a l'impression que Gedaleh, après les mots du poème (ci-dessous) y redevient petite fille, s'abandonnant à un chant sans parole venu des tréfonds de son âme d'exilée.
Demain, je marcherai jusqu'à une ruelle,
Celle où je me trouvais à quatorze ans.
Je suivrai l'odeur du mortier de briques crues
Jusqu'à une maison située au bord du désert.
Poème de Ahmad Reza Ahmadi (1940 - 2023)
La pièce suivante, « Tasian » (titre 3, mot de la province de Gilan, au nord de l'Iran, dont le père de Gelareh est originaire), prend à nouveau du champ en s'appuyant sur quelques accords de guitare, qui reviennent en boucle hypnotique et mystérieuse, la vièle langoureuse annonçant la voix de Gelareh, la batterie se contentant de discrètes frappes cristallines. Une atmosphère magique baigne cette composition en apesanteur, ponctuée de cloches : ce sont les troupeaux des rêves, des désirs brûlants qui vibrent dans la voix somptueuse, aux inflexions d'une suavité frémissante. C'est un chant libre, tel qu'on ne l'entend plus guère en Occident, le chant de l'infinie nostalgie se déployant sur des paysages perdus.
La maison était étouffée par un coucher de soleil lugubre.
Comme aujourd'hui, mon cœur s'étouffe.
Mon père a dit : « La lampe »,
Et la nuit s'est remplie de nuit.
Je me suis dit :
« Un jour de plus s'est écoulé.»
Ma mère a soupiré :
« Ils reviendront bientôt.»
Un nuage glisse doucement sur mes yeux,
Et puis je me suis endormi.
Qui aurait pu croire qu'il y avait tant de douleur
Tapi dans le cœur de ce petit enfant ?
Oui, ce jour-là, lorsque quelqu'un est parti,
J'ai cru qu'il reviendrait.
Je ne savais pas ce que signifiait « jamais ».
Pourquoi n'es-tu jamais revenu ?
Oh,
Maudit mot de malheur,
Mon cœur ne s'est toujours pas attaché à toi.
Après toutes ces années,
J'attends toujours,
Que mes proches reviennent, oh...
Poème de Hushang Ebtehaj (1928 - 2022)
"Hours of Ripened Grapes", le quatrième et plus long titre avec plus de dix minutes, bruisse d'éléments naturels. C'est une pièce paisible, la guitare chantant une petite mélodie en boucle, la batterie à peine frottée. On entend le vent, puis la voix en une longue note filée, dédoublée, reprise. La guitare devient comme une kora africaine pour accueillir les mots du poète Shams Langeroodi (né en 1950 ou 1951), qu'elle accompagnera d'un balancement hypnotique jusqu'à la fin de cette immense rêverie aérienne.
Je me hâte vers toi,
Avec la mer, les voiles et les chalets ondulant dans un ciel couleur citron.
Je me hâte vers toi,
Avec les heures des raisins mûrs et les diamants à tes côtés,
Là où l'âme sème des graines de joie et te regarde,
Afin que tu puisses pleuvoir sur ce champ errant.
"On our little balcony" permet d'entendre la voix du père de Gelareh disant (en persan bien sûr) un poème très émouvant de Fereydoon Moshiri, dont je donne une traduction française ci-dessous.
À l’exception du rire de ma chère fille, Bahār,
Je n’ai vu ni jardin ni source depuis des années.
Des arbustes secs bordant les toits,
Je n’ai vu que le rire amer du chagrin.
Sur la sombre tablette de ce ciel vieilli,
Je n’ai vu que des nuages sombres.
Dans cette maison, noyée dans la poussière et la fumée, hélas,
J’ai oublié les couleurs des tulipes et des prairies.
Et de tous les poèmes écrits sur le printemps par les poètes,
Je ne me suis souvenu que d’eux et je les ai pleurés avec nostalgie.
Dans notre ville lugubre,
Ici, où les esprits bornés et les hauts murs
Jettent des ombres sur nous et notre destin,
Depuis des années, j’aspire à entendre une mélodie de joie,
Rêvant de voir une branche verte,
Une source, un arbre,
Un jardin fleuri, un ciel clair.
À travers la fumée, la poussière, les briques et le fer, j'ai couru.
Non seulement moi, mais aussi ma chère fille,
N'a entendu de moi que des histoires de fleurs et de déserts.
Elle n'a jamais vu le vol joyeux des hirondelles.
Bien que telle une hirondelle, elle se soit envolée,
De cette pièce au balcon, elle a bondi.
Moi, avec mon imagination,
Avec des rêves colorés,
Avec le rire de ma précieuse fille, Bahār,
Et avec les poèmes sur le printemps que les poètes ont écrits,
Je me réjouis dans le jardin stérile de mon esprit,
Satisfait et exalté.
Le disque se termine par une pièce instrumentale, "Marbles for Kaylie, hommage à la percussionniste australienne Kaylie Melville. Pièce douce et rêveuse, aux percussions frémissantes telles des nuages, elle s'étire sur des espaces ouverts, le kâmanche ou le gheychak dessinant la forme d'une danse lancinante, celle d'une nostalgie qui ne veut pas appuyer ni pleurer et préfère entraîner très loin.
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Un disque d'un lyrisme intemporel, beau, lumineux, vibrant. Gelareh Pour prête sa voix magnifique à quelques grands poètes iraniens du vingtième et du vingt-et-unième siècle.
Paru le 20 juin 2025 chez Bleeemo Music (Melbourne, Australie) et Parenthèses Records (Bruxelles, Belgique) / 6 plages / 42 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
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