Publié le 19 Janvier 2019

David Lang - mystery sonatas

   2018 aura été une grande année pour David Lang, l'un des trois fondateurs de l'ensemble Bang-On-A-Can et du label Cantaloupe Music. Après the day avec la violoncelliste Maya Beiser, et writing on water, sont sorties en octobre ses mystery sonatas. Des sonates du mystère pour violon solo inspirées des fameuses Sonates du Rosaire, dites encore Sonates du Mystère, du compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644 -1704). David Lang présente ainsi son projet : « J'ai décidé d'écrire mes propres pièces virtuoses à partir de mes pensées les plus intimes, les plus spirituelles, sacrées. Mais les miennes ne sont pas en rapport avec Jésus, et le violon n'est pas réaccordé entre les mouvements. J'ai gardé une des distinctions de Biber. Il divise la vie de Jésus en trois phases : la joyeuse, la souffrante et la glorieuse. Les pièces centrales de mes sonates du mystère sont intitulées "Joy" (Joie), "Sorrow" (Chagrin, peine) et "Glory" (Gloire), mais les trois sont des états réflexifs de l'être, calmes, intérieurs. »

   Je vous livre quelques notes d'écoute :

Sonate n°1 "Joy" : une joie calme, dépouillée, dans des aigus qui finissent en frottements sur les cordes. Petits motifs variés, suite de brèves montées. Comme une salutation dans l'aube indécise. Comment ne pas penser à la belle couverture, à cette silhouette de garçon ou d'adolescent nu dans ce paysage rocheux aux formes irréelles, nimbées d'un bleu tendre, doux, amorti...

Sonate n°2 "After joy" : sonneries claironnantes, un peu folles, précipitées, se développant en trilles exubérantes. Le violon descend un peu dans les médiums, mais joue encore aussi dans les aigus, comme s'il se dédoublait. Virtuosité jusqu'à l'éclat.

Sonate n°3 "Before sorrow" : cadence plus longue, langoureuse, avec des boucles obsédantes, le calme qui revient, l'apaisement relatif avant l'assaut des aigus étirés, superposés, le creusement de la peine qui va venir, incantatoire comme le chant des Sirènes...

Sonate n°4 "Sorrow" : le chagrin qui affleure, tenu, apprivoisé, comme s'il essayait de rester dans l'instrument, dans le souffle du violoniste maniant son archet en apesanteur sur les cordes. Avec de brèves échappées, une manière de ciseler le silence, de glisser sur lui, parce que le chagrin a besoin de beauté pour rester digne, pour s'approfondir.

Sonate n°5 "After sorrow" : la vie s'élève à nouveau. Médiums et aigus dialoguent, cherchent à étinceler dans une forme d'ivresse tournoyante, d'étourdissement volontaire.

Sonate n°6 "Before Glory" : Exultation, démultiplication des niveaux sonores, virtuosité extrême, accélérations. Pépiements, esquisses de danses rapides. Puis comme une avancée plus lente, presque hoquetante avant un ultime chant d'oiseau.

Sonate n°7 "Glory": rien de démonstratif, une gloire intériorisée qui se contente modestement d'essayer de chanter. Travail de broderie tenace, d'exploration d'un domaine restreint. Le chant, à nu, se découpe sur le silence, le vide.

   Un cycle austère, intense, magnifique, authentiquement spirituel. Le violoniste Augustin Hadelich joue sur un Stradivarius daté d'environ 1723, ayant appartenu au compositeur et violoniste Christophe Gofttfried Kiesewetter (1777-1827). Ce violon prestigieux lui est prêté depuis 2010 (voir l'article consacré à ce prêt).

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Paru en 2018 chez Cantaloupe Music / 7 plages / 44 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 septembre 2021)

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Publié le 13 Janvier 2019

Sophia Subbayya Vastek - Histories

   Installée à Baltimore, Sophia Subbayya Vastek est pianiste de concert, claviériste, cofondatrice du duo électroacoustique Titled Arc avec l'artiste sonore, compositeur et multi-instrumentiste Sam Torres. Histories est son premier disque solo, hommage à ses parents, si j'ai bien compris, Kokengada Beliappa Subbayya, sa mère native de Coorg en Inde, et Marek Zdislaw Chwastek, son père né à Cracovie en Pologne, tous deux émigrés aux États-Unis où ils sont morts. Le disque rassemble des œuvres de trois compositeurs, Michael Harrison, John Cage et Donnacha Dennehy. Sophia joue du piano, piano préparé, piano accordé en intonation juste, Michael Harrison du tampoura, Nitin Mitta du tabla, et on entend la voix de Megan Schubert sur un titre essentiellement.

  John Cage (1912 - 1992) est représenté par une série de trois miniatures, "Dream" I à III, pièces rêveuses en effet autour de gammes serties d'un halo d'harmoniques par l'usage de la pédale, esquisses exquises, presque rien vaporeux sur le vide, toute une esthétique très orientale déjà. "A room" est une courte pièce pour piano préparé typique du compositeur : le piano devenant mini gong ou percussion ouatée y danse une curieuse gigue enrouée, c'est fascinant. J'ai eu un peu plus de mal avec "She is asleep", pièce vocale accompagnée de piano préparé, ce dernier y jouant un rôle strictement percussif : les vocalises de longueur variée seraient comme des manifestations issues du sommeil, dessinant des arabesques sonores capricieuses enfermées dans un dessin mystérieux.

   Le cœur de l'album est constitué par deux compositions de Michael Harrison pour piano en intonation juste, tampoura et tabla. Pour la présentation de ce compositeur rare et le piano harmonique, l'intonation juste, je renvoie à un article ancien. Je suis très heureux de retrouver Michael sur le disque de Sophia, Michael qui est, il faut le rappeler, le président de l'Académie américaine de musique classique indienne et joue ici du tampoura, ce luth indien qui sert de bourdon dans toute la musique indienne. "Jaunpuri" est une pièce envoûtante, râga nocturne de la musique classique hindoustani animé d'un mouvement irrésistible de houle entre la courte introduction mélancolique au piano et la coda qui revient au début. La pièce, tantôt brièvement méditative, tantôt débordante d'une joie extatique, se caractérise par de longs développements lyriques brillants. Une merveille ! "Hijaz prelude", pour les mêmes instruments, peut être considéré comme formant diptyque avec le précédent, plus intériorisé, structuré sur des boucles plus audibles. L'ambiance est proche des confréries de transe. Chant d'oubli du moi dans l'ivresse des sons, le tournoiement des notes de piano sur le bourdon de la tampoura et la frappe rapprochée du tabla. Une seconde merveille !

Ci-dessous, les trois musiciens en concert :

Sophia Subbayya Vastek - Histories

  J'aime l'audace de Sophia Subbayya Vastek : associer le turbulent irlandais Donnacha Dennehy aux deux Américains, il fallait oser ! Si vous ne connaissez pas encore Donnacha, il vous faut impérativement écouter Gra Agus Bas sorti en 2011, chef d'œuvre publié sur le label Nonesuch, le label de Steve Reich ces dernières années. C'est sur Stainless Staining, sorti en en 2012 chez Cantaloupe Music (le label de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe) que se trouve le titre éponyme repris par Sophia Subbayya Vastek. Interprétée au piano, piano préparé et électronique, c'est une composition EXTRAORDINAIRE, d'une force sauvage, tellurique, d'une beauté sidérante, à écouter très fort jusqu'à tomber par terre. Musique aux antipodes des guimauves douceâtres, des mièvreries, elle coupe, renverse, danse frénétique sur des lames de rasoir magmatique, pure jubilation jouissive du rythme débridé, fracturé, au bord de la cacophonie et du délire dans un ostinato monstrueux, énorme.

   Un programme formidable, intelligemment agencé, le "Dream III" de Cage succédant au bouillonnant "Stainless Staining" de Dennehy, par exemple.

   Pour mémoire, ce n'est pas la première fois que le label Innova nous propose des programmes pianistiques passionnants : voir notamment Here (and there) pour piano et électronique par la pianiste canadienne Jeri-Mae G. Astolfi, en 2013.

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Paru en 2017 chez Innova Recordings / 8 plages / 54 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de la pianiste.

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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