Publié le 25 Novembre 2014
Sorti en octobre 2012, Secret photographs est la bande sonore d'un film de Mike Hoolboom consacré aux photographies d'Alvin Karpis (né en 1907, d'origine lithuanienne), l'un des plus fameux voleurs de banque du XXe siècle, décrété ennemi public aux États-Unis et arrêté par J. Edgar Hoover en 1936, transféré dans le pénitencier nouvellement ouvert d'Alcatraz, dont il fut le prisonnier le plus longtemps détenu. Libéré sur parole en 1969, Karpis écrivit ses mémoires, Ennemi public numéro 1 : l'histoire d'Alvin Karpis, passa les six dernières années de sa vie en Espagne, où il mourut. L'ancien gangster devint un photographe obsessionnel à la fin de sa vie, sans qu'il montre jamais ses photographies. Le cinéaste Mike Hoolboom emporta sur ebay une enchère consacrée à un lot de photographies de Karpis : il eut l'idée d'en faire un film, un lent fondu enchaîné des images retrouvées. Certaines d'entre elles ont été reprises par Rutger Zuydervelt pour illustrer son disque, qui nous propose trois moments, deux en noir et blanc encadrant le moment central en couleur.
La première partie, "noir et blanc", est la plus minimale, combinant sons fondus, drones et brouillard électronique. Grisaille, spleen rampant, mais l'atmosphère est chargée, tendue. Quelque chose cherche à percer : vrilles, torsions insinuantes, crachotements troubles. Une solitude forcée, une tentative désespérée pour rejoindre un au-delà des barreaux. Alcatraz est une île dans la baie de San Francisco, célèbre pour ses brumes et ses cornes de brume (voir en fin d'article). Entend-on un orgue assourdi, un drone de guitare ? On ne sait plus, charriés par ce courant de tristesse lourde, parfois sur le point de disparaître, toujours renaissant toutefois. Comme un long combat pour la survie, le refus du noir total, de l'engloutissement dans l'informe.
La deuxième partie, en couleur nous prévient Machinefabriek, tranche en effet par son attaque à la guitare, dont les réverbérations successives coloreront le premier tiers du parcours. La pièce est construite sur une boucle à peine augmentée et de plus en plus étirée, qui donne à entendre les doigts sur les cordes. Les sons se perdent dans des lointains peuplés de bruits indistincts de radios atones, de sourds gargouillements, de craquements suspects. Rien d'exaltant me direz-vous ? Si, on est comme suspendus à cette guitare mystérieuse, qui égrène ses notes lumineuses avec une nonchalance souveraine, hautaine. Il semble qu'elle réveille, par son pouvoir, d'autres sons, touchés par sa grâce. C'est tout l'arrière-plan qui se colore d'une infinité de nuances, dont surgissent des colonnes sonores magnifiques passées les douze premières minutes. Tout un tissage subtil et chatoyant anime le paysage suscité : nous sommes dans la magie Machinefabriek. Il n'y a plus de tristesse, plus rien que ce chant sans parole, cette intrication des sons qui tissent une tapisserie tranquillement somptueuse, longue traîne alourdie de graves profonds, pailletée de scintillations, ourlée de mouvements spiralés. Rutger prend son temps, il prend le temps pour ce qu'il est, pure durée dans laquelle s'installer pour que surgisse l'autre côté du son, le magma pulsant qui nous recouvrera un jour et que nous entendons dans les trois dernières minutes, bruitistes et musicales pourtant, de cette plongée totale de plus de trente-deux minutes.
Retour au noir et blanc pour finir, un noir et blanc plus contrasté que dans la première partie, animé d'une pulsation lancinante, vite doublée d'échos très sourds. C'est la vie qui bat, forte, incompréhensible, aveugle, toujours renaissante, sombrement foisonnante, victorieuse de toutes les résistances troubles. C'est la vie qui engendre ces montées claires de clavier parmi les gravats électroniques, ces respirations profondes comme une houle inextinguible de haute mer. C'est une musique qui balaie tous les miasmes, incante le moment par son mouvement virtuellement perpétuel, vertigineux et fascinant.
Comme à chaque fois, Machinefabriek nous convie à une expérience des limites, radicale et totalement aboutie.
Paru en octobre 2012 chez Important Records / 3 titres / 74 minutes
Pour aller plus loin
- la page du site de Machinefabriek consacré à son disque.
- Un article consacré à Alcatraz, vu par Ingram Marshall, Martin Scorcese...
- Un autre consacré aux sirènes de navire et cornes de brume dans la musique contemporaine (Alvin Curan et Ingram Marshall)
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)