Publié le 29 Juin 2023

Craven Faults - Standers

   Standers est le second long album de Craven Faults après quelques mini-albums et enregistrements de studio. Précisons tout de suite qu'il s'agit d'un ensemble de trois cds, et que je ne rends compte que du premier, en écoute sur bandcamp (voir en bas de l'article). Deuxième précision : j'ai hésité à commencer cet article, non que la musique me déplaise, certes non, mais je trouve le disque inégal. Le musicien fait parfois durer peu utilement les titres. On me dira que cela fait partie du genre, cette lourdeur, cet aspect grosse machine qui accapare nos tympans. Prenons le premier titre, "Hurrocstanes", plus de seize minutes de ronronnements et battements, de quoi mener soit à l'extase, soit à une certaine lassitude. Je suis resté entre les deux, il me manquait...disons de quoi intéresser mes oreilles, des variations, que sais-je [cf.(a), une autre écoute...]. Le second titre, "Severals", nettement plus ramassé avec un peu plus de quatre minutes, est un honnête titre ambiant sur une danse hypnotique de synthétiseurs et percussions synthétiques. Il faut attendre "Meers & Hushes", qui s'étire à nouveau, pour que le disque décolle enfin. Craven Faults affectionne un univers sonore aux portes du sommeil. C'est une musique léthargique, chargée de rêves flous, qui n'est vraiment pas sans charme, comme ce troisième titre traversé de lourdes nappes, de vrilles, avec une frappe inlassable, des voix d'outre-monde. Le meilleur des trois premiers, indéniablement, un univers à la Lost Highway, droit dans la nuit à la rencontre des fantômes, lesquels surgissent pour des boucles incantatoires. Écho sonore de la belle couverture, mystérieux, comme tapissé de miroirs, c'est un piège vertigineux où sont enfermées des créatures préhistoriques errantes. À lui seul, il justifie cet article !

   "Sun Vein Strings", cordes synthétiques brouillées et enroulements de drones, creuse son sillon en laboureur obstiné, nous emporte dans son magma épais, de plus en plus dense, au feuilletage fouetté de tourbillons.. "Idols & Altars" reste quant à lui assez poussif, pas à la hauteur de son titre, à moins qu'on le considère comme une mise en oreille fascinante pour le dernier titre. "Odda Delf", c'est la seconde réussite de l'album. Le titre décolle doucement, fermement, soutenu par une rythmique implacable. C'est une montée vers la lumière trouble de la dissolution par des textures irisées, le tuilage superbe d'un escalier au bord de l'explosion, hanté par des voix synthétiques abyssales. Magnifique vidéo ci-dessous, elle rend bien compte de la lenteur envoûtante du titre et au fond de sa suprême mélancolie...

Titres préférés :

1) "Meers & Hushes" (le 3) et "Odda Delf" (le 6)

2) "Sun Vein Strings" (le 4) et "Severals" (le 2)

(a) [Je suis sans doute trop dur avec le premier titre, à cause du début très prometteur, ce frissonnement saccadé des synthétiseurs qui augurait si bien... ]

Malgré ces petites faiblesses, un album dont on se lasse pas, sacrément hypnotique, accompagné de superbes visuels et vidéos.

Paru en mai 2023 chez The Leaf Label (Grande-Bretagne) / 6 plages / 1 heure et 9 minutes environ

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Publié le 26 Juin 2023

Kate Moore - Ridgeway

   Ridgeway, le titre de l'album, est le nom du chemin qui parcourt la vallée d'Uffington Castle (Comté d'Oxfordshire, Grande-Bretagne), près duquel se trouve le grand cheval blanc taillé dans la partie supérieure d'une colline de craie. C'est lui sur la photographie de couverture. Kate Moore vécut près de là un temps pendant son enfance, et elle a choisi cette figure datant de l'âge du bronze pour illustrer des œuvres composées entre 2009 et 2019. Ce choix voudrait illustrer le lien entre les souvenirs de lieux et l'expérience sensorielle. Il traduit aussi sa profonde fascination pour les forces naturelles qui façonnent le monde.

   Née en 1979 et formée notamment par Louis Andriessen, ayant participé à des séminaires dirigés par David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon, Kate Moore, australienne née en Angleterre et vivant souvent aux Pays-Bas, a déjà publié The Open road (2010), Revolver (Unsounds, 2021). Ridgeway est son deuxième disque sur ce magnifique label Unsounds. Les pièces sont interprétées par le Herz Ensemble, un large ensemble de chambre, sauf lorsque je l'indiquerai : violon, alto, violoncelle, saxophone, clarinette basse, guitares électriques, piano, orgue, percussion, didgeridoo, et contre-ténor. Pour Kate, cet album évoque l'étrangeté du paysage, du son de ses contours et du langage mystique de ses nuances et de ses ombres, à la fois divinement belles et sombres et mystérieuses...

 

Kate Moore par Jeff Zimberlin

Kate Moore par Jeff Zimberlin

   Le titre éponyme ouvre l'album, coloré, mystérieux, contrasté, entre douceur ineffable et poussées puissantes, martelantes, de tout l'ensemble. Comme une quête fervente, des échappées mélodieuses magnifiques, une série d'appels, les jappements d'espèces disparues dans les collines dorées du souvenir. Quel beau début ! Sur lequel vient se greffer l'envoûtant "101", avec ses boucles, ses tournoiements, ses scansions profondes. Le frémissement des cordes, le piano minimaliste, les déchaînements brefs et fous donnent à cette partition une allure à la fois grandiose et intime : c'est une merveille digne de David Lang, étincelante de trouvailles harmoniques, tout en chevauchements nerveux et échappées sublimes ! Avec une coda au piano...

... qui nous prépare à la surprise du troisième titre, "Prelude" : une pièce de quatre minutes pour piano seul ! Ce prélude liquide, lyrique, radieux, fort, nous emporte dans sa fougue, digne des meilleures compositions dans la mouvance du minimalisme. On retrouve Laura Sandee au piano dans une nouvelle pièce, plus longue, "Sliabh Beag" (Petite montagne). Après un début suave en lents cercles parsemés de gouttelettes lumineuses, la pièce présente une longue cadence tourmentée, aux multiples fractures, très rythmique, comme une succession d'escalades farouches, toujours recommencées, qui laissent place à une gigue irlandaise endiablée, enivrante. Irrésistible !

    La suite du disque présente deux pièces longues d'une quinzaine de minutes chacune. C'est d'abord "Bushranger Psychodrama", cordes frémissantes à la Purcell dans son air du froid, puis magnifiques accents bucoliques du saxophone sur un lit de cordes, et soudaine envolée lyrique ponctuée de percussion sourde. C'est l'extase de l'âme devant le paysage, son épanchement mélancolique, un laisser-aller hors de toute tension, mais des souvenirs ou des images reviennent harceler le spectateur, l'emmènent dans leur fièvre. La pièce offre ainsi comme un combat entre abandon et impétuosité.

   "The Dam" (Le Barrage) joue d'un dense enchevêtrement de strates, dont émerge la voix du contre-ténor Kaspar Kröner comme un cygne mélodieux sur la surface d'un lac soudain apaisé, à peine parcouru de quelques rides. La clarinette basse se fond à une reprise vigoureuse, vite transmuée en accents et entrelacs mélodieux dans le calme à nouveau revenu. Peu à peu, la tension remonte, avec des remous agressifs que le contre-ténor transcende de son vol ou accompagne d'une fougue nouvelle. C'est à mon sens la pièce la plus faible (relativement...), la plus convenue, surtout dans le long crescendo final.

   Oubliez mes réticences quant à la dernière pièce. Les quatre premières sont éblouissantes, et la cinquième très estimable, ce qui suffit à faire de cet album un des grands disques de 2023.

Paru en mai 2023 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 1 heure et 14 minutes environ

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Publié le 20 Juin 2023

Lisa Stenberg - Monument
Dans le sillage d'Éliane Radigue et alii...

Lisa Stenberg ! Je la découvre à l'occasion de ce disque terrassant. Une émotion immense.

   Membre de Fylkingen, organisation gérée par des artistes engagés dans les arts de la scène expérimentaux contemporains, la compositrice suédoise Lisa Stenberg est membre du Elektronmusikstudion EMS de Stockholm. Elle a participé à de nombreux festivals internationaux et s'inscrit dans une lignée de musique électronique immersive, représentée notamment par les compositions d'Éliane Radigue sur ses synthétiseurs modulaires. Sur ce disque, Lisa Stenberg utilise soit un rare Synthétiseur EMS 100, remis en état pour elle, soit un Synthétiseur 200, variante du premier si je comprends bien. Ce sont des synthétiseurs hybrides, analogiques et numériques. Plusieurs des titres sont issus d'une prise unique en direct, traités ensuite avec une riche distorsion et une réverbération à réponse impulsionnelle.

Lisa Stenberg en concert à Athènes

Lisa Stenberg en concert à Athènes

   Cinq titres. Si vous ne succombez pas à "Heart", le premier, je ne peux rien pour vous. Le son arrive, il vrille le cerveau, l'envahit, se contorsionne en belles oscillations. Une autre vague se superpose à cette première percée : des drones énormes parcourus de battements, irisés, et recouverts encore par d'autres vents ultra puissants. L'univers est une vibration colossale. La musique de Lisa Stenberg arrache tout, torrentueuse, abrasive, bouillante, stupéfiante dans sa manière de saturer l'espace sonore. En ce sens, c'est une invite à la méditation, à se projeter dans l'univers débarrassé du Moi. Nous sommes au Cœur du monde, dans la Machine-Univers, la Chambre des Drones...

   Le second titre, "Healer" (Guérisseur ou Guérisseuse), est une ode à l'Océan, dont le ressac scande la pièce. Ressac énorme, mouvement répétitif élémentaire au milieu duquel se glissent des traînées mélodieuses. On voyage à l'intérieur d'ondes majestueuses, diaprées, veloutées. Les galets roulent, le synthétiseur s'enroule sur lui-même, et de l'ombre profonde montent des flèches lumineuses, chaleureuses. qui dissolvent la forteresse du Moi... Reste une houle bourdonnante, déconnectée du Temps. Une expérience d'écoute aussi extraordinaire que celle du premier titre ! Dans ce contexte, on ne sera pas étonné par le troisième titre, "Oracular", court interlude entre ces deux premiers massifs et le suivant. L'oracle est solennel, mystérieux, jaillissant comme un train fou d'un tunnel, oracle-orage grondant, déferlement obscur. "Monument", le titre éponyme, autour de quinze minutes, c'est un hélicoptère survolant des vents, du Stockhausen pour synthétiseur monstrueux, un avant-goût de la fin des Temps. Rafales, souffles déments, déflagrations donnent l'impression de pénétrer dans le Vortex ultime, le maëlstrom cosmique. Comment ne pas être parcouru de frissons en écoutant une telle musique, d'une beauté radieuse et terrible ? Le dernier tiers est la lente venue de la Splendeur, une apothéose archangélique, la chevelure oscillante d'un apaisement qui est aussi une disparition.

"ἐπιθυμία" (épithymia, "désir" en grec ancien) est le dernier titre. Tremblements en rafales superposées, lourdes ponctuations percussives nous entraînent dans une giration hypnotique de drones épais incrustés de sertissements métalliques vibrants. Le rythme s'accélère, la matière sonore semble en expansion, dilatée, en proie à un balancement immense, puis tout se calme un peu avant une montée irrésistible de scintillation fourmillante, l'ultime effusion de cette musique orgasmique...

   Pour revenir sur la filiation avec Éliane Radigue, précisons la nature diamétralement opposée des immersions.  La française nous prend par en-dessous, par l'imperceptible qu'elle ouvre peu à peu dans des œuvres longues, tandis que la suédoise nous submerge, nous envahit dans des pièces percutantes relativement brèves (même quinze minutes, c'est très court pour Éliane...)

   Un chef d'œuvre fulgurant des musiques électroniques d'aujourd'hui !

Paru fin mai 2023 chez Fylkigen Records (Suède) / 5 plages / 56 minutes environ

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Publié le 15 Juin 2023

Martin Küchen & Sophie Agnel - Detour Tunnels of Light

    Je ne suis pas un amateur de jazz...du moins je le croyais ! J'aime certaines formes de jazz moderne, où l'improvisation conduit en fait les musiciens sur des rivages inconnus, non balisés. C'est cela qui m'agaçait dans le jazz : les tics, les solos convenus, les attendus... Le jazz m'intéresse quand il rejoint de fait les courants de la musique contemporaine. Voici un duo caractéristique de ce jazz moderne, mutant. La pianiste française Sophie Agnel est passée du jazz moderne à l'improvisation libre. Elle a joué notamment avec le saxophoniste Bertrand Gauguet, dont j'ai salué le Contre-Courbes (2021) avec le pianiste John Tilbury et Miroir (2022) avec l'altiste Cyprien Busolini. Sur Detour Tunnels of Light, c'est le saxophoniste suédois Martin Küchen, improvisateur et compositeur, qui s'aventure avec elle dans des territoires hors des chemins battus.

   Quatre titres, chacun autour de huit minutes. Des improvisations délicates, attentives, une minimale et une plus étoffée en alternance. "Fem Cinq" associe un saxophone se limitant à de courtes interventions et un grand piano grave, façon piano préparé avec des incursions dans l'instrument. Se crée une curieuse dentelle, aux jours importants, brodée de bouts sonores divers, entre craquements, frappes sèches et bruissements, murmures plaintifs du saxophone. La musique hésite et cherche, au bord de la déconstruction radicale. Une entrée en matière énigmatique, on attend... Les deux compères s'abandonnent ensuite davantage, donnent davantage. Dès le second titre, "The Gould Passage" (Une allusion au célèbre pianiste, sans doute ??), la musique se densifie, devient émouvante, expressive, chargée de souvenirs, de bribes romantiques, le tout avec une incroyable finesse, une retenue qui n'exclut pas l'amorce d'une narration sonore.

   "Fyra Quatre" revient à une économie maximale de moyen : touches de piano, résonances étouffées, saxophone comme un oiseau au chant bref. Il se dégage de la pièce une paradoxale ferveur, liée à l'attention que l'on entend : on les sent qui traquent le furtif, les sursauts de l'ombre pour en extraire la lumière, fût-elle faible. Au bout de trois ou quatre minutes, le saxophone développe ses entrées, modestement, le piano restant dans les limbes, trouvant dans les cordes de l'instrument de mélodieux grincements au bord du silence, ou bien, devenu pure percussion pour ponctuer ce guet fragile. "Tva Deux", selon l'alternance évoquée en début d'article, c'est le plein après le vide. Une pièce ardente, avec dans sa première partie un crescendo puissant. La musique brûle d'un feu intérieur de froissements, le saxophone est un grand corbeau sur le bûcher du piano-percussion, du piano frémissant. Puis c'est la renaissance, la venue d'une douceur imprévue, le surgissement d'une source, l'avènement d'un mystère énoncé par le grand prêtre piano, solennel dans ses ponctuations graves. La matière sonore est envahie par des sons brouillés, au-dessus desquels le piano et le saxophone marchent, comme sur ce qui reste du brasier initial. Le contraste entre le fond et le devant, entre ce brouillage et cette clarté maintenue, est extrêmement émouvant. Le saxophone semble s'enliser, happé peu à peu, crachotant, le piano préparé ou non seul émergeant...

   Quatre cérémonies intenses, sensibles et raffinées pour un public attentif aux tunnels de lumière forés par la magnifique écoute mutuelle des deux musiciens.

 

Paru en mai 2023 chez Thanatosis (Suède) / 4 plages / 35 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 13 Juin 2023

@C + Drumming GP - For Percussion

   En voyant sur la pochette le mot "Drumming", beaucoup penseront sans doute à la célèbre composition de Steve Reich. Le seul rapport, ce sont les percussions. Extrêmement variées, avec, selon les titres, électronique, ordinateurs, échantillons. Un disque qui semblera difficile, et il l'est, mais ne demande qu'à être attentivement écouté pour livrer ses trésors...

    Drumming GP désigne un ensemble de percussion fondé à Porto (Portugal) en 1999 par Miquel Bernat, interprète passionné des nouvelles musiques et professeur. L'ensemble a collaboré avec de nombreux compositeurs, qui lui ont aussi écrit des pièces. Michel Bernat a proposé à Miguel Carvailhais et Pedro Tudela, alias @C depuis 2000, expérimentateurs radicaux des sons obtenus par ordinateur et fondateurs et dirigeants du label Crónica, de composer une pièce pour Drumming GP, une pièce qui rassemblerait ordinateurs et percussions sur scène... et sur disque. Il en est résulté bien d'autres compositions, certaines déjà publiées, d'autres jouées. Quelques unes de ces œuvres sont rassemblées pour la première fois sur ce disque.

Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)

Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)

   Le disque présente six pièces, titrés par un simple numéro, parfois suivi d'une lettre majuscule. La plus courte pièce excède de peu sept minutes, la plus longue dépasse les vingt minutes.

"63" (2006, revue en 2022), pour percussion, percussion synthétique et électronique, a été commandée en tant qu'hommage à Frank Zappa, qui pratiquait déjà la manipulation des bandes magnétiques. La version de 2022 prend ses distances avec les échantillons de la musique de Zappa que celle de 2007 comportait. La pièce joue de la régularité, quasi métronomique, des frappes percussives, et du contraste avec les nappes synthétiques. Musique fascinante, d'une abstraction presque onirique dans la longue dérive de la seconde partie et l'explosion finale zappienne.

"58" (2006, revue en 2022), pour deux marimbas et deux ordinateurs. La partition des marimbas est générée par ordinateur, tandis que les ordinateurs sont libres au milieu d'un ensemble de possibles. Le flux des marimbas croise une multitude d'événements imprévus, d'où l'impression d'une longue narration, d'une vie étrange et tumultueuse traversée d'échos, de souvenirs sonores. Le fil se dédouble, les marimbas virevoltant au premier plan, les ordinateurs introduisant une profondeur énigmatique, déroutante : en somme une trame schizophrène, d'ailleurs parfois grinçante, grotesque dans ses ricanements en sourdine, ses couinements, grognements...Dépaysement garanti avec ce voyage extraordinaire !

"88"(2010), pour pierres, objets, microphones et électronique. Les microphones sont placés au-dessus, en-dessous et sur le même plan que les pierres et objets, si bien qu'ils captent leurs vibrations pour les amplifier ensuite. Quelques réverbérations naturelles sont conservées dans la pièce. Frottements, frappes, roulements forment la base de la trame sonore. On a l'impression d'assister au réveil des objets, qui traînent encore avec eux des filaments de rêve, soupirent, se secouent pour exister enfin et donner naissance à la fois à une frénésie et à une harmonie prenante, d'avant le temps.

"66" (2008), pour bols chantants échantillonnés et ordinateur, est sans conteste la pièce la plus déroutante, jouant de plusieurs manières de frapper les bols. Leurs résonances cristallines "dialoguent" avec des sons synthétiques envahissants, qui ne font en dépit de leurs efforts qu'accentuer la diaphanéité incorruptible des harmoniques majestueuses des premiers. Un léger balancement anime cette pièce incroyable, post-industrielle par les sons synthétiques en grappes informes rejouant un chaos primordial, intemporelle par les bols chantants dans leur rectitude harmonique. Une pièce magnifique !

"88R" (2022) pour ordinateur et percussion synthétique dessine un paysage abstrait, entièrement synthétique, troué de frappes profondes, parcouru de zébrures, fractures. Pièce nocturne aux percussions noires, peu à peu saisie d'une frénésie de micro-battements, de déversements et roulements. Un très beau rituel étrange...

"63L" (2007) pour percussion, percussion synthétique et échantillons, mêle bols chantants et curieux solos percussifs qu'on prendrait presque pour le cliquetis d'une machine à écrire accompagnée d'une frappe plus lourde. Les bols échantillonnés donnent un son continu qui contraste vigoureusement avec le discontinu saccadé du massif percussif. Soudain, c'est presque une voix qui surgit dans cette sèche aridité, une voix tenue dans les claquements, puis une autre voix apparue dans la déflagration finale. Très étonnant !

   Un remarquable disque de percussion contemporaine, exigeant et constamment inventif.

Paru fin avril 2023 chez Crónica (Portugal) / 6 plages / 1 heure et 5 minutes environ

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Publié le 6 Juin 2023

OTHER:M:OTHER - Metamorph

     Je n'ai pas hésité : le disque s'est imposé d'emblée, éblouissant, après un premier titre déconcertant, ne vous fiez pas à lui ! Le trio autrichien OTHER:M:OTHER est formé par la compositrice Judith Schwarz, membre de groupes comme Chuffdrone ou Little Rosies Kindergarten,  aux diverses percussions, par l'artiste sonore, compositeur et ingénieur Arthur Fussy au synthétiseur modulaire, et par le poète sonore et pianiste de jazz Jul Dillier au piano préparé. La musique a été enregistrée lors de trois concerts en 2022.

   Percussive, rythmique, expérimentale avec un arrière-plan d'improvisation, la musique de OTHER:M:OTHER surprend par son côté décalé, son refus manifeste des formes attendues. Ainsi, après un court premier titre, "Matrics",  percussif, très vif, d'allure expérimentale presque bruitiste, on passe au mystérieux "Lithosphere", mélodies étranges entrecroisées : un titre magnifique pour un film d'horreur tant la musique se fait fantomale, tout en frottements, grondements de drones, déchaînements éclairs de forces obscures. Le travail du son est d'une incroyable précision, et d'une efficacité redoutable ! "Reaktor" est tout aussi enthousiasmant, piano et percussions hypnotiques, synthétiseur inventif. Musique bouillonnante, percutante, jubilatoire ! Un plaisir, ce trio !

[ En contrepoint, une vidéo qui ne correspond pas directement au disque, en tout cas la plus proche du disque parmi les trois proposées, les deux autres étant à mon goût surtout démonstratives et inutilement surexcitées. ]

     Et le titre 4, "Kin", rituel de science-fiction, messe électroacoustique, un univers totalement étrange ! "Humus I" revient à la terre, nous n'en doutons pas, mais une terre inconnue de brefs gestes sonores, fouissements de taupes dans des souterrains kafkaïens, présences mystérieuses : quelle économie d'écriture, et quel résultat fascinant ! Comme son titre pouvait le laisser penser, "Techtonic" propose une techno nerveuse de plaques enchevêtrées, de l'excellente musique de club, que voulez-vous, ce trio n'en fait qu'à ses oreilles, le piano se lançant même dans un passage jazzy très libre sur fond de percussions bondissantes, avec une fin expérimentale, contemporaine, superbe. "Humus II" continue l'exploration d'un infra-monde intriguant : véritable sculpture sonore bruissant de surgissements métalliques, qui enchaîne sur "Unruh", le dernier titre, à nouveau hypnotique, techno acérée aux multiples roulements percussifs, mini-déflagrations et coups de fouet rythmiques. Morceau de transe absolument extraordinaire, débouchant sur une seconde moitié quasiment méditative, synthétiseur bourdonnant, mélodie élégiaque et batterie aux frappes sèches ou percussion apaisée. 

   Un album étincelant, étrange, animé d'une belle fièvre rythmique.

Meilleurs titres : 1) "Unruh" (le 8), "Lithosphere" (le 2), "Reaktor" (le 3), "Kin" (le 4) et "Techtonic" (le 6)

2) les deux "Humus" (5 et 7)

Ne reste sur le carreau que le 1, en somme...petite mise en oreille des instruments avant le début de la séance !

Paru début mai 2023 chez Klanggalerie / 8 plages / 42 minutes environ

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Publié le 2 Juin 2023

All Hands_Make Light - Darling the Dawn

   Je reviens régulièrement au label de Montréal Constellation, qui nous a donné à entendre Carla Bozulich ou Thee Silver Mt Zion Memorial Orchestra (je n'évoque que mes préférés !). Le duo est formé par Ariel Engle (La Force, Broken Social Scene) et Efrim Manuel Menuck (Godspeed You! Black Emperor, Thee Silver Mt. Zion - justement !). Je passe sur leurs carrières respectives. Ce qui compte, c'est que leur disque est rien moins qu'un immense hymne à l'aube, c'est-à-dire la lumière naissante, renaissante, triomphant de la nuit. Une musique au fond sans âge, que les étiquettes sont impuissantes à décrire : de l'électro post-rock mâtinée de punk, du rock alternatif psychédélique avec guitares saturées, voix fondues dans le mur sonore...

Aucune idée, si ce n'est remplir un espace vide...

   Voilà ce que dit Efrim de la naissance du projet. "Un ascenseur de moineaux", traduction du premier titre "A Sparrows' Lift", envoûtante chanson avec la voix d'Efrim sous des voûtes saturées, nous projette dans la levée de l'aube. L'ivresse de la célébration est là dès "We Live On A Fucking Planet and Baby That's the Sun" : lumière mêlée d'ombres, rythme cérémoniel de la basse obsédante. Les deux voix s'étreignent sur un fond rayonnant de synthétiseurs / orgue. Le monde est vibration, suspension , attente de la force solaire qui monte dans un crescendo magnifique, illuminant, tourbillonnant, les voix emportées dans un vortex grandiose, une explosion de lumière. Et le feu du ciel tomba sur la terre : la perspective est apocalyptique, la musique nous entraîne au-delà, vers le Jugement Dernier, l'Apothéose christique... [vidéo ci-dessous soumise à une limite d'âge, non vous ne rêvez pas...visible seulement sur YT]

  "Waiting for the Light to Quit", n'est-ce pas une prière ? Fervente, répétitive, comme dans une cathédrale vibrante, parcourue de zébrures troubles... Le train onirique nous emmène vers "A Workers' Graveyard (Poor Eternal)", la tombe du grand ouvrier peut-être, la tombe de Dieu, mort à l'ouvrage. Le titre suivant, "The Sons and Daughters of Poor Eternal", convoque fils et filles du Pauvre Éternel dans un hymne bien saturé d'orgue et de vents électroniques, d'ondes cosmiques. Post-rock énorme, batterie en feu, voix d'Ariel comme d'un ange déchu noyé dans la tourmente sans fin, salutation hallucinée. Un des grands moments de l'album ! La lumière irradie, c'est "Anchor", la venue de la Puissance qui tournoie en cercles lents sur le monde, la vois d'Ariel montant peu à peu dans une ascension éperdue.

   "Couchez-vous dans les roses, Chérie" : dans les roses de l'aube, flamboyantes, animées d'une pulsation sourde, voix brûlée parmi le mur de lumière fourmillante, la venue extatique et tordue de la pure lumière qui consumera le monde.

   Un album brûlant d'une haute flamme pour une célébration puissante et inspirée !

Paru en avril 2023 chez Constellation / 7 plages / 45 minutes environ

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Publié le 1 Juin 2023

Glen Whitehead - Pale Blue

   Treize ans après le percutant Panauromni de Psychoangelo (Innova Recordings, 2010), le trompettiste du duo, Glen Whitehead, compositeur estimé qui multiplie les collaborations et les commandes, sort un album solo foisonnant. Lorsque il va marcher, il emporte sa trompette, des microphones pour tenter de saisir les structures musicales potentielles de certains lieux. Le titre de l'album, Pale Blue, désigne notre planète. Car l'ambition du compositeur, en mêlant improvisation, immersion environnementale et électronique, est en somme  de tenter de saisir le flux musical terrestre, recomposé et retravaillé à partir d'échantillons de sons de terrain provenant aussi bien de son Colorado que de France, de Grèce, d'HawaI, de Nouvelle Zélande, - signalons sa participation au New Zealand Maori Ensemble - de Turquie, et du Wyoming.

   Le monde est d'abord une création sonore

   Le titre éponyme est une introduction lyrique, comme un hymne à la beauté du monde : trompette rêveuse en longues coulées mélodiques, flottant sur des couches complexes aux moirés semi-liquides, agitées de courants, troublées de remous. Atmosphère pré-adamique, on pense aux versets de la Genèse « La terre était informe et vide, il y avait des ténèbres au-dessus de l'abîme, et l'esprit du Seigneur planait au-dessus des eaux. » Il planait au-dessus du "plasma immersif du son de la terre" (the immersive plasma of Earth-sound), comme l'écrit Glen dans un court texte/ poème de présentation. Puis soufflent les vents, des vents puissants au début du second titre, "Dawn of the Din" (qu'on pourrait traduire par "l'aube du religieux", plutôt que "de la religion" ?). Morceau abrasif, la trompette hésite entre cri primal froissé et gémissements, les vents deviennent voix, tout se met à vivre dans des frémissements énormes, les oiseaux sont assourdissants. La vie se fraye un chemin pour sortir du cauchemar chaotique : c'est l'orage, il pleut, la vie est là... Les esprits sont sortis des cavernes liquident et envahissent le monde : "M(Aias)Aura" retentit des hurlements de sortes de coyottes primitifs, évocation-reconstitution des appels de dinosaures à bec de canard qu'étaient les maiasauras voilà environ quatre-vingt millions d'années ? Nous sommes dans une jungle frémissante de vies minuscules, aux mouvements larvaires, que la trompette surplombe et invoque en longs phrasés libres. Une pièce étonnante ! "Dreaming At A Distance" poursuit la plongée dans le magma agité des sons des origines, la trompette comme un marionnettiste tirant les ficelles de créatures cachées, inconnues, à distance de ce monde grouillant des rêves primordiaux.

   Le très beau "Wilderness of Mirrors" (Le Désert des Miroirs) nous ramène vers l'homme, plus particulièrement l'Orient, le rêve oriental, concrétisé par un passage champêtre marqué par la démultiplication des chants d'un ney (flûte de roseau), puis par des sons de terrain enregistrés en Turquie, probablement des chants de muezzin, superposés, décalés, en un jeu vertigineux de miroirs (en fait probablement différents chants de muezzin saisi en même temps depuis une terrasse d'Istanbul), dans lequel la trompette ivre se love. Après l'Orient (musulman), c'est l'Occident (chrétien) avec "Pila Del Angel". Le premier tiers semble une traversée hallucinée d'espaces saturés de crissements, de plaintes informes, de glissements furtifs, puis montent des sons de guitare, une trompette plus mélodieuse qui, sans faire taire ce fond de micro-bondissements, lui superposent des drapés à la Ligeti, puis les sons enregistrés d'une messe, sons déformés tenus dans un lointain poussiéreux, comme un au revoir pathétique. Le disque se termine avec "4 Wai" ("wai" désigne une salutation dans la culture thaïlandaise), majestueuse replongée dans l'océan somptueux des sons originels. La trompette ondoie, s'envole en phrasés lyriques dans la tourmente saccadée du Mystère...

    Une immersion dans l'étrange beauté sonore du monde !

Paru en mars 2023 chez Neuma Records / 7 plages / 55 minutes environ

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