Publié le 21 Décembre 2018

Michel Banabila - Imprints

   Il est difficile de suivre l'abondante production de Michel Banabila, compositeur de la scène ambiante-électronique néerlandaise. De temps en temps, je lui rends un petit hommage. Ce nouvel opus sort avec une pochette conçue par Rutger Zuydervelt, autre musicien de la même scène et son ami. Imprints : empreintes, mais aussi repiquages, ce qui renvoie à l'idée d'emprunt, de mélange, de mix. Michel Banabila est aux synthétiseurs, aux platines et à l'échantillonneur. À ses côtés, Cok van Vuuren est à la guitare électrique ; un compagnon de longue date, Oene van Geel, est  à l'alto et au très rare violon à pavillon (« stroh violin », du nom de son inventeur Augustus Stroh, qui inventa cette forme de violon amplifié en 1899).

   Le premier titre éponyme nous plonge dans un monde un peu glauque, étouffant, à la rythmique disloquée, tout en glissements et scratches, voix trafiquées. C'est une mise en oreille, une invitation à goûter les textures qui nous attendent. L'alto de Oene van Geel surplombe un univers industriel opaque dans "Shift". L'ambiance est sourde, presque sournoise, comme si nous survolions des alambics géants, des usines en béton agitées çà et là de frémissements. Des ponctuations rythmiques lourdes viennent s'appuyer sur ce terrain oppressant, la musique décolle dans un mouvement grandiose, à la fois d'une incroyable puissance et d'une certaine grâce à la marge, comme d'une dentelle bordant un pavillon de pirate. Puis tout se rétracte, il ne reste plus un moment que des friselis presque délicats avant une dernière remontée d'une armée de graves et d'appuis percussifs. Un sacré titre ! "A Sense of Place" est un palais de cristal tournoyant en plein ciel avec l'orgue en longs mouvements flous, animé par l'alto aux courtes phrases élégiaques, plombé de frappes lourdes et décoré de picotements sonores. On est alors assez proche de l'univers d'Alva Noto. Quelque chose se creuse, creuse, se fait sa place, explose en sourdine puis en majeur. Des nappes successives occupent l'espace sonore qui est pris d'une transe hantée de cuivres et de souvenirs de voix. Le travail de Michel Banabila forge au fil des morceaux un monde cinématique assez vertigineux qui n'est pas sans évoquer des univers de science-fiction. Le titre suivant, "The Image of a Metropolis without a single car", va évidemment dans ce sens. Par delà l'humour, les claviers ont le champ libre au-dessus d'une ville apaisée tissée d'à-plats bruitistes : ne seraient-ils pas les astronefs de cette ville du futur, libres d'évoluer ? Mais la ville se réveille, secouée de trépidations, parcourue de chuintements rapides, qu'il faut endormir à nouveau par un pilonnage insistant et des volutes hypnotiques. Dans l'attente, peut-être, de "Micro Miracles", quand la ville redevient jungle tapie, bondissements louches, tambours dans la nuit et griffes électriques de la guitare, avec des réminiscences de fêtes anciennes, une vieille nostalgie tenace comme des rengaines de violon. Nous voilà au cœur battant de la matière, accrochés à des boucles épaisses, foisonnantes, celles de "Serendipity". Tout tourne, la guitare est dérapages et virgules dans une liquidité en fermentation, les synthétiseurs planent éthérés sur cette moiteur prenante, obsédante, un monde à la Jon Hassell dirait-on parfois, qui colle aux oreilles, insidieusement séducteur ! Les échantillons grattent en boucle au début de "Danube", on s'enfonce dans une onde obscure, hantée par d'autres couches enfouies qui se fraient un chemin. Le fleuve charrie des hallucinations, se fait lave bouillonnante pour nous absorber... On ne sortira jamais de ce disque quasi démoniaque !! 

   J'ai lu que Michel Banabila avait eu quelques ennuis de santé ces temps derniers. Il est bien revenu parmi nous avec ce disque abouti, qui devrait réjouir tous les amateurs de musique ambiante transfigurée par l'électronique et les tables tournantes que sont les platines.

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Paru en décembre 2018 chez Tapu records / 7 plages / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente  (téléchargement uniquement) sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 16 Décembre 2018

Ambroise - À la tonalité préférable du ciel

   Ambroise est le nom du projet mené par Eugénie Jobin (compositions, voix, guitares et harmonium), avec le soutien fidèle de trois musiciens qui, outre le concours de leurs voix respectives, jouent de l'accordéon (Frédérique Roy), de la basse électrique et de la contrebasse (Gabriel Drolet) et des guitares (Simon Labbé). Venus des domaines des musiques improvisées, nouvelles et expérimentales, ils se produisent à Montréal et Toronto, défendent une chanson ouverte, libre. À la tonalité préférable du ciel est leur premier album complet après deux mini-albums. Il comprend neuf poèmes mis en musique par Eugénie. Les textes sont du poète québecois Paul-Marie Lapointe (1929 - 2011), dont le premier recueil, Le Vierge incendié en 1948, était d'un surréalisme flamboyant. Les poèmes choisis ici sont évidemment placés sous le signe de Rimbaud, comme l'indique le titre du premier, « Partir ». Entre blasons du corps féminin (« Message de ton corps » ou « Astéroïde ») et célébrations de la nature confondue avec l'espace même de l'amour, de l'angoisse (« Respiration », « Courte paille », « Hibernations »), les poèmes chantent une liberté sans frontière, dans laquelle le poète s'agrandit aux dimensions d'un univers où tout lui est parentèle :

J'ai des frères à l'infini

j'ai des sœurs à l'infini

et je suis mon père et  ma mère

 

J'ai des arbres des poissons

des fleurs et des oiseaux

   Le dernier  poème mis en musique, « Hibernations », se termine sur la métaphore saisissante des « oiseaux blancs aériens ossements » : présence de la mort dans la vie, corollaire du « message de ton corps » qu'est « la création du monde » à la fin de « Message de ton corps ». L'intérieur et l'extérieur se mêlent comme dans le très beau « Une », sous le signe d'incessantes métamorphoses :

mille amoureuses m'extraient de la mort

me tirent de la terre

 

mille amoureuses toujours la même

 

l'automne elles s'envolent de moi

puis réapparaissent

avec les feuilles

   Musicalement, l'album est marqué par la beauté des guitares, fluides, tranquillement rutilantes, et par la voix angélique d'Eugénie, régulièrement épaulée par celle de Frédérique ou le chœur des trois autres. « Partir » est une ballade folk qui prend le temps de rêver entre les strophes : on y respire à l'aise, on s'envole avec les phrases, les mots chantés avec grâce et une certaine suavité qui exclut toute dramatisation. Dans « Une », l'évocation de la mort, prise en charge par la basse électrique ou la contrebasse, est transcendée par les délicats mélismes de la voix dédoublée (au moins ?) et des guitares. L'harmonium ouvre « Crâne balayé rose », le texte le plus surréalisant, nous propulsant dans un autre monde, ponctué par les boucles des guitares. La voix d'Eugénie se fait plus fine encore, module chaque mot avec une infinie délicatesse. Chaque phrase est ainsi sertie d'une aura sensible, la chanson sur le point de mourir repart mieux dans un quasi chuchotement-chanté. Bien sûr, il faut tendre l'oreille pour une telle musique, sinon les mots ne sont plus perçus. Il faut soi-même se tapir dans le doux buissonnement musical, avant de s'ouvrir aux bruits des rues du premier espace de vivre, interlude accompagné par l'avancée du piano et une voix en sourdine. Puis c'est la mer qu'on entend, les voix féminines tendues soudain vers le ciel qui frémit. Il faut dire la merveille de « Message de ton corps », cet accord entre la polyphonie subtile des voix et l'accompagnement à l'harmonium, puis aux autres instruments. Nous sommes entre musique médiévale et quasi ambiante, habitée d'un feu secret, d'un mystère. C'est une pièce somptueuse.

       « Respiration » est sous-tendu par l'accordéon et l'harmonium intimement mêlés dans une nappe de drones, avant que les guitares n'annoncent et n'accompagnent aussi les chants haut-perchés des quelques vers du poème. On peut considérer qu'il forme diptyque avec « Astéroïde », autre poème court, où l'on entend un peu les voix masculines de l'ensemble car il est nettement choral avant tout, les guitares ponctuant le phrasé. L'harmonium donne à « Frères et sœurs » sa dimension de religiosité si particulière, liée au caractère cosmique du texte, à la figure christique du poète, cet « assassin sans lame » qui « se perce de lumière ».

   Suit un deuxième intermède, « l'espace de vivre 2 », avant « Courte paille », boucle obsédante de guitares et de voix, expression musicale de l'angoisse qui « polit sa terre ». Le disque se termine avec « Hibernations », le plus long titre. Autre évidente réussite, celle de la liberté de la composition, qui épouse le texte, sans le brusquer, choyant chaque vocable, le laissant résonner, déployer son sillage onirique, laissant le temps aux mots de « fra(yer) leur chemin vers l'intérieur », jusqu'aux bruitages insolites suscités par le dernier vers déjà cité plus haut, où l'on croit entendre s'entrechoquer les « aériens ossements ».

   Qui, de ce côté-ci de l'Atlantique, servirait ainsi la poésie, loin du bruit et de toute mièvrerie, dans une forme musicale à ce point naturelle qu'elle épouse les mots, les rythmes, qu'elle enchante absolument ?

   Un disque merveilleux, et un objet soigné, avec les textes de tous les poèmes, ce qui n'est hélas pas si fréquent !

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Paru en novembre 2018 chez Wild Silence / 11 plages / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française, #La Musique et les Mots