Publié le 30 Novembre 2023
Fascinantes anguilles ! Elles rampent sur la terre, remontent les eaux douces, repartent en mer vers les Sargasses, poussées par un instinct immémorial. La musicienne coréo-américaine Hyunhye Seo, installée à Berlin, imagine à sa manière leur parcours dans les flux les plus divers, les entrailles de la terre et de l'eau devenant des labyrinthes chaotiques. D'où le choix de deux longues pièces de quatorze et dix-huit minutes environ pour évoquer cette odyssée extraordinaire.
La première est une plongée tumultueuse dans des abîmes où se déchaînent des courants telluriques ou marins. On entend les bousculements des textures, les giclées, les mouvements ondulatoires, les coups d'arrêt contre des obstacles. Hyunhye Seo mobilise une alchimie sonore surréalisante, à la Nurse With Wound, enfouissant un piano sans maître dans des glissements troubles, d'hallucinantes apparitions sonores. Musique grandiose et terrifiante des confins de l'informe, et en même temps musique sacrée d'une mystérieuse communion avec les éléments, comme semble l'indiquer le bol chantant émergeant parfois, sur la fin du morceau, de ce laboratoire infernal. La plongée mène à un cœur inconnu, magmatique, où l'anguille échappe à toute connaissance sur sa reproduction.
La seconde évoque d'abord un parcours plus calme, au milieu toutefois de gargouillis, ronronnements vaguement machiniques. L'anguille se laisse porter, attirée par des sirènes souterraines au « chant » aussi envoûtant que celui de leurs pareilles homériques. Tout ondule dans un frémissement sourd et radieusement sombre, elle remonte mais rencontre à nouveau des cavernes étranges, où s'élaborent peut-être des monstruosités innommables. Il y a du Lovecraft dans cette musique authentiquement fantastique. Ne sommes-nous pas également dans les antres de Vulcain, dans des forges démiurgiques ? Parler mythologie n'est pas déplacé ici : l'anguille est mythologique, Julio Cortázar ne s'y est pas trompé ! La musique nous engouffre dans son maëlstrom de drones, de résonances, de trépidations, jusqu'aux respirations, aux appels de créatures indicibles.
Deux fresques puissantes, impressionnantes, aux confins du cauchemar, hors de l'imaginable, dans une tentative pour rendre l'intérieur des forces obscures qui innervent notre monde.
Paru en juillet 2023 chez Room40 / 2 plages / 33 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
« C'est de folie et de mille eaux qu'est fait l'assaut aux fleuves et aux torrents, en mars et en avril, des millions de civelles rythmées par le double instinct de l'obscurité et du lointain attendent la nuit pour acheminer le python d'eau douce, la colonne flexible qui se glisse dans la ténèbre des estuaires, étirant au long de plusieurs kilomètres une lente ceinture dénouée ; impossible de prévoir où, à quelle heure profonde, la tête informe toute yeux toute bouches et cheveux, amorcera le glissement vers l'amont, mais les ultimes coraux ont été franchis, l'eau douce lutte contre une défloraison implacable qui la prend entre vase et écume, les anguilles vibrantes contre le courant se soudent en leur force commune, ni fleuve ni homme ni écluse ni cascade, les multiples serpents à l'assaut des fleuves européens laisseront des myriades de cadavres à chaque obstacle, se sectionneront et se tordront dans les filets et les méandres, flotteront le jour dans une torpeur profonde, invisibles à d'autres yeux, et chaque nuit reformeront le fourmillant câble noir et, comme guidées par une formule stellaire que Jai Singh a pu mesurer avec des rubans de marbre et des compas de bronze, elles se déplaceront vers les sources fluviales, cherchant en d'innombrables étapes un but dont elles ne savent rien, dont elles ne peuvent rien attendre ; leur force ne naît pas d'elles, leur raison palpite en d'autres fuseaux d'énergie que le sultan interrogea à sa manière, poussé par des présages, des espoirs et la terreur primordiale de la voûte pleine d'yeux et de pulsations. »
Julio Cortázar, Extrait de La Prose de l'Observatoire (Gallimard, 1988, p.33 à 39)
Nota : Jai Singh est le mahârâja qui ordonna la construction de l'observatoire de Jaïpur, en Inde, entre 1727 et 1733. L'écrivain argentin mêle deux histoires, les recherches astronomiques de Jai Singh et les recherches contemporaines sur les anguilles, dans un flux poétique irrésistible...vers lequel la musique visionnaire de Hyunhye Seo m'a fait remonter comme une anguille !