Publié le 5 Février 2021

Yannis Kyriakides (5)- Face

   Je poursuis mon exploration de l'œuvre du compositeur chypriote grec Yannis Kyriakides, installé partiellement aux Pays-Bas où il a fondé avec Andy Moor le label Unsounds consacré aux musiques contemporaines expérimentales et à l'art sonore. Avec Face, sorti à la mi-janvier, Kyriakides nous livre une composition multimédia pour voix, violon, piano, flûtes et électronique en direct, vidéo. La partie acoustique est interprétée par l'ensemble Electra, exclusivement féminin. La partie électronique revient au compositeur. Je m'en tiens pour ma part comme d'habitude à la partie sonore, éventuellement visuelle, la photographie étant elle aussi de la partie. Face interroge notre rapport avec notre visage, tel que nous le percevons et tel qu'il est perçu par les autres, en changeant sa surface familière avec d'autres représentations. Ce rapport a été modifié, troublé, par la pratique de l'anthropométrie depuis les débuts du vingtième siècle, et, bien évidemment, les outils de plus en plus répandus de reconnaissance faciale automatique, qui se substituent à la perception intuitive de la ressemblance, au processus humain d'identification. Le livret comporte un certain nombre de photographies de l'artiste néerlandais Johannes Schwartz, qui s'inspire de masques de musées, d'images de visages dans les magasines de mode et la publicité, et qui a utilisé un scanner pour transformer les visages des membres d'Electra en portraits inquiétants, distordus, un peu à la manière de ceux du peintre Francis Bacon.

Yannis Kyriakides (5)- Face

Ce trouble de la représentation se retrouve sur le plan sonore, qui combine sons acoustiques et sons générés par ordinateur de telle manière que les seconds paraissent comme des doubles synthétiques des premiers, et qu'ils viennent troubler le processus d'identification des sons, brouillant les frontières, se plaisant à distordre les sons acoustiques pour les rendre totalement étranges. Le texte, dû à la poétesse néerlandaise Maria Barnas, combine plusieurs voix. En italiques, une série de conseils ou d'ordres pour agir sur notre image en abaissant les paupières ou en étirant les lèvres par exemple, avec des remarques sur les effets émotionnels produits, les troubles de la personnalité induits. En gros caractères italiques, des adjectifs ou participes passés étiquetant la lecture du visage qui en résulte, par exemple AGITATED / INFURIATED / PETRIFIED / CHOKED / MAD. Enfin, en caractères ordinaires, nous suivons le ressenti de celle qui se livre à cette intrusion visant à modifier son apparence... Voilà du moins ce que j'ai cru comprendre à la lecture du livret, qui figure in extenso sur le vinyle. On s'y perd un peu, parce que tout le texte n'est pas dit dans le disque, il doit accompagner la vidéo. J'ai aussi entendu des mots que je n'ai pas trouvés dans le livret. Peu importe !

Je vous sens découragés. « Encore une œuvre trop intelligente, conceptuelle, accouchant d'une musique aride, inaudible, pour initiés... » Si tel était le cas, elle ne figurerait pas dans ces colonnes, je vous rassure. Ce que j'aime chez Kyriakides, c'est que sa grande intelligence est au service d'une musique vraiment belle. D'ailleurs, vous pouvez oublier tout ce que je viens d'écrire et fermer les yeux, vous concentrer sur la musique, d'une constante inventivité, et admirable d'un bout à l'autre.  Le dialogue entre la voix nue de la soprano Michaela Riener et les voix synthétiques, distordues, insinuantes, visqueuses, figure magistralement une sorte de combat entre l'humain et le mécanique, le synthétique, dont la soprano semble sortir victorieuse, à tout le moins libre malgré toutes les pressions exercées pour qu'elle abandonne son naturel. L'autre dialogue, qui se mêle au précédent, le ponctue, le redouble et l'adoucit, le désamorce : violon, flûte, piano ( et ponctuellement piano préparé ?) accompagnent le parcours de la victime des tentatives de déréalisation dont elle est l'objet, mais l'électronique aussi, au fond, qui comble le fossé entre acoustique et synthétique, ou plutôt le trouble, le féconde. L'hybridation génère non de la laideur, mais une beauté étrange. La surface formelle se creuse. L'apparence est masque et « Dans le masque les lignes sont reconnues comme spectre, cauchemar, bouffon, esprit, ancêtre, sorcier ou plus particulièrement : un nuage noir avant l'arrivée de la pluie. » La musique cerne au plus près ce mystère des métamorphoses à fleur de peau, ce mystère des mondes possibles qui n'attendent qu'un geste pour apparaître. Qu'est-ce que le moi, son apparence ? Que reste-t-il de lui quand on cherche à plaire à tous ? La protagoniste a l'impression à un moment d'être tous les visages modelés en plâtre sur des modèles vivants par un anthropologue néerlandais dans les années 1910 en Indonésie.

Yannis Kyriakides (5)- Face

   Que reste-t-il du moi quand ma vérité sera exprimée par les data des logiciels de reconnaissance faciale, lesquels liront mes expressions ? Qu'est-ce qui restera derrière... que je déguiserai ? La musique de Kyriakides explore les interstices, les distorsions, les surgissements. Dans ce questionnement, cette refondation de l'apparence, sa mise en abyme, elle virevolte avec une précision gracieuse, scalpel étincelant qui fait surgir des monstres sonores, des archipels improbables. L'auditeur est aux aguets, ravi par la merveille qui sourd partout où on ne l'attend pas. Cette musique est d'une fraîcheur éblouissante, inouïe ! Écoutez l'entrée des masques au titre 3, "Mask" : piano préparé ciselé, ligne électronique fluctuante à peine derrière ; le chant pur de la soprano dans "Anthropometry", qui vacille et se fissure sur quelques notes de piano et un drone léger avant l'entrée des voix glissantes des sirènes synthétiques ; le piano coulant comme eau vive au début de "The Reflection", rejoint par d'inquiétantes textures filées ; le magnifique dialogue dans "A Mechanical Truth" entre la flûte, le piano, et des voix caverneuses, des infra-voix surgies des tréfonds lointains de l'espèce, des bribes vocodées, puis le chœur des grâces, le violon joyeux malgré l'invasion des instructions manipulantes, comme minées par des dépressions. Reste la voix humaine, multipliée en miroir, épousée par le violon et un son très fin comme un tissu de soie sur le mystère.

Un disque prodigieux, inépuisable, celui d'un des grands génies musicaux de ce temps, Yannis Kyriakides. Une splendeur sonore !

Paru le 15 janvier 2021 chez Unsounds  / 6 plages / 47 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

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Publié le 1 Février 2021

Hauschka with Rob Petit & Robert Macfarlane - Upstream

   Upstream a été composé par le pianiste allemand Hauschka pour le film expérimental éponyme écrit par Robert Macfarlane, réalisé par Rob Petit, et tourné uniquement en vues aériennes. Le film suit le cours de la rivière Dee en Écosse en remontant vers sa source dans la chaîne des Cairngorms. Violoncelle, piano préparé, effets sonores et synthétiseurs occasionnels, voilà pour les deux premiers titres, purs instrumentaux. Le troisième, moins de la moitié de chacun des deux précédents avec à peine six minutes, est intitulé "Uisge Dhè" (Eau de Dieu) : il présente un poème en prose de l'écrivain Robert Macfarlane, dit en gaëlique par Nial Gordàn. Le bonus numérique, "Here the Heart Fills", est consacré à un autre poème du même écrivain dit en anglais par Julie Fowlis.

  "Movement 1" est une ample pièce d'un peu plus de treize minutes,  somptueusement incantatoire. Sur un fond lancinant de drones et de piano préparé aux grappes vives de notes réverbérées, de percussions frottées, le violoncelle semble lancer un appel répété nostalgique tel un cerf dans une haute futaie. Une ambiance à la Harold Budd, irréelle et vaporeuse, se dégage de la lente progression. Autour du violoncelle, les instruments construisent un ballet semi-liquide, parcouru de frémissements, troué d'aperçus mélancoliques, de soupirs, comme si le paysage survolé recelait une vie secrète aux manifestations discrètes, intrigantes. Le violoncelle se fait trompe, de plus en plus indolent, profond, presque haletant en sourdine, il envahit tout, brame et crie, comme traqué, se démultiplie entre graves tenus et torsades aiguës. Le mouvement se termine par un long glissé tumultueux de toute beauté.

   "Movement 2" commence avec un grondement sourd, martèlement de piano rejoint par le piano préparé et des voiles de synthétiseur. Puissance tellurique, mystères : la musique sur le seuil, comme en apesanteur, s'irise, irriguée de courants liquides. Magie de la pierre et de l'eau, écritures anciennes sur les rocs. Le temple n'est pas loin, tout résonne et devient poudroiement sonore. Coups et craquements, étincelles, puis le violoncelle rejoint la célébration majestueuse, tranquillement extatique. Le mouvement ne nous mène-t-il pas vers le haut pays ou (et) dans les entrailles de la terre ? Paix intérieure, paix des profondeurs, des vallées étroites de montagne. La musique de Hauschka est une vibrante célébration de la beauté confondante, énigmatique, de la nature sauvage.

   "Uisge Dhè" (nom gaëlique de la rivière Dee qui signifie Eau de Dieu) présente un poème dit en gaëlique par Niall Gòrdan. L'auditeur non écossais en est d'abord réduit aux sonorités rocailleuses de cette belle langue, accompagnées par les poussées lyriques du violoncelle et des bruits enregistrés d'eaux, et par des effets sonores qui soulignent la dimension merveilleuse, au-delà du dicible, du surgissement et du parcours de cette eau. Je pensais en écoutant ce poème dit à ce que fait aux Pays-Bas depuis des années le poète frison Jan Kleefstra dans des ensembles comme Piiptsjilling ou The Alvaret Ensemble.

   Enfin "Here the Heart Fills" (Ici le cœur se remplit) nous propose le poème original en anglais écrit par l'écrivain britannique Robert Macfarlane, lu par la chanteuse écossaise Julie Fowlis. Hymne lent aux eaux vives qu'on entend courir sur les cailloux ! Chuintements doux de la langue... Mystères d'une terre âpre qui nous envahit... et nous remplit le cœur !

   La rencontre entre une terre, une rivière, et une musique. Magnifique !

Paraît début février chez sonic pieces / 4 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Ci-dessous le poème en anglais, en gaëlique, puis en français (traduction sous réserve) :

Upstream, by Robert Macfarlane
Shallows. Islands. Lower Ground.
Slower currents. Wider water.

Earth is skin, veins and traces.

River's chambers. Dwelling places.

Here, where channels braid and part, heart is safe at journey's start.

Upstream, water deepens. Water darkens.
Green loops. Brown pools. White rapids. Black shivers.
Would you risk this rise? Open yourself to the river's eyes?
Shadow sites on bank on brink.
Water cuts. Water harrows.
Drowned at last where the rock narrows.
Wide land here watches.

Wild forces here grow.

White water here sings.
What does it mean to move against the flow? Up to the sources?
Dark weather gathers to the north.

A death in the storm far out of her path.
An aircraft down in mist and crag.

Sweep searches for lost souls.

Fire shows orange at the pass.
Snowdrift, heather, wreckage, loss.
A ptarmigan feather, a gap to cross.
Ice holder, snow keeper.

Winter's fastness, storm maker.

Drift above moss, drift over bolder.

Time here is older.

Garbh Choire, the rough corrie.

Here black rock looks into you.

Here your footsteps falter.

This is a place where the spirit cracks, this is a place to turn you back.
Snow falls on a distant planet.

Snow settles deep down into granite.

Here on the distant planet, river rises.
Water wells up below the snow and flows away.
Wells up, flows away.

Here is where the heart falls.
Here is where the heart fails.
Here is where the heart fills.

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1 Haugh / Innis

Tanalach. Eileanan. Cluaintean uisge.

Craiceann an talamh le lorg is fèith. Sruthan an leud.
Cuisle an abhainn, cuisle-chinn.

Talamh beò. Talamh ainmichte. Talamh ìseal.

Talamh an sreathan. Làraichean dubhach, air bruach.

Seo sàbhailteachd cridhe aig toiseach turais.

2 Linn / Linn
San t-sruth shuas, doimhneachd is dubhadh uisge.

Lùban uaine 's linntean donna.
Coilich geala. Crithean dubha.
Onfhaidh, sruthadh, tumadh, tionndadh.

Dealgan-giùthais a' snìomh 's a' critheadh.
An rachadh tu 'm baol na builge seo?
Thu fhèin fhosgladh ro shùilean na h-aibhne?

Uisge a' gearradh, uisge a' cliathadh.
Bàit' mu dheireadh far 's cumhaing a' chreag...

3 Lairig / Làirig
Ciod is ciall bhith an aghaidh an t-srutha?

Talamh farsaing, seo, a' faire.
Geal-uisge, an seo, a' seinn.
Na h-uiread ga thoirt! Tìodhlacan airgid.
Ach duilich bhith 'm falach sa bheárn ro-mhór. sìde dhorch a' fàs mu thuath.
Bàs san t-sneachd, i fad o slighe.
Beart-adhair sìos sa cheò is sa chreig.
Ag iadhadh an tòir air anaman caillt'.
Teine òraiste sa bhealach.
Còinneach, mioca, mulad.
Sgrios is call.
Iteag tàrmachain.
Beàrn ri dol tarsainn.

4 Falls / Easan
Nì eòl do na h-aibhnichean ach far an tòisich iad fhèin.

An Garbh-choire, àite garbh:
Cumar deigh is cumar sneachd.
Daingean geamhraidh, fasgadh stoirme.
Cith thar liath-sgrath, cith thar ulpag.
Tìm an seo nas sine.
Uisge, an geal-stuth, tuitidh nas cruaidhe 's nas fhaide.

An seo a' chreag tha dubh le sùil ort.

An seo do cheuman dol nas maille.

Àit' e seo a sgàineas spiorad.
Àit' e seo a nì do thilleadh.

5 Wells / Tobraichean
An turas gu toiseach cha dèanar gun chùram.

Tuitidh uisg' air planaid fad-às.
Tàmhaidh uisg' gu domhainn san leacach.

Toiseachd tàthaidh geamhraidh a dheigh.

Geal is dall. Geamhradh fada.
Aiteal ainneamh geal na grèine.
An seo sa phlanaid fad-às, èiridh abhainn.

Èiridh uisge 's sruthaidh e.
Èiridh on chreig is sruthaidh e.
Cha dèan e dad, ach bidh mar tha...
An seo a thuiteas sìos an cridh'.
An seo a dh'fhàilnigeas an cridh'.
An seo a lìonas suas an cridh'.

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Hauts-fonds. Îles. Basse terre.

Courants plus lents. Eau plus vaste.

La terre est peau, veines et traces.

Les chambres de la rivière. Lieux d'habitation.

Ici, là où les canaux se tressent et se séparent, le cœur est en sécurité au début du voyage. En amont, l'eau s'approfondit. L'eau s'assombrit.

Méandres verts. Mares brunes. Rapides blancs. Éclats noirs.

Risqueriez-vous cette hausse ? Ouvrez-vous aux yeux de la rivière ?

Places d'ombre sur le bord de la rive.

Coupures d'eau. Herses à eau.

Noyé enfin là où la roche se reserre.

La vaste terre ici observe.

Les forces sauvages ici croissent .

L'eau blanche ici chante .

Que signifie bouger à contre-courant ? Jusqu'aux sources ?

Le temps sombre se rassemble au nord.

Une morte dans la tempête loin de son chemin.

Un avion plongé dans la brume et les rochers escarpés.

Recherches étendues pour âmes perdues.

Le feu est orange au col.

Congère, bruyère, épave, perte.

Une plume de lagopède, un fossé à franchir.

Porte-glace, garde-neige.

La stabilité de l'hiver, créateur de tempête.

Dérive au-dessus de la mousse, dérive plus audacieuce.

Le temps ici est plus ancien.

Garbh Choire, le cirque rude.

Ici, la roche noire vous scrute.

Ici vos pas hésitent.

C'est un endroit où l'esprit se fissure, c'est un endroit pour vous détourner.

La neige tombe sur une planète lointaine.

La neige s'installe profondément dans le granit.

Ici, sur la planète lointaine, la rivière monte.

L'eau jaillit sous la neige et s'écoule.

Jaillit, s'écoule.

Voici où le cœur chavire.

Voici où le cœur défaille.

Voici où le cœur se remplit.

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