intonation juste

Publié le 13 Mai 2024

Micah Pick - Frameworks

   Après Brighter Than I Thought (2020), le label britannique Audiobulb Records vient de sortir un deuxième album, Frameworks, du pianiste, compositeur et producteur américain Micah Pick. La particularité la plus audible de ce nouvel opus, c'est l'emploi pour le piano de l'intonation juste (pour cette notion, voir ici) selon des gammes précisées par le compositeur. Les micro-intervalles utilisés peuvent au début surprendre l'auditeur néophyte, créer un certain inconfort d'écoute. L'oreille s'habitue, rassurez-vous. Assez vite, l'intonation juste impose son charme propre ! En plus du piano, vous entendrez des synthétiseurs analogiques et modulaires, des rythmes programmés, des sons de terrain, le tout bien sûr traité électroniquement, si bien que la part purement acoustique est difficile à cerner, comme souvent maintenant.

    "Have this Mind" plonge dans l'ambiance : une poussée de bourdon de synthétiseur sur fond pailleté de poussières électroniques précède l'entrée du piano, doublé par les synthétiseurs. Le piano scintille, en gerbes mélodieuses. Il patauge dans des eaux un peu troubles, distille un air un peu mélancolique, puis tout s'embrase dans un grand jeu orchestral avant le retour au calme, piano méditatif. Rien d'agressif dans cette musique aimable, séduisante même. Avec "Glacial Requiem", Micah Pick passe à la vitesse supérieure. Piano dramatique sur un fond rayé, fracturé, aux textures granuleuses. Pièce impressionnante, qui donne toute sa mesure au piano en intonation juste : c'est de toute beauté !

    Le court " A Moment" nous enfonce plus encore dans un monde tumultueux où les couches sonores se bousculent, prélude à un autre grand sommet du disque, le superbe "Broken Trellis", flottant dans une apesanteur inquiétante. Le piano interroge le mystère, tente de surnager dans un chaos de forces troubles. De le très belle musique électronique !  

    "Shapes and Shards" (titre 5) est plus noir encore, comme si nous étions au point de rencontre de courants telluriques, glauques et clapotants, parcourus de percussions erratiques. Le piano réapparaît dans le titre suivant, "Chiastic Crux" (titre 6). Il semble planer sur un brouillard de bourdons en voyage, puis il impose sa marque, le morceau prenant une tournure presque techno répétitive. Il caracole limpidement au milieu d'un déluge de zébrures, avant de revenir royalement calme sur un fond désolé. Quelques enregistrements de terrain posent le décor de "Afterwind", pièce plus apaisée au début. Mais la méditation du piano se détache sur des structures rayées aux mouvements entrecoupés. Le piano se fait plus énergique, rentre en synergie avec l'arrière-plan décidément rien moins que dompté.

    "Earth Everlasting" (titre 8, Terre éternelle) reprend une des mélodies de "Broken Trellis" dans un contexte plus ambiant. C'est un hymne élégiaque, peu à peu à nouveau envahi par des forces obscures, épaisses, hymne qui voudrait être chant de lumière et qui est étouffé par les ténèbres !

   "Be Interlude" (titre 9), c'est le court retour des puissances glauques, écrasantes, avant "Bursting Downstream", long (pas trop : trois minutes trente environ) bouillonnement informe, pas le meilleur titre. Très belle fin heureusement avec "Sea Coda".

   Le meilleur dans ce disque généreux, c'est le piano, à chaque fois que la composition lui donne un rôle marqué pour donner forme à l'électronique, éviter en somme une musique électro-ambiante trop facile.

    Un très bon disque tout de même !

Titres préférés :

1) "Glacial Requiem" (titre 2)

2) "Have This Mind" (titre 1) / "Broken Trellis" (titre 4)  / "Afterwind" (titre 7) et "Sea Coda" (titre 11)

Remarque

   En écoutant "Glacial Requiem", j'ai à chaque fois eu l'impression que je connaissais déjà ce titre, depuis longtemps même. Je pensais à Harold Budd. J'ai cherché en vain dans sa discographie. Rien trouvé ! 

Paru en avril 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 48 minutes environ

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Publié le 18 Juillet 2023

Fredrik Rasten - Lineaments

   Guitariste et compositeur d'Oslo, Fredrik Rasten, après Six Moving Guitars sorti en 2019 dans la même maison de disque, sort son second album Lineaments. Deux titres d'une vingtaine de minutes chacun, qu'il interprète seul avec deux guitares, une acoustique et une électrique accordées chacune différemment selon les modalités de l'intonation juste. Sous cette première couche, il faut ajouter la voix bourdonnante du musicien, des ondes sinusoïdales et deux autres guitares jouées avec des archets électroniques. Inspiré par l'ancienne tradition hindoustani de la musique Dhrupad, Fredrik Rasten fait de ses guitares une sorte de tampura (luth à cordes pincées de la musique classique indienne) au moins dédoublée, qui enveloppe la voix dans un voile d'harmoniques ondoyantes. Les variations micro-tonales et les changements de timbres plongent l'auditeur dans un climat méditatif renforcé par les bourdons de voix et de sons électroniques. La voix se rapproche parfois du chant de gorge, privilégiant sur la fin du premier titre des graves profonds. Répétitif et hypnotique, "Lineament I" forme comme l'immense écharpe diaprée de la Māyā

   "Lineament II" est tout aussi envoûtant, construit sur un rythme métronomique très lent, porteur d'un crescendo presque insensible, très long, interrompu après treize minutes, pour sembler repartir à vide à l'aide d'accords espacés de guitare acoustique. À la plénitude rayonnante de "Lineament I" répond une dialectique plein / vide dans cette deuxième pièce plus aérée surtout dans sa seconde partie. Du dépouillement peuvent alors surgir des harmonies secrètes, somptueuses...

   Un disque simplement splendide, baigné d'une paix sublime.

Paru le 16 juin 2023 chez Sofa (Oslo, Norvège) / 2 plages / 43 minutes environ

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Publié le 15 Septembre 2022

Christina Vantzou / Michael Harrison / John Also Bennett

   L'Intonation juste chevillée à l'âme

   Je ne m'attendais pas à cette rencontre entre Christina Vantzou, compositrice américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une vingtaine d'années, vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie (l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid), le groupe The Dead Texan, - et Michael Harrison, unique musicien autorisé par La Monte Young à jouer sa musique et inlassable défenseur du piano harmonique (en intonation juste) mis au point pour The Well Tuned Piano de son mentor en 1986 (se référer à l'article en lien pour les détails techniques). La rigueur glacée de la musique de Christina, adepte d'une pureté sonore farouche, après tout, appelle la rigueur de la démarche de Michael, son piano harmonique naviguant entre minimalisme et musique indienne. Tandis que Christina veille à la direction sonore de l'album, Michael Harrison nous entraîne dans ce nouveau monde du piano harmonique, soutenu parfois par les synthétiseurs et le piano de John Also Bennett, musicien new-yorkais qui se consacre aux musiques d'avant-garde, ce dernier tenant lieu si l'on veut de joueur de vînâ ou de tanpura par le bourdon résonnant qu'il tend derrière le piano de Michael, mais il lui arrive aussi de se joindre à lui sur son piano personnalisé. Deux types d'accordage sont utilisés ici pour le grand piano de concert Steinway de l'enregistrement.

    Le disque présente huit ragas, trois composés par les trois musiciens, les cinq autres par Michael et Christina, mais Christina signale que « rien n'a été écrit pour exécuter ces enregistrements ». En effet, le raga est une ancestrale pratique d'improvisation structurée, dans laquelle interviennent des connaissances, la mémoire (y compris musculaire) et l'esthétique personnelle. Rappelons que Michael Harrison, disciple du Pandit Pran Nath, a une intime et longue familiarité avec la musique indienne qui lui permet de s'immerger dans ces formes anciennes  pour en tirer des méditations vivantes, enrichies par ses deux compagnons.

   Comme pour chaque concert de musique indienne, il faut un délai d'ouverture ("Open delay"), une mise en oreille de l'auditeur, confronté à ce nouveau monde. C'est John Also Bennett qui ouvre le disque. Le piano arpège, essaie des boucles, le synthétiseur et la bande magnétique creusent une profondeur, dans une immense douceur. Nous sommes à l'orée, à la bouche de la source cristalline. Avec "Tilang", adaptation d'un raga indien interprété par Michael au piano et John au synthétiseur modulaire, le piano s'abandonne à de longues phrases rêveuses pleines de cascades. "Joanna" est un merveilleux raga ambiant, le piano traçant ses délicates mélodies sur un fond mouvant de drones.

  "Piano on tape", comme son titre l'indique, associe au piano et au synthétiseur des sons de terrain enregistrés par Christina Vantzou au Sud du Portugal. C'est un très beau raga brumeux, méditatif. "Sirens" laisse une plus large place au synthétiseur, qui tisse une toile texturée, parcourue de vents électroniques et de courbures, entendrait-on des rires ?, les sirènes se déchaînent, appellent dans un tourbillonnement grondant, le piano fondu, avalé (l'ai-je même distingué ?) par cette captivante masse sonore. La seconde partie de "Open Delay", interprétée au piano par John Also Bennett, qui y a ajouté des sons de terrain du Sud de la Crète, explore pleinement les ressources du piano en intonation juste, dont les résonances tintinnabulantes sont extraordinaires : raga solennel et extatique pour un temple inconnu au fond des forêts...

    Alors que pour les six premiers titres, le piano était accordé selon une version modifiée de celle du disque Revelation (2007, voir article en lien au début de cet article), les deux derniers sont accordés simplement selon le principe de l'intonation juste des ragas en ré, si j'ai bien compris. "Harp of Yaman" est une sorte de courte étude (il s'agit pourtant d'une adaptation de raga) dans laquelle le piano coule comme une harpe en longues phrases entrecoupées par des silences dans lesquels le synthétiseur de John Also Benett vient se lover : un bain de fraîcheur sur de la ouate, avec une brève montée en puissance finale avant le retour du silence ! Le dernier titre, "Bageshri", est aussi le plus long, un peu plus de quinze minutes, ce qui, soit dit en passant, est encore très court pour un raga... Le piano chante, le synthétiseur bourdonne comme un tanpura, c'est la pièce la plus indienne, à la fois méditative et vibrante, d'une légèreté radieuse. Le sommet de ce disque magnifique !

   Quelle belle rencontre ! Quel bonheur ! Un disque hors du temps servi par trois artistes exigeants, à l'écoute de ce qui surgit dans le corps harmonique des instruments.

Paraît début septembre 2022 chez Séance Centre / 8 plages / 54 minutes environ

Christina Vantzou sort parallèlement son N°5. Voir l'article consacré au N°4.

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