Publié le 10 Juillet 2024
Je ne pouvais pas manquer ce disque, dédié à la mémoire d'Ingram Marshall (1942 - 2022), compositeur américain dont j'ai suivi la carrière jusqu'à ses ultimes September Canons (New World Records, 2009). C'est un compositeur qui a beaucoup compté pour moi. Comme continue de compter la maison de disque qui accueille pour la première fois la musique de Christopher Cerrone, Cold Blue Music, la maison mère de John Luther Adams, Michael Byron, Peter Garland, Jim Fox, Chas Smith...
Et puis figurez-vous que ce disque est interprété par le Lorelei ensemble ! Comment résister à l'appel de huit sirènes ?
Enfin, c'est le nouveau disque de Christopher Cerrone, que je suis assez fidèlement depuis son second disque, The Pieces that Fall to Earth (2019).
[À propos du disque et du compositeur]
C'est en lisant le livre de Scott Huler, Defining the wind : The Beaufort scale, and How a 19th-Century Admiral turned Sciece into Poetry que Christopher Cerrone a décidé d'écrire une œuvre sur cette échelle inventée par l'amiral britannique Francis Beaufort (1774 - 1857) en 1805 pour mesurer empiriquement la force du vent, de force 0 (calme / la fumée monte verticalement) à 12 (ouragan / l'air est rempli d'écume et d'embruns). Beaufort Scales est une œuvre écrite pour huit voix féminines (le Lorelei ensemble) et électronique (le compositeur). Elle comporte treize mouvements d'intensité musicale croissante, plus quatre interludes sur des extraits dits de F. Scott Fitzegerald (Gatsby le Magnifique, 1925)), Herman Melville (deux extraits de Moby-Dick, 1851), de la poétesse canadienne Anne Carson (The Anthropology of Water) et un extrait de l'Évangile selon Saint-Matthieu de la Bible du roi Jacques (King James Bible, 1611). Au fur et à mesure que le vent s'amplifie et le temps se détériore, chacune des voix est de plus en plus déformée, reflet, selon le compositeur, d'un monde saturé de technologie, dans lequel des conditions météorologiques extrêmes se font plus fréquentes.
[L'impression des oreilles]
Tout commence par des chuchotements et de légers sifflements, puis une première voix s'élance, relayée par des échos, puis une seconde, une troisième, en un canon de plus en plus touffu, véritable gerbe lumineuse renaissante. C'est le très beau "Prelude" bruissant de mystères. L'étape 1 ("Step 1, titre 2) propose d'abord un jeu d'appels et de réponses constitués par le mot "Ripples" envoyé comme des balles de ping-pong, autant de minuscules rides avant l'entrée des voix chantées sur ce fond glissant. Le premier interlude juxtapose le texte de Fitzgerald, impeccablement dit, et une fine trame électronique sur laquelle les fragiles échos de certains mots se posent.
Les étapes 2 & 3 (titre 4) développent une polyphonie ensorcelante de volutes, fusées, répétitions circulaires. On est au cœur de cette cantate post-minimaliste qu'est Beaufort Scales. On pourrait parler aussi d'oratorio, en raison de l'alternance des pièces chantées et des pièces dites (les interludes, aussi partiellement chantés d'ailleurs)), en dépit du sujet profane, car la perspective est constamment sublime. Les voix angéliques chantent la beauté des vents, la montée perpétuelle vers les cieux. En écoutant la musique de Christopher Cerrone, j'ai pensé qu'il rendait un double hommage, à Ingram Marshall, bien sûr, mais aussi à Steve Reich. Beaufort Scales, ce sont les Hidden Voices d'Ingram et les étourdissantes compositions vocales de Steve Reich réunies pour une célébration éblouie des états des éléments, de la mer comme un creuset d'or en fusion, qui bouillonnait de lumière ou du feu qui dansait dans le ciel. La trame électronique d'une miraculeuse finesse accompagne les huit voix (quatre sopranos, deux mezzo-sopranos, deux altos) de ces nouvelles sirènes tout au long de cet envoûtant éloge du temps qu'il fait. La dernière étape et le Postlude créent comme un étonnant orgue atmosphérique, grandiose et ineffable...
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De disque en disque, Christopher Cerrone s'affirme comme l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Beaufort Scales est son nouveau chef d'œuvre, resplendissant.
« Le soir venu, tu dis : « Il fera beau, car le ciel est rouge. » (Matthieu 16 : 2)
Paru en mai 2024 chez Cold Blue Music (Los Angeles, Californie) / 12 plages (11 séparées + 1 pour l'œuvre sans interruption / 2 fois 35 minutes environ)
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :