Publié le 27 Septembre 2008

Kyle Gann : quand la technique mène au sublime, musiques pour disklavier et pour trois pianos.
     Le disklavier n'est plus le piano mécanique aux rouleaux de papier perforé, meuble de saloon ou instrument de bastringue dont le succès culmina dans les anées 1920. Il est numérique et piloté par ordinateur. Kyle Gann l'utilise certes pour produire une complexité rythmique ou une rapidité d'exécution inaccessible aux meilleurs pianistes, mais la virtuosité n'est pas une fin en soi. Le compositeur américain traverse l'histoire de la musique avec une jubilation réjouissante pour nous emmener sur ses territoires secrets. Nude rolling down an escalator, série de dix études  pour disklavier proposées dans un apparent désordre, offre des plages exubérantes, pleines d'humour et de charme : le disque s'ouvre sur une sorte de ragtime échevelé, Texarkana, surprend plus loin par une réécriture réfractée et distanciée de fragments de sonates de Beethoven dans Petty Larceny, une Folk Dance for Henry Cowell  délicate et gracieuse, un tango déconstruit obsédant, Tango da chiesa. Alternant avec ces petites pièces pour mélomanes gourmets, quelques études plus longues laissent apparaître le tempérament profond de Kyle, son goût pour ce que j'ai envie d'appeler une forme de transcendantalisme, surtout si l'on songe à la pièce pour piano On reading Emerson présente sur son plus récent disque, Private Dances (cf. article du 29 août ). La pièce éponyme, hommage indirect au Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, prend des résonnances vertigineuses dans son cubisme éclaté et inquiet. Cosmic Boogie-Woogie, un des très grands moments du disque, célèbre un Terry Riley qui combine rythmique jazz et motifs minimalistes répétés pour nous transporter dans une prairie mystique infinie. Avec The Waiting, le disklavier devient méditatif, se dépouille, dans le sillage revendiqué de Morton Feldman : des arpèges d'une incroyable densité se développent parfois sur un fond balbutiant, des dissonances nuageuses comme un questionnement en filigrane. Ce premier chef d'œuvre annonce le second, placé à la fin de l'album, Unquiet Night, plus de seize minutes pendant lesquelles on oublie complètement la dimension mécanique du piano : composition orchestrale, qui joue sur six ou sept couches sonores pour créer un univers onirique et sensible, frémissant. C'est admirable de bout en bout, un sommet de la littérature pour piano et de la musique de ce début de siècle, fragment arraché d'un monde flottant pour nous sauver de la dictature de la réalité.
Paru en 2005 chez New World Records / 10 plages / 61 minutes environ
 
Kyle Gann : quand la technique mène au sublime, musiques pour disklavier et pour trois pianos.

  Unquiet Night est le prolongement de Long Night, pour trois pianos, pièce de 1981 dont les trois parties ont été enregistrées en studio par la seule Sarah Cahill. Le label Cold Blue Music a ressorti en 2005 sur un cd à petit prix cette oeuvre de vingt-cinq minutes, plus belle encore si possible, d'une intensité bouleversante. Sarah Cahill transfigure la composition par son toucher transparent, comme suspendu, sa manière de sculpter le moindre relief sonore pour l'éclairer de l'intérieur. Car une constante lumière ne cesse de sourdre de cette longue nuit, de ce dialogue attentif entre les strates d'une âme qu'on dirait épandue sur l'univers comme une aube souveraine. 

Paru chez Cold Blue Music / 1 plage / 25'08
Pour aller plus loin
- le site du label Cold Blue Music. Vous y verrez au passage un disque de Charlemagne Palestine déjà présenté dans ces pages. Je vais d'ailleurs suivre ce label de plus près...            

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 novembre 2020)

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Publié le 19 Septembre 2008

Marconi Union / iTALtEK : deux voies de l'électronique britannique.
    Après vous avoir présenté deux compositeurs américains radicaux de musique électronique, je vous propose deux anglais plus facilement écoutables. Marconi Union est un duo réunissant Richard Talbot et Jamie Crossley, qui se sont rencontrés à Manchester où ils travaillaient dans un magasin de disques. Comme Richard écrivait de longues pièces de musique ambiante très minimale, Jamie  eut l'idée d'ajouter une instrumentation, et la collaboration déboucha plus de dix-huit mois plus tard sur un premier album, Under Wires and Searchlights, paru en 2003  sur un petit label  indépendant, Ochre Records. Encouragés par le succès d'estime obtenu, ils signent en 2005 sur un label plus prestigieux, All Saints Records, label né en 1991  pour prendre le relais d' Opal   fondé par Brian Eno. Outre Brian, son frère Roger Eno, Jon Hassell et Harold Budd appartiennent à cette écurie des grands compositeurs de la musique ambiante. Une chance donc pour le duo, qui s'inscrit en effet sans heurt dans le catalogue. La musique est moelleuse, distille une mélancolie voilée. Les mélodies se déploient dans une apesanteur prolongée d'échos où guitare et claviers se font discrètement incantatoires par leur jeu très minimal, les boucles étirées. Rien de fracassant, bien sûr, mais un disque fort bien conçu, idéal pour se relaxer, rêver... Ils viennent de sortir un nouveau disque, A Lost Connection, disponible sur leur site. Il n'est pas étonnant de trouver parmi leurs amis Loscil (cf. article du 26 octobre 2007), dont je trouve d'ailleurs la musique plus élaborée et au final plus originale.
Paru en 2005 chez Hannibal Records - All Saints / 7 plages / 41 minutes environ
Marconi Union / iTALtEK : deux voies de l'électronique britannique.

   iTALtEK, alias Alan Myson de Brighton, explore d'autres directions, plus risquées. Si l'album  Cyclical, paru en mai de cette année chez Planet Mu Records, est plus inégal que le précédent, il est plus dépaysant, plus fort. Le premier titre éponyme donne le ton avec un dub frémissant, parcouru  de  déchirements synthétiques : un véritable choc, une splendide ouverture, qui annonce un créateur exigeant, personnel. On s'enfonce dans une musique abstraite, désincarnée avec pINS, le titre suivant , avant de revenir avec wHITEmARK à des mélodies caricaturées, lointaines. bLOODLINE  développe des rafales sombres dans un désert carbonisé, ambiance angoissante garantie. Avec tOKYOfREEZE, c'est une deuxième surprise, un morceau tout simplement envoûtant , implacable dans son économie rythmique et son éternel retour de cellules synthétiques. Morceau presque pastoral, sTILLsHORES, agrémenté de cloches, relâche la tension. vERSUS alterne rythmes dub et mystérieuses intrusions de claviers lointains. Sans doute un disque pour insomniaques, plus lyrique qu'il n'en a l'air, comme on peut l'entendre dans le dernier titre, dEEPpOOLS. A suivre.

Paru en 2008 chez Planet Mu / 11 plages / 55 minutes environ
Pour aller plus loin :
- écouter
Marconi Union.
-écouter
iTALtEK. Sur le site de Planet Mu, on peut écouter et télécharger des MP3 de Cyclical.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 novembre 2020)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 13 Septembre 2008

"Canti Illuminati" d'Alvin Curran : la fusion poétique de l'acoustique et de l'électronique.
    Quatrième album d'Alvin Curran, sorti en 1982 chez Fore, Canti Illuminati a été heureusement republié en 2002 chez  Fringesrecordings, label italien dont le site Internet ne fonctionne malheureusement pas. Deux morceaux autour de vingt-cinq minutes chacun constituent cette œuvre extraordinaire, ce long voyage rimbaldien dans la mer des sonsL'album s'ouvre d'ailleurs sur l'évocation d'un univers maritime, avec des cornes de brume. Embarquement pour le pays de la voix reine, dérivante et délirante, parfois voix de gorge à la David Hykes ou à la Terry Riley. La voix d'Alvin, en solo ou démultipliée, tisse une nappe ondulante dans laquelle le synthétiseur ainsi que divers échantillons  viennent se couler pour nous entraîner dans la musique illuminée. Des nuées de voix viennent à la surface agitée par les pulsations électroniques, dans un mouvement puissant et caressant. C'est un hymne à la vie toujours renaissante, qui brasse et intègre tous les éléments : on y entend même brièvement  le père d'Alvin chanter à l'âge de 75 ans une chanson yiddish à l'occasion d'une réunion familiale. L'électronique ici devient humaine, est un processus au service de la voix vivante. Incarnée, elle magnifie le surgissement miraculeux des sons, la jeunesse rayonnante d'une œuvre qui, si elle appartient à l'évidence à la mouvance psychédélique, n'a rien perdu aujourd'hui de son souverain naturel. La musique est toujours authentiquement pour Alvin une aventure dans laquelle on se jette à corps perdu, un viatique qui transporte et transfigure celui qui s'y abandonne. Loin des écoles et des sectarismes, elle est à la fois individuelle, composée et interprétée par le seul Alvin (voix, synthétiseur, piano et bande magnétique), et universelle comme peut l'être un raga acoustico-électronique. Aussi est-elle un classique, dans le sens de plus noble du terme, sans âge, dans sa beauté improvisée au bord du temps. Un disque indispensable. Merci encore, Alvin.
Parution initiale en 1982 chez Fore / 2 plages / 51 minutes
Prolongements
- le
site d'Alvin Curran, sur lequel vous trouverez un (trop) court échantillon des Canti,dans la section "Listen".
Reparution sur bandcamp en 2019, où il est en écoute et en vente :

- un extrait des Canti Illuminati :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 novembre 2020)

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Publié le 6 Septembre 2008

Carl Stone, Daniel Menche : l'ailleurs électronique absolu...

    Carl Stone et Daniel Menche, deux compositeurs américains nés respectivement en 1953 et 1969, sont de vieux routiers de la scène électronique. Carl, le Californien, compose de la musique électro-acoustique depuis les années 70, intervient aussi bien dans son pays qu'en Australie ou, assez régulièrement, au Japon où il écrit pour des chorégraphes, des cinéastes, conçoit des programmes radiophoniques et des installations multimédia. Daniel, originaire de l'Oregon, est l'auteur d'une vingtaine d'albums sur différents labels.

   Unseenworld , label qui se consacre aux rediffusions d'œuvres d'avant-garde, a republié en février de cette année l'un des tout premiers albums de Carl Stone, Woo Lae Oak, sorti en 1982. Plus de vingt cinq ans plus tard, le disque n'a rien perdu de son étrangeté lancinante. Une seule composition de 54 minutes déploie ses boucles électroniques à partir d'une simple corde frottée produisant un tremolo continu et d'une bouteille jouée en soufflant à l'intérieur. Le résultat n'est pas sans évoquer la musique traditionnelle japonaise avec les sonorités du shakuhachi (la bouteille devient flûte de bambou...) : à écouter assez doucement, on se trouve devant un lac très calme, nimbé de brume, dont la surface reflète parfois le passage des grues. Woo Lae Oak, qui doit son titre à une chaîne de restaurants coréens, dont un est justement installé à Los Angeles, est, à la croisée du dépouillement zen et du minimalisme le plus rigoureux, un témoignage troublant des possibilités d'un usage basique de la bande magnétique.
Paru en 2008 chez Unseen Worlds / 1 plage / 53'48

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 
Carl Stone, Daniel Menche : l'ailleurs électronique absolu...

   Glass Forest, sorti aussi en février chez Important records, serait le dernier disque compact de Daniel Menche, qui dit ne plus publier dorénavant que des vinyles ou des DVDs. Trois morceaux, trois plongées de vingt minutes à l'intérieur d'un drone vivant, parcouru de frémissements, pulsations, crépitements, sonneries lointaines : propulsés au coeur obscur de la matière, nous écoutons sidérés le chant libéré de l'infiniment imperceptible qui nous submerge. Musique terrifiante, inexorable, à trembler : un train qui fore vers le centre de la terre, vers le centre du noyau central du grand rien où l'homme n'existe pas. Dans la forêt de verre chaque son nous atteint, scande notre néant : musique pascalienne en somme, qui bannit tout divertissement. Le troisième titre, d'une incroyable splendeur noire, conclut un album dans la lignée du travail d'une Annie Gosfield (cf. articles du 24 avril et du 2 mai 2008).

Paru en 2008 chez Important Records / 3 plages / 68 minutes environ

Pour aller plus loin :

Rien en vidéo pour ce disque, alors je vous propose un extrait d'un autre album sorti fin 2016 en bas d'article...

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores en novembre 2020)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...