Publié le 21 Mars 2023
Elle remonte au Conservatoire Royal de Bruxelles, où le pianiste François Mardirossian a étudié et rencontré Thibaut Crassin, depuis resté son ami. Pendant ces années d'étude, ils explorent avec deux autres pianistes tout le répertoire minimaliste au sens assez large, bien représenté sur ce blog : Philip Glass, Arvo Pärt, Steve Reich, Urmas Sisask, Ryūichi Sakamoto, Brian Eno, Moondog, Graham Fitkin, Douwe Eisenga, etc. Puis le groupe explose, François Mardirossian se lance dans une carrière solo avec son premier disque sur Moondog, puis celui sur Glass, celui sur Alan Hovhaness. En 2019 à Lyon, lors de la première édition du Festival Superspectives qu'il co-dirige, François retrouve Thibaut, avec lequel il avait toujours eu envie de rejouer, et tous les deux se lancent dans l'aventure d'une Nuit blanche minimaliste de 20h à 8h. Leur ami Bruno Letort, dont j'avais salué le disque Cartographie des sens, sorti en 2019, leur écrit pour l'occasion une suite de pièces pour deux pianos que nous retrouvons sur Pianisphere 1, d'ailleurs titré d'après cette suite. Une partie du programme de la nuit minimaliste de 2019 se retrouve ici...
Musiques pour deux pianos
Le disque mêle deux ensembles de pièces inédites et quatre interprétations ou transcriptions.
Quatre pièces courtes de Ryūichi Sakamoto, disséminées en 1, 3, 8, 11
Une très bonne idée que cette dispersion ! Quatre pièces nerveuses, tranchantes qui vont à l'encontre d'une certaine image de la musique minimaliste comme une musique molle, ennuyeuse ! Je connaissais Ryūichi grâce à ses magnifiques collaborations avec Alva Noto. Je me souviens d'un ou deux disques solo qui ne m'avaient pas emballé en leur temps. Me voici réconcilié. D'entrée de jeu, "A Hearty Breakfast" séduit par le jeu en miroir des deux pianos, la sécheresse syncopée de son avancée implacable. "Batavia" batifole, fait la folle avec ses batteries de grappes serrées. "A Brief Encounter", c'est la venue d'une mélodie enchanteresse au milieu des saccades répétées du premier piano. Superbe ! Et "Before the War" étonne par sa fantaisie enfantine, sa fraîcheur insouciante, jalonnée d'un bout à l'autre par les petits cailloux de l'un des pianos.
Pianisphere de Bruno Letort, quatre mouvements entre deux et quatre minutes chacun
Une très belle surprise que cette pièce, chaque mouvement ayant un dédicataire différent. Le premier, dédié au pianiste et compositeur Melaine Dalibert, est étincelant. L'un des pianos reste dans des graves pensifs, pendant que l'autre éclabousse la surface de ses grappes liquides, puis des notes répétées par les deux pianos ouvrent une deuxième période plus agitée où les deux pianos se mêlent dans un beau friselis avant une coda marquant un retour à la première phase. Le second mouvement, dédié à Brigitte Isaac, gambade allègrement, parsemé de brefs ralentis et passages en retrait, ce qui lui donne un étonnant relief. Le troisième, dédié au compositeur et pédagogue Denis Brosse, déroule une magnifique méditation, les deux pianos se rapprochant pour nous entraîner dans une brume onirique pailletée de lumières. Le quatrième, dédié à François Mardirossian, est d'un minimalisme fluide et vif, tout en boucles intriquées au brillant contrepoint, avec de délicates échappées intériorisées.
Du côté du "répertoire".
- Une interprétation sobre du "Pari Intervallo" d'Arvo Pärt. Avec une première note de l'intervalle plus perlée, une vraie goutte de lumière intense, que dans l'enregistrement par Jeroen Van Veen et son épouse Sandra chez Brilliant Classics (2014). Lors d'une première écoute, j'avais trouvé l'interprétation compassée. Non, elle est remarquable de densité, de concentration. D'un calme profond, sublime !
- Une transcription de "By This River" qui, rappelons-le, fut composée par Brian Eno, mais aussi Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, extraite d'un album que j'adore, Before and After Science (Islands ou Polydor, 1977). Pas question bien sûr de rivaliser avec la version "fantôme" de Ryūichi Sakamoto (encore lui, tiens tiens !) et Alva Noto dans l'album Summus (Rasten-Noton, 2011). La suave mélancolie de la mélodie du morceau de Brian s'est insinuée dans le cerveau de tous ceux qui l'ont entendue... La transcription de François Mardirossian commence par un long bourdonnement sépulcral, avec de fins crissements, magnifique préparation à ce morceau dont les paroles originales évoquent allusivement le Styx. Ce drap mortuaire de graves, peuplé d'accidents fantomatiques, se prolonge sous la mélodie, dédoublée, qui en ressort plus bouleversante, miraculeuse. Un sommet !
- Une interprétation de "Two pianos" de Morton Feldman. Moins douce, amortie, que celle de John Tilbury et Philip Thomas parue chez Another Timbre en 2014. Plus sculpturale, aux reliefs tranchés, impressionnante de densité mystérieuse. Superbe !
- Une interprétation de "My First Homage" de Gavin Bryars. Sans les vibraphones, cymbale et tuba de la version de 1978, et sans la réverbération, l'espèce de halo tremblant dans lequel baignait le morceau ! Une version lumineuse, aux articulations nettes. Lente dérive nostalgique, rêveuse, au fil de ses boucles liquides, de ses reprises ponctuées de floraisons foisonnantes, les phrasés jazzy coulés au milieu de cet océan minimaliste ( la pièce est un peu comme un au revoir au jazz pour Gavin Bryars à ce moment-là). C'est très émouvant, l'émergence d'une pièce qui gisait dans son cercueil immergé dans le disque de Gavin. Une exhumation brillante, une (re)découverte.
Un programme superbe, servi par deux pianistes talentueux, qu'on entend en belle symbiose. La prise de son est remarquable, aigus brillants et graves profonds. Très belle photographie de couverture de Ilya Kholin (graphisme : February 31 agency)
. Un seul regret : que ce disque interprété, enregistré en France par des artistes et ingénieurs français soit assorti d'une présentation (certes réduite à quelques formules) unilingue en anglais, alors même que la maison de disque est bruxelloise, francophone donc...
Paru fin janvier 2023 chez SOOND / 12 plages / 52 minutes environ
Pour aller plus loin
- disque en écoute et en vente sur bandcamp :