musiques contemporaines - experimentales

Publié le 21 Mars 2023

François Mardirossian / Thibaut Crassin - Pianisphere vol.1
Petite histoire d'un programme minimaliste

    Elle remonte au Conservatoire Royal de Bruxelles, où le pianiste François Mardirossian a étudié et rencontré Thibaut Crassin, depuis resté son ami. Pendant ces années d'étude, ils explorent avec deux autres pianistes tout le répertoire minimaliste au sens assez large, bien représenté sur ce blog : Philip Glass, Arvo Pärt, Steve Reich, Urmas Sisask, Ryūichi Sakamoto, Brian Eno, Moondog, Graham Fitkin, Douwe Eisenga, etc. Puis le groupe explose, François Mardirossian se lance dans une carrière solo avec son premier disque sur Moondog, puis celui sur Glass, celui sur Alan Hovhaness. En 2019 à Lyon, lors de la première édition du Festival Superspectives qu'il co-dirige, François retrouve Thibaut, avec lequel il avait toujours eu envie de rejouer, et tous les deux se lancent dans l'aventure d'une Nuit blanche minimaliste de 20h à 8h. Leur ami Bruno Letort, dont j'avais salué le disque Cartographie des sens, sorti en 2019, leur écrit pour l'occasion une suite de pièces pour deux pianos que nous retrouvons sur Pianisphere 1, d'ailleurs titré d'après cette suite. Une partie du programme de la nuit minimaliste de 2019 se retrouve ici...

Musiques pour deux pianos

   Le disque mêle deux ensembles de pièces inédites et quatre interprétations ou transcriptions.

Quatre pièces courtes de Ryūichi Sakamoto, disséminées en 1, 3, 8, 11

Une très bonne idée que cette dispersion ! Quatre pièces nerveuses, tranchantes qui vont à l'encontre d'une certaine image de la musique minimaliste comme une musique molle, ennuyeuse ! Je connaissais Ryūichi grâce à ses  magnifiques collaborations avec Alva Noto. Je me souviens d'un ou deux disques solo qui ne m'avaient pas emballé en leur temps. Me voici réconcilié. D'entrée de jeu, "A Hearty Breakfast" séduit par le jeu en miroir des deux pianos, la sécheresse syncopée de son avancée implacable. "Batavia" batifole, fait la folle avec ses batteries de grappes serrées. "A Brief Encounter", c'est la venue d'une mélodie enchanteresse au milieu des saccades répétées du premier piano. Superbe ! Et "Before the War" étonne par sa fantaisie enfantine, sa fraîcheur insouciante, jalonnée d'un bout à l'autre par les petits cailloux de l'un des pianos.

Pianisphere de Bruno Letort, quatre mouvements entre deux et quatre minutes chacun

Une très belle surprise que cette pièce, chaque mouvement ayant un dédicataire différent. Le premier, dédié au pianiste et compositeur Melaine Dalibert, est étincelant. L'un des pianos reste dans des graves pensifs, pendant que l'autre éclabousse la surface de ses grappes liquides, puis des notes répétées par les deux pianos ouvrent une deuxième période plus agitée où les deux pianos se mêlent dans un beau friselis avant une coda marquant un retour à la première phase. Le second mouvement, dédié à Brigitte Isaac, gambade allègrement, parsemé de brefs ralentis et passages en retrait, ce qui lui donne un étonnant relief. Le troisième, dédié au compositeur et pédagogue Denis Brosse, déroule une magnifique méditation, les deux pianos se rapprochant pour nous entraîner dans une brume onirique pailletée de lumières. Le quatrième, dédié à François Mardirossian, est d'un minimalisme fluide et vif, tout en boucles intriquées au brillant contrepoint, avec de délicates échappées intériorisées.

Du côté du "répertoire".

   - Une interprétation sobre du "Pari Intervallo" d'Arvo Pärt. Avec une première note de l'intervalle plus perlée, une vraie goutte de lumière intense, que dans l'enregistrement par Jeroen Van Veen et son épouse Sandra chez Brilliant Classics (2014). Lors d'une première écoute, j'avais trouvé l'interprétation compassée. Non, elle est remarquable de densité, de concentration. D'un calme profond, sublime !

   - Une transcription de "By This River" qui, rappelons-le, fut composée par Brian Eno, mais aussi Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, extraite d'un album que j'adore, Before and After Science (Islands ou Polydor, 1977). Pas question bien sûr de rivaliser avec la version "fantôme" de Ryūichi Sakamoto (encore lui, tiens tiens !) et Alva Noto dans l'album Summus (Rasten-Noton, 2011). La suave mélancolie de la mélodie du morceau de Brian s'est insinuée dans le cerveau de tous ceux qui l'ont entendue... La transcription de François Mardirossian commence par un long bourdonnement sépulcral, avec de fins crissements, magnifique préparation à ce morceau dont les paroles originales évoquent allusivement le Styx. Ce drap mortuaire de graves, peuplé d'accidents fantomatiques, se prolonge sous la mélodie, dédoublée, qui en ressort plus bouleversante, miraculeuse. Un sommet !

- Une interprétation de "Two pianos" de Morton Feldman. Moins douce, amortie, que celle de John Tilbury et Philip Thomas parue chez Another Timbre en 2014. Plus sculpturale, aux reliefs tranchés, impressionnante de densité mystérieuse. Superbe !

- Une interprétation de "My First Homage" de Gavin Bryars. Sans les vibraphones, cymbale et tuba de la version de 1978, et sans la réverbération, l'espèce de halo tremblant dans lequel baignait le morceau ! Une version lumineuse, aux articulations nettes. Lente dérive nostalgique, rêveuse, au fil de ses boucles liquides, de ses reprises ponctuées de floraisons foisonnantes, les phrasés jazzy coulés au milieu de cet océan minimaliste ( la pièce est un peu comme un au revoir au jazz pour Gavin Bryars à ce moment-là). C'est très émouvant, l'émergence d'une pièce qui gisait dans son cercueil immergé dans le disque de Gavin. Une exhumation brillante, une (re)découverte.

   Un programme superbe, servi par deux pianistes talentueux, qu'on entend en belle symbiose. La prise de son est remarquable, aigus brillants et graves profonds. Très belle photographie de couverture de Ilya Kholin (graphisme : February 31 agency)

. Un seul regret : que ce disque interprété, enregistré en France par des artistes et ingénieurs français soit assorti d'une présentation (certes réduite à quelques formules) unilingue en anglais, alors même que la maison de disque est bruxelloise, francophone donc...

Paru fin janvier 2023 chez SOOND / 12 plages / 52 minutes environ

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En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

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Publié le 16 Mars 2023

Marcus Vergette Tintinnabulation
   Un bassiste passionné par les cloches

    Bassiste de jazz, artiste sonore et sculpteur, l'américain Marcus Vergette, installé au Royaume-Uni où il est devenu membre de la Royal Society of Sculptors, s'intéresse depuis un moment aux cloches. Des cloches en bronze et parfois acier inoxydable qu'il conçoit, fabrique à la main, et installe. Il les nomme des cloches "Time and Tide" (Temps et marée) parce qu'elles sonnent, résonnent avec la montée du niveau de la mer. Le projet a pris naissance en 2008 dans le Devon. Depuis, huit cloches ont été posées dans huit lieux en bordure de mer (photographies de trois d'entre elles ci-dessous ; une quatrième est représentée sur la couverture du disque.). Marcus Vergette les considère comme des œuvres d'art démocratiques appartenant au public. Les communautés locales ont eu carte blanche pour la forme du moulage de chaque cloche, leur dénomination et les inscriptions qu'elles portent.

    Tintinnabulation mêle les sons de ces cloches avec des enregistrements de terrain  de la côte et des fragments d'improvisation musicale, avec Vergette lui-même à la contrebasse. Le disque comporte trois titres. "Tintinnabulation", le plus long, est interprété par Marcus Vergette aux cloches et à la contrebasse, Mathew Bourne au piano. "Ferry" comporte des matériaux additionnels maniés par Marcus Vergette, notamment des enregistrements de terrain du bac à chaîne de Torpoint (en Cornouailles), en plus du saxophone ténor de Harry Fulcher et du saxophone alto de Rox Harding. On retrouve le saxophone de ce dernier sur "Waw and Wane", avec des vocaux de Kate Westbrook et Nell Hubbard, le violoncelle de Frank Schaefer, le piano de Mike Westbrook, et tout le reste est géré par le compositeur, en particulier des sons de terrain des cloches "Time and Tide" enregistrés dans divers lieux au bord des côtes.

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles
Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de GallesCloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

   La pièce éponyme, de plus de vingt minutes, est somptueuse, en trois parties. Contrebasse, piano et cloches font émerger un archipel fascinant de résonances, d'entrelacs limpides, éblouissants, de rocs ciselés. Le piano, parfois préparé m'a-t-il semblé, se fait coupant, abrupt, liquide, tandis que les cloches dessinent un paysage sur plusieurs plans et que la contrebasse apporte des fils pour relier ces reliefs, ces profondeurs. Il est difficile de ne pas penser à ce que composait le pianiste Alain Kremski lorsqu'il maniait son portique de cloches en plus de son piano. C'est aussi réussi. Cette musique est d'une miraculeuse clarté ; incisive et mystérieuse elle épouse les rêves enfouis, fait lever des graves extraordinaires. Le pianiste Mathew Bourne illumine le centre de la composition d'une intervention d'allure minimaliste absolument envoûtante, prolongée par les drones des cloches et des chants d'oiseaux en arrière-plan. La pièce s'approfondit, de plus en plus méditative, énigmatique, enfoncée dans les graves, avec juste une esquisse de mélodie dans les médiums et les aigus pour la tirer de ces limbes solennelles. Cloches et contrebasse sont plus présentes dans la troisième partie, mais c'est encore le piano qui donne l'ossature à une dérive mouvementée, en allée vers l'ailleurs dans une apothéose de cloches résonnantes, avec la contrebasse frémissante amenant une brève coda dépouillée.

  

   Les deux saxophones donnent à "Ferry" une couleur plus jazzy. On entend les bruits du ferry à chaîne, la musique swingue doucement, nous embarquons...La pièce est chaleureuse, ronde, on se laisse aller dans une sorte de mouvement perpétuel, de bercement rêveur. "Wax and Wane" commence par un air traditionnel au violoncelle, le battement d'une cloche, des sons vocaux (sans doute des fragments de chansons). Les enregistrements de terrain jouent à égalité avec les instruments et les voix, ce qui donne une texture musicale passionnante. La pièce séduit par sa liberté, la beauté des juxtapositions littéralement serties dans les harmoniques des cloches à certains moments. Rox Harding pousse une jolie partie de saxophone en guise d'au revoir.

Titre préféré : le titre 1, "Tintinnabulation"

   Un disque très étonnant, porté par le titre éponyme, un chef d'œuvre. Et la suite s'écoute fort agréablement, soyez rassuré !

 

Paru le 9 mars 2023 chez nonclassical / 3 plages / 36 minutes environ

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Publié le 10 Mars 2023

Jocelyn Robert (3) - Les Dimanches

   Ce serait comme une suite à Requiem, paru quelques mois plus tôt. Une sortie du deuil, de la maladie, les yeux ouverts sur le monde. Un autre disque de piano solo. Le compositeur et artiste interdisciplinaire québécois Jocelyn Robert, poète du piano disklavier comme je l'ai baptisé dans un article précédent, s'intéresse également aux orgues à tuyaux et aux ordinateurs, j'en reparlerai sans doute. Il a déjà sorti d'autres disques depuis celui-ci.

On regarde "Les cercles sur le lac", on écoute le piano résonner, faire des cercles lui aussi, dans l'émerveillement d'une pureté neuve. Le piano est pierre qui ricoche, le piano est de l'eau qui coule. Cascades harmoniques, légers accidents à la tonalité, vifs agglomérats translucides...le temps de la contemplation, de la méditation.

  

  
  Quelques notes s'envolent, c'est "Octobre" fragile, le piano se fait cloche dans le temps suspendu. Les lointains s'estompent. C'est un disque sur les saisons, aussi. Voici "Mars", le miracle d'une venue, des notes comme des gouttes de lumière. Le mystère de la vie minuscule et patiente, dans sa robe diaphane de silence. L'éclosion des grappes, la vivacité retrouvée, comme une extase tranquille.

   Avec "Dimanche au Sri Lanka", les notes s'éparpillent dans les aigus, avec quelques appuis graves. Comme des chants d'oiseaux exotiques dans les forêts des songes.

   Les dimanches. Devant l'église, il y a "Les gens du parvis". Immobilisés, statufiés, dans une attente indéfinie. La pièce est d'une magnifique austérité, illuminée par les longues résonances, les éclaboussures soudaines de surgissements étincelants. Ce serait une prière, humble et parfois folle, retenue et bégayante de ses notes répétées.

   "Septembre" est lourd de ses graves. Il avance un peu ivre, s'arrête pour regarder les choses, écouter l'indicible. De toutes ses notes, il consonne avec la beauté souveraine du monde. Il s'enfonce doucement dans le tissu sublime, et rêve, comme à la fin de toutes ces pièces délicates et dépouillées. "Mai" commence au plus proche du silence, puis se laisse aller à des égrènements prudents : il ne faut pas brusquer la vie, mais avec un immense respect, l'attendre aux tournants des silences...

Sept admirables exercices d'attention !

  

Paru en octobre 2021 chez Merles / 7 plages / 47 minutes environ

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Publié le 8 Mars 2023

Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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II

Cinq Chansons corrodées

 

 

Chanson de cordes
pour escalader les mouvantes
montagnes nuages
il faudrait un pontife
assoiffé d’au-delà
assis sur un polatouche
de chez Buffon

Chanson de fossiles futurs
pour entendre la caravane fantôme
suivez l’horloge perdue
l’âme écartelée au ciel
s’il vous plaît sur la pointe
des pieds vivant enfin
dans le silence des pyramides
en lente rotation

Chanson de la lumière fendue
pour rien pour le désert
des voix les stries des mouettes
dans le ciel bas de décembre
parce que je ne crois pas
à la promesse de viande
dormeur dans le vide
quel rituel de tissage
te donnera des ailes
derrière tes yeux de chair ?

Chanson des appartements
pour ne pas voir
le retour des grues blanches
les jardins de pluie du soir
tout ce qui monte
la parole clouée des multitudes
sur le crucifix infernal
des téléviseurs où personne
n’est là tout balayé
asservissements gelés

Chanson des roses
dans la neige
pelouses de l’aube
pour se vautrer
dans le lit des feintes
allégresses
car le soir tombera
sur nos destins pareils

En écoutant Revolver de Kate Moore et Akkosaari de Johannes Auvinen

© Dionys Della Luce

Les disques :

1) Kate Moore, Revolver // Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ.

2) Johannes Auvinen, Akkosaari // Paru en janvier 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 41 minutes environ. J'avais prévu d'écrire un article, mais il est passé à la trappe...

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Publié le 3 Mars 2023

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

   Cristallisations poétiques

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth (2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !

Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :

Dust in the air suspended

Marks the place where a story ended

(De la poudre en supens dans l'air

Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris

Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : « Ma musique émerge, dit-il,  d'une idée de la musique la plus ancienne. J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes. Chanter, frapper, écouter la résonance. The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »

 

   La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui  « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.

  Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner. Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorca dans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile. Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !

Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.

Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ

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Publié le 22 Février 2023

Hommage à Marcus Fjellström
  Exercices d'éloignement

   À la faveur d'un petit nettoyage dans quelques piles de disques (non rangés, ceux-là...), je tombe sur une pochette qui ne me dit rien. J'écoute le disque. « Mais c'est très bien cette musique ! » Je fais une recherche à son sujet. Il s'appelait Marcus Fjellström. Compositeur à la formation académique et artiste sonore suédois, né en 1979 et mort en 2017, il a laissé une œuvre plutôt noire, souvent idéale pour des films d'horreur, entre musique contemporaine et musique expérimentale, ambiante sombre. Il a enregistré chez Lampse et Miasmah, composé pour le Swedish Royal ballet et réalisé des musiques de films, des projets audiovisuels.

   Library Music 1, le disque retrouvé, est sorti en 2011 chez Kafkagarden. 18 pièces ciselées, insolites, entre mélancolie et grotesque grinçant.

Un extrait de son premier disque chez Miasmah, Schattenspieler, sorti en 2010. Du Steve Reich pour film d'horreur...

   La puissance évocatrice de son œuvre est fascinante, ainsi que sa manière de faire chavirer les thèmes vers le plus sombre. C'est une musique hantée. Un extrait de Skelektikon, sorti en 2017 chez Miasmah. Son dernier disque, une manière de danse macabre.

N.B. Le titre de l'article est une des traductions possibles de son premier disque, Exercices in Estrangement, paru en 2005 chez Lampse.

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Publié le 14 Février 2023

Yves Daoust - Docu-fictions

    Où commence et où finit la musique ? Les œuvres électroacoustiques rendent cette question caduque, ou non-pertinente. Je m'aventure sur un terrain que je connais encore mal, surpris moi-même d'avoir accroché aux Docu-fictions du canadien Yves Daoust, qui n'en est pas à son coup d'essai. Ce nouvel opus se rattache selon lui à sa première œuvre électroacoustique, Paris, les Grands magasins (1975). Construite à partir des confidences (supposées ? réelles ?) d'une courtisane, la première œuvre du disque nous donne deux versions de l'histoire de Lily, l'une acousmatique et l'autre mixte. Deux versions qui doivent être envisagées à la lecture de la phrase du compositeur Alain Savouret placée en exergue : « Reconstruire à partir d'éléments séparés pour faire une fausse réalité plus lisible. »

   La saint Valentin, autrement...

    Les deux versions de "Lily" sont, je trouve, particulièrement réussies. Elles alternent, superposent, des fragments de confession de la courtisane et des recréations sonores de fantasmes, rêves. D'une version à l'autre, le trouble s'accroit, les frontières s'abolissent. Tandis que la version acousmatique reste relativement "sérieuse", même si le travail de montage, d'enrobage, met en perspective la confession, en souligne l'étrangeté dans des mises en oreille parfois érotiques, la version mixte est plus folle, délirante. L'accordéon et le violon dérapent, ou nous plongent dans une atmosphère onirique dominée par les accents du plaisir. Ces documentaires sont tout sauf froids, gorgés d'une sensualité plastique. La musique est gloussements, gémissements, souffles, moments d'ouateuses agitations à demi éveillées. Comme il est bon de n'entendre ni considérations morales, si platitudes sociologiques, ni chiffres à l'appui !  Yves Daoust nous emmène dans les arcanes du sexe avec une merveilleuse et rafraîchissante ingénuité.

   La suite, un court intermède, un long impromptu de plus de quinze minutes... nous délivre de l'étouffement du réel. Bruits de rues, de manifestations, extraits de discours politique, tout est embarqué dans la musique. L'Impromptu 2 est une splendeur. Piano et synthétiseur jouent une partition étincelante avec un médium fixe. Comment mieux dire que la musique transcende le réel, qu'elle l'illumine, le sauve de sa sécheresse, de son étroitesse, parce qu'elle lui réinjecte une autre vie au-dessus de la vie, qu'elle le transperce pour en extraire et diffuser des profondeurs inconnues ? Les manifestations ne délirent pas moins que les fantasmes érotiques, non ?

   "Calme chaos", pour orchestre de chambre et medium fixe, commence avec des sons de réunions politiques publiques. Un orateur profère : « Aujourd'hui le Québec va commencer à vivre ! » Mais le chaos orchestral guette. Après un silence total, une voix sourde affirme : ...« et dans vingt ans toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle infinie (? ) et très haute...» La phrase est coupée, submergée par l'orchestre de chambre qui semble n'obéir à personne. Début déroutant, provocant, qui multiplie les citations, les genres musicaux. De l'oxymore du titre, on semble ne retenir que "chaos", malgré des accalmies. Il faut au moins cinq minutes pour que l'auditeur retrouve un semblant de fil conducteur. Car s'il y en a un, c'est peut-être cet hommage, décalé et indirect, à une certaine musique d'orchestre, son âge d'or, celui de Aïda par exemple. Des fragments d'entretiens font entendre les voix d'adultes évoquant le rapport de leur père, plus rarement de leurs parents, à la musique. Puis ce sont des prises lors de leçons ou d'exercices. Peu à peu se déroule une curieuse histoire de la musique, surgie des ruines des mémoires et des chevauchements de bribes d'interprétation dans le plus joyeux désordre. L'ensemble ne m'a cependant pas convaincu, ni séduit. Le disque s'en passerait bien...

    Une musique acousmatique et électroacoustique passionnante et belle grâce à un art du montage consommé qui érotise et onirise le contenu documentaire [ les deux Lily ], ou le détourne pour l'emmener en d'étranges et superbes contrées sonores [ Intermède et Impromptu 2 ]. [ Je laisse de côté "Calme chaos", vous m'avez compris... ]

 

Paru début décembre chez empreintes DIGITALes / 5 plages / 1 h et 7 minutes environ

Pour aller plus loin :

Pas d'extrait à vous proposer en dehors de ci-dessous...

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Publié le 9 Février 2023

William Susman - Quiet Rhythms Book I (Nicolas Horvath, piano)
Un fils naturel du minimalisme

   Né en 1960, le compositeur et pianiste américain William Susman a très tôt baigné dans la musique des aînés du minimalisme, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass. On entend d'ailleurs des échos glassiens dans le disque dont il va être question, et il utilise les procédés compositionnels de ce courant : la répétition et la transformation par une série de variations d'un matériau tonal limité. Seulement, le jeune William a baigné dans des influences bien différentes avant cette rencontre, lorsqu'il était pianiste dans diverses formations jouant de la musique afro-cubaine. Il remarqua aussi que ses trois aînés incorporaient à leur musique des influences africaines ou indiennes, c'est pourquoi il décida de se laisser guider par ses expériences personnelles, ses influences, auxquelles il faut ajouter sa passion pour les musiques médiévales. Quiet Rhythms, cycle de quatre livres comportant au total 88 pièces brèves recueillies entre 2010 et 2013, découle de ce parcours. Le pianiste français Nicolas Horvath a décidé d'enregistrer l'intégralité du cycle. C'est chose faite pour le Livre I. Ajoutons que chaque livre compte onze actions précédées chacune d'un prologue écrit après l'action correspondante. [ Cette présentation doit tout aux excellentes notes d'accompagnement de David Sanson. ]

 

   Fils naturel du minimalisme, William Susman tient nettement plus de Philip Glass que des autres. Cela s'entend surtout dans les Prologues, pièces fluides sans aspérités qui déroulent plus ou moins vivement des cellules rythmiques répétées et variées, créant une écume harmonique doucement hypnotique. On y reconnaît la grâce un peu chantante de Glass. Mais cette proximité s'estompe au fil des titres, même si elle revient ponctuellement. Très vite, l'originalité de Susman éclate, par exemple, après quelques mesures, dans le magnifique quatrième prologue, qui part très loin dans un clapotis sublime, puis un tintinnabulement vaporeux.

   Glass, c'est comme le point d'ancrage secret (à peine) de ce cycle, c'est de là que les lignes divergent, ménagent des perspectives différentes. Si l'on veut, ce cycle est comme les Cent vues du Mont Fuji du peintre japonais Hokusaï, qui eut tant de répercussion chez certains Impressionnistes, je pense aux différentes vues de la cathédrale de Rouen ou aux vingt-cinq Meules de Claude Monet. Glass, c'est le Mont Fuji, non au bout de la perspective, mais au début. De là, William Susman explore des allées, met en mouvement ses « éclats d'inspiration » comme il le dit lui-même. Le fractionnement en pièces assez courtes - de un peu plus de une minute à un peu plus de quatre,  le démarque de ses aînés, qui affectionnent volontiers des pièces plus longues. La discontinuité introduite déjoue les efforts de la mémoire à reconnaître ce qui est antérieur et à s'appuyer dessus pour son confort. Autrement dit, elle oblige à redoubler d'attention, ce qui favorise un rafraîchissement de l'écoute, stimulée par les bornes silencieuses. La mémoire comble les trous comme elle peut, évitant la frustration des interruptions, car on a l'intuition d'un tout à reconstituer. Très vite justement, c'est un des plaisirs supplémentaires de l'écoute d'un livre en entier. À chaque fois, on sort la tête du flux, puis on replonge... dans une eau qui est la même sans l'être tout à fait !

  À la marche lumineuse des prologues répond l'emportement des actions, leurs rythmes syncopés, martelés, comme dans les énergiques actions 7 et 9, avec d'émouvants retraits plus méditatifs comme dans l'action 8 et la bourdonnante 10.

La même rivière ou une autre, onze fois...

   Alors pourquoi "quiet" ? Il y a dans ce cycle une force tranquille à l'œuvre, qui le recentre à chaque fois qu'il s'oublierait dans les lointains : c'est sa cohérence impressionnante derrière ses perspectives diverses. Et malgré tout dans le cycle lui-même un cœur sensible, que j'entends dès la belle action 2, la belle déhanchée, dans la quasi onirique action 3, et encore plus entre l'action 4 (le prologue inclus) et la 6, avec leurs échappées carillonnantes, sublimes. La musique miroite, danse dans une joie extatique, frémissante au bord du silence. Elle rayonne dans une corolle de notes répétées, s'élance de toutes ses harmoniques à l'assaut du ciel. Peu de pages minimalistes sont aussi intensément radieuses, illuminées de l'intérieur.

   Une découverte majeure, interprétée brillamment par le passionné Nicolas Horvath, auquel nous devons ce nouveau continent sonore puisqu'il a également produit le disque dans la série Nicolas Horvath discoveries consacrée à ses découvertes et explorations pianistiques. C'est la première fois que le cycle entier est rassemblé sur un album, certaines de ses pièces étant des premières mondiales.

Paru en février-mars 2022 chez Nicolas Horvath Discoveries / Collection 1001 Notes / 11 plages (chacune en deux parties) / 50 minutes environ

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