musiques contemporaines - experimentales

Publié le 27 Avril 2024

Simon Toldam - Fem Små Stykker Med Tid

   Couvert de prix et de récompenses dans son pays, le pianiste et compositeur danois Simon Toldam, après avoir sorti avec son trio en 2019 l'album Omhu, salué comme le meilleur disque de jazz danois de l'année, s'est décidé pour un disque de piano solo. Du jazz ? Il n'en reste qu'un peu d'écume, ici ou là, et c'est tant mieux. Sa musique, il la dit fondée sur la notion de « mellemrum » (écart), mais on peut se référer au concept japonais de Ma : une pause dans le temps, un intervalle ou un vide dans l'espace. Ma désigne le temps et l'espace dont la vie a besoin pour respirer, pour sentir et établir des relations. Ces Cinq petites pièces avec le temps (traduction du titre danois) sont enregistrées dans la Sendesaal de Brême, réputée pour son acoustique.

Simon Toldam, photographié par © Andreas Omvik

Simon Toldam, photographié par © Andreas Omvik

   Aucune prétention à révolutionner la musique dans ces cinq pièces. Elles prennent le temps, cultivent donc l'écart, le Ma. C'est une musique qui respire, qui laisse résonner les notes. On est comme en apesanteur, suspendu entre les notes. Le temps et l'espace sont d'abord vibrations. La séparation entre les notes est illusoire : l'intervalle est durée pure, pleine en dépit de son vide apparent. En se laissant aller au Ma, on parvient, on vient-par, dans des contrées d'une absolue douceur, comme à la fin de la première pièce, "To Linger".

   Si "Insekt" débute par un court phrasé jazzy, la pièce y renonce vite, renforce son intériorité par des à-plats massifs, puis des graves, et c'est une marche au pays des ombres, une merveille d'étrangeté, feuilletée de froissements, suivie d'interrogations étincelantes et d'une suite de blocs abrupts, comme des rocs sur lesquels il faut passer pour atteindre la source vive, la grande résonance, qui défait les apprentissages (du jazz, avec ses tics...).

 

   "Efterdønninger" (titre 3) s'aventure en contrées plus accidentées. Arêtes coupantes, et soubassements à longues résonances ou feutrés, d'une délicatesse pudique. La musique rêve, en dépit de tout, entre brisures et courtes éclaboussures lumineuses, jusqu'au seuil de quelque chose : encore une magnifique fin de pièce...

   ""Eng" secoue sa chevelure de jazz, sans parvenir à s'en libérer totalement, mais entre les souvenirs se dessinent des reliefs plus originaux, des aperçus d'une grande beauté. Avec "To ord", les amarres sont jetées, la musique flotte dans un bain de mystère, elle respire avec lenteur, avec précaution, s'enfonce dans de douces ténèbres et en même temps met au jour les fragments d'une mélodie lumineuse. Instants magiques !

    De belles études de piano à l'écoute de l'espace dans le temps...

Titres préférés : 1/ "Insekt" (le 2), "To ord" (le 5)

2/ "To Linger" (titre 1)

Paru fin février chez ILK Music (Copenhague, Danemark) / 5 plages / 38 minutes environ

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Publié le 27 Mars 2024

Phil Niblock - Looking for Daniel
  Phil Niblock, In Memoriam...

    Réalisé en étroite collaboration avec le compositeur, décédé en janvier 2024, le disque présente deux de ses dernières œuvres. Phil Niblock (né en 1933), compositeur, cinéaste et vidéaste, était devenu en 1985 directeur de l'Experimental Intermedia Foundation de New-York, consacrée à la musique d'avant-garde. Pionnier d'un minimalisme expérimental, explorateur des harmoniques et des bourdons (drones), il demandait aux auditeurs d'écouter ses pièces à fort volume. Sa musique superpose souvent de nombreuses strates sur une durée assez longue, si bien que le tuilage de microtonalités génère des harmoniques et des effets de halo sonore.

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

    La première pièce, "Biliana" (2023), doit son titre à son interprète Biliana Voutchkova, violoniste et vocaliste bulgare très impliquée dans les musiques improvisées et la création sonore contemporaine. Voix et violon étroitement accordés, enlacés dans de longs unissons, créent une tapisserie sonore mouvante, doucement rayonnante, perpétuellement renaissante. Musique saisissante, aérienne, quasi immatérielle, elle semble une pure émanation, le nimbe de présences sonores dont l'identité s'est fondue dans une multiplicité radieuse. C'est une musique qui lévite, une musique de transe hypnotique à la gloire de la Voix originelle.

   La seconde pièce, "Exploratory, Rhine version, Looking for Daniel" (2019), a été enregistrée par deux ensembles installés aux Pays-Bas, Modelo62 (flûte, clarinette basse, deux trompettes, contrebasse et guitare électrique) et l'Ensemble Scordatura (voix, alto, claviers - où l'on retrouve Reinier van Houdt !, et le compositeur Claudio F Baroni invité à l'orgue). Du chaos initial émerge l'alto, puis la voix, le clavier et les autres instruments, en une tresse épaisse, dense... Cette composition comporte en vingt parties soudées, issues de trois enregistrements superposés, mélange de direct et d'interactions virtuelles. Le titre renvoie à Daniel, codirecteur de l'Ensemble Phoenix à Bâle, où coule le Rhin. Retrouvé au bord du fleuve après plusieurs semaines, il est probablement tombé d'un pont, personne n'envisageant une chute volontaire. Plus sombre que "Biliana", cette pièce dégage une force dramatique évidente. Mélodies et harmoniques se chevauchent, s'entrecroisent, créant une polyphonie microtonale, une forêt sonore d'une sombre et étrange splendeur, au cœur de laquelle se love la trace d'une voix humaine. Mouvements ascendants et pulsations de bourdons donnent la sensation d'une vie supra humaine, surnaturelle, surgie d'un foyer indestructible.

    Un disque d'une somptueuse magnificence, d'une majesté impressionnante. Encore une réussite de cette belle maison de disques qu'est Unsounds. Deuxième titre mixé par Claudio F Baroni, un des compositeurs phares du label et Ezequiel Menalled. Et tout est maîtrisé par  Yannis Kiriakides...

Paru début février 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 plages / 45 minutes environ

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Publié le 26 Mars 2024

Linda Catlin Smith - Dark Flower

   Installée à Toronto, Linda Catlin Smith s'est affirmée ces dernières années comme une des compositrices en vue des musiques contemporaines. En 2005, elle est devenue la deuxième femme à remporter le Prix Jules-Léger pour la nouvelle musique de chambre. Son inspiration est stimulée par des écrivains et des peintres qu'elle apprécie, comme notamment Marguerite Duras, Giorgio Morandi, Mark Rothko, Agnès Martin. Son nouveau disque Dark Flower devrait réconcilier les amateurs de musique classique à l'ancienne et les passionnés des nouvelles musiques. La pièce titre a été commandée par le Thin Edge New Music Collective, un ensemble lui aussi installé à Toronto (depuis 2011), collectif qui comprend piano, violon, alto, violoncelle, clarinette et percussion.

La compositrice Linda Catlin Smith

La compositrice Linda Catlin Smith

   En la quiétude d'étranges contrées...

Dark Flower, avec ses neuf compositions pour près d'une heure trente ( à noter que les trois dernières sont des bonus uniquement numériques), permet de prendre la mesure de l'univers de Linda Catlin Smith. Sa musique est d'une grande douceur, méditative, et en même temps intense, aux arrangements calmement somptueux. Il y a là un sens inné du raffinement, de la délicatesse, un grand respect pour l'auditeur, peu à peu enveloppé dans les lentes évolutions harmoniques. À la fois proche, intime, et réservée, lointaine, elle s'aventure dans des contrées étranges, des brumes. Souvent en l'écoutant, je pensais à Morton Feldman, d'ailleurs inspiré également par Mark Rothko. C'est particulièrement  dans le sublime duo pour violon et piano "With their Shadows Long" (1997) que cette parenté est flagrante.

   Peut-être le premier titre, "Wanderer" (2009, révisé en 2022) donne-t-il l'une des clés de la création de la canadienne. C'est une musique errante, vagabonde, qui aime à s'aventurer dans des méandres où elle débusque des harmonies inconnues, glissantes, sensuelles, veloutées, des harmonies dont se lèvent soudain des frissonnements indicibles, des respirations diaprées...

   Le duo de violoncelles (2015, titre 2) est exemplaire de la réconciliation entre l'ancien et le nouveau. Sur une mélodie aux accents baroques se greffent des explorations sonores très contemporaines. La suavité des sonorités est travaillée par des étirements, des glissendos mystérieux. "Dreamer Murmuring" (2014, pour piano, violon et violoncelle, titre 4)) est d'une veine voisine : volutes mélodieuses des cordes, piano en courts éclaboussements ou en soulignements énigmatiques.

   Dédié au pianiste et compositeur britannique Howard Skempton, "Unbroken" (2017, pour piano solo, titre 6), est également un vagabondage, d'une tranquillité légère et dépouillée, réduite parfois à la répétition d'une même note

 

   La pièce éponyme, de plus de vingt-cinq minutes, pour piano et les trois cordes, d'une confondante beauté, semble une longue marche au bord des ténèbres, au bord des rêves, là où fleurit justement la fleur noire ou la fleur sombre. Seule une avancée précautionneuse peut entendre cette fleur s'épanouir, puis la suivre dans son capricieux itinéraire. Le temps ici ne compte plus, distendu, intérieur, seules comptent ces poussées florissantes, cet apprivoisement du Mystère. La gravité ici n'est jamais tristesse, mais la marque même d'un immense respect face à l'Ineffable qu'il faut entourer de rêts patients pour l'approcher un peu, dans les trous et les interstices d'une durée espacée, aérée. Car cette musique respire, et chante un autre chant, bouleversant, dans la seconde moitié de ce chef d'œuvre envoûtant.

   Les trois bonus, trois solos, ne sont pas inférieurs aux compositions précédentes. Le troisième et plus long, pour piano solo, "A Nocturne" (1995) est une pièce magnifique, erratique, là encore très feldmanienne, avec une partie centrale comme un dialogue entre main gauche et main droite, entre force parfois abrupte, dramatique et faiblesse ou plutôt refus du combat avant un affrontement monolithique sur la fin, les médiums très intenses, et une coda dans des aigus mystérieux.

   Un disque admirable de bout en bout, indéniablement l'un des plus grands de l'année 2023. 

Paru en novembre 2023 chez Redshift Music (Vancouver, Canada) / 2 disques - 9 plages / 1 heure et 26 minutes environ

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Publié le 21 Mars 2024

Live Maria Roggen & Ingfrid Breie Nyhus - Skymt
Relire le répertoire romantique à partir de ses vestiges

   Live Maria Roggen (voix) et Ingfrid Breie Nyhus (piano), deux musiciennes norvégiennes, ont composé Skymt (Vaguement) à partir de mélodies et poèmes sur l'agitation, le désir, le trouble et le chagrin. Dans leur  premier disque en commun, Demanten, elles avaient déjà interprété des versions improvisées de mélodies de Jean Sibélius et de poètes finno-suédois. Cela fait plusieurs années qu'elles travaillent sur le répertoire des textes et musiques romantiques pour développer de nouvelles voies.

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

L'art de l'épure, au service de l'émotion décantée.  

    Du Romantisme, les compositions ont banni toute grandiloquence, toute rhétorique pathétique, pour n'en conserver que les affects nus, leur essence. D'où des pièces souvent très courtes, quatorze sur dix-huit durent moins de deux minutes.

   Le chant, toujours sans parole, peut roucouler comme dans le premier et plus long titre, "Pil", soupirer, languir, répéter des sons comme dans "Du" (titre 4), balbutier de désir, froufrouter (dans "Dugg", titre 5). Le lamento de "Vit" (titre 6) est un écorché d'un peu plus d'une minute.

   Le piano est tout aussi dépouillé de développements dramatiques, tout en arêtes ou phrases elliptiques, en bousculements, en aperçus élégiaques, en résonances. Il est parfois préparé, réduit à un quasi bourdon de graves ou frise l'atonalité, avec de rares accents jazzy sur "Sasusa" (titre 15), pièce exceptionnellement méditative par ailleurs. Les boucles de "Guld" (titre 6) sont  représentatives de cet art de l'épure auquel le duo ramène le Romantisme. Tout le pathétique est concentré en quelques mesures graves sur le splendide "Bue"  (titre 7).

   L'un des sommets du disque est le titre 8, "Iva", le plus lyrique, bouleversant, lamento méditatif d'une beauté interrogative. Au chant de désespoir de Live répond  le piano d'Ingrid, d'une sobriété magnifique.

   Chaque titre relève d'un art de l'épure, de la délicatesse, que même "Svane" (titre 11), l'un des quatre plus longs titres, ne dément pas. Le piano souligne de manière minimale, par une ligne de notes répétées, le chant très libre de Live.

    Un superbe disque de mélodies contemporaines, d'un raffinement exquis. Voix et piano sont enregistrés de manière impeccable.

Paru en décembre 2023 chez LabLabel (Oslo, Norvège) / 18 plages / 35 minutes environ

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Publié le 5 Mars 2024

Frédéric Lagnau (piano : Denis Chouillet)
Hommage aux amis et lecteurs, d'abord...  

    Je célèbre Frédéric Lagnau depuis au moins les débuts de ce blog, en 2007. Qui le connaissait alors ? Merci encore à Michel C. qui me le fit découvrir ce si beau Jardins cycliques, paru chez Lycaon en 1998. Quatre ans plus tard, un lecteur me signala un second disque, antérieur au premier, publié par la scène nationale d'Évreux en 1992, Journey to Inti.

   Emporté par un cancer en 2010, Frédéric Lagnau n'a pas connu la célébrité qu'il méritait en dépit de sa reconnaissance dans certains milieux musicaux, mais il a suffisamment marqué ses admirateurs pour que peu à peu son audience s'élargisse. En 2014, le pianiste Nicolas Horvath, lors d'une nuit minimaliste à Kiev, jouait en concert deux pièces de Frédéric, Bagatelle sans modalité et Wind Mosaïcs, cette dernière en partie présente sur le disque que vient de lui consacrer le pianiste et compositeur Denis Chouillet pour Montagne Noire, passionnant support de diffusion du GMEA, Centre National de Création musicale d'Albi-Tarn. Denis Chouillet a cohabité avec Frédéric Lagnau lorsque celui-ci vivait isolé dans une ferme normande. C'est donc un ami proche qui rend hommage à ce compositeur si important à mes oreilles, et à celles de bien d'autres aujourd'hui.

Vertiges et charmes du minimalisme  

    Le disque est balisé par trois des "Wind Mosaïc", en position 1- 6 et 10 pour respectivement la N°1 - N°2 - N°5. Ce sont trois courtes pièces d'une lenteur mystérieuse : on avance avec précaution au bord du silence, la seconde revenant inlassablement à la charge avec une boucle répétée et variée, la dernière et plus courte (moins d'une minute) comme du Satie figé dans la mémoire des siècles.

   Quatre autres pièces sont aussi en-dessous de trois minutes. La piste 2, "Je me souviens de do dièse majeur dans un prélude de Jean-Sébastien Bach" est une brillante illustration du talent de Frédéric Lagnau à jouer sur les décalages de hauteur, les reprises en écho pour créer un univers fascinant, celui d'un feuilleté de la mémoire... "Ville invisible" (titre 5) serait un concentré de jazz, absolument dépouillé de son brio extraverti, ramené sans cesse vers la contemplation de la ville invisible du titre ! Les gammes arpégées de "La gamme qui teinte" (titre 7) créent un malaise par leur répétition crescendo, comme s'il s'agissait d'une question vitale, d'appeler Godot... qui ne vient pas, si bien que le pianiste quitte son piano, on entend ses pas s'éloigner. Humour ou désespoir, ou les deux ?

   Je mets à part "Les Charmes de la marche" (titre 9), art savant et délicat de l'anagramme, de la décomposition en facettes juxtaposées comme des pas en équilibre sur le vide : pièce funambule tout à fait bouleversante dans sa progression vers la disparition.

    Restent trois compositions entre presque sept et plus de huit minutes. D'abord une version longue de "À mesure et au fur" (deux minutes et douze secondes seulement sur Jardins cycliques) : une version brumeuse, magnifique dans ses répétitions, ses superpositions de formes inversées, son tuilage hypnotique, comme une avancée hallucinée vers l'extase. Je ne sais pas s'il y a deux partitions, mais cette version est incomparablement plus belle que celle du disque évoqué. Un chef d'œuvre !

   Puis une pièce au minimalisme brillant, voire virtuose, "Solar loops", aux rapides boucles enchevêtrées, là aussi une très belle surprise. L'interprétation un peu raide de Jardins cycliques disparaît, et voici une pièce primesautière, tout en souplesse. Beau bouquet de jaillissements continus, feu d'artifice d'une joie solaire qui n'exclut pas des moments d'une exquise délicatesse. C'est resplendissant !

   La troisième pièce longue, "Morning song of the jungle sun" (titre 8), est la plus narrative, aux couleurs variées. Elle devient un flux mouvementé, aux accents jazzy dans sa partie centrale, avant de se mettre à chanter à piano ivre dans une longue envolée, si légère à la fin.

   Décidément, Frédéric Lagnau est un compositeur à ne surtout pas réduire à un minimalisme formaliste. Admirateur de Steve Reich, il sait tirer de ce courant le meilleur en suggérant un vertige quasi métaphysique, des mystères au cœur des boucles et sur le fil des souvenirs musicaux, mais aussi parfois une allégresse assez rare, et il s'échappe alors, se laisse aller aux alentours...il muse comme ça lui chante, libre ! Pour notre plus grand bonheur.

   L'interprétation de Denis Chouillet restitue la grande sensibilité de cette musique formellement fascinante, et pourtant si ouverte, si humaine, au fond. La prise de son est vraiment magnifique.

P.S. Je viens d'ajouter une petite discographie à l'article Wikipédia consacré à Frédéric Lagnau. Si j'ai oublié un disque qui lui soit entièrement consacré, merci de me le signaler par le formulaire de contact du blog.

Paru en novembre 2023 chez Montagne Noire (Albi, France) / 10 plages / 38 minutes environ

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Publié le 1 Mars 2024

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Projet de Gordon H. Whitlow depuis 1986, Sorry for Laughing, après avoir servi pour des enregistrements d'avant-garde du collectif Biota (auparavant Mnemonists) auquel il appartenait, est devenu une nouvelle entité qui, outre lui-même, comprend Edward Ka-Spel des Legendary Pink Dots, Martyn Bates de Eyeless in Gaza, le guitariste de Denver Janet Feder, et un autre membre des Dots, Patrick Q-Wright.

    Franchissez les portes... d'un univers
un peu magique !

   Sun Comes, le dernier album de ce nouvel ensemble, comprend quatre titres qui réjouiront tous les amateurs des groupes déjà cités. C'est une musique inventive, chaleureuse, entre pop progressive et avant-garde, avec aussi bien des sons expérimentaux et des ambiances bruitistes que des emprunts au folklore anglo-saxon. On y entend, mis à part les instruments habituels des groupes de rock, du violon, de l'accordéon, de la cornemuse... Edward Ka-Spel est toujours aussi impressionnant, majestueux, avec sa diction impeccable. Laissez-vous embarquer dans ces quatre dérives, la première de trente-et-une minutes. C'est une musique vivante, qui prend le temps de nous surprendre !

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Paru en 2021 sur le même label viennois, See It Alone est aussi imprévisible, et s'il est parfois plus noir, plus expérimental, comme dans le très beau premier titre, "Seen by Candlelight", la suite est dominée par la prestation de l'enchanteur Edward Ka-Spel ("spell" avec deux "l", c'est en anglais notamment le charme, le sortilège...). "Seven Stormy Oceans", le titre 7, est un chef d'œuvre de musique celtisante, avec accordéon et violon, Edward solennel et frémissant transformant la pièce en conte sonore merveilleux. Les morceaux suivants poursuivent le rêve, l'impression d'une fête foraine aussi, sans doute à cause de l'orgue Hammond, très présent.

     Deux disques séduisants, habités par le Verbe et des mélodies charmantes. Sun Comes  est le plus (modérément) expérimental des deux.

Sun Comes : paru en décembre 2023 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 4 plages / 1 heure environ

See It Alone : paru fin mai 2021 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 12 plages / 49 minutes environ

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Publié le 28 Février 2024

David Lee Myers - Strange Attractors

   J'avais sélectionné ce disque, puis je l'avais écarté, déçu par quelques fragments. L'ayant écouté voici peu dans sa continuité, ce qu'on ne peut pas toujours faire, ou ce qu'on ne prend pas le temps de faire pour diverses raisons, j'ai été conquis. D'où sa réintégration dans ces colonnes.

   Artiste visuel et sonore vivant à New-York, David Lee Myers, à son actif plus de soixante disques et des collaborations avec des grandes pointures de la musique électronique comme Merzbow ou Tod Dockstader, écrit ce qu'il nomme une musique à déplacement temporel en utilisant un mélange variés de retours (feedback), d'autres sources de bruits et des sons trouvés qui sont retardés, retraités, déplacés. Depuis l'introduction des unités de retard à bande, David Lee Myers est fasciné par le fait de prendre un moment du temps, de le stocker puis le déplacer et le plier sous différentes formes.

   Fermentations chaotiques du Temps

   L'album comprend quatre pièces, chacune entre treize et dix-neuf minutes environ. Quatre immersions dans une musique infiniment fluctuante. "Equality of Powers" pose les fondements d'un univers composé de couches rayonnantes, animées, hantées par des bruits enchâssés dans le flux chatoyant sous-tendu d'un chevauchement continu de drones. On reconnaît la touche Dockstader à la manière dont la musique semble générée par des ondes courtes, leur superposition et leurs conflits incessants, le tout ramené vers l'égalité par le mouvement perpétuel dans lequel il est emporté. Le temps est incessante variation, recomposition, il n'existe que dans le mouvement, l'instant de son émission.

   De longues sinusoïdes caractérisent le début de "Iniquities", pièce dans laquelle le temps se met à rutiler, à émettre des merveilles sonores en forme de tournoiements, de vrilles frangées de particules lumineuses. On est au cœur de cet album, on s'enfonce dans une forgerie de splendeurs foisonnantes. C'est notamment ce deuxième titre qui a motivé mon "repentir". On croit même y entendre, fugitivement, des voix intérieures...

 

    La suite est tout aussi prenante, encore plus au casque. Un monde de vibrations radieuses, de pulsations de drones, de déchirements internes crée un enchevêtrement sonore incroyable. Pas de place pour le vide ou le silence, même lorsqu'un long drone monopolise l'attention dans la dernière partie de "With Perfect Clarity", car très vite il est parasité par des surgissements bouillonnants, d'étranges attracteurs. Au bout de l'immersion, il y a "Yet Another Shore" (Encore un autre rivage), et, du chaos la lente émergence d'orages magnétiques tapissés de drones abyssaux, et ça fulgure, nom de Zeus ! C'est au-delà encore que se tient une majesté intermittente, voilée de brumes lourdes, une force d'arrachement dont le rayonnement est terminal.

    Une musique électronique, expérimentale, d'une superbe puissance.

Paru en juin 2023 chez Crónica (Porto, Portugal) / 4 plages / 1h et 9 minutes environ

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Publié le 27 Février 2024

Sylvain Chauveau - ultra-minimal

   Enregistré au Café Oto à Londres en mars 2022, le nouveau disque de Sylvain Chauveau, vingt-quatre ans après Le livre noir du capitalisme reparu en même temps que celui-ci sur le même label berlinois sonic pieces, permet d'entendre l'un de ses rares concerts solo et le premier avec uniquement des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica, joués séparément. Le disque comporte pièces nouvelles et versions en direct de compositions anciennes déjà sorties, mais réarrangées pour instrument solo.

   Le minimalisme... décanté !

   ultra-minimal : un pléonasme ? Du minimalisme au carré ? Une esthétique du dépouillement radical, avec laquelle la couverture du disque, sobre et minimale comme toujours chez sonic pieces, consonne. Une esthétique qui s'oppose à un minimalisme prolixe, ennemi du silence, hanté par le plein. Ici le minimalisme tutoie le vide et le silence, se condense au lieu de s'allonger en longues pièces.   

   Peu de notes sur le premier titre (piano solo), engendré par deux notes répétées, variées et augmentées. Suffisantes pour créer une atmosphère recueillie, intime. Elles ouvrent une attente, s'épanouissent comme des fleurs en ouvrant leurs résonances, tandis qu'en arrière-plan s'entendent de très menus bruits mécaniques ou de frottements sur le siège. Le second titre, à la guitare, plus rythmé, plus rapide, est nettement plus répétitif, avec de longues boucles, ce qui donne une superbe pièce hypnotique, limpide, pour courir jusqu'au bord du vertige, l'air de rien... La courte troisième pièce, au piano, pousse la répétition plus loin en alternant deux motifs tintinnabulants en miroir. La quatrième décante encore, réduite pour l'essentiel à un balancement entre deux notes, répétées ou variées. Et c'est d'une beauté incroyable !

"i" (piste 5) laisse pantois, harmonium aux notes tenues, vibrantes, comme hachurées par le halètement rythmique d'un cœur affolé, avec sa coda aux vagues oscillantes. Retour au piano en 6, un piano en échappée libre, capricieuse, un piano mystérieux guetté par l'ombre, le silence, à l'écoute à la fin d'une note obstinément répétée. "med", pour guitare, semble se contenter d'accords hésitants. Elle cherche sa voix, puis s'y engouffre, s'arrête, reprend, tissage inlassable d'une boucle qui s'éclaire de l'intérieur. Que voudriez-vous entendre de plus que cet encerclement, ce piège lumineux pour envoûtement progressif ?

    Titre le plus court avec un peu plus d'une minute, "u" forme diptyque (au piano) avec le suivant, "l" (titre 9), à peine plus long : quintessence de l'art de Sylvain Chauveau, ces deux miniatures sont comme des interrogations obstinées, ou des protestations d'innocence, une dentelle pour dessiner l'absence.

   Deux titres longs terminent l'album. "Deu", comme une bal(l)ade pour guitare, trouée d'abord, puis bien calée sur une pulsation assez douce qui s'effiloche de timidité ou de respect avant de pousser plus loin et de trouver des accents nouveaux dans une belle ascension mélodique. L'harmonium ondule doucement sur "116", le dernier titre, très élégiaque, presque funèbre, respiration magnifique des tréfonds, puis il laisse la place au mélodica deux minutes environ avant la fin, pour prolonger la plainte en lui ôtant une partie de ses draperies résonantes, la ramener vers l'humilité, la simplicité de l'émotion nue .

    L'ultra-minimalisme est un art de l'épure, de l'ascèse, comme une gifle cinglante à toutes les artilleries lourdes des machines, logiciels. Sylvain Chauveau nous touche et nous ravit en nous ramenant à l'essentiel, ce si peu qui vient de l'âme, du souffle des instruments acoustiques, joués avec une extrême attention.

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« L'attention absolument sans mélange est prière. »

Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1947)

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Paru début février chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 11 plages / 44 minutes environ

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