Linda Catlin Smith - Dark Flower

Publié le 26 Mars 2024

Linda Catlin Smith - Dark Flower

   Installée à Toronto, Linda Catlin Smith s'est affirmée ces dernières années comme une des compositrices en vue des musiques contemporaines. En 2005, elle est devenue la deuxième femme à remporter le Prix Jules-Léger pour la nouvelle musique de chambre. Son inspiration est stimulée par des écrivains et des peintres qu'elle apprécie, comme notamment Marguerite Duras, Giorgio Morandi, Mark Rothko, Agnès Martin. Son nouveau disque Dark Flower devrait réconcilier les amateurs de musique classique à l'ancienne et les passionnés des nouvelles musiques. La pièce titre a été commandée par le Thin Edge New Music Collective, un ensemble lui aussi installé à Toronto (depuis 2011), collectif qui comprend piano, violon, alto, violoncelle, clarinette et percussion.

La compositrice Linda Catlin Smith

La compositrice Linda Catlin Smith

   En la quiétude d'étranges contrées...

Dark Flower, avec ses neuf compositions pour près d'une heure trente ( à noter que les trois dernières sont des bonus uniquement numériques), permet de prendre la mesure de l'univers de Linda Catlin Smith. Sa musique est d'une grande douceur, méditative, et en même temps intense, aux arrangements calmement somptueux. Il y a là un sens inné du raffinement, de la délicatesse, un grand respect pour l'auditeur, peu à peu enveloppé dans les lentes évolutions harmoniques. À la fois proche, intime, et réservée, lointaine, elle s'aventure dans des contrées étranges, des brumes. Souvent en l'écoutant, je pensais à Morton Feldman, d'ailleurs inspiré également par Mark Rothko. C'est particulièrement  dans le sublime duo pour violon et piano "With their Shadows Long" (1997) que cette parenté est flagrante.

   Peut-être le premier titre, "Wanderer" (2009, révisé en 2022) donne-t-il l'une des clés de la création de la canadienne. C'est une musique errante, vagabonde, qui aime à s'aventurer dans des méandres où elle débusque des harmonies inconnues, glissantes, sensuelles, veloutées, des harmonies dont se lèvent soudain des frissonnements indicibles, des respirations diaprées...

   Le duo de violoncelles (2015, titre 2) est exemplaire de la réconciliation entre l'ancien et le nouveau. Sur une mélodie aux accents baroques se greffent des explorations sonores très contemporaines. La suavité des sonorités est travaillée par des étirements, des glissendos mystérieux. "Dreamer Murmuring" (2014, pour piano, violon et violoncelle, titre 4)) est d'une veine voisine : volutes mélodieuses des cordes, piano en courts éclaboussements ou en soulignements énigmatiques.

   Dédié au pianiste et compositeur britannique Howard Skempton, "Unbroken" (2017, pour piano solo, titre 6), est également un vagabondage, d'une tranquillité légère et dépouillée, réduite parfois à la répétition d'une même note

 

   La pièce éponyme, de plus de vingt-cinq minutes, pour piano et les trois cordes, d'une confondante beauté, semble une longue marche au bord des ténèbres, au bord des rêves, là où fleurit justement la fleur noire ou la fleur sombre. Seule une avancée précautionneuse peut entendre cette fleur s'épanouir, puis la suivre dans son capricieux itinéraire. Le temps ici ne compte plus, distendu, intérieur, seules comptent ces poussées florissantes, cet apprivoisement du Mystère. La gravité ici n'est jamais tristesse, mais la marque même d'un immense respect face à l'Ineffable qu'il faut entourer de rêts patients pour l'approcher un peu, dans les trous et les interstices d'une durée espacée, aérée. Car cette musique respire, et chante un autre chant, bouleversant, dans la seconde moitié de ce chef d'œuvre envoûtant.

   Les trois bonus, trois solos, ne sont pas inférieurs aux compositions précédentes. Le troisième et plus long, pour piano solo, "A Nocturne" (1995) est une pièce magnifique, erratique, là encore très feldmanienne, avec une partie centrale comme un dialogue entre main gauche et main droite, entre force parfois abrupte, dramatique et faiblesse ou plutôt refus du combat avant un affrontement monolithique sur la fin, les médiums très intenses, et une coda dans des aigus mystérieux.

   Un disque admirable de bout en bout, indéniablement l'un des plus grands de l'année 2023. 

Paru en novembre 2023 chez Redshift Music (Vancouver, Canada) / 2 disques - 9 plages / 1 heure et 26 minutes environ

Pour aller plus loin

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