Publié le 29 Août 2017
Trois ans après la sortie du foisonnant Rituals, qui marquait le grand retour de David Shea, incontestablement l'un des meilleurs compositeurs de la scène électronique, expérimentale et même contemporaine tout simplement, l'américain, qui vit aujourd'hui en Australie, reste fidèle au label de Lawrence English, Room40, et publie, à la demande expresse de Lawrence, un album de piano solo. Curieux ? Non, car il n'a cessé de composer pour cet instrument, souvent en association avec d'autres instruments et l'électronique. Bon connaisseur de la musique contemporaine, il a travaillé avec de grands pianistes, abordant tous les possibles, si l'on veut, du piano. Il avait d'ailleurs, à la mémoire de Luc Ferrari, composé une œuvre pour piano, alto et échantillonneurs, The Book of Scenes, sur le label Sub Rosa en 2005. Par contre, il ne se jugeait pas à la hauteur pour interpréter lui-même ses compositions. Lawrence English lui a demandé de relever le défi. C'est donc David Shea que l'on écoute jouer le résultat d'une année de pratique, d'écriture, d'écoute...
Je vais d'abord évacuer la question du genre, parce que sur Internet on trouve des pitreries incroyables. Selon un premier site, le disque relèverait de la "Dance", selon un autre de l'ambiante... Je passe sur "Dance", l'auditeur devait être au mieux distrait, plus probablement sourd ; si l'on entend par ambiante ce qui prend un aspect introspectif, d'accord, seulement c'est vider le mot de son sens premier. Parler d'abstractions me paraît un non-sens : nous ne sommes pas en peinture, l'abstraction ne s'oppose pas à la figuration. La musique pour piano n'a jamais rien représenté. Expérimentale ? Toute musique inspirée est en un sens expérimentale, l'adjectif ne veut souvent plus dire grand chose. Je préfère "classique moderne", ou "contemporain" si l'on veut être plus précis. Chaque pièce est ici une méditation, un nocturne dans certains cas, ou une étude tout simplement, à la Ligeti par exemple
"Mirror", la magnifique pièce d'ouverture au tempo méditatif, se regarde en effet dans le miroir : tranquille jeu de reflets entre médiums et graves, elle propose en même temps comme une série insistante d'interrogations jalonnée de petites grappes sonores qui seraient des éclaboussures sur un beau lac profond. Une suite (c'est son titre) de huit courtes pièces lui succède. Notes isolées, fortes et résonnantes, puis s'agglutinant dans des agrégats austères dans les graves, dont se dégage une ligne fluide rejoignant les médiums, voire les aigus, avant de se solidifier à nouveau en cassures : impressionnant début ! La deuxième partie se fait plus chantante, plus atonale aussi, marquée par des boucles obsédantes qui rythment sa marche, vers quel sommet ? La troisième semble hésiter, mais très vite s'accélère avec des sortes de petits tourbillons bourdonnants. La quatrième se fait plus lyrique, dirait-on, encore qu'elle bute sans cesse dans sa progression. La cinquième approfondit l'intonation, fond en glissades, en accords fous. Quant à la sixième, elle se hausse vers les aigus, esquisse des pas de danse (il n'avait donc pas totalement tord, ce fameux site !!!), très élégante. Atmosphère mystérieuse pour la septième, cercles et tangentes introspectives. Retour à la première partie avec la huitième, dramatique et puissante, fleuve impétueux aux ondoiements troublés, qui s'apaisent par une reprise lancinante de la dominante. Moi je pensais fugitivement, en écoutant cette suite splendide, à quelques unes des très belles réussites du piano contemporain, en particulier aux " Variations on the orange cycle" d'Elodie Lauten, c'est dire mon admiration.
Une surprise nous attend ensuite, surprise non signalée par les rares chroniqueurs anglophones. C'est "Magnets", envoûtante composition pour électronique et piano (préparé, sans doute), la seule de l'album, perle noire rayonnante de ses drones irisés, dans lesquels se love, s'enchâsse le piano en compagnie d'un instrument à archet (?). Les retrouvailles avec le piano seul n'en sont que plus bouleversantes. "Trance" prend des allures de choral sous hypnose, taillant son chemin dans des ténèbres opaques par ses nappes denses d'harmoniques. On est presque au bout de ce parcours impressionnant. Il reste les quatre parties du "Tribute to Mancini" : s'agit-il d'un hommage au footballeur italien bien connu ? Je n'en sais rien. La veine est d'un lyrisme plus conventionnel à mon sens, voire plus mièvre dans la joliesse recherchée, de la quatrième partie plus encore. Une manière d'être en phase avec un homme populaire ? Personne n'est parfait... Toujours est-il que je retrancherais volontiers ces dix minutes-là, plus à leur place sur un disque de jazz (David écoute aussi beaucoup de jazz, cela s'entend !).
À cette réticence près, un très grand disque de piano contemporain.
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Paru en juin 2016 chez Room40 / 15 plages / 44' minutes environ.
Pour aller plus loin :
- disque en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)