Publié le 27 Novembre 2021
Disons-le d'emblée : la première, voire la seconde écoute, furent difficiles. Et pourtant j'ai persisté, sans trop savoir pourquoi. Jusqu'à être séduit ! La new-yorkaise Marina Rosenfeld compose depuis vingt ans à partir de disques uniques, fait main. D'après ce que j'ai compris, il s'agit de disques en acétate, des "dubplates", utilisés dans le reggae pour contenir une version dub généralement absente du produit final. Ces doubles plaques contiennent un ensemble de sons choisis par le compositeur. Marina Rosenfeld s'intéresse à la matérialité de ces plaques, à la dimension tactile, à la manière dont elles réagissent en les jouant sur une platine. Si elle dit se moquer de l'alchimie que certains artistes recherchent en combinant des LP, en communiquant avec les fantômes du passé, je me dis en l'écoutant à nouveau qu'elle atteint une certaine alchimie sonore à travers ce rapport physique, intime, aux plaques dont elle joue, que cette intimité fait surgir d'incroyables fantômes, non certes particulièrement du passé, mais des fantômes surgis de la matière même. Index rassemble six enregistrements publics qui retracent son approche tactile et montrent la grande variété de sons employés. Le titre renvoie à l'ensemble des sons utilisés, sans doute, mais bien plus probablement au doigt qui fait surgir les sons des plaques tournant sur la platine.
/image%2F0572177%2F20211127%2Fob_9a0a9c_marina-rosenfeld.jpg)
Le premier titre, "Fuji tonic", est le plus déconcertant, à base de sortes de bulles de sons émergeant du vide ou de grésillements. Mise en oreille qui prend après cinq minutes, une micro mélodie en boucle donnant de la consistance à ce monde surprenant. "Triadic" paraît plus construit. Un univers sonore d'une grande finesse se déploie dans un miracle de transparences et d'apparitions sur un fond rythmique obsédant très léger. Cela valait la peine de persister ! Dès lors, j'étais conquis. " A Bright and Clear Memory", scandé dans sa première partie comme par un coup d'horloge se mettant parfois à déraper, est d'une étrangeté fascinante que ne dément pas la suite, fermentation de sons surtout aigus qui fait penser à des cailloux entrechoqués enregistrés sous l'eau. J'aime cette attention au peu perceptible, à l'infra sonore, aux sinuosités vibratoires : c'est la matière qui chante, et si librement !
Avec "L.E.S Bootleg", de presque vingt-trois minutes, on mesure la maîtrise de l'artiste, capable d'intéresser l'oreille pendant toute cette longue pièce, véritable art poétique du singulier sonore. De ces bribes et lambeaux, elle constitue un univers parallèle parfaitement cohérent, d'une intensité dramatique indéniable. Alors que dans les premières minutes du disque, on croyait que tout cela virerait à l'insignifiant, on s'étonne d'être aux aguets, pris par un suspense consistant. Au milieu des craquements, un piano étouffé fait entendre un lamento poignant. À sa manière, c'est une symphonie qui surgit des plaques, une symphonie fantôme si vous voulez, mais réellement orchestrale en dépit des accidents sonores de toute nature qui viennent abîmer les apparitions. Tout un monde de créatures semble vivre dans la matière, faire mouvoir ces sons, qu'accompagnent discrètement des bribes chantées ou murmurées par la compositrice déguisée en sorcière. Rarement on aura entendu musique si animée, presque désopilante, pleine d'une verve malicieuse, surtout dans le dernier tiers de la pièce.
"Mezzo Piano", le cinquième titre, prend des allures plus ambiantes tout en restant d'un raffinement enchanteur. Les sons y chantent davantage sans être parasités ou court-circuités, on croit entendre de vrais instruments (violons, violoncelle...), ce qui rendra cette composition sans doute plus abordable à l'auditeur non averti, quoique sur la fin de ces huit minutes... cette belle ordonnance soit tournée en dérision ! En écho à "Fuji Tonic", "Avian Tonic" termine cet album par une poussière de micro gestes sonores, unifiée par des résonances, des reprises, des continuités : à nouveau, l'impression d'être dans un tableau de Joan Miró, ou encore d'Yves Tanguy. Avec une surprenante envolée d'oiseaux obscurs pour terminer (le titre l'annonçait...).
Une très belle surprise : le chant merveilleux et inouï des platines !
Paru en novembre 2021 chez Room40 / 6 plages / 58 minutes environ
Le cd est accompagné d'un livre.
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :