Julius Eastman - Three Extended Pieces For Four Pianos

Publié le 5 Novembre 2021

Julius Eastman - Three Extended Pieces For Four Pianos

   Quatre pianistes, et quels ! Les deux premiers très présents sur ce blog. Nicolas Horvath, également compositeur de musique électroacoustique. Melaine Dalibert, aussi compositeur pour le piano. Stephane Ginsburgh, interprète entre autres de Morton Feldman, Jean-Luc Fafchamps ; et Wilhem Latchoumia, que je découvre, brillant pianiste français qui aime sortir des chemins battus comme les trois autres.

De gauche à droite et de haut en bas : Nicolas Horvath - Melaine Dalibert - Stéphane Ginsburgh - Wilhem Latchoumia

De gauche à droite et de haut en bas : Nicolas Horvath - Melaine Dalibert - Stéphane Ginsburgh - Wilhem Latchoumia

      Et le compositeur, Julius Eastman ? Mon collaborateur occasionnel Timewind avait consacré en 2013 un article au triple cd publié par New World Records sous le titre Unjust Malaise. L'article inclut une courte biographie de cette figure majeure du minimalisme. Je vous y renvoie. Le disque de Sub Rosa reprend une partie du programme de cette belle compilation : "The Nigger Series", titre aujourd'hui prudemment remplacé par celui de "Four Pianos" (1979 - 1980). Mais les titres des pièces n'ont pas été modifiés, heureusement ! Julius Eastman assumait sa négritude, comme auraient dit Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, de même qu'il revendiquait son homosexualité. Devenu par la radicalité de ses positions une sorte de musicien maudit, dont une partie des œuvres fut détruite par la police surgissant dans on appartement pour l'en expulser pendant l'hiver 1981-82, Julius Eastman est peu à peu remis à sa juste place, amère revanche posthume à une vie déraillant sous le signe de la déréliction.

   La première pièce, "Evil Nigger", est un canon pulsant qui ne manque pas de faire penser à Steve Reich. Ce qui frappe, c'est la puissance, l'exaltation vitale, ponctuée par la voix criant « One, two, three, four ! ». C'est une musique de transe, toute de lumière, d'affirmation, les quatre pianos se chevauchant, se superposant dans une cavalcade prodigieuse. Les motifs répétés, variés, reviennent à l'assaut tout au long des vingt minutes de cette pièce illuminée. La scansion percussive des pianos se fait nettement sentir après treize minutes, s'approchant d'un unisson couvert d'un voile mélancolique, le rythme se ralentissant et l'intensité devant plus contrastée, avec des appuis de notes erratiques. En dépit d'une timide reprise du motif structurant, une coda de plus de deux minutes prend des accents déchirants, tout ce flux dispersé, aspiré par le silence. Une éblouissante entrée en matière !

   "Gay Guerilla" commence par la répétition obstinée d'une note, à laquelle viennent s'adjoindre trois autres notes. Les quatre pianistes commencent la guérilla. L'intensité augmente, les premiers motifs se forment, le tout animé d'un balancement, comme d'une danse hypnotique, mais tout se fragmente, une douceur survient. Rien de prévisible dans ce mouvement : tout y est naturel, aucune théorie ne cherche à s'appliquer, à se justifier. Expression d'une âme tourmentée, la musique navigue entre effondrements élégiaques bouleversants et tentatives de revenir à la vie, de retrouver l'énergie grâce à une ténacité miraculeuse. Le minimalisme y gagne en profondeur, coloré par une veine romantique qui le sort d'un formalisme rigide. Autour de quinze minutes, écoutez ce frémissement qui court sur le dos des pianos martelants, écoutez monter les vagues harmoniques d'une puissante résurrection. Puis vous sentez l'énergie qui ploie, la lente chute, combattue par les rebuffades sombres des pianos ligués contre la disparition. Une impression d'accablement ressort de l'acharnement des reprises. La lutte est terrible, pathétique, l'avancée minée par un sourd chaos de lignes fondues. Mais le strumming - j'emprunte ce terme utilisé pour la musique de Charlemagne Palestine, est la clé de la résistance, le mur opposé à l'informe. Il prend des accents incroyablement émouvants dans les dernières minutes, d'une beauté poignante.

  Un puissant strumming donne à "Crazy Nigger", la troisième et plus longue pièce avec ses cinquante cinq minutes, l'aspect d'un manifeste, d'une revendication à la Vie majuscule. En cela, la composition renvoie à la première du cycle, en plus flamboyant encore, et surtout traversée de dérapages chromatiques. Folle, oui, par son exubérance, sa compacité virtuose, par la poussée irrésistible des pianos déchaînés. Folle par ses déhanchements abrupts, ses phases d'accélération, ses moments d'apesanteur extatiques de fusion très douce soudain venus éloigner le monde phénoménal suspendu dans le vide, inattendus dans ce déferlement formidable, encadrés de reprises fulgurantes qui s'effilochent de transparences. Les quatre pianos génèrent une cathédrale harmonique extraordinaire, saturée de vibrations, parcourue des flux somptueux des coulées de lave pianistique. Reichien de toujours, je reste sidéré par la magnificence de la musique de Julius. La pulsation reichienne reste toujours au fond relativement sage, comparativement à cet océan sonore d'une liberté stupéfiante. Si la musique de Steve est apollinienne, même dans ses pièces les plus radicales, celle de Julius est à l'évidence dionysiaque. Elle excède tous les cadres, profondément organique, embrasse tous les registres sonores avec une naïveté confondante. Autour de quarante minutes, on est comme suspendus entourés d'une chute de blocs graves, de gouttes lourdes, dans une caverne de drones, un incroyable tintinnabulement rythmé par une note plus aiguë vers quarante-deux minutes, puis c'est une descente maelstrom, ou une remontée, on ne sait plus, on est charriés, battus par une matière magmatique, le chant bouillonnant du sang et de la terre, un orgasme fantastique. Est-ce le destin soudain qui vient frapper vers quarante-six minutes, aérer la masse par les résonances solitaires de ses frappes dramatiques, comme une horloge, implacable rappel de l'Heure ? C'est en tout cas une nouvelle phase, plus découpée, syncopée, de télescopages fabuleux, sur fond de marée harmonique. Quelle musique géniale, celle d'un géant porteur de mondes !!! Qui sait aller jusqu'au bout comme le souhaitait Blaise Cendrars du bon poète.

Prise de son impeccable, et pianistes magnifiques !

   Parmi les absolus du piano contemporain, avec November de Dennis Johnson, les Inner cities d'Alvin Curran, tous les Morton Feldman pour piano bien sûr, L'Infini des possibles de Bruno Duplant (et du pianiste Guy Vandromme)... liste non exhaustive !

 

Paru en octobre 2021 chez Sub Rosa / 3 plages / 1h 47 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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