Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Samuel Reinhard (né en 1980) est un compositeur suisse de musique électroacoustique installé à New-York. Profondément transformé par une résidence selon lui manquée dans le désert Mojave (Californie), il compose une musique inspirée par un minimalisme décanté et des principes aléatoires, fondée sur des répétitions et des durées prolongées. En juillet 2022, il a sorti un disque superbe, intitulé tout simplement Répétitions, édité conjointement par Hallow Ground (label suisse que l'on retrouve régulièrement dans ces colonnes) et Präsens Editionen (autre label suisse de Lucerne), disque qui rassemble quatre pièces de longueur similaire formant un cycle pour trois pianos. Le nouveau disque édité par elsewhere music continue et approfondit sa recherche d'une musique visant à rapprocher les interprètes et les auditeurs dans une écoute profonde de la lenteur, des infimes fluctuations au fil des répétitions et des silences.
Piano et shō : rencontre harmonique !
Dès le départ, j'aimais beaucoup l'idée d'associer le piano et le shō, orgue à bouche avec dix-sept tubes de bambou de la musique traditionnelle japonaise Gagaku (musique de cour raffinée) : le frapper du piano, son côté percussif, et le souffle, la respiration. Mais le shō est à sa manière un petit clavier, et le piano, en faisant résonner les notes longuement, se rapproche de ce petit orgue : pour les deux instruments, l'harmonique prime alors sur le mélodique. Le disque réunit le pianiste canadien Paul Jacob Fossum et la japonaise Haruna Higashida, joueuse de shō dans le style Gagaku très impliquée dans la musique contemporaine.
Samuel Reinhard par Hatnim Lee
Plénitude de la Vacuité
Deux pièces de durée voisine constituent l'album. Dans la première, enregistrée en session multipiste, trois pianos et trois shōs se succèdent, se répondent. Quelques notes égrenées, répétées, forment l'armature de la composition. Elles résonnent longuement. Peu à peu se crée comme un escalier intérieur, un colimaçon réfracté sur plusieurs niveaux, aéré de silences. La mélodie restreinte fournit des pas, des marches harmoniques. On est enveloppé par un lent enchevêtrement, les notes des shōs formant comme des traînes scintillantes aux harmoniques des pianos. Les répétitions se dissolvent dans cette matière mouvante, ce flottement presque immobile des harmoniques. Tout n'est plus qu'infinie douceur, sérénité immense. L'auditeur s'abandonne à une temporalité étirée, véhicule d'une ineffable beauté. Samuel Reinhard est l'architecte minutieux du Ravissement.
Visages de l'Éternel Retour...
La seconde pièce est pour un seul piano et un seul shō. Samuel Reinhard la présente ainsi : « Dans la deuxième pièce, un piano se déplace à travers un trio de figures – un arpège, une improvisation, un accord – pendant toute la durée de l'interprétation.Chaque itération de cette séquence est accompagnée d'un seul shō, qui sélectionne et joue librement une note ou un accord, émergeant de la première figure du piano et disparaissant dans la troisième. Tout au long, les joueurs maintiennent les notes par le toucher ou la respiration jusqu'à ce que le son disparaisse. » Le piano se trouve tantôt seul, tantôt accompagné par le shō dont les harmoniques doublent les siennes. On dirait que le piano appelle le shō, qu'il le fait surgir pour l'épouser, l'écouter, se fondre avec lui dans le silence. Chaque séquence est en effet comme une étreinte aérienne, renouvelée et approfondie, de plus en plus gorgée de temps, de plus en plus informée par le silence. Elle nous emmène toujours plus dans un hors-temps qui esquisse peut-être le profil aveugle de l'Éternité.
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Un disque miraculeux. Le mariage mystique de l'Occident et de l'Orient aux Portes secrètes du Silence.
Paru début mai 2024 chez elsewhere music (Jersey City, New Jersey / États-Unis) / 2 plages / 41 minutes environ
Les frères Simon et Tobias Lanz, dont c'est le premier album en commun, ont écrit et interprété Arches sur des prototypes d'instruments à vent construits par eux-mêmes, inspirés par l'orgue à tuyau classique. Ces nouveaux instruments leur ont permis d'élargir les possibilités de l'orgue en allant vers les musiques électroniques ou les musiques à bourdons, dites drones, deux champs musicaux qu'ils ont exploré dans leur carrière. Il en résulte une musique microtonale infiniment plus nuancée, eux-mêmes contraints d'inventer de nouvelles manières de jouer, d'explorer, d'inventer, en s'appuyant sur une partition graphique pour visualiser de manière satisfaisante les multiples nuances tonales des quatre pièces constituant Arches. L'illustrateur Ramon Keimig a réinterprété ces partitions pour l'album de manière à ce qu'en lisant de gauche à droite on puisse suivre l'évolution de ces paysages de drones. Album enregistré à Berne en mai 2022 pendant une résidence d'artiste.
Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig
... à l'intérieur d'une palette sonore
infiniment nuancée
La musique sort des tuyaux, souffle continu, petites sirènes. Courbures lentes, lignes droites des notes tenues...Notes ? La musique microtonale abolit de fait cette appellation, puisque, à l'échelle des notes séparées, s'est substitué un continuum de possibilités constitué de micro-intervalles, d'où l'impression pour l'oreille, non d'un changement de notes, mais de glissements. Le Continuum de György Ligeti, composé en 1968 pour clavecin, est sans doute l'un des premiers pas dans cette direction que le synthétiseur modulaire a pu balayer. Aussi la musique des frères Lanz est-elle cousine des compositions d'Éliane Radigue. Des drones très doux se succèdent, se creusent pour laisser passer comme des appels de flûtiau dans les montagnes alpines. Il y a en effet quelque chose de pastoral dans cette musique apaisée, flottante, qui laisse venir à elle des vagues venues d'ailleurs comme dans la seconde partie. Rien ne presse, on tend l'oreille, le concert d'appels et de réponses de la troisième partie crée une nouvelle polyphonie respiratoire, cette fois c'est comme le souvenir des meutes de loups et de leurs hurlements nocturnes, filtré par les siècles et la mémoire. La musique est devenue troublante incantation conjuratoire. Curieusement, je remarque que « Arches » est l'anagramme de « search ». Cette musique cherche, avance prudemment vers l'inconnu, la très lente montée des bourdons tremblés dans la quatrième partie derrière les cliquetis discrets des instruments. Un bourdon moins grave, plus élevé, domine la pulsation sourde des autres, stase sonore prolongée dont émerge peu à peu un mur radieux.
Un très beau disque, à écouter dans la continuité, sans être dérangé, toutes affaires cessantes, déconnecté...
Paru fin novembre chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 42 minutes environ
Deux heures de musique, sur deux cds. La rencontre de Reinhold Friedl, pianiste et compositeur allemand, fondateur en 1997 de l'ensemble zeitkratzer, qu'il dirige depuis et dont on retrouve les œuvres sur une centaine de disques, et de Kasper T. Toeplitz, compositeur et musicien français d'origine polonaise, dont les instruments de prédilection sont l'ordinateur et la basse électrique, ce dernier instrument sur ce disque enregistré dans les studios Art Zoyd de Valenciennes.
Kasper T. Toeplitz à gauche, Reinhold Friedl à droite
Deux heures d'aventure sonore, par deux instrumentistes-compositeurs qui ne fraient plus aucun chemin connu. Ils inventent, au fur et à mesure, une alchimie radicale, une basse monstrueuse, un piano impensable, de quoi faire sauter tous les verrous de toutes les oreilles. Ça chante-bruit, ça grouille et ça fourmille, ça médite pourtant au fil de fréquences inouïes, entre improvisation sauvage et composition méticuleuse. La fin des terres ? Un nouveau chaos minuscule au ras des emmêlements de filaments sonores, imprévisible, avec des phases de transe rêveuse, des réveils. Une longue marche hallucinée dans le cd1, piano percussif et presque sépulcral, basse pulvérisée, pulvérulente, esquissant un paysage détruit, creusé d'obus sonores, peuplé d'invisibles et fragiles présences, d'archives grésillantes. Puis la musique écoute quelque chose, elle le cerne délicatement, l'air de rien, quelque chose qui est là, tapi dans des vagissements aériens, translucides, quelque chose qu'elle débusque peu à peu, avec une infinie patience, quelque chose de si beau, si pur, que l'on n'ose s'en approcher. Peut-être des larmes, la vie qui filtre, qui sourd au ras du sol, et qui étend ses bras dans les réseaux étranges venus l'observer. La musique se fait arachnéenne, vaste frémissement translucide, et de cette communion, de cette symbiose se dégage un nouveau monde, bruissant, habité, de plus en plus dense, ayant pour fondations les notes les plus graves du piano. Le premier cd se termine sur un long crescendo, la levée de ce monde innommable, lovecraftien, monde qui se fissure, qui explose dans une apocalypse bruitiste, elle-même avalée, coulée dans des laves, des glissements, avant qu'elle ne s'échappe en traînées simplifiées ponctuées de sourdes déflagrations et d'ultimes foisonnements nerveux et en frémissement de cloches. Prodigieux !
Une Anti-Symphonie des Ténèbres...
Le deuxième disque commence dans une atmosphère orageuse, sourde, menaçante. Le piano est dans les graves extrêmes, la basse cisaille l'arrière-plan d'un écheveau emmêlé comme l'attaque lointaine d'un essaim de moustiques. Le piano dramatise l'ensemble par des frappes sèches, puissantes, tandis que la basse explose, rugit. Cette fois, c'est le chaos, le déferlement et le choc de forces obscures, la fulguration des ténèbres qui débouchent, après huit minutes, sur un grésillement d'intensité variable nimbé de piano sépulcral tambourinant. Début formidable, prolongé par une marée pianistique noire. Tout est soufflé dans ce monde dévasté où ce qui reste tourbillonne à ras du sol ou semble vomi par les écluses infernales. Une paix relative s'installe au milieu d'une cacophonie assourdie, donnant l'impression qu'elle est aspirée par autre chose, dont les prodromes se laissent entendre. Le piano s'est calmé, la basse retrouve, dirait-on, le chemin de la mélodie, oh très doucement, en passant par des zébrures, mais des bouffées, des secousses agitent encore le magma non complètement refroidi. La musique s'éclaircit tout en restant tranchante, la basse réduite à un brouillard sonore et à quelques pantomimes. Puis elle miaule dans une aura glacée, et tout se détraque à nouveau en courts-circuits survoltés, en envolées grondantes, épaulées par le piano martelant. L'extraordinaire de cette pièce, c'est sa variété, son inventivité dans la création d'une espèce de symphonie démolie, constituée de phases en crescendos tumultueux et de stases inquiétantes, bourdonnantes, au cours desquelles l'énergie se concentre à nouveau avant de gicler littéralement en gerbes brutales, cinglantes. La stase médiane, la plus longue, qui occupe une partie de la seconde demi-heure, correspondrait symboliquement au Styx infernal, quand il se fait marais. Difficile d'en sortir de ce milieu aqueux, trouble, creusé de fosses suspectes, de clapotis louches, d'éructations effrayantes. Vers quarante-cinq minutes, tout menace de disparaître, continue toutefois de s'agiter minusculement [ le correcteur proteste contre ce néologisme, tant pis pour lui ! ], et ça remonte en une ultime trombe lente, irrépressible du piano et de la basse devenus un énorme drone et une protestation chiffonnée, rageuse, avant de retomber dans des esquisses persistantes, toujours prêtes à repartir tant on sent l'énergie accumulée sourdre. Une énergie noire, fracturée, que rien ne fera taire et qui emporte tout dans un orage magnétique final époustouflant, ne laissant que cendres grésillantes et flammèches insidieuses, puis une paix douloureuse.
Une expérience des limites, une interprétation phénoménale des deux musiciens, créateurs d'un monde musical à la mesure des grandes fresques de la science-fiction visionnaire.
Paru début novembre 2023 chez zeitkratzer productions / 2 cds - I plage sur chaque / 1 heure et 57 minutes environ
Pour aller plus loin
- les deux hommes en concert, vidéo très bien faite...
Sur la couverture, quelques barres obliques de couleur, à peine appuyées, à peine visibles sur le fond blanc-crème. Il aura fallu que votre rétine fasse un effort pour que ces signes passagers vous apparaissent, que vous discerniez enfin quelque chose. Toute la musique de Jürg Frey, dont j'avais déjà célébré le triple cd Lieues d'ombres (je renvoie les lecteurs à cet article pour des précisions biographiques), est dans ce tremblement d'apparition, dans cette discrétion pudique, en complète opposition avec un certain monde moderne et les musiques qui vous prennent d'assaut, au risque de vous assourdir, voire de réellement vous rendre sourd. Ici, il faut tendre l'oreille, les attendrir pour qu'elles captent le chant secret de l'ineffable. Ces sept pièces pour piano-forte, plutôt que de vouloir s'imposer à nous, sont des propositions de transport pour les auditeurs qui sauront les accueillir. Je comprends le choix du piano-forte de cette manière : non pas une volonté puriste de revenir aux origines, mais le désir de profiter des « imperfections » de l'instrument pour nous entraîner par-delà l'uniformité sonore des pianos modernes. Par « imperfections », il faut entendre des différences dans les sonorités selon les registres, des couleurs inattendues et, en somme, une fragilité émouvante. Curieusement, alors même que je n'avais pas prêté une attention particulière au nom de la pianiste, laquelle m'était inconnue, j'avais l'impression à certains moments qu'elle jouait du koto, tant ce piano-forte est dépaysant dans les compositions de Jürg Frey, tant on croirait alors entendre des cordes pincées ! Cela m'a fait sourire, car j'ai regardé attentivement le livret pour voir si les pièces n'étaient pas pour piano et/ou koto selon les passages...
Ne te laisse saisir qu'à portée de silence...
Les titres en français ressemblent à des indications de tempo ou de nuance, sans coïncider avec la liste des termes italiens consacrés par l'usage. Si on trouve "Avec sonorité, mais très calme" (titre 2) ou "Lumineux et calme" (titre 4), d'autres renvoient plutôt à une atmosphère, comme "Léger et silencieux" (titre 1), "Tendre et monotone" (titre 6), ou indiquent une distance : "Au lointain" (titre 5) et "Discrète et loin" (titre 7).
"Léger et silencieux" commence par un couple répété de notes, comme l'esquisse d'un léger balancement, des notes qui s'espacent, s'éloignent, reviennent pour nous entraîner sur un chemin de résonances. Chaque note est reine, rayonne dans un halo clair ou plus opalescent : plus rien ne compte que la note suivante sur les rives du silence, ce fleuve méconnu. Si vous passez le cap de ces cinq premières minutes merveilleuses, la musique de Jürg Frey vous attend..."Avec sonorité, mais très doux" redouble en plus grave la pièce initiale. Ses boucles lentes dérapent vers un ailleurs pour revenir à une espèce d'incantation hypnotique. Après ce diptyque, la musique s'échappe, minimale et répétitive si l'on veut, mais surtout à la recherche d'une mélodie, patiemment cernée, suggérée, ce en quoi la musique de Jürg Frey est parfois verlainienne, ce qui n'exclue pas, dans "Lumineux et calme" (titre 3), une fermeté, un tranchant qui, par contraste, souligne l'aspect processionnel du battement de cloche du piano. Superbe pièce ! J'aime beaucoup aussi le très répétitif "Très calme" (titre 4), véritable ascèse sonore, dramatique affirmation ou fragile suspension face au mystère dans lequel la composition revient toujours s'enfoncer. La répétition, chez Jürg Frey, est toujours une manière de frapper à la porte, de percer obstinément pour mettre à jour l'autre côté, le lointain, qui attend tout près derrière la cloison. La plus longue composition, "Tendre et monotone", de près de dix-huit minutes, ne signifie rien d'autre que ceci : la tendresse tord le cou à la monotonie, apparente, parce qu'elle en révèle la diversité réelle. La même note ne sonne jamais exactement pareille, différente en hauteur, intensité, couleur, différente aussi par son contexte. L'enregistrement, qui capte le bruit des marteaux, des frôlements, entoure les notes d'un voile fantastique, comme si celles-ci venaient caresser des esprits dormants pour les réveiller, oh, à peine, et ces remuements infimes donnent une vie émouvante à la tendresse précautionneuse des touches. De pièce en pièce revient le motif de deux notes en balancier, motif proprement sublime à partir duquel les variations tournent, tâtonnent, cherchent les Signes Passagers d'une Unité perdue, d'une Vie fragile qu'il ne faut pas effaroucher, "Discrète et loin", nous dit le dernier titre aux notes raréfiées, de plus en plus espacées.
Un chef d'œuvre de musique transcendante à la sensibilité contenue, frémissante, interprété magnifiquement par la pianiste Keiko Shichijo, au toucher tranquille et lumineux.
Parution prévue le 1er novembre chez elsewhere music / 7 plages / 49 minutes environ
Guitariste et compositeur d'Oslo, Fredrik Rasten, après Six Moving Guitars sorti en 2019 dans la même maison de disque, sort son second album Lineaments. Deux titres d'une vingtaine de minutes chacun, qu'il interprète seul avec deux guitares, une acoustique et une électrique accordées chacune différemment selon les modalités de l'intonation juste. Sous cette première couche, il faut ajouter la voix bourdonnante du musicien, des ondes sinusoïdales et deux autres guitares jouées avec des archets électroniques. Inspiré par l'ancienne tradition hindoustani de la musique Dhrupad, Fredrik Rasten fait de ses guitares une sorte de tampura (luth à cordes pincées de la musique classique indienne) au moins dédoublée, qui enveloppe la voix dans un voile d'harmoniques ondoyantes. Les variations micro-tonales et les changements de timbres plongent l'auditeur dans un climat méditatif renforcé par les bourdons de voix et de sons électroniques. La voix se rapproche parfois du chant de gorge, privilégiant sur la fin du premier titre des graves profonds. Répétitif et hypnotique, "Lineament I" forme comme l'immense écharpe diaprée de la Māyā.
"Lineament II" est tout aussi envoûtant, construit sur un rythme métronomique très lent, porteur d'un crescendo presque insensible, très long, interrompu après treize minutes, pour sembler repartir à vide à l'aide d'accords espacés de guitare acoustique. À la plénitude rayonnante de "Lineament I" répond une dialectique plein / vide dans cette deuxième pièce plus aérée surtout dans sa seconde partie. Du dépouillement peuvent alors surgir des harmonies secrètes, somptueuses...
Un disque simplement splendide, baigné d'une paix sublime.
Paru le 16 juin 2023 chez Sofa (Oslo, Norvège) / 2 plages / 43 minutes environ
C'est en écrivant mon article précédent consacré à l'actualité discographique d'Éliane Radigue que j'ai découvert ce disque sorti il y a un peu plus d'un an. Une pièce pour orgue ! La première qu'elle ait écrite, sur commande de Organ Reframed, un festival (et label) de musique expérimentale exclusivement consacré à l'orgue, festival fondé et organisé par la compositrice et interprète écossaise Claire M Singer, directrice de la musique d'orgue à l'Union Chapel de Londres. Éliane Radigue a travaillé en étroite collaboration avec Frédéric Blondy qui, en plus d'être organiste, est aussi pianiste, compositeur, fondateur en 2011 de l’Orchestre National de Création, Expérimentation et Improvisation Musicale (ONCEIM), dont il est le directeur artistique. Elle avait déjà travaillé avec lui pour Occam Océan 2 (2015), interprété par son ensemble ONCEIM et paru sur le label shiiin en 2019.
Mise au point à l'Église Saint-Merri de Paris, la pièce pour orgue a été jouée pour la première à l'Union Chapel le 13 octobre 2018, puis enregistrée lors d'une session privée le 8 janvier 2020.
Ci-dessous, Éliane Radigue présente son travail.
À l'origine est le souffle, le micro-battement, le bourdonnement léger d'une pulsation, puis le vent se lève brièvement dans les tuyaux, l'orgue se met ensuite à siffler très légèrement. Nous sommes dans la musique immatérielle d'Éliane Radigue. Il faut avoir abandonné toute presse, car plus rien ne presse. Nous écoutons l'univers, avec ses grondements imprévus au cœur du flux continu du bourdon si impalpable, si diaphane. Quelque chose monte, un monolithe grave, comme un vaisseau spatial lancé dans l'hyperespace, vaisseau dont le sillage oscillant s'entend de mieux en mieux, les fréquences s'amplifiant. La musique ouvre le son pour laisser passer l'en-deçà, sa sublime douceur et en même temps sa force incoercible une fois dégagée. Tranquillement, la musique nous envahit, nous tient lieu de pensée. C'est en cela qu'elle est méditation : elle nous vide du monde manifesté périssable, et nous remplit du monde inconnu, celui de la vie éternelle. Et l'on entend parfois au cœur du monolithe comme des échappées de sirènes lointaines lovées parmi les tuyaux (un peu avant vingt minutes, notamment). La musique est une affûteuse de conscience car en ouvrant le son, elle ouvre du même coup notre oreille intérieure, devenue une conque océanique (voir le titre de l'article précédent), réplique et réceptacle des ondes vivantes qui s'y déploient, s'y étirent. Et le Temps chavire, et les Temps s'abîment dans cette lente élucidation de l'Obscurité primordiale, dans ce bain régénérateur. Tout s'efface, le corps entier vibre, enveloppé par les faisceaux rayonnants comme des étoiles doubles. Puis le flux s'amoindrit, se dépouille, continue son avancée vers les confins, non sans susciter encore de curieux fantômes courbes, comme le gémissement ou la respiration d'âmes logées dans la poussière de la traîne se vaporisant, s'éthérisant, s'effaçant pour laisser entendre le vent primordial.
Une musique à nulle autre pareille...
Ci-dessous, le concert du 5 octobre 2019 à la Philharmonie de Paris. Très bien filmé. Mais la version disque, sans les images, est à mon sens préférable : rien pour nous distraire (détourner) de la musique, surtout si l'on ferme les yeux et avec un casque...
Paru en mars 2022 chez Organ Reframed / 1 plage / 44 minutes environ
I. Éléments biographiques extraits d'articles précédents consacrés à Adnoset Occam Océan 1
Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou La Monte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.
Longtemps ce fut à l'aide d'un synthétiseur ARP 2500, de filtres et d'une table de mixage qu'Éliane Radigue traqua dans son laboratoire musical ses « phantasmes sonores » comme elle les appelle. Elle considère qu'elle les a enfin entendus grâce aux musiciens qui interprètent maintenant ses occam. Le mot vient du philosophe Guillaume d'Ockham ou Occam (vers 1285 - 1347), auteur d'un principe fameux, dit du rasoir d'Occam, que l'on peut considérer comme l'un des postulats du minimalisme : principe de parcimonie, de simplicité de la pensée ou de la conception, et de l'élégance des solutions, selon lequel « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », reprise d'ailleurs d'un adage aristotélicien.
Pionnière de la musique électronique, Éliane Radigue a abandonné son ARP 2500 pour des instruments acoustiques depuis 2006, suivant en cela le conseil du violoncelliste Charles Curtis. Ce changement n'est pas une rupture. La compositrice poursuit avec d'autres moyens l'élaboration d'une musique à la fois organique et spirituelle.
II. Actualité discographique d'Éliane Radigue, début 2023
Deux disques confirment la "percée" d'Éliane Radigue, enfin reconnue par de nouvelles générations de musiciens comme l'égale des plus grands.
1) C'est d'abord le Quatuor Bozzini (Montréal, Québec), inlassable défenseur depuis 1999 des musiques nouvelles, audacieuses, qui a demandé à la compositrice de lui écrire une pièce. Occam Delta XV s'insère dans ce qui ressemble à un immense cycle, qu'on pourrait appeler le Cycle des Occams, se déclinant en lettres grecques suivies de chiffres romains. L'enregistrement présente deux interprétations, à une journée d'intervalle, de la pièce. « C’est impossible de recréer l’exécution, qui est tellement liée au temps et au lieu» dit Alissa Cheung, « mais nous avons joué la pièce de nombreuses fois, et revenons au même état d’esprit. » Véritable défi pour les interprètes, Occam Delta XV leur demande, non seulement la technique requise pour maintenir les notes soutenues, mais un mode d'écoute entre la méditation et l'hyper conscience.
Pièce océanique, Occam Delta XV se présente comme une masse n'offrant jamais exactement le même aspect, affectée par un mouvement interne de très lente torsion. Les sons tenus se mêlent, provoquant comme un miroitement sonore, dans lequel les notes ne sont plus que frottements, traînées irisées, les aiguës enveloppées dans le bourdon des graves. Une houle profonde se creuse peu à peu, qui ne manque pas de saisir l'auditeur, transporté par le flux, dont l'aspect global ne laisse pas de faire penser à certains instruments indiens comme la viña. Ce qui se joue dans la musique d'Éliane Radigue, comme dans ses œuvres pour synthétiseur, c'est une exploration intérieure du Temps, en tant que Vibration perpétuelle, Respiration universelle. Cette Vibration est un faisceau changeant de micro oscillations dont la richesse est prodigieuse sous son apparente monotonie. L'écoute de la deuxième version de la même pièce, juste après la première, est révélatrice : on ne la reconnaît plus vraiment, pas seulement parce qu'elle n'est pas exactement la même, comme le reconnaissent les interprètes, mais aussi parce qu'on l'entend mieux, préparés par la première écoute, qui a déposé en nous ses sédiments que l'onde nouvelle vient mélanger à elle. Cet océan s'éloigne, se rapproche, nous absorbe, nous devenons océan, traversés par le grand Chant immémorial surgi du si lent brassement de la matière sonore, le Son des Sons, dont nos occupations nous séparent en temps ordinaire. Ici, il n'y a plus de séparation, plus de souffrance...Le Quatuor Bozzini sert à merveille cette musique nonpareille.
2) Puis c'est Montagne Noire, le label du GMEA, Centre National de Création Musicale d'Albi (Tarn), qui consacre en avril son septième disque à Éliane Radigue. Un disque qui met à juste titre sur le même plan musique pour ensemble instrumental et celle pour synthétiseur analogique en présentant deux œuvres de la même période : Occam Hepta I (2018), interprété par l'Ensemble Dedalus, et Occam XX (2014), interprété par Ryoko Akama au synthétiseur EMS et au générateur de sinus.
L'Ensemble Dedalus, installé à Toulouse et associé au GMEA, interprète le répertoire minimaliste, les compositeurs du mouvement Wandelweiser (dont Michael Pisaro ou Jürg Frey) et plus largement les musi au violonques les plus exigeantes d'aujourd'hui. Fondé en 1996 par Didier Aschour, il comprend pour cet enregistrement son fondateur à la guitare, Cyprien Busolini à l'alto - cf. son beau disque en collaboration avec Bertrand Gauguet, Miroir , Thierry Madiot au trombone, Pierre-Stéphane Meuget au saxophone, Christian Pruvost à la trompette, Silvia Tarozzi au violon - une des trois interprètes du disque présenté dans l'article précédent, L'Occhio Del Vedere, et Deborah Walker au violoncelle.
Ce qui me frappe dans Occam Hepta I, c'est la parenté de la musique d'Éliane avec la musique tibétaine. En effet, le flux "radiguien" est ici nettement dominé par les graves, du trombone sans nulle doute, et d'autres instruments de l'ensemble. On croit entendre à plusieurs reprises comme une abyssale voix de gorge se frayer un chemin entre les cordes, puis des voix errantes sortir à demi de la trame, puis comme des trompes tibétaines, qui viennent soulever de manière extraordinaire la masse fluctuante de la composition, un effet vraiment renversant, assez inhabituel chez elle. Occam Hepta I est un mantra d'une force sidérante, à arracher à tout jamais le voile de la māyā... Interprètes parfaits !
Note sur la vidéo ci-dessous : je préfère la version du disque, plus puissante, plus en relief. Si l'on ajoute que la plateforme truffe la pièce de publicités qui surgissent telles des diables grimaçants...
Je retrouve l'Éliane de mes premières amours radiguiennes avec Occam XX, peut-être sa dernière œuvre pour synthétiseur, en tout cas l'une des dernières. Cette plongée dans le son, dans son battement, dans sa diaphanéité, c'est Éliane toute entière telle que son synthétiseur la changea en Arachné de la musique électronique.
La japano-coréenne Ryoko Akama interprète avec une incroyable finesse cette épiphanie de sons minuscules au milieu du bourdonnement hypnotique du synthétiseur. Envoûtant !
Les disques
- Occam Delta XV par le Quatuor Bozzini :
Paru chez Dame / Collection QB fin janvier 2023 / 2 plages / 1h et 14 minutes environ
- Occam Hepta I par l'Ensemble Dedalus et Occam XX par Ryoko Akama :
Paraît le 22 avril chez Montagne Noire / 2 plages / 59 minutes environ
Les deux sont en écoute et en vente sur bandcamp :
Giovanni Di Domenico, né en 1977 à Rome, travaille à Bruxelles, est l'auteur d'une œuvre abondante, soit en solo, soit en collaboration ou avec des ensembles, dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales si l'on veut. Curieusement, je viens de retrouver un autre disque de lui, Zuppa di Patienza, paru chez three:four records en 2019, disque que je n'avais pas écouté en entier et laissé dans les marges ( il est temps de l'écouter attentivement !).
L'Occhio Del Vedere : L'Œil Du Voir. Quel titre magnifique, prolongé par la sublime photographie de couverture ! Avant même de commencer à écouter, on a pris le chemin dans les landes de diverses rousseurs, on va vers les bosquets noyés de brume. L'Œil Du Voir, je préfère traduire ainsi, plutôt que "L'Œil du Regard". Ce n'est pas le regard de quelqu'un qui est en jeu, c'est la faculté en elle-même, sa capacité à percer l'invisible, à voir dans la brume, malgré la brume. Je comprends le titre comme une métaphore de la musique. Car la musique ne donne pas seulement à entendre, elle permet de VOIR ce qui traverse notre champ de vision pour nous mener vers l'au-delà. Je pense au beau livre de Maria Tasinato, L'Œil du silence (Verdier, 1990), dont le sous-titre est "Un éloge de la lecture". La temporalité particulière de la lecture silencieuse déclenche une rêverie que provoque aussi la musique quand elle joue sur les longues durées. La musique ne représente rien, n'en déplaise aux musiques programmatiques. Abstraite, elle donne au silence forme auditive, audible, en ce qu'elle l'arrache au chaos originel. En l'écoutant, on est tenté de fermer les yeux, pour mieux l'entendre dit-on, peut-être surtout pour voir ce que l'on ne voit pas avec les yeux de chair. La musique ouvre les yeux de l'âme par son pouvoir vibratoire, c'est en cela qu'elle est l'œil du voir. L'audible est le mode d'accès privilégié aux visions intérieures, au(x) mystère(s), à ce qui échappe pour s'envelopper dans les écharpes de brume. Quoique fabriquée par des instruments matériels, elle est immatérielle, permet de débusquer le beau sans en être mortellement ébloui, parce qu'elle ne le dégage pas complètement de ses ouates de brume. Telle est en tout cas la musique jouée par ce trio composé par Giovanni Di Domenico (pianiste et compositeur initial, la pièce a été ensuite développée en collaboration avec les deux autres interprètes), Silvia Tarozzi (violon et violon accordé au 1/16ème de ton, membre de l'Ensemble Dedalus, qui interprète notamment la musique d'Éliane Radigue), et Emmanuel Holterbach (grand tambour sur cadre, et auteur de la photographie de couverture / et par ailleurs archiviste d'Éliane Radigue). Sans doute loin du cycle pour piano Dans les brumes (1912) de Leoš Janáček (1854 - 1928), beaucoup plus proche des grandes compositions de Morton Feldman (1926 - 1987), et encore plus de celles d'Éliane Radigue (Comment s'en étonner ?), cette composition d'un peu plus une heure nous invite à la contemplation.
La Quête de la beauté enfouie
Des bribes mélodiques espacées émergent de la brume, se répondent, se répètent. Piano et violon se détachent sur les frémissements de la percussion qui tissent un bourdon à peine perceptible. Le temps est comme suspendu, à l'écoute des résonances. Le violon étire ses notes, le piano ne cesse d'interroger le mystère ondoyant d'une créature irreprésentable qui se contorsionne dans l'épaisseur, suscitée par Emmanuel Holterbach et son jeu prodigieux du tambour sur cadre. Peu à peu, la musique se densifie, en même temps que l'écart entre le violon et le piano semble augmenter. Aux plaintes du violon, le piano répond en basculant vers l'obscur, l'inquiétant, soutenu par les vibrations du tambour. Vers dix-sept minutes, le piano semble sortir de sa fascination, se réveiller dans un bref ébrouement jazzy, pour mieux retomber au cœur du mystère par des à-plats assourdis. C'est alors une avancée prudente, patiente, dans le suspens de laquelle on entend la respiration du tambour, voix de l'Ineffable qui n'a pas cessé, au seuil du silence, de sous-tendre les évolutions respectueuses du violon et du piano.
Commence alors un deuxième temps, autour de vingt-et-une minutes. Le temps du chant osé, du déploiement mélodique, mais sur un fond plus tourmenté, celui des gémissements du tambour, bœuf mugissant des ténèbres : l'Ineffable est menaçant, dirait-on. La musique effectue de larges et lents cercles, comme dans un rituel magique, pour conjurer l'attraction de l'obscur. Le rythme s'accélère, boucles serrées de piano, violon presque grinçant, sur la toile bourdonnante du tambour. C'est une transe, que le piano ralentit, faisant mieux ressortir la plainte élégiaque du violon dissonant. On est ailleurs, dans les plaines de l'indicible peur. Le piano met en garde, il est barrage contre la montée sourde. Mine de rien, c'est une lutte de la forme contre l'informe. Le piano passe parfois sur le devant, laissant le violon s'allonger sur le lit vibratoire et redevenir un enfant-violon, si fragile... Après un moment de silence relatif peuplé par le tournoiement du drone de tambour, autour de quarante-sept minutes, une troisième phase frémissante d'union plus étroite des trois instruments semble atteindre la plénitude. Le piano peut arpéger sur le fil, tel un danseur au-dessus du violon extatique et du tambour vibrant, devenu un acteur à part entière. Miracle d'un équilibre qui fait parler le tambour : l'Ineffable ne fait plus peur, même lorsqu'il gronde, il est le socle constitutif du Mystère de la Beauté cachée, toujours en partie enfouie : lui ôter totalement ses limbes brumeuses, ce serait la tuer...
Une pièce admirable. Un rituel d'apprivoisement patient de la beauté dans ce qu'elle a de potentiellement effrayant parce que souterraine, mais si fragile, si émouvante.
Paru début avril 2023 chez elsewhere music / 1 plage / 1 h et deux minutes environ