ecoute profonde (deep listening)

Publié le 26 Novembre 2022

Cyprien Busolini / Bertrand Gauguet - Miroir

   Le saxophoniste français Bertrand Gauguet n'est pas un inconnu sur ce blog. J'avais rendu compte d'un précédent disque, Contre-courbes, avec le pianiste britannique John Tilbury. Sur le même label français, Akousis, qui se consacre aux nouvelles musiques expérimentales improvisées. Le saxophone alto de Bertrand est rejoint pour ce nouvel opus par l'alto de Cyprien Busolini, musicien de formation classique qui s'est tourné vers la musique contemporaine et l'improvisation tout en continuant une collaboration avec l'Ensemble Fratres, ensemble de musique ancienne jouant sur des instruments anciens. Le présent disque regroupe deux longues pièces d'un peu moins d'une demie-heure chacune, enregistrées à La Muse en Circuit (Centre National de Création Musicale, Alfortville, France) le 3 septembre 2021.

   Comme pour le disque précédent, les amateurs d'Éliane Radigue, dont je suis évidemment, se sentiront en pays de connaissance. Les deux musiciens restent au ras des vibrations, donc des oscillations qui donnent son titre (au singulier) à la première pièce. Les notes du saxophone sont tenues, prolongées, celles de l'alto sont glissantes. Les deux instruments se répondent, se croisent, avec des moments d'une incroyable intensité, d'une épaisse densité, ce qui fait des périodes plus calmes des invitations à une écoute plus fine encore. Ce qu'on entend surgir de cet étonnant duo, de cet étrange ballet de souffles et de frottements, c'est un frémissement floral d'une infinie délicatesse, l'avènement d'une seule vaste oscillation, étendue, respirante, renaissante, dans laquelle les deux instruments sont comme fondus, attentifs à ne pas rompre la magie d'une alchimie intime, qui nous entraîne toujours plus loin dans une lente dérive magnifique.

   La seconde pièce, Vacillation, est peut-être plus radicale encore dans sa manière, au cours de la première partie, de se tenir au bord du vide, à la naissance du souffle, les cordes de l'alto à peine touchées. Les instruments bourdonnent, vacillent en effet, pour écouter un infra-chant qui monte peu à peu au milieu de leur intrication, qui se tord et se perd dans le silence pour reprendre à partir de dix minutes dans des poussées plus puissantes, oh rien de fracassant, une belle force qui s'épuise littéralement dans une longue coulée pour faire entendre l'alto frémissant sur ses cordes, rejoint par le saxophone dans des tenues aiguës. On est, à partir de quinze minutes environ, au cœur d'une plénitude majestueuse, avec des phases d'une grande douceur. Et le morceau entame un retour à ses origines, l'alto balbutiant, le saxophone devenu comme un léger tapis de drones, dans un enlacement vaporeux d'une sensualité immatérielle.

    Les deux musiciens entraînent les auditeurs dans les arcanes du son, au seuil de l'inaudible, de l'imperceptible, pour une célébration frémissante de beauté fragile.

Pas de vidéo à vous proposer pour le moment. À découvrir sur bandcamp ci-dessous.

Paru début septembre 2022 chez Akousis Records / 2 plages / 53 minutes environ

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Publié le 15 Septembre 2022

Christina Vantzou / Michael Harrison / John Also Bennett

   L'Intonation juste chevillée à l'âme

   Je ne m'attendais pas à cette rencontre entre Christina Vantzou, compositrice américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une vingtaine d'années, vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie (l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid), le groupe The Dead Texan, - et Michael Harrison, unique musicien autorisé par La Monte Young à jouer sa musique et inlassable défenseur du piano harmonique (en intonation juste) mis au point pour The Well Tuned Piano de son mentor en 1986 (se référer à l'article en lien pour les détails techniques). La rigueur glacée de la musique de Christina, adepte d'une pureté sonore farouche, après tout, appelle la rigueur de la démarche de Michael, son piano harmonique naviguant entre minimalisme et musique indienne. Tandis que Christina veille à la direction sonore de l'album, Michael Harrison nous entraîne dans ce nouveau monde du piano harmonique, soutenu parfois par les synthétiseurs et le piano de John Also Bennett, musicien new-yorkais qui se consacre aux musiques d'avant-garde, ce dernier tenant lieu si l'on veut de joueur de vînâ ou de tanpura par le bourdon résonnant qu'il tend derrière le piano de Michael, mais il lui arrive aussi de se joindre à lui sur son piano personnalisé. Deux types d'accordage sont utilisés ici pour le grand piano de concert Steinway de l'enregistrement.

    Le disque présente huit ragas, trois composés par les trois musiciens, les cinq autres par Michael et Christina, mais Christina signale que « rien n'a été écrit pour exécuter ces enregistrements ». En effet, le raga est une ancestrale pratique d'improvisation structurée, dans laquelle interviennent des connaissances, la mémoire (y compris musculaire) et l'esthétique personnelle. Rappelons que Michael Harrison, disciple du Pandit Pran Nath, a une intime et longue familiarité avec la musique indienne qui lui permet de s'immerger dans ces formes anciennes  pour en tirer des méditations vivantes, enrichies par ses deux compagnons.

   Comme pour chaque concert de musique indienne, il faut un délai d'ouverture ("Open delay"), une mise en oreille de l'auditeur, confronté à ce nouveau monde. C'est John Also Bennett qui ouvre le disque. Le piano arpège, essaie des boucles, le synthétiseur et la bande magnétique creusent une profondeur, dans une immense douceur. Nous sommes à l'orée, à la bouche de la source cristalline. Avec "Tilang", adaptation d'un raga indien interprété par Michael au piano et John au synthétiseur modulaire, le piano s'abandonne à de longues phrases rêveuses pleines de cascades. "Joanna" est un merveilleux raga ambiant, le piano traçant ses délicates mélodies sur un fond mouvant de drones.

  "Piano on tape", comme son titre l'indique, associe au piano et au synthétiseur des sons de terrain enregistrés par Christina Vantzou au Sud du Portugal. C'est un très beau raga brumeux, méditatif. "Sirens" laisse une plus large place au synthétiseur, qui tisse une toile texturée, parcourue de vents électroniques et de courbures, entendrait-on des rires ?, les sirènes se déchaînent, appellent dans un tourbillonnement grondant, le piano fondu, avalé (l'ai-je même distingué ?) par cette captivante masse sonore. La seconde partie de "Open Delay", interprétée au piano par John Also Bennett, qui y a ajouté des sons de terrain du Sud de la Crète, explore pleinement les ressources du piano en intonation juste, dont les résonances tintinnabulantes sont extraordinaires : raga solennel et extatique pour un temple inconnu au fond des forêts...

    Alors que pour les six premiers titres, le piano était accordé selon une version modifiée de celle du disque Revelation (2007, voir article en lien au début de cet article), les deux derniers sont accordés simplement selon le principe de l'intonation juste des ragas en ré, si j'ai bien compris. "Harp of Yaman" est une sorte de courte étude (il s'agit pourtant d'une adaptation de raga) dans laquelle le piano coule comme une harpe en longues phrases entrecoupées par des silences dans lesquels le synthétiseur de John Also Benett vient se lover : un bain de fraîcheur sur de la ouate, avec une brève montée en puissance finale avant le retour du silence ! Le dernier titre, "Bageshri", est aussi le plus long, un peu plus de quinze minutes, ce qui, soit dit en passant, est encore très court pour un raga... Le piano chante, le synthétiseur bourdonne comme un tanpura, c'est la pièce la plus indienne, à la fois méditative et vibrante, d'une légèreté radieuse. Le sommet de ce disque magnifique !

   Quelle belle rencontre ! Quel bonheur ! Un disque hors du temps servi par trois artistes exigeants, à l'écoute de ce qui surgit dans le corps harmonique des instruments.

Paraît début septembre 2022 chez Séance Centre / 8 plages / 54 minutes environ

Christina Vantzou sort parallèlement son N°5. Voir l'article consacré au N°4.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 18 Août 2022

Linnéa Talp - Arch of Motion

   Voilà un disque qui s'inscrit, par hasard ?, dans le droit fil de l'article précédent. Compositrice, productrice, Linéa Talp est aussi chanteuse, violoncelliste et organiste. C'est l'orgue qui tient ici la première place, même si elle joue aussi du synthétiseur modulaire et si elle est accompagnée de six musiciens respectivement à la clarinette basse, la flûte, au trombone, au grand piano et à la guitare, sans oublier une vocaliste.

   Deux particularités frapperont l'auditeur. D'une part les autres musiciens font des interventions extrêmement limitées, discrètes, comme s'ils restaient dans l'ombre de l'orgue : ils ont improvisé dans cet esprit indiqué par Linnéa, qui a ensuite sélectionné les passages pour le disque, avec très peu de montage.. D'autre part, la volonté de la compositrice est de rester au plus près du souffle de son instrument. Elle dit avoir  essayé de travailler avec son corps, son souffle et son écoute : « Je voulais intégrer une sensation de mouvement lent et simple dans la musique - pousser / relâcher, avancer / reculer, inspirer / expirer, tout centré sur le fait d'être présent, traduit en son. »

Linnéa Talp par Sara Bjorkegren

Linnéa Talp par Sara Bjorkegren

   Le premier titre, "To Whom", peut être entendu comme un curieux cantique, la voix de la chanteuse restant collée contre les sons de l'orgue, qui s'effilochent en aigus troubles se mêlant à la flûte. Le titre éponyme respire une paix profonde. Il égrène lentement les notes sur un fond léger de sourdine, puis des drones amortis, arrondis (du synthétiseur ?) et les graves à peine perceptibles du trombone. "Going Nowhere" n'est d'abord qu'une note tenue, très douce et intense en même temps, contre laquelle s'appuient d'autres instruments en filigrane dirait-on, dans un unisson respiratoire d'une immense délicatesse.

   Rarement un disque aura à ce point refusé toute démonstration, toute performance virtuose. Les pièces de Linnéa relèvent plus de l'écoute profonde (deep listening) chère à Pauline Oliveros. Il semble qu'elle cherche à saisir les racines du souffle intérieur, les infimes mouvements de l'âme dans la contemplation d'une beauté diaphane. On peut penser aussi aux glissements de l'orgue parfois chez Ligeti, mais des glissements saisis à leur source, qui se muent en pluie diaprée. Avec "Inhale", par exemple, le souffle se vaporise, diffusé contre une légère paroi vibrante : ce qu'il reste de la voix, littéralement fondue dans le flux d'un calme souverain. On retrouve cette voix dans le titre suivant, "Råsunda Kirka (Exhale)", une voix un peu plus audible, mais si humble, tremblante et comme blottie aux pieds de l'orgue tranquille, profond comme l'univers. La clarinette basse lâche quelques notes au début du dernier titre, "The Continuation". Elle aussi se fait souffle, avant que l'orgue déploie pour une fois des fastes plus grandioses, vite transformés toutefois en poussées méditatives.

    Ce serait, j'imagine, un disque à déguster lors d'une nuit nordique, d'une nuit dont ne sait plus très bien si elle est nuit, ou si le jour ne l'informe pas, de très loin, venu d'un autre monde sans pesanteur.

Paru fin avril 2022 chez Phanatosis Produktion  (Suède) /  8 plages / 32 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 29 Mars 2022

Jane Rigler / Curtis Bahn / Thomas Ciufo - ElectroResonance

   Enregistré en direct en avril 2019 dans un auditorium du Mount Holyoke College (une université pour femmes située à South Hadley dans le Massachussets), et mis au point par l'excellent Erdem Helvacioğlu, ElectroResonance s'inscrit dans la perspective de l'écoute profonde développée par Pauline Oliveros. Le concert réunissait trois musiciens qui ont déjà collaboré ensemble à de nombreuses reprises, mais c'est la première fois qu'ils forment un véritable trio. Jane Rigler est une flûtiste innovante mêlant approche traditionnelle et nouveaux langages, une compositrice et improvisatrice, conseillère certifiée en Deep Listening. Curtis Bahn est un compositeur improvisateur, qui s'intéresse non seulement au son, à la technologie, mais aussi au corps, aux gestes. Enfin Thomas Ciufo est un artiste sonore, improvisateur, au croisement notamment de l'électronique et de l'électroacoustique.

   Cinq titres : cinq immersions sonores dans un monde de résonances. "Hearing the bell" se développe sur des sons longs, tenus, de flûte et de percussions translucides qui font penser à des bols chantants. On ne sait plus où finit l'acoustique, tant l'ordinateur prend le relais finement, rentre dans le spectre sonore pour en faire rayonner les fibres. Impression d'immatérialité vibrante au seuil du visible, comme si les sons faisaient advenir une matière... spirituelle ! Prenez votre inspiration, c'est "Calm" : la flûte de Jane se fait japonaise, tout en frottements, en souffles doux, relayée par un déchaînement inattendu d'autres souffles, des battements rapprochés, des bruits d'eaux, des vagues énormes et des oiseaux, tout un monde de chuintements, d'interstices. Tout un monde en effet est advenu, esprits glapissants, mouvements soudains, tout un monde lointain est là, incanté par une voix solennelle et mystérieuse. Le calme est grouillant de vie, d'une vie qui tantôt est prête d'exploser, tantôt se vaporise en flux, en eaux de vie ruisselant dans les ténèbres du son. Il suffit d'être là, de tendre l'oreille : et l'on entend ce qui n'a pas de limite, "Boundless", saturé de bruits de terrains, de voix du quotidien, qui s'effacent pour laisser entendre ce qui surgit, une force sourde, un courant de drone, agitation de clochettes délirantes, le bain primordial dans ce qui vient du plus profond, qui envahit l'espace sonore, le fait chanter, le soulève. Beauté irradiante, un chant secret ne cesse de déborder en poussées torsadées, en tintamarre percussif : la pièce tient de la cérémonie chamanique, les démons s'amusent à faire peur, démontent l'univers avec jubilation, mais le chant persiste à l'arrière-plan, s'infiltre entre les coups, s'échappe vers l'indicible. Très grand moment ! Les titres sont de fait enchaînés, l'improvisation laissant libre cours à sa verve. "Listening" semble un hymne hurleur, une gerbe de sons écrasés en cris, avec en son sein des voix enfouies, tout un chœur de lamentations, des ululements, et une remontée débridée des refoulés, des angoisses, résorbée dans le mouvement de "Compassion", titre du dernier mouvement de cette improvisation extraordinaire. La musique a atteint une intensité presque palpable. Les sons se répondent, se fondent dans une fête altière au-delà des particularismes occidentaux ou orientaux. Ils sont lumières virevoltantes, trépidations, grondements, kaléidoscope géant halluciné. C'est l'âme du monde qui déroule ses anneaux, le dragon primordial donne forme à l'informe, dompte la masse en fusion dans une atmosphère apaisée, radieuse, sacrée...

   Un disque absolument splendide à écouter d'une seule traite !

Pas d'illustration sonore en dehors de celle proposée ci-dessous par bandcamp (où vous trouverez aussi une assez courte vidéo du trio en concert !

Paru en novembre 2021 chez Neuma Records / 5 plages / 49 minutes environ

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