Publié le 19 Octobre 2013

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

De quelques musiques d'Alvin Curran et d'Ingram Marshall.

   Un lecteur me signalait qu'après la lecture de mon article consacré à Shofar rags d'Alvin Curran, l'écoute des Maritime rites, un double cd paru chez New Albion Records, du même compositeur, s'imposait. Maritime rites (images et extraits sonores ici), c'est une série de concerts donnés sur des lacs, rivières ou grands ports, par des musiciens installés sur des barques, et d'installations sonores à base de sirènes de navires. Le projet, né dans les années soixante-dix, est toujours en cours, le dernier concert ayant eu lieu à Rome en 2012.

   Or, les sirènes ne sont d'une certaine manière qu'un avatar moderne, de l'époque industrielle, des cornes d'animaux utilisées dans des temps reculés et dont le chophar, corne de bélier du rite israélite, perpétue l'ancestrale tradition. Dans tous les cas, ces sons de cornes ou sirènes sont des appels à l'attention, au rassemblement, à la prière. À la menace de la dispersion, de l'exil, de la perte, ils répondent par la convocation de notre éveil et, en nous reliant aux origines, fussent-elles mythiques, veulent redonner du sens à nos petites vies limitées. D'un seul coup de corne ou de trompe, c'est la perspective même de l'éternité qui nous est suggérée : le rapport retrouvé aux autres, à l'Autre, agrège à nouveau une humanité de fait atomisée en milliards d'individus perdus dans la satisfaction de leurs intérêts égoïstes. Aussi n'est-ce peut-être pas un hasard si un artiste comme Alvin Curran, héritier de la tradition de la musique expérimentale américaine et donc individualiste forcené, en dehors de toutes les écoles et chapelles artistiques, accorde une telle place à ces instruments du lien immémorial.

(image ci-dessus: Alvin Curran sonnant du chophar à Rome, ville où se rencontrent étonnamment le religieux et le bestial - notamment celui des jeux du cirque, avec le Colisée à l'arrière-plan)  

De plus, la pratique de la musique électronique, dont il est aussi un pionnier avec le groupe Musica Elettronica Viva, indissociable des techniques du collage, du mix, de l'échantillonnage, risquerait d'aboutir à des compositions patchwork, à des bricolages insensés. Le recours au chophar, aux sirènes, contribue à transcender ce morcellement anhistorique, à lui insuffler une unité reconstituante, si l'on peut dire. Ces instruments ne sont-ils pas une forme supérieure des vents ? Comme eux, ils emportent, transportent, nous animent soudain d'une flamme, alors que dans le même temps leurs vibrations font passer sur nous l'ombre d'un mystère. Voix enrouées, souffles brumeux, halètements sourds, sons à la limite de l'audible, mais toujours un brin spectraux, vous nous envoûtez par votre carmen aux contours sonores mouvants, vous remuez en nous un marécage de sensations enfouies depuis tant de générations qu'on vous passe votre dimension rudimentaire, que c'est peut-être elle, justement, qui nous plaît sans qu'on ose toujours se l'avouer dans vos sonneries farouches et maladroites.

   C'est la mer soudain qu'on entend retentir, le grand océan primordial contemporain du chaos, avant la séparation des éléments. Ces appels traversent les brumes, les brouillards accumulés, accrochés au fil des siècles. Ils matérialisent, pendant la durée d'un souffle, l'épaisseur du Temps, et c'est en quoi ils sont toujours si troublants, d'autant plus que nous sentons qu'ils surgissent simultanément des tréfonds de nous-mêmes, se frayant un passage entre les dalles polies de notre personnalité civilisée dont nous sommes si fiers mais, nous le comprenons alors en entendant de telles proférations, si prisonniers. Ils sont les souvenirs lancinants d'une liberté sauvage, les lambeaux pitoyables d'une vie effrénée, animale. C'est pourquoi Alvin recourt à des échantillons qui pourraient sembler disparates si l'on refusait de voir ce qui relie le religieux et le bestial. La bête est toute entière créature et, comme telle, témoigne du divin le plus brut, perdu à jamais pour l'homme imbu de sa supériorité, qui s'éloigne toujours plus dans un monde façonné par son esprit épris de rationalité. La prière ne vise rien moins, au fond, qu'au retour vers une incarnation naïve, antérieure à tout péché. C'est ce qu'exhale le chophar, par-delà la liturgie, dans la musique d'Alvin Curran. Quant aux sirènes de navire, aux cornes de brume, étymologiquement fabuleuses, elles enracinent les expérimentations musicales d'aujourd'hui dans un imaginaire rêveur plus vrai, plus frais que notre univers d'artefacts.  

 

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

   Ingram Marshall, compositeur américain pionnier, lui aussi, des musiques électroniques, utilise régulièrement les cornes de brume. "Fog tropes", une pièce de 1982 parue chez New Albion Records, inclut des enregistrements de cornes de brume de la baie de San Francisco, des sons maritimes et une flûte balinaise, la flûte gambuh, vaporeuse et veloutée à souhait, dans une sorte de collage sur bande magnétique pré-enregistrée, mixé avec un sextet de cuivres (paires de trompettes, de trombones et de cors) lui-même retraité à travers un système numérique de retardement. Mais tandis qu'Alvin Curran n'hésite pas à jouer par moments sur les contrastes de textures, les heurts et ruptures sonores qui exhibent le disparate pour mieux exprimer la volonté de jouer de tous les sons de tous les temps, donc de brasser toute l'histoire sonore en l'actualisant dans un geste de réappropriation quasiment démiurgique, Ingram Marshall a plutôt tendance à atténuer les écarts, à harmoniser ses matériaux, d'où une impression de fondu sonore, favorisé par la proximité de timbre entre cuivres et cornes de brume. Pas de traversée du temps, de concaténation temporelle, de tentative pour vivre simultanément le plus ancien et le contemporain. Non, une plongée dans une zone intermédiaire, hors du temps ou dans une temporalité indéterminée, peuplée d'esprits et de fantômes. L'électronique et l'acoustique deviennent indiscernables, animées des mêmes ondulations, ourlées de franges harmoniques flottantes. Quelque chose émerge de l'indistinct. La musique d'Ingram Marshall rejoue le drame primordial de la naissance, mais pour engendrer des ectoplasmes sonores qui ne rejoindront jamais le présent. Elle sourd des limbes, y plane, vaguement inquiétante et en même temps fascinante. Musique de l'inquiétante étrangeté au potentiel dramatique exploité par les deux films qui l'ont inclus dans leur bande originale, Cerro Torre, le cri de la roche (1991) de Werner Herzog, et Shutter Island (2010) de Martin Scorsese (voir mon article à ce sujet).

(ci-contre : corne de brume de la baie de San Francisco)  

   En 1993, "Fog Tropes II", sur l'album Kingdom come sorti en 2001 chez Nonesuch Records, reprend la bande magnétique de la première version, qu'il combine avec un quatuor à cordes, en l'occurrence le Kronos Quartet. Les contrastes sont évidemment plus marqués, mais la lumière baisse peu à peu, les graves l'emportent, les fantômes reviennent entre les cadences de plus en plus élégiaques des cordes, si bien que l'œuvre est au final plus déchirante, plus luciférienne en ce sens qu'elle évoque comme une chute magnifique et terrible, celle de l'archange rebelle condamné à devoir se contenter des ténèbres, et dont la pièce donne à entendre les voltes, les efforts sublimes et vains de remontée. Ici, les cornes de brume signent un exil définitif.

   Chophars, sirènes de navire et cornes de brume relient la musique d'Alvin Curran à un monde édénique. Le collage d'échantillons variés - prières, cris d'animaux, bruits... - convoque pour l'auditeur des strates éloignées de l'histoire humaine, embrassée dans une saisie passionnée, totalisante. L'électronique y est le continuum magique qui charrie la variété merveilleuse retrouvée du monde. Pour celui qui sait bien sonner, rien n'est perdu, toute la beauté inépuisable de la création peut se déployer, que ce soit dans des envolées psychédéliques ou des cacophonies débridées. Pas de place pour la nostalgie dans cette célébration sensuelle, gourmande. Par contre, les cornes de brume d'Ingram Marshall, séduisantes comme des sirènes d'ailleurs, sont l'écho d'un autre monde, perdu peut-être, qui vit quelque part d'une vie presque larvaire mais sombrement expressive. Elles sont ambivalentes, liées à des lieux écartés, maudits : pénitencier (Alcatraz), enfers...Chez Ingram Marshall, elles sont le signe d'un romantisme contemporain, d'une inquiétude somptueuse.

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( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Publié le 11 Octobre 2013

David Borden - L’histoire ininterrompue du contrepoint

  ( C'est avec grand plaisir que je publie cet hommage de Timewind, lecteur et chroniqueur intermittent, à David Borden, compositeur encore absent de ces colonnes, alors même que j'ai beaucoup écouté et apprécié The Continuing Story of Counterpoint, vaste ensemble paru il est vrai bien avant la naissance de ce blog en 2007, mais ce n'était pas un raison pour continuer à l'ignorer !)

  

Né en 1938, David Borden est le grand oublié de la génération des pères fondateurs du minimalisme et de la musique dite répétitive ; et c’est à la fois normal et dommage. Normal, car soyons franc, David Borden n’est pas un grand compositeur et ne peut en rien être comparé à ses condisciples Glass, Reich, Riley. Dommage, car David Borden eut l’idée de faire se rencontrer la musique répétitive et les synthétiseurs, et plus particulièrement les fameux Moog.

   C’est en 1967, que David Borden fait la connaissance de Robert Moog, une rencontre qui va profondément modifier sa façon d’aborder la musique et les instruments. Il sera pour ce dernier - bien involontairement dans un premier temps - un « testeur » pour ses nouveaux instruments. Et il commencera alors tout naturellement à jouer et à composer des oeuvres pour synthétiseurs.

   En 1969 il crée avec Steve Drews le Mother Mallard (Portable Masterpiece Company), un ensemble de synthétiseurs et d’instruments amplifiés et donne en 1970 le premier concert utilisant un prototype de ce qui deviendra le fameux Minimoog. Va suivre toute une série de  concerts où ils interprétent sur scène des œuvres de John Cage, Robert Ashley, Terry Riley, Philip Glass, Steve Reich...En 1971, Linda Fisher les rejoint et Mother Mallard ne joue désormais quasiment que des œuvres de Steve Drews et David Borden. Le groupe connaitra par la suite de nombreux changements de musiciens autour de David Borden, et celui-ci sera rejoint par son fils Gabriel (à la guitare électrique) dans les années 80.

   Si David Borden a une grande admiration pour Steve Reich et Philip Glass, c’est toutefois par In C de Terry Riley et par le jazz qu’il jouait sur scène dans les années 60 qu’il dit avoir été le plus influencé. Si beaucoup de critiques, et souvent le public, l’ont comparé à Steve Reich et Philip Glass, il y avait une différence à ses yeux fondamentale dans son approche de cette musique : alors que Steve Reich et surtout Philip Glass utilisaient des instruments amplifiés, entre autres des orgues, David Borden utilisait des synthétiseurs, ce qui faisait une grande différence de sonorité, et créait un univers musical très différent.

  

The Continuing Story of Counterpoint (1976 - 1987) est une œuvre en douze parties pour synthétiseurs, instruments acoustiques et voix. Oeuvre cyclique dont les parties font référence les unes aux autres d’une manière ou d’une autre. Son titre a deux origines : une oeuvre de Philip Glass, An other look at harmony, qui conforta Borden dans son approche contrapuntique de la musique, et le titre d’une chanson des Beatles « The Continuing Story of Bungalow Bill » extraite de l’album blanc.

   Découvert au hasard dans un bac du temps lointain des disquaires, The Continuing Story of Conterpoint, Parts 9-12, m’avait presque sauté dans les mains : achat impulsif, attrait de ce titre mystérieux! À l’écoute, je découvrais une musique à la fois familière et totalement différente de tout ce que je connaissais déjà, du Philip Glass joué par Klaus Schulze ou Tangerine Dream en quelque sorte. Avec de belles séquences rythmiques, mais ici, pas de séquenceurs, juste des musiciens.
   La Partie 9 est à la fois le premier morceau de David Borden que j’ai écouté et celui que je préfère, sans doute en souvenir de l’émotion musicale ressentie. Tout d’abord, il y a ce son, un son très chaud, enveloppant, presque ouaté, et ces claviers qui virevoltent comme des séquenceurs. Des lignes harmoniques qui frisent par moments la mélodie et qui sont doublés par une voix et une clarinette contrebasse. Dans la partie 9, Borden utilise trois lignes musicales rapides et trois lentes ce qui donne à la musique une texture légère. La partie 9 dure quinze minutes, et ses quinze minutes sont à chaque fois que je les écoute, quinze minutes de bonheur.


Discographie :  

The Continuing Story of conterpoint est publié en trois CD (Parts 1-4 + 8 complete / Parts 5-8 /  Parts 9-12)

   Trois disques témoignent des enregistrements et des concerts des années 70 :
- Mother mallard’s Portable Masterpiece Co. 1970-1973: avec deux pièces de Steve Drews et trois de David Borden dont "Easter", la première pièce qu’il composa pour un Moog en 1970, enregistrée en grande partie dans les locaux de l’entreprise de Robert Moog à Trumansburg dans l’état de New York.

- Like a Duck to Water Mother Mallard’s Portable Masterpiece Co. 1974-1976: six pièces de Steve Drews et deux de David Borden, toutes enregistrées en studio en 1976.
- Mother Mallard’s Portable Masterpiece Co. Music by David Borden: est constitué d’enregistrements de concerts des années 1976-77, avec les parties 1 et 3 de The Continuing Story of Conterpoint.

   Il existe également deux disques d’ambiante électroniqueCayuga Night Music et Places, Times & People avec quelques plages assez belles.

   À signaler aussi "Double Portrait", une œuvre assez intéressante pour deux pianos qui figure sur le disque U.S. Choice du duo Double Edge chez New World Records.

   David Borden restera celui qui a fait se rencontrer les synthétiseurs et la musique minimale et répétitive, avant même qu’en Europe, Tangerine Dream et Klaus Schulze ne commencent à utiliser des Moogs et ne découvrent les musiques de Glass, Reich et Riley.
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Une chronique de Timewind

   Les disques de David Borden sont principalement parus chez Cuneiform Records.

Pour aller plus loin

- Le site de Mother Mallard

- La page du site de Cuneiform Records consacrée aux disques.

- plus bas , la fameuse partie 9, la préférée de Timewind

- une partie du cycle en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Publié le 7 Octobre 2013

   J'avais chroniqué Mort aux vaches, disque sublime né de la collaboration du compositeur et multi instrumentiste américain Peter Broderick et de l'artiste sonore néerlandais Rutger Zuydervelt, connu sous le nom de Machinefabriek. Cette belle vidéo rend hommage à un autre beau disque, Blank grey canvas sky, sorti en 2009 chez Fang Bomb. Cela s'appelle "Planes", et c'est magnifique, je pars au quart de tour. Un besoin d'infini, soudain, de fulgurance. J'y associe une de mes photographies personnelles, prise dans la région de Toulon, vous comprendez aisément pourquoi.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques