Publié le 31 Décembre 2023

Manongo Mujica - Ritual sonoro para ruinas circulares

   Pour le compositeur, percussionniste et peintre Manongo Mujica, ce disque est un hommage aux anciens temples du Pérou, à des ruines vieilles de plus de 2000 ans, qui l'ont fasciné dès qu'il les a découvertes dans les années soixante-dix. Des ruines qu'il est revenu voir à maintes reprises, restes de centres cérémoniels pré-hispaniques dans le désert de la côte péruvienne. Lieux de méditation, d'écoute intérieure, et de mystère. Puis la relecture d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, Les Ruines circulaires, lui a donné comme la clé de sa fascination : les ruines circulaires existaient, comme Caral, le temple de Las Aldas, ou l'observatoire de Chanquillo, parmi d'autres. Il lui sembla alors que la vision de ces architectures monumentales attendait un projet sonore faisant revivre ces anciennes cultures et permettant d'entendre à nouveau les rituels sonores qui s'y déroulaient. D'une fiction littéraire, il envisageait une libre interprétation musicale, racontant l'histoire d'une quête vers l'inconnu. Ainsi naquit ce disque, dont la couverture représente d'ailleurs un de ces sites, celui de Chanquillo et de son observatoire solaire, derrière deux mains tenant un tambour à main. Entouré de Terje Evensen à l'électronique, Fil Uno au violoncelle, Gabriela Ezeta à la voix, et de ses trois fils, Cristobal Mujica pour les arrangements de cordes, Gabriel Mujica au cajón [ caisse de résonance parallélépipédique inventée au Pérou sans doute au XVIIe siècle par les esclaves n'ayant pas le droit de jouer du tambour ], et Daniel Mujica aux congas et jembé, Manongo Mujica est le maître d'œuvre de ce rituel sonore en neuf moments. Précisons que d'autres percussions sont utilisées, comme le udu (percussion en terre cuite d'origine nigérienne en forme de jarre), le gong, des graines, des cloches chinoises.

 

   Nous sommes embarqués dans un fascinant voyage sonore, rythmé de percussions étranges, à la texture mêlant sons de terrains et processus électroniques. L'atmosphère est mystérieuse, des voix tremblent, flottent dans un bourdonnement, car c'est un voyage au Temple du feu, pour commencer, puis un rituel aux boucles lentes, hypnotiques, les voix se faisant caverneuses, à la limite du chant de gorge. Le violoncelle dans les graves est accompagné d'un bourdon pulsant dans "El Sonido del Sueño", de percussions nerveuses, et un vent se lève sur le désert, le bruit du sommeil se fait plus envahissant, comme si un cortège se pressait vers un temple intérieur dans lequel il disparaît, happé par la bouche vorace de la montagne invisible...Les deux titres suivants évoquent des rêves, tour à tour calmes ou agités, des rêves dont on ne sort pas, enfermés dans les boucles percussives et électroniques, avec des voix émettant des sons brefs et cadencés, et débouchant sur une frénésie haletante des tambours, des cris et grondements sauvages. L'ouverture pour Las Aldas (titre 6) correspond au début de l'autre face du disque. Violoncelle et électronique tissent une nappe somptueuse, un feu crépite dans la quiétude d'une contemplation. La musique est tendue vers le mystère, fervente et mélodieuse dans des arrangements de cordes magnifiques, sous-tendus de souffles et poussées qu'on dirait telluriques, venus des profondeurs du paysage jusqu'à faire cesser la musique parfois. Mais l'avancée lente se poursuit, "Descubriendo el Sonido del Paisaje del Norte". Nous arrivons à l'observatoire solaire de Chanquillo (titre 8). Une voix psalmodie sur un fond de divers bruits de terrains, les percussions reviennent pour ce rituel halluciné, la voix s'est multipliée, en écho avec d'autres voix enregistrées, créant une chorale incantatoire hésitant entre présence et absence. L'album se termine avec la quiétude impressionnante de la Huaca, rythmée de gong et cloches vibrantes. Les cordes suaves glissent sur un fond obscur, la voix de Gabriela Ezeta évoque celle d'une prêtresse à demi-consciente...

     Un pèlerinage cérémoniel dense et hypnotique, à mi-chemin du rêve et de l'imaginaire, de l'ambiante expérimentale et des musiques traditionnelles.

Paru fin novembre 2023 chez Buh Records (Lima, Pérou) / 9 plages / 41 minutes environ

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Publié le 29 Décembre 2023

Andrea Burelli - Sonic Mystics for Poems (of Life and Death of a Phoenix)

   Compositrice de musique électronique expérimentale née à Venise, Andrea Burelli a quitté l'Italie à l'âge de quinze ans, mais y revient mentalement ou physiquement pour retrouver les chemins de sa poésie. Voilant la dimension autobiographique des textes sous le symbolisme du voyage imaginaire d'un phénix, elle a rassemblé quinze courts poèmes aux images colorées inspirées par les cultures méditerranéennes du Sud de l'Europe, du Moyen-Orient ou de l'Afrique du Nord, et par son ancienne pratique de peintre ou les œuvres d'Odilon Redon. Ce monde mystique à mi-chemin du rêve évoque les cycles et changements sans fin, la possibilité d'une transformation spirituelle, amenant une renaissance plus forte transcendant souffrances et limites. Ces quinze compositions constituent un cycle contemporain de lieder, avec Andrea Burelli à la voix et à l'électronique, Mari Sawada au violon, et Sophie Notte au violoncelle, deux musiciennes membres du Solistenensemble Kaleidoscope.

Instants de lumière avant le néant

    Tout commence par un "Chant", celui des deux instruments à cordes joués aux limites de l'aigu et du souffle pur, puis le violoncelle chante en contrepoint du violon resté dans les nuées à s'envoler et à pleuvoir des étoiles filantes. Avec "Fiori strappati", le cycle s'inscrit entre polyphonie traditionnelle (sarde notamment) et musique de chambre contemporaine. Une petite fille dévale des escaliers, sourit au Sud, entend un ange l'appeler par son nom, l'Italie la regarde de ses yeux verts... "Petto Rotto", quelle danse étourdissante !
« Turcs et femmes s'inclinant

devant le chant soufi
Cartes de rues poussiéreuses
et diseuses de bonne aventure
 
Un feu dans le néant
au-dessus de nous,
Une couverture d'étoiles
et de poussière sonore du sud
 
Danse
cheveux et lèvres
Je confonds l'odeur
avec le souffle des rochers
 
Un œil sublime
limites de peau
J'implore un rayon
de sève de réalité
 
Les tempêtes balancent
un plaisir aigu,
une conscience inhumaine
ici sur mes mains
 
Je ne suis qu'un écho épais,
un pacte lâche,
Je suis une poitrine brisée
qui fait voler un cerf-volant  »
 
 

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués.

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués. L'album culmine à nouveau (cesse-t-il de culminer ?) avec deux des plus longues pièces (chacune autour de trois minutes...), "Ali di Fuoco" et "L'Ultimo Giorno", la première d'un sublime hors du temps, la seconde passant d'un chant sarcastique  dramatisé par des ralentis à une coda majestueuse, celle du Dernier jour : « Le dernier jour / Nous regardons autour de nous / La nuit s'illumine / La vie cesse sans le savoir. ». "Sogno Diurno" dit le passage du rêve nocturne au rêve diurne dans un chant en boucle soutenu par un bourdon, avant "Ocre", conclusion a capella sur le presque rien qu'est toute vie, presque rien d'où surgissent cependant lumière et amour...

   Un cycle de mélodies d'une magnifique pureté sur de très beaux textes sensibles.

Paru en novembre 2023, autoproduction / 15 plages / 35 minutes environ

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Publié le 13 Décembre 2023

Eugene Carchesio + Adam Betts - Circle Drum Music

   Lawrence English, fondateur de Room40 et musicien éminent de la scène électronique et ambiante, a organisé la rencontre et conçu le disque de l'australien Eugene Carchesio et du britannique Adam Betts. Le premier s'est fait connaître dans le monde des musiques électroniques par une série baptisée "Circle Music", entre minimalisme et techno. Le second est un percussionniste qui a joué avec de nombreux groupes de rock, punk et métal, influencé par le jazz créatif et les sons électroniques qu'il retraite dans ce disque où l'on retrouve aussi son énergie.

   Le premier des vingt-et-un courts titres (de "A" à "U") ressemble furieusement à du Steve Reich passé à la moulinette techno-punk-industriel : puissant, brut, il nous attaque de front ! Passé cette entrée presque furieuse, on est surpris par l'inventivité de cette musique qui mêle étroitement frappes percussives énergiques et traitements électroniques extrêmement fins. Respirations rythmées sur fonds frottés, roulements qui emportent tout, impressions d'excavations dans un univers de particules clignotantes...Le disque exprime une joie pure, chaque pièce instaurant un monde sonore propre. "E" est une danse hypnotique jouant sur un beau contrepoint percussif, sous-tendu par une couche électronique vibrante. On est surpris de ne jamais s'ennuyer, ce qui advient pour nombre de disques de percussion ! Le dépouillement de l'écriture fait de chaque morceau une épure abstraite d'une grande efficacité, ce qui n'exclut pas un foisonnement bruitiste, post-industriel, comme sur "G".

   On est chaque fois emporté par une force, un déferlement, et comme obligé à l'attention par la richesse des agencements sonores, cette élégante concision du cercle de l'idée directrice de la composition. Prenez "O", ce pourrait être une banalité, ce rythme syncopé, mais il vire à l'incantation, me rappelant soudain la musique hallucinée d'Andy Stott, en plus magnifiquement sec ! "P" a tout d'un petit poème électronico-percussif facétieux, tout comme le suivant d'ailleurs, sur un flot roulant de sortes de crécelles. Après ces deux titres, les plus longs, au-dessus de deux minutes, on revient à des miniatures étincelantes, irrésistibles.

   Un disque lumineux et nerveux, étonnant, pour éventuellement se réconcilier avec les percussions.

Paru en novembre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 21 plages / 30 minutes environ

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Publié le 10 Décembre 2023

Zöj - Fil O Fenjoon

   Zöj est le duo formé depuis 2016 par Gelareh Pour, musicienne iranienne primée pour ses interprétations au kâmanche (vièle à pique traditionnelle, instrument à cordes frottées), qu'elle a étudié depuis l'âge de sept ans, et le musicien australien Brian O'Dwyer, à la batterie. Sur ce disque, Gelareh Pour joue aussi de la gheychak, une ancienne vièle d'Iran, et utilise sa voix.

   Tous les deux tissent une musique expérimentale interculturelle très étonnante. Le kâmanche donne l'assise mélodique, la batterie peuple l'arrière-plan d'un foisonnement hypnotique. Comment ne pas être séduit par le kâmanche, lyrique ou enflammé, d'une nostalgie sans âge ? Le premier titre, "Take pictures of fire" (Prenez des photographies du feu), est comme l'écho des vieilles croyances mazdéennes. Titre incandescent, toujours déjà en train de brûler sur l'autel hors du temps en flammèches répétitives sur un fond crissant, dont le développement souligne le caractère envoûtant du kâmanche. Une magnifique entrée, que ne dément pas la suite. "Hangman" présente un bourreau (ou un pendu...) chantant une infinie nostalgie : kâmanche et voix s'élancent vers le ciel pour un lamento d'une suavité indicible. C'est une pure merveille ! "My Empty Boat (Part 3)" déploie des échos dans une atmosphère mystérieuse, la voix évoluant dans des nuages striés et gonflés par les interventions de la batterie : titre mystique, le navire vide désignant peut-être la vacuité de notre vie. La batterie se fait plus présente dans "Hearts of Stone" (titre 4), où elle anime de ses frémissements et de ses frappes délicates les inflexions de la vièle. Toutefois, le chant de Gelareh Pour transcende le tout de sa douceur aérienne, d'une sublime transparence. On tombe à genoux devant une telle beauté !

 

   Bourdon de vièle et voix multipliée, "The God of Rainbows"( Le Dieu des Arcs-en-ciel, quel beau titre...) est un long chant de louange, d'une ferveur archangélique. La batterie ne se fait entendre que dans la seconde moitié, rêverie instrumentale superposant la batterie installée dans ses frappes bien réelles et les longues notes nostalgiques, irréelles, de la vièle. Dans "Hymn for Apollo", le kâmanche (ou la geychack, je ne saurais les départager) tisse une toile irisée de longues boucles, sur laquelle la voix vient se poser pour y onduler de manière doucement incantatoire, tandis que la batterie dresse un arrière-plan magique : absolument irrésistible, du pur soufisme musical !!

   Les deux derniers titres sont de la même veine. "Winter for Ghazal" est comme un mini oratorio pour chœur bourdonnant hypnotique et voix solo tour à tour caressante et ardente. "Study of a Bull" mobilise une batterie frémissante et la vièle plus bouillonnante que jamais dans un duo instrumental qui sait ménager des plages rêveuses, pour évoquer peut-être Mithra, figure solaire, et le sacrifice du taureau, dans un rituel particulièrement expressif, à la fin dramatique et grandiose.

   Un disque splendide à la confluence des musiques expérimentales et traditionnelles.

Paru en août 2023 chez Bleeemo Music (Melbourne, Australie) / 8 plages / 64 minutes environ

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- Zöj en concert à Melbourne

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