musiques electroniques etc...

Publié le 7 Avril 2025

T. Gowdy - Trill Scan

Comment résister au charme alchimique de ce que nous propose T. Gowdy pour son troisième album chez Constellations ? J'avais déjà succombé pour Miracles, paru en 2022. Le producteur et musicien montréalais défend une ligne musicale originale. Considérant que le langage modal de l'Europe médiévale est plus proche que la musique dite classique des pratiques musicales des traditions indigènes, il revendique cet héritage, celui de l'École de Notre-Dame au XIIe siècle, comme celui du style brisé du XVIIe siècle, qu'il couple avec sa marque de fabrique de musique électronique analogique. Luth et synthétiseurs, pour aller vite !

T. Gowdy par © Stacy Lee

T. Gowdy par © Stacy Lee

   L'album s'ouvre sur l'angélique "Anonymous IV", polyphonie éthérée juste soulignée d'une ligne bourdonnante, prélude à "Blest Age" (Âge béni), mélodie vocale envoûtante accompagnée d'une rapide pulsation techno, quelque part entre Autechre et Pantha du Prince; Et c'est "Richmond Rd", kaléidoscope hallucinant de techno mystérieuse parcourue de chuchotements syncopés, de percussions étouffées : le meilleur de T. Gowdy, avec une fin foisonnante extatique ! Mais la "Courante" qui suit, inspirée par la pièce baroque du luthiste et compositeur français François Dufault (1604 - 1672), est renversante : le luth converse avec les synthétiseurs, l'électronique, aux textures troubles et sidérantes d'étoiles chutant dans l'infini.

   "Anonymus V" est une autre pièce de techno bondissante transcendée par des voix angéliques. Tout le style de T. Gowdy est dans cette grâce, cette élégance de trames au dynamisme irrésistible. "Materiadiscipuli" associe un chœur compact de voix et une boucle pulsante de luth et d'électronique post-rock, prélude à "Novus Lumen", qui porte à son point d'incandescence la fusion alchimique des genres. Sur une lourde trame post-rock bien enflammée, la voix susurre, souple et serpentine, s'envole très haut, le luth sculpte à vif, dans la masse, annonciateur d'une nouvelle lumière.

   La voix accompagne une bonne partie du disque, voix légère(s), pure(s). On la retrouve sur le beau "Pentaarc", boucles vocales sur un battement synthétique, le frétillement du luth et un tapis de bourdons. "Flit" (titre 9) flirte avec une techno minimale de micro-percussions au rythme très rapide sur un lit de bourdons très fins, qui s'alourdit in fine de basses profondes. Plus longue pièce avec un peu plus de sept minutes, "Arislei Bone" juxtapose deux trames rythmiques, une lente et l'autre de plus en plus rapide, reliées par un ronronnement hypnotique de synthétiseurs : comme des os qui s'entrechoqueraient, si l'on suit le titre...Des os à demi dématérialisés pour une danse étrange de techno tribale !

Pour finir, "Strewn" revient à la polyphonie, d'abord a capella, avant l'entrée d'un synthétiseur bondissant et de son prolongement rythmique irrésistible. La composition mute ensuite en chanson pop avec la voix fragile et feutrée de T. Gowdy, puis en brève pure folie post-punk avant de revenir aux voix initiales.

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Un album d'une belle liberté d'allure, flexible et vibrante, brouillant allègrement les frontières entre musique médiévale, baroque et tendances techno post à peu près tout. De la Matière à Bonheur !

Paru en mars 2025 chez Constellation Records (Montréal, Canada) / 11 plages / 43 minutes environ

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Publié le 5 Mars 2025

Martina Bertoni - Electroacoustic Works for Halldorophone

Halldorophone ? Instrument à cordes électroacoustique dont le son utilise la rétroaction électroacoustique pour produire des bourdons et ressemble par ailleurs à un violoncelle. Le nom de l'instrument est dérivé de son inventeur, l'islandais Halldór Úlfarsson, qui l'a mis au point à la fin des années 2000 alors qu'il étudiait à l'Université d'Art et de Design d'Helsinski. Le halldorophone a déjà été utilisé notamment pour la partition du film Joker.

   En somme, avec ce nouvel album, la violoncelliste de formation classique et compositrice de musique électronique Martina Bertoni poursuit les explorations autour du violoncelle, toujours chez Karlerecords, où elle avait publié Music for Empty Flats en 2021, puis Hypnagogia en 2023. Les quatre compositions électroacoustiques ont été mises au point au Elektronmusikstudio (EMS) de Stockholm, puis arrangés et composés dans sa maison de Berlin. La musicienne précise qu'elle n'a pas abordé l'instrument comme un violoncelle, mais plutôt comme un orgue génératif, sorte de machine productrice de retours d'information variables selon l'accordage qu'elle pouvait ensuite appliquer sur les cordes principales et sympathiques. Je n'irai pas plus loin dans les détails techniques...

 

Martina Bertoni

Martina Bertoni

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

   "Omen in G" semblerait nous transporter au Japon, tant l'instrument sonne comme un koto. Quelques notes en boucles sont reprises en écho, augmentées de retours, créant un fond bourdonnant. Une très légère broderie électronique rythmée à la Alva Noto accompagne la pièce, qui s'étoffe, prend de l'ampleur. La composition prend la forme d'une spirale en expansion, tantôt en avant, tantôt dans un lointain plus flou. À chaque passage, l'instrument se métamorphose, devient cithare, redevient violoncelle, joue sur des traînées sonores, des couleurs cristallines ou des grisailles éraillées, sans jamais oublier son centre. Une grande paix se dégage de cette trame doucement hypnotique.

   "Nominal D" est dès le début marqué par les pointillés électroniques déjà présents dans le premier morceau. Le halldorophone joue dans les basses prolongées. L'atmosphère feutrée s'anime  de surgissements divers. On entend comme des bribes de chants intérieurs, des raclements, déchirements, quasi miaulements, enfermés dans le morceau qui pulse imperturbablement. Martina Bertoni écrit une œuvre authentiquement fantastique, imprégnée de mystère"

   Le troisième et plus long titre avec près de dix-sept minutes, "Fades in C", s'étire, doux bourdons et cordes pincées du halldorophone. L'entrée de la rythmique pointillée se fait presque en catimini, mais elle soutient la trame de son micro battement. Les sons résonnent, s'enroulent, déposent des couches harmoniques, comme un léger clapotement, qui devient houle profonde. Le halldorophone dédoublé en bourdons d'orgue et notes détachées conduit un vaisseau fantôme, il l'illumine d'un feu paisible, le fait parfois vibrer de grondements, mais la pièce reste dans les demi-teintes, conformément à son titre Estompes en Do. Martina Bertoni donne ainsi une œuvre intimiste, feutrée, calfeutrée, mettant en valeur le charme discret de l'instrument.   

   Par contraste, "Organon in D" est une longue progression harmonique, au cours de laquelle le son s'épaissit, se complexifie entre bourdons denses et notes claires ou tenues en longues traînées râpeuses avant de s'effilocher lors du decrescendo. Le halldorophone en majesté, en somme : impressionnant !

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Une vision intimiste et personnelle de cet étonnant instrument par une grande compositrice.

 Paru chez Karlrecords (Berlin, Allemagne) le 21 février 2025 / 4 plages / 51 minutes

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Publié le 21 Février 2025

Tape Loop Orchestra - Sabbat de voix

   Tape Loop Orchestra est le nom du projet du musicien et compositeur de Manchester Andrew Hargreaves, qui a déjà sorti sous ce nom au moins une vingtaine d'enregistrements. Son nouveau disque est paru dans la collection Spirituals [PSALM019] du label anglais Phantom Limb. Il comprend deux pièces longues, chacune autour de plus ou moins dix-huit minutes.

Rêvons sur les dénominations : Spirituals - Phantom Limb. Musique vocale sacrée, membre fantôme... La musique du Tape Loop Orchestra est bien dérivée de la voix. Mais ce sont des voix retraitées, décomposées et mises à distance, des voix devenues fantômes, des voix spectrales plongées dans un flou nostalgique.

Les Voix fantômes du Paradis Perdu...  

   "Voix figées" commence par une longue introduction de cordes bourdonnantes en boucle dans un halo de poussières, de grésillements. Cette musique revient de loin. Peu à peu, des voix trouent le ciel brumeux, des voix archangéliques, comme le souvenir d'un paradis perdu. Elles tournent, enrobées de couches graves de cordes. Irréelles, elles déchirent le temps qu'elles hantent et dans lequel elles s'abîment, telles des étoiles de lointaines galaxies. Une stase mélancolique, sans elles, s'ouvre au milieu de la pièce et sur une partie de la seconde moitié, tombeau d'une transcendance disparue. Puis elles reviennent, et le Mystère renaît de cette Beauté, enchanteresse en dépit des alluvions, des scories qui s'accrochent à elles. Rien n'y fait : ces "Voix Figées" témoignent d'une Chute ancienne...Je crois qu'il faut entendre sabbat de voix, non comme une allusion à une assemblée de sorcières, mais dans le sens d'une orgie de voix, d'une assemblée de voix qui occupe l'espace pour célébrer un repos édénique que l'humanité d'après ne connaît plus.

   "Voix empruntées" semble surgir d'un vieux vinyle craquant. Une seule voix chante d'abord un lamento sur des phrases glauques de piano, puis d'autres, plus lumineuses, la rejoignent, accompagnées de bourdons d'orgue et de cordes. Un soleil crépusculaire baigne cette musique au doux bercement, toujours au bord d'une extase ineffable et sur le point de disparaître. Les voix se taisent au centre de la pièce, laissant place à un ressac hanté par une phrase mystérieuse d'un instrument non identifié (clarinette basse ? électronique bien sûr...) avant le retour du piano, plus en avant, mais plus glauque encore, pataugeant dans un marais liquide. Lorsque les voix reparaissent, le vaisseau fantôme prend corps, envahi de résonances. Un espoir, peut-être, tire le navire jusque là englué dans une mélancolie épaisse. Des percussions bourdonnantes dessinent dans les nuages, entre les voix, le souvenir de chants folkloriques très anciens, déformés. Andrew Hargreaves est le maître d'évocations fascinantes, minutieusement orchestrées.

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Sabbat de voix plonge aux racines de la mélancolie pour en extraire la quintessence éthérée, illuminée par les soleils troubles des souvenirs à demi ensevelis.

Paru en février 2025 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 2 plages / 36 minutes environ

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Publié le 6 Février 2025

Glim - Tape I

    Tape I est le troisième album du compositeur autrichien Andreas Berger sous le nom de Glim. Après des études orientées vers la musique électronique et par ordinateur, il a écrit pour le théâtre, le cinéma et des performances, certains compositions ayant été primées par des festivals. Il est l'un des membres fondateurs du collectif Liquid Loft, récompensé par un Lion d'or à la Biennale de Venise.

   Le titre s'explique par le goût d'Andreas Berger pour les cassettes, dont le son particulier, la couleur, voire la qualité inégale, lui semble avoir un réel charme. Il a enregistré et interprété l'essentiel du matériel sur un vieux lecteur de cassettes Walkman et compare ce qu'il a obtenu à des Polaroïds sonores décolorés, au riche potentiel nostalgique...

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

  Dans les voiles brumeux de la Nostalgie

  Dès le premier titre, on s'enfonce dans des chemins brumeux, tapissés de lourds bourdons parcourus par des vagues de lumières troubles, des vents de particules. On marche dans une matière épaisse, aux limites indécises, les titres sans nom autre qu'un numéro s'enchaînant naturellement. Des chœurs de voix électroniques, dirait-on, incantent les hauteurs. Glim invente une musique pour disparus anonymes. Ce sont des bouffées de mémoire, une mémoire boursouflée, informe, qui envahit l'âme de ses volutes irisées, grisées et grisantes (le superbe titre 4, par exemple), comme le parfum de fêtes évanouies.

    Le titre 5, presque sept minutes, serait une musique idéale pour la nouvelle Le Chat noir d'Edgar Allan Poe : les miaulements d'un chat semblent enfermés dans des boucles doucement hypnotiques, au rayonnement fuligineux d'une abyssale mélancolie. Un chef d'œuvre d'ambiante électronique ! Le titre 6 plonge dans l'infra, longs aigus tenus miroitant sur un crachotement intermittent. Quel aigle ténébreux là-haut fait des cercles lents pour envoûter une proie déjà ensevelie dans les herbes du néant ? C'est un rituel de magie, implacablement doux...Les sons buissonnent en 7, soufflent tels un chœur de cors funèbres, ils lèvent un orgue lointain. Glim aime ces paysages profonds lentement animés, comme des remontées mentales sur le point de se dissoudre.

   Le disque se termine avec le somptueux titre 8, cortège de vaisseaux fantômes dans un ciel de scintillements qui se change fugitivement en mer obscure, monte en crescendo comme un orage qui n'éclate toutefois pas, tout se résorbant dans des enveloppements d'une indicible délicatesse.

Paru en décembre 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 26 Janvier 2025

Tomoyoshi Date - Piano Trilogy (432Hz As it is - As you are / Requiem / Tata)

[À propos des disques et du compositeur]

   Né en 1977 et élevé jusqu'à l'âge de trois ans à Sāo Paulo, Tomoyoshi Date réside dorénavant à Tokyo. Physicien, médecin, il compose de la musique électronique depuis 1998. Je croyais en parler pour la première fois, mais non, puisqu'il est l'un des deux membres du duo ILLUHA, dont trois des quatre albums ont retenu mon attention : Interstices (2013), Akari (2014) et Tobira (2023), tous sortis sur le label de Taylor Deupree, 12K.

Pour ses trois derniers albums créés entre 2021 et 2024, rassemblés sous le titre Piano Trilogy, il mêle motifs de piano allongés et répétitifs, éléments microsoniques et sons électroniques organiques. Le piano utilisé pour 432Hz As it is - As you are est un vieux DIAPASON que lui a donné sa tante, la première à avoir noté la musique pour shamisen [luth traditionnel japonais ] sur une portée de cinq lignes. Le titre s'explique par l'accordage du piano à un fréquence de 432 hertz, fréquence que Tomoyoshi Date semble affectionner dans ses œuvres récentes. L'instrumentarium de Tata [nom d'une galerie d'art à Koenji, Japon ] est pour le moins surprenant, fourni par les sons provenant d'horloges anciennes, des sols de la galerie, d'objets anciens et de papier.

   Le thème dominant serait celui des objets et du passage du temps, pour des raisons en partie très techniques que je n'aborderai pas ici. Les photographies des couvertures d'albums datent des débuts de la photographie, entre la fin de l'ère Meiji (1868 - 1912) et elle de l'ère Taisho (1912 - 1926). Elles sont anonymes, présentées dans la galerie comme des photographies trouvées, d'une beauté profonde et intemporelle.

Tomoyoshi Date

Tomoyoshi Date

Images sonores du monde flottant

432Hz As it is - As you are

Les quatre titres de l'album déclinent les quatre éléments : hikari / netsu / mizu / tsuchi (Lumière / Chaleur / Eau / Terre). On est à l'intérieur du piano, avec le frottement des cordes, le bruit des marteaux. Dans la forge des sons, au cœur des résonances, des lueurs électroniques, des frôlements percussifs se mélangent au piano, engendrant des diaprures, des découpes mouvantes de lumière sur "hikari". Le piano, touché presque comme un koto, soulève sur "netsu" un cortège de brumes fines, de mini cloches, de bulles cristallines, qui donnent à la composition une dimension pastorale, comme si l'on entendait un troupeau carillonnant sur les chemins d'un chaud crépuscule. Musique d'une grâce enchanteresse, nimbée d'une paix profonde... "mizu" reste en apesanteur, égrenant ses notes délicatement, les baignant ensuite dans des écoulements liquides discrets : ce serait un bain dans une fontaine écartée, juste éclairée par les rayons obliques du soleil à travers les feuillages. Le piano se fait plus grave sur "tsuchi", entouré de rubans électroniques piquetés. Ses lentes boucles sont prolongées par un gazouillis d'oiseaux derrière des drapés mélodieux évanescents : calme splendeur insaisissable...

Requiem

Dédié à la mémoire d'un ami proche trop tôt disparu, l'album s'ouvre sur "ritsu" (Loi ?), piano funèbre aux bourdons épais déchiqueté et illuminé brièvement de gestes quasi jazzy, nerveux, puis se trace une convergence, une entente entre la mort et la vie, l'espace d'une méditation. Divers objets tintinnabulent au long de "oku" (Mémoire), tandis que le piano chante dans les hauteurs et qu'une levée électronique bourdonne et ronronne. C'est une douce élégie, une évocation réconciliée où l'on entend les frémissements persistants de la vie. Les titres suivants sont d'une beauté délicate et raffinée : piano rêveur et attentif, arrière-plans chatoyants (chants d'oiseaux, bruissements, textures filées...). Rien de dramatique ou grandiose dans ce Requiem, suite de promenades extasiées, d'aquarelles légères, vaporeuses posées au bord d'après-midi sans fin : "shou" / "ka" / "jaku" (Voix / Fleur / Silence)...

Tata

   Les horloges anciennes carillonnent et marquent le temps sur le premier titre "toki to kishimi" (Le temps et les conflits). C'est la vie au ras des grincements,  des menus bruits d'objets déplacés que le piano célèbre à petits pas respectueux. La vie des choses..."wa to shirabe" (Harmonie et harmonie) juxtapose deux formes d'harmonie, celle produite par le piano, et celle produite par les objets, les deux harmonisées par une électronique discrète et les faisceaux de résonances. C'est peut-être comme un art poétique pour Tomoyoshi Date, la réconciliation de la musique et des bruits, oh pas les gros bruits, les signaux envoyés par de menus objets, les traces sonores d'une vie minuscule de l'inanimé. Le titre suivant, "kami to hikari" (titre 3, Papier et Lumière), va dans le même sens. Les notes de piano s'enflamment doucement sur un tapis crachotant de frottements, de friselis de papiers froissés (?). Un chuintement électronique velouté ouvre "tsuki to kane" (Lune et Cloche), pièce nimbée d'une paix extraordinaire que troublent à peine des coups mystérieux. Des cloches sonnent dans la clarté d'une lune qu'on imagine pleine, à susciter des formes  irréelles : et puis n'entend-on pas le souffle d'esprits, parfois ?

   "satura to kawa" (Fleurs de cerisier et Rivière) confond presque le piano et une sorte de percussion (électronique probablement) très douce, feutrée. La pièce est une suite d'éclosions sonores d'une exquise délicatesse, tapissée d'une trame fine de glissements, scintillements et gazouillis. " futa to hito" (Couvercle et Ficelle) est  d'abord plus méditatif, dépouillé, le piano seul face à des bruits d'objets, des froissements, puis la composition hésite, au bord de souvenirs de jazz décantés, esquisse une danse étrange avant de s'enfoncer dans une brume ambiante diaphane et des bruits en quelque sorte autonomes, livrés à eux-mêmes. Le disque se termine avec "ko to enishi" (Solitude et Relations) : grésillements d'une bande d'ondes courtes (?), piano en courtes phrases agglutinées et montée de traînées lumineuses. De toute cette musique se dégage un halo légèrement hypnotique produit par le clapotis des entrelacs sans cesse variés : rien ici ne dure, que le mouvement qui brouille les lignes, dissout les formes à peine surgies...triomphe de l'impermancnce.

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Une trilogie qui fait du piano, minimal et chatoyant,  un instrument japonais à part entière pour une musique ambiante raffinée, intemporelle.

 

Parus chez Tsuyukusa Records (Japon) / 3 albums (numérique ou cassette) :

- 432 Hz - As it is, As you are - : 4 plages / 27 minutes environ

- Requiem : 6 plages / 45 minutes environ

- Tata : 7 plages / 49 minutes environ

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Publié le 1 Janvier 2025

Kenneth Kirschner -- April 27 - 2023

   Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.

Composer autrement...

Harmoniser le hasard !

   April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives  des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.

   L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.

   Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.

   Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

La mise à mort de la répétition par ses fantômes

   L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ?  Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !

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Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.

Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ

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Publié le 31 Décembre 2024

Jana Irmert - When I Dissolve

    Artiste sonore et compositrice installée à Berlin, Jana Irmert sort son sixième disque sur le label autrichien Fabrique Records (qui publie également Christopher Chaplin). C'est le troisième article que je lui consacre, après ceux dédiés à The Soft Bit en 2021 et à What Happens at Night en 2022. Ce nouveau disque rassemble ses compositions pour le film hybride, entre documentaire et autofiction, To Be an Extra (2024), de la réalisatrice allemande Henrike Meyer. N'ayant pas vu le film, je laisse de côté l'éventuelle dimension "illustratrice" de cette musique. Il suffit de savoir que les deux artistes ont eu des conversations sur les phénomènes dits "para-normaux", à la limite de nos existences, comme les trous noirs, les espaces de respiration, les déconnexions soudaines entre parties corporelles, les bruits inquiétant surgis du silence. Jana Irmert est à l'aise dans ces mondes ! Le disque est disponible aussi en Dolby Atmos, pour nous envelopper encore mieux dans les trames sonores de la compositrice...

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

   Tout commence par de sourds grondements, comme des irruptions souterraines. On est bien dans le « marécage ou le marais » que la musique de Jama Irmert aime explorer sous les surfaces. Tout un monde mystérieux est là, étrange, invisible, mais qui engendre des visions : "Not visible but seeing" est le titre de la première pièce, prélude à l'entrée dans les trous noirs ("Black Holes", titre 2). Cette musique électronique a aboli toutes les frontières, les séparations. Les sons nagent, ils sont liquides, brumeux, ils filent à vive allure dans un espace glauque où ne subsistent plus que quelques aspérités instrumentales (un frottement de cymbale, une voix peut-être..). La respiration ("A Room Breathing (The Nothing)", titre 3) est aspiration, avalement, réverbérations. Soudain surgit une vague de lumière, forte, intense, qui anéantit, submerge momentanément la ténébreuse présence respirante. Qu'est-ce que le corps, sinon une circulation de fluides, le lieu d'une activité inconnue, presque effrayante, effarante ? ("Body Knowledge", titre 4).

      C'est pourquoi la musique de Jama Irmert est authentiquement fantastique. Les sons ne sont pas imputables à un lieu, à une chose, ils surgissent des tréfonds, des abysses : ils sont la nuit, la nuit se repliant sur elle-même, inconnaissable, hantée de cauchemars. Il y pleut des neiges grumeleuses, noires, il y vente des courants flous, sauvages, il y gîte des monstres enfouis. C'est là qu'est tapi le rien ("The Nothing", titre 6), le rien radieux, qui se lève au milieu des déflagrations et des ascensions. Dans ce monde de sillages et d'errances, il n'y a pas d'obstacle, pas de terrain sur lequel tomber ("No Ground to Fall on", titre 7). Il n'existe que des apparitions informes, vaguement délimitées par le contour des masses en mouvement, en tremblement, en effritement. Toute action au premier plan se double d'un bruit de fond ("Foreground Action Background Noise", titre 8), jusqu'à l'impossibilité de tracer une démarcation entre ces deux plans, d'ailleurs, tant ils sont intriqués, solidaires. C'est le règne de la brume ("Mist", titre 9), des cornes de brume entremêlées, des banquises sonores les plus louches et les plus somptueuses à la fois. Tout y part en lambeaux, tout disparaît..."When I Dissolve" (titre 10 éponyme) condense ce travail interne, lourd de menaces, prometteur d'aubes coulées, fracturées par des fissures hachées. La musique se fait travail de sape et vêture translucide de néant, accoucheuse d'aliens (titre 11) dont on croit entendre les pas froissés dans les mousses opaques, les cris monstrueux dans les écroulements innommables. Les admirateurs de Poe, de Lovecraft, de Stephen King et de quelques autres y reconnaîtront leurs univers hantés, dans lesquels la clarté relative des premiers plans est contaminée par la puissance des arrière-plans sombres ("Foreground Light Background Dark", titre 12 et dernier). Ce dernier titre n'est-il pas comme une agonie de la lumière dans les pluies et les vents d'avant et d'après l'homme ?

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Le disque abouti et impressionnant d'une artiste visionnaire.

Paru fin octobre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 12 plages / 34 minutes environ

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Publié le 19 Novembre 2024

Andrea De Witt - (sans titre)

   Collaborateur régulier du label Undogmatisch - il a participé notamment à la trilogie Magnum Opus Collectio series, le musicien italien Andrea de Witt y a sorti son premier véritable album solo, sans titre autre que son nom. Synthétiseur, boîte à rythmes, électronique (piano et voix traités, etc.). Ses compositions sont principalement spontanées, plutôt que fondées sur des modèles ou motifs pré-établis, confie-t-il.

Andrea De Witt
Andrea De Witt

 

   Entre quasi miniatures (1'19 pour le titre 10) et études (à peine cinq minutes pour la plus longue pièce), Andrea De Witt semble nous livrer un journal sonore intimiste. "Mai 5", la première pièce, est une machine hypnotique, de la techno industrielle onirique aux boucles lancinantes. C'est ce titre qui m'a fait revenir à l'album, presque oublié dans l'avalanche des parutions.  "Jun 4", ponctué de scratches et de rayures, rythmé lourdement, joue avec une mélodie sourde. "Aug 5" continue dans une veine techno minimale, ambiance de jungle noyée de brume épaisse. La marque d'Andrea de Witt, c'est un sens aigu de la concision, une manière de travailler le matériau finement  pour un effet maximal, ce en quoi il rejoint l'esthétique minimaliste, mais dans le domaine des musiques électroniques. "Apr 5" (titre 4), surtout percussif, tout en arythmies sculptées, se contente de bouffées espacées de matières granuleuses zébrées de petites déflagrations. Le premier "Pianochrom" introduit quelques pâles couleurs dans ce monde monochrome, en harmonie avec un album décidément intériorisé. Apparemment plus dramatique, "Jul 4" prend un aspect fantomatique avec les voix murmurées enchâssées dans les boucles résonnantes. Quant à "Oct X"(titre 7), c'est le retour à une veine un peu hallucinée, techno-industrielle douce et prenante, "Oct Y" en donnant une version plus rapide et plus ambiante, presque grandiloquente pour une fois dans ses draperies de bourdons (drones). La trilogie d'octobre se termine avec "Oct Z" (titre 9), bourdonnante, incrustée de dialogues téléphoniques (?), une techno minimale étrange. "Setting 7" est un court hymne pour piano étouffé dans une touffeur électronique de halos réverbérés, introduction au deuxième "Pianochrom", la plus longue pièce, bijou hypnotique hanté par des voix traitées, qui m'a fait songer à Alva Noto, par le fin picotement rythmé de la trame. "Amb 523" donne une fin étonnamment mélancolique à l'album : au revoir émouvant, sans boîte à rythmes.

Titres préférés :

-  "Pianochrom 2M" (titre 10), "Oct X" (titre 7), "Mai 5" (titre 1) et "Aug 5" (titre 3)

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Un beau disque aux confins mystérieux d'une techno minimale raffinée.

Paru en juin 2024 chez Undogmatisch (Berlin, Allemagne) / 12 plages / 39 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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