musiques electroniques etc...

Publié le 6 Février 2025

Glim - Tape I

    Tape I est le troisième album du compositeur autrichien Andreas Berger sous le nom de Glim. Après des études orientées vers la musique électronique et par ordinateur, il a écrit pour le théâtre, le cinéma et des performances, certains compositions ayant été primées par des festivals. Il est l'un des membres fondateurs du collectif Liquid Loft, récompensé par un Lion d'or à la Biennale de Venise.

   Le titre s'explique par le goût d'Andreas Berger pour les cassettes, dont le son particulier, la couleur, voire la qualité inégale, lui semble avoir un réel charme. Il a enregistré et interprété l'essentiel du matériel sur un vieux lecteur de cassettes Walkman et compare ce qu'il a obtenu à des Polaroïds sonores décolorés, au riche potentiel nostalgique...

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

  Dans les voiles brumeux de la Nostalgie

  Dès le premier titre, on s'enfonce dans des chemins brumeux, tapissés de lourds bourdons parcourus par des vagues de lumières troubles, des vents de particules. On marche dans une matière épaisse, aux limites indécises, les titres sans nom autre qu'un numéro s'enchaînant naturellement. Des chœurs de voix électroniques, dirait-on, incantent les hauteurs. Glim invente une musique pour disparus anonymes. Ce sont des bouffées de mémoire, une mémoire boursouflée, informe, qui envahit l'âme de ses volutes irisées, grisées et grisantes (le superbe titre 4, par exemple), comme le parfum de fêtes évanouies.

    Le titre 5, presque sept minutes, serait une musique idéale pour la nouvelle Le Chat noir d'Edgar Allan Poe : les miaulements d'un chat semblent enfermés dans des boucles doucement hypnotiques, au rayonnement fuligineux d'une abyssale mélancolie. Un chef d'œuvre d'ambiante électronique ! Le titre 6 plonge dans l'infra, longs aigus tenus miroitant sur un crachotement intermittent. Quel aigle ténébreux là-haut fait des cercles lents pour envoûter une proie déjà ensevelie dans les herbes du néant ? C'est un rituel de magie, implacablement doux...Les sons buissonnent en 7, soufflent tels un chœur de cors funèbres, ils lèvent un orgue lointain. Glim aime ces paysages profonds lentement animés, comme des remontées mentales sur le point de se dissoudre.

   Le disque se termine avec le somptueux titre 8, cortège de vaisseaux fantômes dans un ciel de scintillements qui se change fugitivement en mer obscure, monte en crescendo comme un orage qui n'éclate toutefois pas, tout se résorbant dans des enveloppements d'une indicible délicatesse.

Paru en décembre 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

Lire la suite

Publié le 26 Janvier 2025

Tomoyoshi Date - Piano Trilogy (432Hz As it is - As you are / Requiem / Tata)

[À propos des disques et du compositeur]

   Né en 1977 et élevé jusqu'à l'âge de trois ans à Sāo Paulo, Tomoyoshi Date réside dorénavant à Tokyo. Physicien, médecin, il compose de la musique électronique depuis 1998. Je croyais en parler pour la première fois, mais non, puisqu'il est l'un des deux membres du duo ILLUHA, dont trois des quatre albums ont retenu mon attention : Interstices (2013), Akari (2014) et Tobira (2023), tous sortis sur le label de Taylor Deupree, 12K.

Pour ses trois derniers albums créés entre 2021 et 2024, rassemblés sous le titre Piano Trilogy, il mêle motifs de piano allongés et répétitifs, éléments microsoniques et sons électroniques organiques. Le piano utilisé pour 432Hz As it is - As you are est un vieux DIAPASON que lui a donné sa tante, la première à avoir noté la musique pour shamisen [luth traditionnel japonais ] sur une portée de cinq lignes. Le titre s'explique par l'accordage du piano à un fréquence de 432 hertz, fréquence que Tomoyoshi Date semble affectionner dans ses œuvres récentes. L'instrumentarium de Tata [nom d'une galerie d'art à Koenji, Japon ] est pour le moins surprenant, fourni par les sons provenant d'horloges anciennes, des sols de la galerie, d'objets anciens et de papier.

   Le thème dominant serait celui des objets et du passage du temps, pour des raisons en partie très techniques que je n'aborderai pas ici. Les photographies des couvertures d'albums datent des débuts de la photographie, entre la fin de l'ère Meiji (1868 - 1912) et elle de l'ère Taisho (1912 - 1926). Elles sont anonymes, présentées dans la galerie comme des photographies trouvées, d'une beauté profonde et intemporelle.

Tomoyoshi Date

Tomoyoshi Date

Images sonores du monde flottant

432Hz As it is - As you are

Les quatre titres de l'album déclinent les quatre éléments : hikari / netsu / mizu / tsuchi (Lumière / Chaleur / Eau / Terre). On est à l'intérieur du piano, avec le frottement des cordes, le bruit des marteaux. Dans la forge des sons, au cœur des résonances, des lueurs électroniques, des frôlements percussifs se mélangent au piano, engendrant des diaprures, des découpes mouvantes de lumière sur "hikari". Le piano, touché presque comme un koto, soulève sur "netsu" un cortège de brumes fines, de mini cloches, de bulles cristallines, qui donnent à la composition une dimension pastorale, comme si l'on entendait un troupeau carillonnant sur les chemins d'un chaud crépuscule. Musique d'une grâce enchanteresse, nimbée d'une paix profonde... "mizu" reste en apesanteur, égrenant ses notes délicatement, les baignant ensuite dans des écoulements liquides discrets : ce serait un bain dans une fontaine écartée, juste éclairée par les rayons obliques du soleil à travers les feuillages. Le piano se fait plus grave sur "tsuchi", entouré de rubans électroniques piquetés. Ses lentes boucles sont prolongées par un gazouillis d'oiseaux derrière des drapés mélodieux évanescents : calme splendeur insaisissable...

Requiem

Dédié à la mémoire d'un ami proche trop tôt disparu, l'album s'ouvre sur "ritsu" (Loi ?), piano funèbre aux bourdons épais déchiqueté et illuminé brièvement de gestes quasi jazzy, nerveux, puis se trace une convergence, une entente entre la mort et la vie, l'espace d'une méditation. Divers objets tintinnabulent au long de "oku" (Mémoire), tandis que le piano chante dans les hauteurs et qu'une levée électronique bourdonne et ronronne. C'est une douce élégie, une évocation réconciliée où l'on entend les frémissements persistants de la vie. Les titres suivants sont d'une beauté délicate et raffinée : piano rêveur et attentif, arrière-plans chatoyants (chants d'oiseaux, bruissements, textures filées...). Rien de dramatique ou grandiose dans ce Requiem, suite de promenades extasiées, d'aquarelles légères, vaporeuses posées au bord d'après-midi sans fin : "shou" / "ka" / "jaku" (Voix / Fleur / Silence)...

Tata

   Les horloges anciennes carillonnent et marquent le temps sur le premier titre "toki to kishimi" (Le temps et les conflits). C'est la vie au ras des grincements,  des menus bruits d'objets déplacés que le piano célèbre à petits pas respectueux. La vie des choses..."wa to shirabe" (Harmonie et harmonie) juxtapose deux formes d'harmonie, celle produite par le piano, et celle produite par les objets, les deux harmonisées par une électronique discrète et les faisceaux de résonances. C'est peut-être comme un art poétique pour Tomoyoshi Date, la réconciliation de la musique et des bruits, oh pas les gros bruits, les signaux envoyés par de menus objets, les traces sonores d'une vie minuscule de l'inanimé. Le titre suivant, "kami to hikari" (titre 3, Papier et Lumière), va dans le même sens. Les notes de piano s'enflamment doucement sur un tapis crachotant de frottements, de friselis de papiers froissés (?). Un chuintement électronique velouté ouvre "tsuki to kane" (Lune et Cloche), pièce nimbée d'une paix extraordinaire que troublent à peine des coups mystérieux. Des cloches sonnent dans la clarté d'une lune qu'on imagine pleine, à susciter des formes  irréelles : et puis n'entend-on pas le souffle d'esprits, parfois ?

   "satura to kawa" (Fleurs de cerisier et Rivière) confond presque le piano et une sorte de percussion (électronique probablement) très douce, feutrée. La pièce est une suite d'éclosions sonores d'une exquise délicatesse, tapissée d'une trame fine de glissements, scintillements et gazouillis. " futa to hito" (Couvercle et Ficelle) est  d'abord plus méditatif, dépouillé, le piano seul face à des bruits d'objets, des froissements, puis la composition hésite, au bord de souvenirs de jazz décantés, esquisse une danse étrange avant de s'enfoncer dans une brume ambiante diaphane et des bruits en quelque sorte autonomes, livrés à eux-mêmes. Le disque se termine avec "ko to enishi" (Solitude et Relations) : grésillements d'une bande d'ondes courtes (?), piano en courtes phrases agglutinées et montée de traînées lumineuses. De toute cette musique se dégage un halo légèrement hypnotique produit par le clapotis des entrelacs sans cesse variés : rien ici ne dure, que le mouvement qui brouille les lignes, dissout les formes à peine surgies...triomphe de l'impermancnce.

-------------------

Une trilogie qui fait du piano, minimal et chatoyant,  un instrument japonais à part entière pour une musique ambiante raffinée, intemporelle.

 

Parus chez Tsuyukusa Records (Japon) / 3 albums (numérique ou cassette) :

- 432 Hz - As it is, As you are - : 4 plages / 27 minutes environ

- Requiem : 6 plages / 45 minutes environ

- Tata : 7 plages / 49 minutes environ

Pour aller plus loin

- albums en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 1 Janvier 2025

Kenneth Kirschner -- April 27 - 2023

   Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.

Composer autrement...

Harmoniser le hasard !

   April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives  des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.

   L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.

   Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.

   Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

La mise à mort de la répétition par ses fantômes

   L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ?  Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !

-----------------

Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.

Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 31 Décembre 2024

Jana Irmert - When I Dissolve

    Artiste sonore et compositrice installée à Berlin, Jana Irmert sort son sixième disque sur le label autrichien Fabrique Records (qui publie également Christopher Chaplin). C'est le troisième article que je lui consacre, après ceux dédiés à The Soft Bit en 2021 et à What Happens at Night en 2022. Ce nouveau disque rassemble ses compositions pour le film hybride, entre documentaire et autofiction, To Be an Extra (2024), de la réalisatrice allemande Henrike Meyer. N'ayant pas vu le film, je laisse de côté l'éventuelle dimension "illustratrice" de cette musique. Il suffit de savoir que les deux artistes ont eu des conversations sur les phénomènes dits "para-normaux", à la limite de nos existences, comme les trous noirs, les espaces de respiration, les déconnexions soudaines entre parties corporelles, les bruits inquiétant surgis du silence. Jana Irmert est à l'aise dans ces mondes ! Le disque est disponible aussi en Dolby Atmos, pour nous envelopper encore mieux dans les trames sonores de la compositrice...

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

   Tout commence par de sourds grondements, comme des irruptions souterraines. On est bien dans le « marécage ou le marais » que la musique de Jama Irmert aime explorer sous les surfaces. Tout un monde mystérieux est là, étrange, invisible, mais qui engendre des visions : "Not visible but seeing" est le titre de la première pièce, prélude à l'entrée dans les trous noirs ("Black Holes", titre 2). Cette musique électronique a aboli toutes les frontières, les séparations. Les sons nagent, ils sont liquides, brumeux, ils filent à vive allure dans un espace glauque où ne subsistent plus que quelques aspérités instrumentales (un frottement de cymbale, une voix peut-être..). La respiration ("A Room Breathing (The Nothing)", titre 3) est aspiration, avalement, réverbérations. Soudain surgit une vague de lumière, forte, intense, qui anéantit, submerge momentanément la ténébreuse présence respirante. Qu'est-ce que le corps, sinon une circulation de fluides, le lieu d'une activité inconnue, presque effrayante, effarante ? ("Body Knowledge", titre 4).

      C'est pourquoi la musique de Jama Irmert est authentiquement fantastique. Les sons ne sont pas imputables à un lieu, à une chose, ils surgissent des tréfonds, des abysses : ils sont la nuit, la nuit se repliant sur elle-même, inconnaissable, hantée de cauchemars. Il y pleut des neiges grumeleuses, noires, il y vente des courants flous, sauvages, il y gîte des monstres enfouis. C'est là qu'est tapi le rien ("The Nothing", titre 6), le rien radieux, qui se lève au milieu des déflagrations et des ascensions. Dans ce monde de sillages et d'errances, il n'y a pas d'obstacle, pas de terrain sur lequel tomber ("No Ground to Fall on", titre 7). Il n'existe que des apparitions informes, vaguement délimitées par le contour des masses en mouvement, en tremblement, en effritement. Toute action au premier plan se double d'un bruit de fond ("Foreground Action Background Noise", titre 8), jusqu'à l'impossibilité de tracer une démarcation entre ces deux plans, d'ailleurs, tant ils sont intriqués, solidaires. C'est le règne de la brume ("Mist", titre 9), des cornes de brume entremêlées, des banquises sonores les plus louches et les plus somptueuses à la fois. Tout y part en lambeaux, tout disparaît..."When I Dissolve" (titre 10 éponyme) condense ce travail interne, lourd de menaces, prometteur d'aubes coulées, fracturées par des fissures hachées. La musique se fait travail de sape et vêture translucide de néant, accoucheuse d'aliens (titre 11) dont on croit entendre les pas froissés dans les mousses opaques, les cris monstrueux dans les écroulements innommables. Les admirateurs de Poe, de Lovecraft, de Stephen King et de quelques autres y reconnaîtront leurs univers hantés, dans lesquels la clarté relative des premiers plans est contaminée par la puissance des arrière-plans sombres ("Foreground Light Background Dark", titre 12 et dernier). Ce dernier titre n'est-il pas comme une agonie de la lumière dans les pluies et les vents d'avant et d'après l'homme ?

---------------------

Le disque abouti et impressionnant d'une artiste visionnaire.

Paru fin octobre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 12 plages / 34 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 19 Novembre 2024

Andrea De Witt - (sans titre)

   Collaborateur régulier du label Undogmatisch - il a participé notamment à la trilogie Magnum Opus Collectio series, le musicien italien Andrea de Witt y a sorti son premier véritable album solo, sans titre autre que son nom. Synthétiseur, boîte à rythmes, électronique (piano et voix traités, etc.). Ses compositions sont principalement spontanées, plutôt que fondées sur des modèles ou motifs pré-établis, confie-t-il.

Andrea De Witt
Andrea De Witt

 

   Entre quasi miniatures (1'19 pour le titre 10) et études (à peine cinq minutes pour la plus longue pièce), Andrea De Witt semble nous livrer un journal sonore intimiste. "Mai 5", la première pièce, est une machine hypnotique, de la techno industrielle onirique aux boucles lancinantes. C'est ce titre qui m'a fait revenir à l'album, presque oublié dans l'avalanche des parutions.  "Jun 4", ponctué de scratches et de rayures, rythmé lourdement, joue avec une mélodie sourde. "Aug 5" continue dans une veine techno minimale, ambiance de jungle noyée de brume épaisse. La marque d'Andrea de Witt, c'est un sens aigu de la concision, une manière de travailler le matériau finement  pour un effet maximal, ce en quoi il rejoint l'esthétique minimaliste, mais dans le domaine des musiques électroniques. "Apr 5" (titre 4), surtout percussif, tout en arythmies sculptées, se contente de bouffées espacées de matières granuleuses zébrées de petites déflagrations. Le premier "Pianochrom" introduit quelques pâles couleurs dans ce monde monochrome, en harmonie avec un album décidément intériorisé. Apparemment plus dramatique, "Jul 4" prend un aspect fantomatique avec les voix murmurées enchâssées dans les boucles résonnantes. Quant à "Oct X"(titre 7), c'est le retour à une veine un peu hallucinée, techno-industrielle douce et prenante, "Oct Y" en donnant une version plus rapide et plus ambiante, presque grandiloquente pour une fois dans ses draperies de bourdons (drones). La trilogie d'octobre se termine avec "Oct Z" (titre 9), bourdonnante, incrustée de dialogues téléphoniques (?), une techno minimale étrange. "Setting 7" est un court hymne pour piano étouffé dans une touffeur électronique de halos réverbérés, introduction au deuxième "Pianochrom", la plus longue pièce, bijou hypnotique hanté par des voix traitées, qui m'a fait songer à Alva Noto, par le fin picotement rythmé de la trame. "Amb 523" donne une fin étonnamment mélancolique à l'album : au revoir émouvant, sans boîte à rythmes.

Titres préférés :

-  "Pianochrom 2M" (titre 10), "Oct X" (titre 7), "Mai 5" (titre 1) et "Aug 5" (titre 3)

---------------------

Un beau disque aux confins mystérieux d'une techno minimale raffinée.

Paru en juin 2024 chez Undogmatisch (Berlin, Allemagne) / 12 plages / 39 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 8 Octobre 2024

Kenneth Kirschner - Three Cellos

[À propos du disque et des musiciens]

   J'écris « des musiciens », car si le disque n'a qu'un compositeur, Kenneth Kirshner, musicien expérimental au croisement de l'avant-garde contemporaine et des musiques électroniques, son histoire implique qu'il faut lui associer Joseph Branciforte (lui-même compositeur et multi-instrumentiste, producteur), fondateur du label Greyfade, et l'interprète de toutes les parties de cette œuvre pour multi-violoncelles, le violoncelliste Christopher Gross. Three cellos est le fruit de cinq années de collaboration.

   C'est au départ une composition numérique de Kirschner, July 8, 2017, recourant à des techniques algorithmiques et génératives tout en utilisant des éléments traditionnels comme le contrepoint et l'harmonie. Joseph Branciforte a saisi qu'il pouvait continuer une série entreprise avec le compositeur, série baptisée From the Machine, consacrée à l'exploration de l'intégration de la musique numérique et de la musique de chambre instrumentale. Les deux musiciens ont donc entrepris un long travail d'adaptation de la pièce numérique en un arrangement acoustique, puis un enregistrement en studio. Joseph Branciforte a du traduire en notation traditionnelle la composition numérique de Kirshner, tout en respectant la sensibilité de l'original. Les interprétations du violoncelliste ont servi de base à l'enregistrement unique.

   Sachez que cette publication représente aussi une nouvelle étape pour le label, avec la création conjointe d'un livre à couverture rigide incluant une possibilité de téléchargement en haute résolution. Pour de plus amples détails, voir le site de Greyfade.

-----------------

Musique numérique ???

Cette présentation serait incomplète si je n'expliquais pas (au moins sommairement) ce qu'il faut entendre par là, car ce n'était pas clair pour moi avant la lecture de certains passages du livre accompagnant l'œuvre. Kenneth Kirschner ne compose pas sur le papier avec des partitions. Sa musique numérique est intuitivement élaborée en utilisant exclusivement des outils numériques non-linéaires, en transformant des cellules de hauteur du protocole de communication MIDI (Musical Instrument Digital Interface) grâce à des logiciels et à des échantillons d'instruments acoustiques...Ne soyez pas pour autant effrayés...

Le compositeur Kenneth Kirshner (en haut) / En bas, de gauche à droite le producteur Joseph Branciforte et le violoncelliste Christopher Gross.
Le compositeur Kenneth Kirshner (en haut) / En bas, de gauche à droite le producteur Joseph Branciforte et le violoncelliste Christopher Gross.Le compositeur Kenneth Kirshner (en haut) / En bas, de gauche à droite le producteur Joseph Branciforte et le violoncelliste Christopher Gross.

Le compositeur Kenneth Kirshner (en haut) / En bas, de gauche à droite le producteur Joseph Branciforte et le violoncelliste Christopher Gross.

[L'impression des oreilles]

...car la musique est là, alors oublions tout ce qui précède ! Et oubliez l'écoute en ligne sur la plupart des plates-formes en lisant la véritable profession de foi dans la musique pure défendue par Joseph Branciforte.

Fugues dans le Labyrinthe des Variations

Une seule mélodie originale improvisée court tout au long de la pièce. La ligne de violoncelle est démultipliée, copiée en changeant les variables, en l'étirant ou la contractant, en la transposant d'un demi-ton. Le jeu des superpositions, des décalages, plonge peu à peu l'auditeur dans un labyrinthe sonore absolument fascinant où la beauté des courbes, d'une grâce sinueuse, suggère les multiples tentatives d'apparition d'une figure ineffable, fuyant dans les détours de ce labyrinthe potentiellement infini. Les superpositions, enchevêtrements, tissent un contrepoint admirable. Les violoncelles chantent, formant une chorale prodigieuse, tuilée jusqu'à en devenir vertigineuse. C'est une musique idéale pour L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais, film inspiré par L'Invention de Morel du romancier argentin Adolfo Bioy Casares, grand ami de Jorge Luis Borges, l'ami des labyrinthes, justement ! Mais si la musique de Francis Seyrig pour le film de Resnais a quelque chose d'inquiétant et de funèbre, celle de Kenneth Kirschner est au-delà de tout affect particulier, caressante, vibrante, dans un absolu mélodieux, dans la splendeur des timbres. La qualité exceptionnelle de l'enregistrement sert cette musique d'une pureté bouleversante. Je retrouve les émotions de mes écoutes des quatuors de la Seconde école de Vienne.

--------------------

Un sommet de la musique pour violoncelle. Quand les technologies d'aujourd'hui retrouvent les chemins de la somptuosité acoustique la plus sublime.

Paru en avril 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 10 plages / 41 minutes / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus.

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

Lire la suite

Publié le 27 Septembre 2024

Christopher Chaplin - Door 1 Door 2

[À propos du disque et du compositeur] 

Après Patriarchs paru en novembre 2021, le compositeur britannique Christopher James Chaplin confirme son goût pour les mythes et les prophéties. Il écrit à propos de son nouveau disque : « Les mythes de notre tradition occidentale m’ont souvent captivé, qu’ils soient grecs, romains ou judéo-chrétiens. Les mythes sont un récit collectif transcendant, une mémoire enfouie, non intellectuelle mais spirituelle, vivante à tous les sens d’un autre monde. Ces histoires décrivent souvent des passages interdits gardés par des créatures terrifiantes ressemblant à des monstres, qui, si elles sont conquises, donnent accès à d’autres plans.  Porte 1 – Porte 2  sont deux de ces plans, ouvrant sur la prophétie et la royauté. » Sa musique entre électronique et avant-garde traverse les frontières des genres au point d'incorporer différentes formes de chant ou de non-chant (mots parlés) pour créer une étonnante musique de chambre sur des mots très anciens.

Le compositeur James Chaplin

Le compositeur James Chaplin

[L'impression des oreilles]

Le premier titre, "The Feathered Girl" (La Fille à plumes), se présente comme une musique roulante, on suit une route vers l'ailleurs sur un tapis clapotant de battements synthétiques tandis qu'une voix, celle de Carmen Alt-Chaplin, égrène les mots de l'énigme du Sphinx rapportés par l'auteur grec Athénée de Naucratis (vers 170 - après 223). L'électronique se boursoufle de sons raclés de fausse guitare écorchée, bouillonne de gargouillements. La vidéo réalisée par le compositeur parcourt des paysages désertiques grandioses aux montagnes rocheuses espacées : porte d'un autre monde...

 

Variations apocalyptiques sur les Livres de Jonas et de Job

"Nineveh" met en musique un extrait de la Vulgate (Bible en latin), le quatrième verset de la prophétie de Jonas qui prédit la ruine de Ninive (Livre de Jonas, III, 4) : « 4 et coepit Iona introire in civitatem itinere diei unius et clamavit et dixit adhuc quadraginta dies et Nineve subvertetur » ( « Et Jonas, y étant entré, y marcha pendant un jour, et il cria en disant : Dans quarante jours Ninive sera détruite. » Traduction de Lemaître de Sacy). Toujours l'intérêt pour les prophètes, Jonas étant considéré comme l'un des douze petits prophètes. C'est le chanteur grec Tassos Apostolou qui chante la voix de basse pour ce texte terrible sur un fond de décomposition, de destruction : déflagrations, bris divers, trompettes, et un enveloppement majestueux d'orgue et cordes, presque à la Arvo Pärt ! Une magnifique réussite !

"Hashem" (titre 3) est le substitut utilisé par de nombreux juifs pour désigner Dieu - dont le nom ne se prononce pas, dans la conversation courante. La pièce commence par un extrait chantonné du livre de Job (XXVIII, 12), lorsqu'il recherche l'origine, le principe et la source de la religion, dans la version de la Bible du roi Jacques (King James Version en anglais, de 1611) : « But where shall wisdom be found? And where is the place of understanding? » (« Mais où trouvera-t-on la sagesse ? et quel est le lieu de l'intelligence ? » Traduction de Lemaître de Sacy). Un peu plus loin, on entend deux autres extraits de Job (XXXVIII, 4 à 8, 16 à 21), toujours pris dans la KJV. Dieu montre à Job quelle distance il y a entre la créature et son Créateur : « Where wast thou when I laid the foundations of the earth? declare, if thou hast understanding.Who hath laid the measures thereof, if thou knowest? or who hath stretched the line upon it? Whereupon are the foundations thereof fastened? or who laid the corner stone thereof; When the morning stars sang together, and all the sons of God shouted for joy? Or who shut up the sea with doors, when it brake forth, as if it had issued out of the womb? (...)  16 Hast thou entered into the springs of the sea? or hast thou walked in the search of the depth? 17 Have the gates of death been opened unto thee? or hast thou seen the doors of the shadow of death? 18 Hast thou perceived the breadth of the earth? declare if thou knowest it all. 19 Where is the way where light dwelleth? and as for darkness, where is the place thereof, 20 That thou shouldest take it to the bound thereof, and that thou shouldest know the paths to the house thereof? 21 Knowest thou it, because thou wast then born? or because the number of thy days is great? »

( « 4 Où étiez-vous quand je jetais les fondements de la terre ? dites-le-moi, si vous avez de l’intelligence. 5 Savez-vous qui en a réglé toutes les mesures, ou qui a tendu sur elle le cordeau ? 6 Savez-vous sur quoi ses bases sont affermies, ou qui en a posé la pierre angulaire ? 7 Où étiez-vous lorsque les astres du matin me louaient tous ensemble, et que tous les enfants de Dieu étaient transportés de joie ? 8 Qui a mis des digues à la mer pour la tenir enfermée, lorsqu’elle se débordait en sortant comme du sein de sa mère ? (...) 16 Etes-vous entré jusqu’au fond de la mer ? et avez-vous parcouru les réduits les plus secrets de l’abîme ? 17 Les portes de la mort vous ont-elles été ouvertes ? les avez-vous vues, ces portes noires et ténébreuses ? 18 Avez-vous considéré toute l’étendue de la terre ? Déclarez-moi toutes ces choses, si vous en avez la connaissance. 19 Dites-moi quelle est la voie qui conduit où habite la lumière, et quel est le lieu des ténèbres : 20 afin que vous conduisiez cette lumière et ces ténèbres chacune en son propre lieu, ayant connu le chemin et les routes de leur demeure. 21 Saviez-vous alors que vous deviez naître ? et connaissiez-vous le nombre de vos jours ? »Traduction de Lemaître de Sacy )

La diction du texte par la voix féminine de Carmen est enveloppée d'une sorte de voile froissé pour marquer la distance. Puis revient le chantonnement du verset XVIII, 12, qui sert de refrain, de leit-motiv à cette musique grandiose et mystérieuse, avant deux brèves réponses de Job sans doute (?) et un dernier extrait du chapitre XL cette fois, versets 7 à 10 : « “Gird up thy loins now like a man; I will demand of thee, and declare thou unto Me. Wilt thou also disannul My judgment? Wilt thou condemn Me, that thou mayest be righteous? Hast thou an arm like God? Or canst thou thunder with a voice like Him? 10 “Deck thyself now with majesty and excellency; and array thyself with glory and beauty. » ( « 2 Ceignez vos reins comme un homme ; je vous interrogerai, et répondez-moi. 3 Est-ce que vous prétendez détruire l’équité de mes jugements, et me condamner moi-même pour vous justifier ? 4 Avez-vous comme Dieu un bras tout-puissant ? et votre voix tonne-t-elle comme la sienne ? 5 Revêtez-vous d’éclat et de beauté, montez sur un trône élevé, soyez plein de gloire, et parez-vous des vêtements les plus magnifiques.» Traduction Lemaître de Sacy, avec un décalage de numérotation que je n'explique pas...)

   La musique de James Chaplin sert à merveille le texte biblique, alternant passages obscurs et envolées lumineuses, manière d'exprimer le tourbillon dont s'entoure Dieu et la puissance de sa Grâce.

 

    Après les mythologies grecque et biblique, James Chaplin passe avec le dernier titre, "The Isle of Apples", à la mythologie celtique : l'île des pommes, l'île fortunée, c'est Avallon, porte de l'autre monde, de la Féérie, mentionnée pour la première fois par Geoffroy de Monmouth dans sa Vita Merlini (vers 1145). La compostion est construite sur le contraste entre une première partie presque bruitiste, moulinette broyant le folklore celtique, et une seconde majestueuse et harmonieuse, chantée par la soprano italienne Michela Varvaro dans la pure tradition de l'opéra italien, avec toutefois sur la fin des chœurs et des boucles minimalistes surprenantes de synthétiseur. Je n'ai cette fois pas retrouvé les références du texte, hélas...

------------------

James Chaplin est l'un des authentiques compositeurs inspirés d'aujourd'hui, associant avec audace grands textes universels et avant-garde musicale.

 

Paru en septembre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 4 plages / 32 minutes environ

Très belle peinture de couverture de Tim Story : une croix ou un visage, ou les deux...

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

brique Records

Lire la suite

Publié le 18 Septembre 2024

BAŞAK GÜNAK - Rewilding

[À propos du disque et de la compositrice] 

   Artiste sonore et compositrice née à Istanbul et installée à Berlin, Baśak Günak est connue sous le nom de Ah! Kosmos dans le monde de la musique électronique. Elle compose pour des installations sonores, pour la danse et le théâtre. Sur Rewilding (Réensauvegement), elle travaille autour des notions d'auto-réensauvagement, de recherche de nourriture et de décomposition, réutilisant des matériaux issus de ses installations. On y trouvera aussi la déconstruction d'une chanson folklorique du Sud-Est de l'Anatolie. Les instruments utilisés vont de l'orgue, de la clarinette basse, du halldrophone (violoncelle electroacoustique), au synthétiseur Buchla 100 et à un piano cassé, auxquels il convient d'ajouter processus électroniques et programmation. Le disque comporte huit compositions, d'une durée comprise entre un peu plus de deux minutes et onze minutes.

BAŞAK GÜNAK  (Ah! Kosmos) par Arda Funda

BAŞAK GÜNAK (Ah! Kosmos) par Arda Funda

[L'impression des oreilles]

   La musique de Baśak Günak est celle des lointains nimbés de brumes. "Canon Bee" nous entraîne dans un rituel ponctué par le violoncelle électroacoustique utilisé comme percussion. C'est un bourdonnement très doux, pailleté d'électronique, de clochettes, comme un retour sur l'immense plateau anatolien. Le titre éponyme sonne comme une pastorale mélancolique, clarinette basse bruissante et vibrante, sons graves occupant tout l'espace sonore. Avec "Foraging", tout un peuple de voix surgit, un immense balbutiement, une prière informe, longue traîne ondulante enveloppée d'orgue et de synthétiseur : profonde douceur de la résurrection d'un passé enfoui.

La musique est voix, souffle et pouls...  

"Wings" ne fait que confirmer la dimension mystique d'une musique résolument tournée vers un au-delà insaisissable. L'élan vers l'infini de l'énorme vague sombre est arrêté par une percussion implacable, qui vient à plusieurs reprises découper le bel ordre d'envol sans toutefois l'empêcher de repartir vers sa destination, ailleurs. "Porous" (titre 5) est la poursuite du voyage, l'orgue ou le Buchla derrière des voiles, des micro-rideaux de particules voletantes, des sifflements très doux. Pour arriver à "Inside", labyrinthe souterrain où se croisent voix murmurées et bourdons abyssaux, le tout formant comme un immense mantra. Quant au marais du titre 7, "Swamp", comment ne pas songer à ceux de l'Achéron ? Le réensauvagement, c'est la plongée dans des eaux infernales, mais aussi primordiales. De multiples voix sourdent des voûtes sombres, voix des morts, voix immémoriales. La clarinette basse souligne l'incantation hypnotique d'un trait de braise noire par-dessus les eaux bouillonnantes des épaisses couches électroniques. Le cœur de l'album est là, dans ce titre sauvage, tumultueux...

   "Holy Swamp" (Essaim sacré) fait évidemment écho au titre initial, "Canon Bee" (Abeille Canon". Après le bain dans le marais (et les fleuves souterrains), plus rien ne fait obstacle : la musique déroule son ruban bourdonnant piqueté de minuscules craquements, son ample pulsation paisible, elle déborde, s'enfle, se vaporise dans les lointains...

-------------------

Rewilding est le disque mystérieux d'une sibylle de la musique électronique ambiante d'aujourd'hui.

Paraît le 20 septembre 2024 chez Subtext Recordings (Berlin, Allemagne) / 8 plages / 37 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite