Publié le 28 Juillet 2023

Richard Skelton - Selenodesy

   Richard Skelton : je n'ai pas oublié son prodigieux Verse of Brids / Véarsa Éan. C'est pourquoi, ne sachant ce qu'il devenait, j'ai cherché et retrouvé sa trace. Sa musique était instrumentale, acoustique. Il écrit aujourd'hui une musique électronique aussi magnifiquement sombre qu'auparavant. Il regarde les étoiles, dit-on, depuis qu'il a déménagé près de l'observatoire de Kielder (Royaume-Uni), dans une région reculée de "ciel sombre". De sa musique de Selenodesy il dit ceci :

« Une grande partie de cette musique m'est venue au petit matin, dans cet état de nulle part entre le rêve et l'éveil. Je regardais par la fenêtre et le ciel nocturne tourbillonnait d'étoiles. Mars ou Vénus planeraient dans le coin de la pièce. Je m'allongeais là et regardais les aurores boréales danser sur le plafond. »

   Le disque est illustré par des dessins géométriques du traité de Nicolas Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, paru à Nüremberg en 1543. La sélénodésie est un terme astronomique très récent désignant « la science de la forme et du potentiel lunaires ».

   Puissances noires de la mélancolie lunaire

   Le premier titre, "albedo", s'il désigne la part des rayonnements solaires renvoyés vers l'atmosphère renvoie aussi à la deuxième phase du Grand Œuvre alchimique : l'œuvre au blanc qui suit le nigredo et précède le rubedo. Blancheur de l'aube, de la renaissance, ici sans doute allusion au petit matin de l'inspiration musicale, car le disque est noir. La musique est dense, compacte, parcourue de flux épais, une respiration énorme, cosmique. Ce n'est plus la mer inspiratrice, la mer des côtes écossaise ou irlandaise, c'est la mer spatiale d'un voyage dans l'hyper noir. Plus noir encore, abyssal, "The plot of lunar phases" (le tracé - ou l'intrigue - des phases lunaires) ressemble à une complainte, avec ses déchirements grinçants, ses déplacements inquiétants, ses surgissements irisés et ses grognements de drones. Je retrouve le Richard Skelton sublime à la mélancolie infinie. "Faint ray systems" (systèmes de rayons faibles") nous conduit dans une atmosphère raréfiée, scène d'un opéra monstrueux d'affrontements de trompes bourdonnantes déchaînées. Au bord de l'explosion, comme si dans cette raréfaction se jouait le drame suprême d'une apocalypse inverse, triomphe du noir intégral.

   Rechutes dans la Nuit...

   Suit le court "isostacy", diamant rayonnant absorbé très vite par l'espace. Et c'est "hypervelocity", volutes moirées, stries, curieux meuglements dans l'ombre ; "impact theory", le souffle énorme de la mélancolie granuleuse, d'un ressac inlassable qui racle tout jusqu'à la disparition. "lesser gravity" semble en apesanteur avec ses nuages menaçants amoncelés, dont se dégagent peu à peu des vrilles, des vents scintillants, avec une majesté implacable ! Le dernier titre, "fallback" (repli), ce sont les chiens de l'enfer enchaînés dans les lointains tandis qu'un orgue enroué déploie ses toiles mouvantes, enveloppantes : une splendeur trouble et déchirée d'une grandeur terrassante !

Une somptueuse fresque électronique d'une noirceur insondable.

Paru fin mars 2023 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 8 plages / 41 minutes environ

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Publié le 25 Juillet 2023

Giovanni Di Domenico - Succo di Formiche

   Après l'admirable L'Occhio del Vedere, paru il y a quelques mois à peine, Giovanni di Domenico (je renvoie à l'article précédent pour des éléments biographiques) revient avec un disque pour lequel j'ai eu d'abord un peu peur. Le premier titre, "Non aver alba" me semblait relever, pour aller vite, d'un jazz de chambre certes très bon, mais assez prévisible, quand la musique s'est mise à déraper vers d'autres contrées musicales. Je l'ai bien sûr rapatrié dans ces colonnes. Giovanni est cette fois le seul compositeur, au piano, Fender Rhodes et orgue. Il est accompagné par quatre musiciens : Pak Yan Lau au Hohner Planet (un piano électrique), piano jouet et synthétiseur, Manuel Mota à la guitare électrique, Stan Maris à l'accordéon et Joe Talia à la batterie et à l'électronique.

   Sept morceaux qui forment une suite, un tout. Sept morceaux qui ne s'en tiennent jamais à l'horizon attendu. Une musique vivante, en constante ébullition, entre (free) jazz et musiques expérimentales, plus accessible sans doute que celle du disque précédent. Avec Yves Klein en couverture, de sa série des fourmis, Anthropométrie sans titre (Ant 84), 1960, au MAMAC de Nice, Giovanni Di Domenico extrait donc du Jus de fourmi / Succo di Formiche. De l'acide formique, dont on dit que c'est un désherbant naturel puissant. Cela laisse songeur. Je comprends le titre ainsi : désherber la musique, lui ôter ses mauvaises herbes, ses mauvaises habitudes, ses parasites, pour ne laisser croître que la Musique, vivante et saine...

  Très beau début pour "Non aver alba", le morceau qui m'inquiétait, disais-je : orgue, accordéon et électronique pour quelques notes tenues dans une atmosphère solennelle. Puis le piano en grappes glissantes, un peu jazz, sur le même fond répété, et une esquisse de mélodie au bord de la mièvrerie, mon inquiétude au maximum en dépit d'une densité croissante du tissu musical à cause de ce bavardage pianistique qui se poursuit quelques minutes. Giovanni, je commence à m'ennuyer. Heureusement, le titre décolle dans un foisonnement magnifique, grandiose, le piano se met au diapason de ce glissement sublime. Ouf ! Et c'est le deuxième titre, "Un coperta di silenzio", une merveille de délicatesse, cette couverture de silence. Le piano minimaliste pique une broderie électronique diaphane, parcourue de diaprures, de glissendos, de voix mystérieuses, d'un tintinnabulement fantastique et doux. Ne sommes-nous pas dans le fourmillement des fourmis, dans la fourmilière même, au milieu de multiples petits déplacements, bruissements ? C'est un véritable enchantement !

   "Gli altoparlanti dei grilli" (les Haut-parleurs [ou Orateurs ?] des grillons) joue avec une très belle mélodie au piano, répétée dans un esprit minimaliste et dédoublée au Fender Rhodes, batterie discrète, atmosphère recueillie. Du jazz si l'on veut, oui, libre et expérimental, tout en floraison sonore étonnante, comme un bouquet de plus en plus flou, saturé de halos, qui nous conduit à "Minum", de la même veine, chaleureux, fusionnel. Je ne sais pas pourquoi je songe, à cet instant précis, à Soft Machine, ou si je sais, pour l'alchimie sonore psychédélique dégagée par ce titre, le côté rock aussi. "La scatola di grissini perfetta", le titre suivant, est d'ailleurs tout à fait psychédélique, très proche de Gong [fondé par David Aellen, de Soft Machine, justement], très spatial, foisonnant de frémissements, de gargouillis...

 

...débordant sur une  brève reprise incandescente de "Minum". La suite se termine avec "il ritorno e'sempre più corto", boucle échevelée au rythme d'enfer que le piano freine progressivement par une autre boucle sur laquelle se greffe une autre boucle !

   Une très belle folie, ce disque, comme un  hommage vibrant au jazz fusion, à une pop progressive psychédélique qui construisait des albums comme des symphonies d'aujourd'hui !

Paru le 14 juillet 2023 chez Unseen Worlds (Brooklyn, New-York) / 7 plages / 42 minutes environ

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Publié le 18 Juillet 2023

Fredrik Rasten - Lineaments

   Guitariste et compositeur d'Oslo, Fredrik Rasten, après Six Moving Guitars sorti en 2019 dans la même maison de disque, sort son second album Lineaments. Deux titres d'une vingtaine de minutes chacun, qu'il interprète seul avec deux guitares, une acoustique et une électrique accordées chacune différemment selon les modalités de l'intonation juste. Sous cette première couche, il faut ajouter la voix bourdonnante du musicien, des ondes sinusoïdales et deux autres guitares jouées avec des archets électroniques. Inspiré par l'ancienne tradition hindoustani de la musique Dhrupad, Fredrik Rasten fait de ses guitares une sorte de tampura (luth à cordes pincées de la musique classique indienne) au moins dédoublée, qui enveloppe la voix dans un voile d'harmoniques ondoyantes. Les variations micro-tonales et les changements de timbres plongent l'auditeur dans un climat méditatif renforcé par les bourdons de voix et de sons électroniques. La voix se rapproche parfois du chant de gorge, privilégiant sur la fin du premier titre des graves profonds. Répétitif et hypnotique, "Lineament I" forme comme l'immense écharpe diaprée de la Māyā

   "Lineament II" est tout aussi envoûtant, construit sur un rythme métronomique très lent, porteur d'un crescendo presque insensible, très long, interrompu après treize minutes, pour sembler repartir à vide à l'aide d'accords espacés de guitare acoustique. À la plénitude rayonnante de "Lineament I" répond une dialectique plein / vide dans cette deuxième pièce plus aérée surtout dans sa seconde partie. Du dépouillement peuvent alors surgir des harmonies secrètes, somptueuses...

   Un disque simplement splendide, baigné d'une paix sublime.

Paru le 16 juin 2023 chez Sofa (Oslo, Norvège) / 2 plages / 43 minutes environ

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Publié le 12 Juillet 2023

Andrius Arutiunian - Seven Common Ways of Disappearing

   Conçu au départ pour une installation au Pavillon arménien de la Biennale de Venise en 2022, Seven Common Ways of Disappearing est devenu le premier album de l'artiste arméno-lithuanien Andrius Arutiunian. Il s'agit d'une pièce pour piano à queue réaccordé et électronique analogique, pour deux musiciens qui naviguent dans la topographie de la partition, donnant de la composition une des multiples versions possibles Ici le compositeur est l'interprète unique de l'une d'entre elles. La partition prend la forme d'un ennéagramme, en hommage à Georges Ivanovitch Gurdjieff, maître spirituel controversé mais influent, qui a tenté d'introduire en Occident un syncrétisme philosophico-ésotérique marqué par les pensées moyen-orientales, soufies, bouddhistes... C'est lui qui a réintroduit la figure ésotérique de l'ennéagramme, considéré par le compositeur comme un schéma structurant. Ci-dessous une vidéo réalisée lors de l'installation au Pavillon arménien de la 59ème biennale de Venise.

   Deux versions titrées "Forwards" et "Backwards" (En avant et En arrière), chacune d'environ vingt-deux minutes, figurent sur le disque. La première se caractérise par un fond de bourdon. On se croirait dans une composition de Éliane Radigue, sur laquelle vient carillonner le piano réaccordé en grappes lumineuses. L'impression d'un décollage imminent, en même temps d'un sur-place extatique, illuminé par les giclées aléatoires du piano devenu portique de cloches pour un temple inconnu, un piano possédé. Cet immense tintinnabulement produit une musique hypnotique, stupéfiante, propre à dissoudre le Moi, d'où peut-être le titre du disque, qui peut aussi faire indirectement référence aux mystérieuses et longues disparitions de Gurdjieff. Vers quatorze minutes, le bourdon s'intensifie, devient grondement tourbillonnant, menaçant d'engloutir le piano livré à sa transe, avant de s'éloigner et de laisser le piano et le reste de l'électronique dessiner de folles figures de chutes libres. C'est absolument magnifique...

   "Backwards" est une version plus schizophrène, si j'ose dire, le piano et l'électronique comme des éclats de miroir se répondant plus ou moins autour d'une boucle serrée, presque étouffante, de piano. Le tissu musical semble happé par l'obscur, en dépit des miroitements étincelants du piano brisé. Un mur de percussions perforantes vient occuper le premier plan de l'espace sonore, donnant à cette seconde pièce une dimension inquiétante. Des jets de particules créent d'étranges vents, ou des marées dissolvantes, qui ne parviennent pas, toutefois, à faire taire les pianos (celui de la boucle, et celui qui ne cesse d'éclater en éclaboussures). De lourdes ponctuations plombent la fin de cette version moins séduisante, mais impressionnante par son expressionnisme implacable. Il s'agit d'une destruction, farouche, déterminée.

    Une musique fascinante, entre extase lumineuse et puissance magnétique obscure.

Paru début juin 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 44 minutes environ

Pas d'extrait à vous faire entendre, sinon sur bandcamp...

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Publié le 9 Juillet 2023

David Toop & Lawrence English - The Shell That Speaks The Sea

   Faut-il encore présenter Lawrence English, compositeur australien, fondateur et dirigeant de la maison de disques Room40 ? Peu présent ici, sinon indirectement par les albums dont il a supervisé le son et l'enregistrement, je l'accueille non pour un album solo, mais en collaboration avec l'anglais David Toop, un autre maître de la musique ambiante, qu'il a rencontré voilà plus de 20 ans. En guise d'introduction à leur disque, j'extrais quelques lignes d'une réflexion menée par Lawrence English sur son site en date du 3 juillet 2023, et titrée Notes pour une ambiante future. L'australien  y développe une philosophie de l'ambiante.

L'ambiante n'est jamais seulement de la musique. C'est une confluence de son, de situation et d'écoute ; de plus, c'est un contrat tacite entre le créateur, l'auditeur et le lieu, cherchant à atteindre un type spécifique d'expérience musicale.

L'Ambiante n'est jamais seulement une musique d'évasion. C'est une zone de participation à une quête d'écoute musicale qui reconnaît les valeurs potentielles du son dans des sphères plus larges (sociales, politiques, culturelles, etc.). C'est un dégagement, un épanouissement et un approfondissement, à la fois.

L'Ambiante est amie du bruit, du volume, de la physicalité. C'est pourtant un ennemi du dynamisme incalculable.

 

   Quel beau titre : The Shell that Speaks the Sea, Le Coquillage (ou La Coquille) qui parle la mer (je préfère la construction transitive, sans la préposition "de") ! La mer en question, ce n'est pas seulement la mer océanique, c'est la mer primordiale, anté-historique, intérieure, les fonds oniriques des plus vieilles hantises. On plonge dans les abysses dès le premier titre, "Abyssal Tracker". Cris, ondes, électronique délicate, flûte fantôme ("ghost flute" fait partie de leur incroyable instrumentarium), rendent sensible l'augmentation de la pression, la descente dans les flous où gisent des voix enfouies. C'est le pays d'Oniros et d'Hypnos...L'étrange "Reading Bones" laisse une large place à une voix balbutiante, à des crachotements dans un halo irréel, comme si les os s'essayaient à parler entre les craquements : titre horrifique d'une grande beauté apaisée sur la fin. "Mouth Cave" est dans une strate encore plus archaïque, la musique devient mythologique, célébration ténébreuse d'une divinité engloutie dont ne nous parviennent que des souffles, esquisses de grognements : mystère épais, sublimé par une insistante mélopée ensorceleuse, invitation à retourner au sommeil...

L'obscure fascination des abysses

   Les deux compères sculptent une musique ambiante presque tactile, tant les sons éveillent des idées de matière, et pourtant en même temps cette musique explore d'autres mondes parallèles. La familiarité dérape dans l'étrangeté. Le très étonnant "Whistling in the Dark" émerge du lointain, de ce noir originel du titre. Une boucle lancinante, fêlée, incante comme un groupe de post-rock d'outre-tombe avant de se renfoncer dans la mer primordiale. "The Chair's Story" nous met face à un être à la voix caverneuse, qui articule à peine, entouré de craquements, percussions erratiques et flûte à la dérive : l'atmosphère est celle d'une cérémonie au ralenti dans les limons accumulés au fond de l'océan dont on entend les lointains grondements, au-dessus ! "Huanghu" semble remonter à la surface, pour nous faire entendre un curieux orchestre de percussions au milieu de fines stridences (insectes, moustiques ?) : images sonores d'une Chine énigmatique, immémoriale, océanique à sa manière. "The Tattoed Back" est encore plus fantomatique, matières glissantes, appels troubles, longues boucles de sons discontinus, brièvement tenus, qui se bousculent, créent une attente : quelque chose monte, vient, un courant électronique, une divinité peut-être, qui ne fait que passer, s'éloigner comme un essaim fabuleux. Nous voici livrés à la longue nuit, "Long Night", résonante d'accords inattendus de guitare, entourés d'une alchimie sonore miraculeuse.

      Un bijou ambiant d'une captivante étrangeté !

   La très belle illustration de couverture présenterait les innombrables bouches qui parlent la mer, tous ces coquillages qui nous conduisent plus profond encore que le fond, qui disent cette mer absolue, obscure, mugissante de résonances au fond de nous...

Paru début juin 2023 chez Room40 / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 7 Juillet 2023

Nomi Epstein - Sounds

   Trois ans déjà...tant pis, car ce disque mérite de figurer dans ces colonnes. Pourquoi ?  Parce que le pianiste Reinier van Houdt est présent en solo sur quatre titres (le disque en compte six). Je sais qu'il est là du côté des musiques essentielles. Et ce cd portrait de la compositrice américaine de Boston Nomi Epstein est passionnant d'un bout à l'autre !

   "Till for solo piano"(2003) fait partie de ces pièces mystérieuses qui semblent les facettes mêmes d'un silence rayonnant. Ce sont de courtes phrases, interrogatives peut-être, insistantes, des phrases perdues dans les rets de leurs résonances, elles marchent doucement, fermement, dans des lacs de lumière, au seuil de quelque chose. Puis une note revient, tel un battement de cloche : nous sommes ailleurs...

   "for Collect/Project"(2016/19), pour voix, flûte basse et électronique en direct, parcourt une série de couleurs, de formes, passant de l'une à l'autre avec une grande aisance, si bien que l'hétérogénéité de la pièce devient sa richesse.

   Puis c'est le "Solo pour piano" (2007), vingt-cinq minutes en deux parties inégales, "Waves" pour un peu moins de huit minutes, et "Dyads" pour dix-sept minutes. Reinier van Houdt, comme d'habitude, est royal dans les vagues graves de l'instrument : une descente abyssale bruissante d'harmoniques bourdonnantes, floues. "Dyads" articule au contraire très nettement les notes, bien séparées, et c'est une montée lente, fragile dans sa pesanteur. On pourrait dire que c'est un essai de montée, car ne repart-on pas du même point ? Ce qui compte, c'est la réitération têtue, la volonté de décoller les semelles, contrariée par la lourdeur d'une charge, comme la marche d'un homme accablé sous le poids de sa Chimère dans le poème en prose Chacun sa chimère de Charles Baudelaire. Arriveront-ils jamais ? Il n'y a plus que cette marche, elle pourrait être infinie...

   Nomi Epstein est elle-même au piano sur "Sounds for Jeff and Eliza" (2018), également pour clarinette basse (Jeff Kimmel) et flûte (Eliza Blangert), les sons discontinus du piano ponctuant, découpant les plages continues des deux autres instruments. Répétitions et superpositions construisent un univers sonore méditatif, une sorte de labyrinthe de souffles et de brèves déflagrations lumineuses. Dans la lignée de Morton Feldman, une pièce fascinante, superbe.

   Reinier van Houdt interprète à nouveau la dernière pièce de ce portrait, "Layers for piano" (2015/18), en trois parties enchaînées. La première, mesurée, joue sur de longues notes soutenues. La seconde, non mesurée, détache davantage les notes, semble rebondir à chaque fois dans l'inconnu. Seule une oreille avertie, exercée, distinguera ces parties (où commence la troisième ?), tant le parcours est cohérent, semé de courtes grappes tout au long de cette belle errance.

    Un disque magnifique de musique contemporaine contemplative.

Paru en juin 2020 chez New Focus Recordings / 6 plages / 1h et 17 minutes environ

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