l'autre chanson francaise

Publié le 3 Mai 2024

SPECIO - (sans titre)
Un duo à réveiller les vivants-morts !

   Specio est le duo formé par Sasha Andrès (textes, chant, percussions, bruits) et Nicolas Laureau (guitares, claviers, piano, batterie). Tous les deux ont un passé rock et alentours, sont actifs sur la scène indépendante à travers différents projets, comme le duo Covers in Inferno (au nom qui n’est pas sans rapport avec l’album sans titre de Specio) formé par Nicolas et François Breut.

 

SPECIO © Morgan Legal

SPECIO © Morgan Legal

   Elle est retrouvée...Quoi ? La langue française !

    Leur projet répond à l’un de mes vœux les plus chers : entendre des poèmes ou textes français chantés en français. Ce qui devrait sembler aller de soi ne va hélas plus de soi, tant nombre de chanteurs et musiciens français ont déserté la langue française, comme honteux de leur si belle langue, pour un anglais médiocre, mal prononcé, très souvent pitoyable, sous le prétexte ridicule et fallacieux de toucher un plus vaste public. À l’heure où l’on ne cesse de célébrer la biodiversité, je milite pour la diversité des langues, menacée par des langues internationales, mondialisées (l’anglais surtout), qui n’ont plus ni âme, ni histoire, des langues dévitalisées parce que, privées de leur fonction poétique comme dirait Roman Jakobson, elle sont réduites à leur fonction communicante, utilitaire. Sasha Andrès chante aussi en anglais sur le disque, c’est vrai, mais un anglais réduit à sa dimension musicale : les paroles ne comptent plus, sont d’ailleurs souvent inaudibles en tant que telles, l’anglais n’est plus qu’un instrument parmi d’autres. Et puis cela vient après le bonheur…

 

Protéger ? Restreindre la liberté, comme d'habitude...

Le bonheur d’entendre un texte du poète Henri Michaux, « Agir, je viens » pour ouvrir le disque ? Hélas, ce bonheur nous ( ce "nous" inclut bien sûr les auditeurs du disque) a été refusé par les ayants droits. J'ai eu la chance de l'entendre avant leur refus. C'était un texte bien dit de la belle voix grave de Sasha, accompagnée à la guitare, aux claviers et à l’électronique par Nicolas. Un « chant te soulève, est animé de beaucoup de ruisseaux, ce chant est nourri par un Niagara calmé », une chanson d’amour comme on en entend trop peu, portée par une mélodie simple et prenante. Hélas, comme trop souvent dans l'histoire de la littérature, les ayants droits, au nom de l'image supposée du poète, de l'écrivain, du cinéaste, exercent de fait une censure dommageable, quand ils ne trahissent pas carrément la pensée du mort qu'ils disent protéger. C'était l'occasion de faire entendre à un large public un texte d'un poète majeur, connu surtout des amateurs. Occasion manquée, c'est pitoyable. Un texte beau et fort de Sasha Andrès sur la liberté d'adaptation et d'interprétation remplace celui du poète : « Que faire quand les vivants sont plus morts que les morts ?  (...) Cet empêchement sonne faux (...) » Passons à la suite !

 

Ayant quitté le chemin droit...

« Flux » nous précipite dans un univers plus souterrain. La musique se fait répétitive, claviers résonnants et insectes électroniques. Comme un chant de la matière-lumière pour « affûte(r) ton cœur, qu’il puisse survivre aux tempêtes, aux douleurs », une autre chanson d’amour revivifiant. « Light Codes », s’il est chanté en anglais, déconstruit la langue, les langues mêmes que l’on croit entendre, métamorphosées en la ligne vocale d’une langue inconnue, des proférations, entourées d’un brouillard musical qui va s’épaississant, guitares électriques comme poix brûlante. Pour la première fois, je songeais au rock allemand de la fin des années soixante, celui de Can par exemple. Pour la première fois aussi, je commençais à songer à Dante. Car ce disque est un chemin initiatique.

 

   je me trouvai dans une forêt obscure...

   On semble revenir au jour avec la ritournelle de piano de « Va jouer », mais rien ne ressemble plus à rien, la langue a régressé vers une enfance folle, langue originelle hurlante, sifflante, toute au plaisir de faire du bruit. C’est un minimalisme doucement frénétique, prélude à la dérive de « Birds Nest », langue lâchée en vocalises aériennes, guitares étincelantes et bourdonnantes.
    Retour à un texte compréhensible, en français, accompagnement ciselé au piano et à la guitare. Texte érotique magnifique, litanie à partir de l’impératif « Ouvre » décliné avec les différentes parties du corps. Voix suave, dédoublée, invitation à l’amour le plus charnel. C’est ça, la grande chanson française contemporaine, sensuelle et intelligente, du pur plaisir, loin, très loin des rengaines et bluettes. Un chef d’œuvre !

 

Lumière brûlée, délices...

« Vertical Janus » sonne comme du Harold Budd, piano ouaté et résonnant en grandioses cascades, voix de Sasha démultipliée glissante, les voix informes d’un rêve, une guitare éclatée dans les creux, et tout de plus en plus halluciné, absolument fantastique ! Après le Paradis gnostique d’ « Ouvrir », un Purgatoire vertigineux, en apesanteur, éclairé par les flammes de l’Enfer proche… « Teenage » fait alors figure de parenthèse, souvenirs transparents que lèche une guitare lourde, soudain flambante, grondante, coupante. Inutile de préciser que j’eusse aimé des paroles en français, compréhensibles, mais cet anglais comme mourant, du bout des lèvres, n’est pas pour me déplaire.

  Si « Râga » est présenté comme un bonus, pour moi c’est l’aboutissement, le couronnement de cet album. Une descente aux Enfers. Pour la première fois une voix masculine, celle de Nicolas peut-être, en ouverture dhrupadisante (je risque le néologisme), à laquelle répond celle de Sasha sur fond de bourdons, de guitares enflammées. C’est un dialogue des Ombres au milieu des vapeurs méphitiques de plus en plus chargées. La musique est quelque part à la confluence des délires planants de Ash Ra Tempel, des plongées hallucinées de Sonic Youth ou des vaticinations du Velvet Underground. Un abandon total, une immense immersion dans la lumière brûlée.

    Un disque habité, d'une infernale splendeur.

Paraît le 10 mai 2024 chez Prohibited Records (Paris, France) / 9 plages / 47 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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Publié le 2 Février 2024

Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Quand d'un coup 
Quelque chose prend

 

    En avril 2020, j'ai consacré un premier article à Sylvain Fesson. Depuis 2015, il avait déjà sorti quelques titres sur plusieurs courts albums, entre trois et six titres, et réalisait des clips pour ses chansons. Se dessinait peu à peu un univers personnel dont Sonique-moi, en avril 2021, son premier album long, donne la mesure, rassemblant douze titres réalisés au long des années avec Arthur Devreux (composition et arrangements), lui-même chantant ses propres textes. De la pop si l'on veut, parfois rock, électrique, parfois plus dépouillée, toujours éclairée par sa belle voix légère, délicate, alors j'y reviens, en essayant de ne pas me répéter.

 

   Du lyrisme haletant et grandiose de "Sonique-moi", on passe naturellement au lyrisme plus intime, touchant, de "Le Cœur du monde" : « Qui donne au monde cette intime vibration / Cet élan qui abonde mon corps / Et que mon âme cherche tant ? » Naturellement, car voilà quelqu'un qui ose encore parler d'âme, qui fait chanter les mots seulement en les disant, les murmurant, les caressant. Les mises en musique lumineuses d'Arthur Devreux, entre flamboiements et soulignements attentifs et délicats, respectent les paroles, toujours nettement audibles, jamais recouvertes, ce qui permet à l'auditeur de suivre le cours d'une inspiration qui est comme la respiration même d'un être sur le fil, un funambule de la vie, « l'amour dans l'âme » :

 

« Il est fini le film

Qui durant deux heures

M'a tenu au chaud et offert son cœur

 

Je marche le soir

Seul, le vent dans le visage

Regarde le ciel, l'immeuble et l'arbre

 

Quand d'un coup

Quelque chose prend

Part, alors la nuit est grande

Belle et noire tout autour »

   [ Début de "La Chance de vivre" ]

 

     Pas étonnant que dans "La Vie m'allait bien", Sylvain Fesson se souvienne de la chanson de Tim Buckley, "Song to the Siren", et plus loin de l'album de Nick Cave The Boatman's Call : « Sous le coup d'une perte terrible », il chante lui aussi avec pudeur le vide d'un déchirement sentimental évoqué non sans humour. Deux guitares suffisent pour accompagner des moments de grâce que l'on n'a pas su saisir, retenir, « Toute cette magie en l'air / (...) / Et ressentir l'envergure / De tout l'inaccessible ». De chanson en chanson s'égrènent « Les secrets de (s)on âme » ("Aux étoiles"). Sur "Violaine", Sylvain Fesson s'abandonne à un véritable chant, diaphane. Un amour perdu le ramène à ses ressources intérieures :

« Rendu à l'état naturel

Du sourire de mes rêves

Je veux vivre de mes propres ailes

Faire un enfant de moi-même »

 

    Chez lui, l'amour appelle la poésie, « je sens qu'un poème veut ma tête », et c'est le bonheur « d'embrasser lyre et elle » ("La Forêt"), on « Cuisine avec les restes / Pendant que l'amour n'y est pas », une peau blanche et des cheveux noirs ne deviennent-ils pas un chocolat liégeois, dans la chanson ainsi titrée, à la chute si délicieuse :

« Mais parfois ça me démange

De tout mélanger pour voir. »

 

    Chez lui, l'amour n'est pas tragique, tout juste pathétique, c'est une affaire de personnes qui s'emmêlent, sans idéalisation de l'autre,

« Je ne veux pas d'amoureuse

Je ne veux pas de moitié

Je suis trop pris ailleurs

Je suis trop prisonnier »

écrit-il dans le même "Chocolat liégeois".

 

    La rime s'exaspère et provoque dans le très rock "Sacher-Masoch" où les « rimes désinvoltes », « Sacher et ces capotes » dans sa poche le mènent tout droit « à (s)a porte / Le réel l'emporte. ». Il n'écrit pas de chansons philosophiques, mais un insistant "Qui suis-je" traverse ses textes, l'épreuve du miroir est impitoyable,

« Se regarder dans la glace 

Le sourire carnassier en dessous 

Oublier son angoisse 

Les pétoches que ça fout » ,

est inséparable du seul défi qui vaille pour supporter la journée qui s'annonce :

« Réussir la plus belle des œuvres d'art

S'accepter dans le miroir »

                                   ("Six O' Clock")

 

   Un quatrain, d'une sublime simplicité, suffit pour boucler ce parcours sensible, le chant du signe d'une âme en peine d'existence. C'est la chanson "Les Oiseaux", déjà évoquée dans l'article précédent.
 

    Avec Origami, sorti au début de 2023, les compositions et arrangements étant cette fois de Vivien Pézerat, le rapport au réel s'exacerbe, dès le très beau "Parfois", au refrain lancinant, emporté par les vocalises à l'indienne de Celinn. Tel Breton et les Surréalistes, le poète ne comprend plus pourquoi « (il) irai(t) au travail » à la seule vue d'une « fille dans le métro ». Le deuxième titre est un hommage bouleversant à la chanteuse britannique Amy Winehouse (1983 - 2011), qui lui serait apparue en rêve et lui aurait inspiré « quelques mots sans qui ce disque ne serait pas » [ mention dans les crédits de l'album ], hommage en forme de lamento funèbre à base de chœurs et de claquements de mains, le chanté-parlé d'une douceur extasiée. Lui succède l'aérien "Ciel de Shoah", Sylvain se laissant aller à un vrai chant, comme une « Prière aux espaces déserts / Où nous étions naguère ». Plus acide, "Center Parcs" dénonce en quelques mots une société factice coupée du réel :

« Nous vivons dans des Center Parcs

Protégés de la Terre, on nous talque »

La musique bondissante, les chœurs se calment pour évoquer le spectacle rare d'un rayon de lumière, alors que règnent « Un Spectacle et la guerre »...

Pas de quoi

En faire

Un drame

 

"Origami", le titre éponyme, avec son harmonium, sa guitare classique et la mélopée indianisante de Celinn, est une échappée onirique, très loin, très folle, célébration précieuse de la « douce origami de ton visage »  au « regard de rose épique ». "Caprice des Dieux" subvertit la classique bluette par un humour un rien moqueur (dès le titre...) et une musique scintillante, le duo avec la voix d'Alexia Aubert en écho. Le titre suivant, "L'Amour au soleil", lui répond ironiquement par un texte érotique vraiment délicieux :

 

« Disparaître sous le sable

Caresser ce qu'on est

Sensuelle camarade

Quadra douce du cercle

 

Je suis en nage

Tu es indienne

Je suis ton arc

Tu es ma flèche

 

Par tous les chemins

si tu viens, je viens

(...)

Quand tu es là, je n'ai qu'une idée en tête

Lécher la flamme que tu ruisselles

Comme un prodige, une pêche

Et titiller ton grain d'ivresse »

 

    Et j'aime beaucoup "Sentima", aux vers courts d'une syllabe, de six pour le refrain, résumé éloquent de la retenue pudique de tout l'album. Le saxophone, déjà présent sur le titre précédent, y apporte sa touche chaleureuse. Pour finir l'album, "Sakin" offre une nouvelle version de "Les Oiseaux", qui concluait le disque précédent, manière de souligner une continuité, mais aussi un renouvellement. Le texte original est encadré par l'ajout du mantra, « Toute âme est tam-tam de toute âme », fondu dans une solennelle introduction instrumentale, et celui symétrique du texte en anglais écrit et dit par Lila Lakehal, racontant la touchante apparition un jour d'un oiseau bleu nommé Sakin, trouvé mort le lendemain matin. Ainsi étendue, la chanson devient tombeau, prière confiante en l'immortalité de l'âme. Le piano accompagne sobrement cette élégie funèbre illuminée en hommage à la beauté.

   Tout compte-rendu de ce disque serait incomplet s'il ne mentionnait pas le beau livret plaçant en regard des paroles de chaque chanson un des dessins de coquillages extrait du livre Coquillages de Jean-Pierre Le Goff : c'est superbe ! Comme pour le disque précédent, n'hésitez pas à regarder les illustrations vidéo, un autre regard sur notre monde, notre quotidien.

Sonique-moi, paru en avril 2021, autoproduit / 12 plages/ 43 minutes environ

Origami, paru en mai 2023, autoproduit / 9 plages / 41 minutes environ

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Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être

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Publié le 15 Février 2023

Annkrist - Enchantée / Une réédition-événement
   Une réédition attendue depuis longtemps...

   Entre 1975 et 1986, la chanteuse brestoise a sorti cinq disques, jamais réédités depuis. Les deux derniers, parus en 1986, Bleu cobalt  et Ange de nuit, ont reçu un prix exceptionnel de l'Académie Charles Cros en 1987. Prix mérité pour une chanteuse qui a médusé et envoûté ceux qui l'ont entendue et vue en concert, ou simplement écoutée sur disque. On n'oublie pas Annkrist, Annick-Christine Le Goaer pour l'état-civil, quand bien même sa relativement brève carrière (elle s'est retirée du monde musical dès 1986) n'a pas connu le retentissement qu'elle méritait. Aujourd'hui, grâce à l'obstination d'un écrivain-journaliste, Jean-Luc Porquet, les cinq disques reparaissent dans un coffret, accompagné d'un livret comportant le texte de cinq chansons (seulement, mais c'est déjà inespéré).

Une chanteuse et poétesse incandescente

« J'ai dansé en chaussons de cuivre / Dans le rêve d'un cristal ivre », écrit-elle dans "Bleu cobalt", chanson titre de son quatrième album. Car elle a écrit, composé toutes ses chansons publiées, et d'autres inédites. La France ne lui a pas pardonné d'être une poétesse à l'égal d'un Léo Ferré. Elle ne mâchait pas ses mots, écrivait une langue presque inconnue pour les médias culturels, parce que ne rentrant dans aucune case, pas même la case "féministe". Non. Libertaire, poétesse à l'écoute des nuits fêlées, des nuits oniriques, chantre des prisons et des enfers intimes, elle ne divertissait pas. Elle fascinait, elle faisait trembler d'émotion ceux qui l'entendaient, cette voix rauque et vibrante de chanteuse de blues. J'ai gardé les vieilles cassettes qu'un ami m'avait procuré, je les jouais sur un autoradio poussif. Et puis les cassettes n'ont plus fonctionné. Annkrist est restée vivante au fond de ma mémoire. Et je la retrouve, tout entière, intacte. Ses textes n'ont rien perdu de leur charme bouleversant. Sa langue abrasive, dense, aux trouvailles étonnantes, presque surréalistes parfois, frappe l'âme au cœur, presque toujours, et l'on craque d'émotion aujourd'hui comme hier, on entend enfin quelqu'un, pas un produit préfabriqué de marketing, pas un zombie décervelé qui vous assomme d'ennui, non, une femme qui vous réveille, qui est là devant vous, de lumières et d'ombres, et avec elle "la lumière descend la ruelle", et à nouveau avec elle, nous descendons "la rue mauve"...

"La Rue mauve", quatrième titre du premier album d'Annkrist

J'te prenais par le bras et nous descendions la rue mauve
J'te prenais par le bras et nous descendions la rue mauve
Oh prends le poison qui t'es dû chien de cendre
chien de cendre
Prends le poison qui t'es dû chien de cendre d'homme vêtu
À l'intérieur de nos doigts nous rétractions nos ongles fauves

À l'intérieur de nos doigts nous rétractions nos ongles fauves

Oh entends-tu le soir qui chante la couleur de sa chanson
Oh entends-tu le soir qui désenchante et qui a raison
Il n'est pas plus près que nous à se battre pour toute chose
Il n'est pas plus près que nous à se battre pour toute cause
Car toute chose nous attaque et tout nous atteint
Toute cause nous encochonne et rien ne nous éteint
L'ombre épaisse des terrestres s'est gainée de nacre rose
L'ombre épaisse des terrestres s'est gainée de nacre rose
Et tu as peur que leurs coquilles corallines affûtées
Fendent la chair des bouches et tu me donnes des baisers
Juste à ce moment la bouche d'égout nous vire un œil torve
Juste à ce moment la bouche d'égout nous vire un œœil torve
Le miroir de sa plaque nous retourne une question
Y-a-t'il des êtres verts uniques et qui ont deux fronts ?
J'te parle de n'importe quoi pour te parler d'autre chose
J'te parle de n'importe quoi pour te parler d'autre chose
Mais c'est bien ma misère le monde est comme une prison
Où inventer l'amour sert de liberté sous caution
Pas de chance les chevaux des nuages ont pris la morve
Pas de chance les chevaux des nuages ont pris la morve
Les voici qui se traînent derrière nous éventrés
D'avoir eu trop de peine peut-être d'avoir trop pleurés
Nous ne nous guérirons oh qu'en nous faisant des cités closes
Nous ne nous guérirons oh qu'en nous faisant des cités closes
Allez reprends ta hargne ta peine et tes poisons
Les chevaux fumivores on ramène tout à la maison
Je te prends par le bras et nous remontons la rue mauve

   Si l'accompagnement a varié, de la guitare, la harpe, à des arrangements plus rocks, le piano tient une place assez rare. On le retrouve sur une des très grandes chansons d'Annkrist, "D'Orage et de cerises".

  

« Peut-être que la voix, c’est l’âme ? Je n’en sais rien – mais ce que je sais, c’est qu’il y a un charme dans la chanson, un sortilège unique.
C’est celui d’enchanter, justement.
Et aussi de sauver l’épopée de ceux que l’histoire, la grande, n’aurait jamais retenue. Voire qu’elle effacerait volontiers.»

   Parfois rapprochée de Barbara ou de Colette Magny, Annkrist est au firmament de la chanson française un astre majeur qui n'a peut-être pas dit son dernier mot. Comme elle le dit dans le texte Qui chante combat publié en 1979 aux Éditions Syros, « Si on laissait faire l'histoire sans écrire de chansons, on n'entendrait aucune voix humaine : juste un immense râle de troupeau. ». Astre disais-je, mais si proche de nous, si humaine, notre voix secrète... C'est une lyrique inspirée, fille du Spleen et de l'Azur blessé, dans sa longue robe de mots émouvants, de mots troublants et beaux comme le bonheur menacé et l'appel de la mer.

Paru en novembre (?) 2022 chez Cristal Iroise / Coffret de trois cds, 38 chansons / 3h environ

Pour aller plus loin :

- On peut l'écouter et l'acheter sur le site nouvellement créé consacré à Annkrist

- Si vous cherchez les textes, vous les trouverez tous, y compris les textes des chansons inédites, dans un livre paru aux éditions Goater en 2021.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française, #inactuelles

Publié le 1 Avril 2022

Sophia Djebel Rose - Métempsycose

Habiter le monde des mystères

/

ça s'appelait la Liberté

   Une voix se lève, et elle chante en français des textes magnifiques ! Alors que tant de chanteurs français renoncent à leur langue pour des prétextes fallacieux, Sophia Djebel Rose revient à notre langue après avoir chanté en anglais dans le duo  An Eagle in your Mind. Il faut saluer ce retour comme il convient, que ce retour soit définitif ! Voix, guitare, un peu d'harmonium indien, retardateur, orgues et chœurs hantés, une touche de basse et de synthétiseur analogique : Sophia Djebel Rose, voix profonde, un peu âpre et rocailleuse, s'inscrit d'emblée dans la lignée d'une Catherine Ribeiro ou de Nico. J'ai pensé aussi à cette immense et trop peu connue Annkrist.

   Chaque chanson vibre comme une incantation, un appel à l'amour ou à la révolte. « L'intranquillité m'habite, liberté chérie / Et je suce ton nom / Comme un bonbon de miel » écrit-elle dans le sillage d'Éluard.  Sa montagne à elle, c'est le Massif Central de son Auvergne. Elle est fille des forêts, des légendes, en rupture : « j'aspire le venin / la brume de ce siècle pétrolier / l'industrie sévit ». Elle rêve d'un palais des Mille et Une Nuits sans porte ni fenêtres ("Le Palais", titre 1), lieu de désir et de Volupté. Baudelaire n'est pas loin. Elle brûle pour la liberté ("Liberté", titre 2), se voit en Vénus « flotter dans les airs / et puis marcher sur la mer / habiter le monde des mystères » ("Vénus", titre 3). Quel titre envoûtant, ce troisième titre, avec la guitare hypnotique, les envolées électriques qui lui permettent de donner toute l'amplitude de sa voix de prêtresse exaltée !

   Sophia Djebel Rose impose un univers vibrant, plonge dans les peurs ancestrales et les mensonges. C'est le curieux "Le Diable et l'Enfant", titre 4, le plus psychédélique par ses mélismes d'orgue et de synthétiseur, la voix proche de la psalmodie. Le texte de "La Louve" (titre 5) est d'un romantisme flamboyant, très proche du Vigny de La Maison du Berger :

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.

ou de La Mort du loup, que je vous laisse le soin de (re)lire. Je ne résiste pas au plaisir de citer largement le beau texte de Sophia :

j'allais parcourant les plaines désertes

j'allais courant le long des fleuves amis

puis il n'y eut plus que des forêts défaites

tous les miens étaient morts des coups de vos fusils

chantait la louve, au pied des remparts de la ville

où êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs

j'ai jadis nourri comme s'ils étaient mes fils

ceux qui d'entre les hommes devaient fonder Rome

chantait la Louve, au pied des remparts de la ville

où-êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs

et d'envie de colère ou d'ennui

comme mes frères à la lune

de ton cœur blessé tu hurles l'amertume

le souvenir des plaines qui fument

au doux soleil de Janvier

ca s'appelait la Liberté

   C'était devenu si rare, en français, d'entendre de la poésie, des textes avec du style, de l'allure, qui nous parlent de l'essentiel, de nos soifs intactes malgré l'industrie qui sévit, la nature dénaturée.
 

 

  Toute la face B se retire du monde pour s'enfoncer dans la nature immémoriale. C'est l'extraordinaire profession de foi de "J'appartiens" (titre 6), dont le texte évoque indirectement le titre de l'album, à propos duquel elle dit dans un entretien accordé au site VoltBass : « C’est souvent que je ressens une intimité profonde avec les choses qui m’entourent, lézards, hommes, femmes, rivières, fauves, oxygène, soleil. L’idée de la Métempsycose, selon laquelle nos âmes habitent successivement tous ces corps me permet d’expliquer cette intimité avec le monde. Et je crois qu’en dernier lieu c’est de ça que parle mon album : notre appartenance au dehors et à l’au-delà. » Se faisant, elle trouve des accents verlainiens (et plus lointainement ronsardiens) dans le titre suivant, "La Clairière", bouleversant appel amoureux à venir « où l'on se perd / si tu veux faisons la guerre / mais dans la clairière », cette clairière qui existe depuis le début du monde loin des tours et des faubourgs des cités asservies. La musique obsédante, très rock, est splendidement alliée à des chœurs, des envolées magiques, des silences, une apesanteur extatique. Toute la poésie est là entre les mots, j'y ai trouvé Nerval aussi :

« J'ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène » écrivait-il dans El Desdichado . Sophia renoue avec ce rêve :

« je veux nager dans le bassin / au poisson d'or ». Comment s'étonner alors de ce chant de révolte qu'est "Blanche Canine" ? Une révolte tranquille, décidée : « pardon de te dire, le temps est un linceul / pas même le vent ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur (...) mais j'ai jeté au feu tous les diadèmes / j'ai bien regardé le soleil (...) mais aucun émir ni aucun fakir / ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur / cette mouche noire sur ma rétine / blanche canine gronde féline / quel long couloir tout crie famine »

  Je résiste à ne pas citer le dernier texte, celui de "Nénuphar" (il est heureusement placé sous la vidéo, d'ailleurs...), Sophie en baigneuse à la voix qui cascade, à la voix de joie, hymne à la légèreté, prière à la sacralité d'une nature « reine Mère ».

   Ce disque est un événement majeur. Je veux y voir le réveil d'une langue que l'on n'entendait plus assez, abandonnée ou recouverte par les publicités en anglais, tout une laide novlangue journalistique. J'y entends une belle clameur. Léo Ferré, Glenmor, Barbara et quelques autres se disent entre eux parmi la poussière de leurs tombeaux que chante à nouveau une barde ardente et farouche, tendre et sensuelle, dans la langue retrouvée de la grande poésie française.

  De la chanson française magistralement servie par un accompagnement sobre ou enflammé entre folk incantatoire et accents rocks. À tomber à genoux, à devenir lièvre ou biche ou cerf, en proie à un coup de fièvre de lune !

 

Paru en mars 2022 chez Red Wig  (Allemagne) et Oracle (France) / 9 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 25 Mars 2022

Vlady Miss - Vulnérable

Chansons explosées

   Après ViE sorti en janvier 2021, Charles-Éric Charrier, alias Vlady Miss, revient avec Vulnérable, treize chansons très libres, tendres et sensibles, sur des musiques diversement embrasées, pop acide, accents folk ou industriels, voire minimalistes. Toutes ont un grain de folie, dérivent pour nous surprendre. Voix, chœurs, boîtes à rythmes, un peu d'électronique, et du bandonéon ! L'essentiel, ce sont les mots dits, à peine chantés,  mots sans fard, avec des répétitions parfois, qui dessinent de titre en titre comme un examen de conscience au bord du mauvais goût, sauvé par une ingénuité nonchalante. C'est ce que j'aime chez Vlady Miss : l'absence de prétention, une manière d'être là, plein cadre, au ras de la peau, au ras de l'âme, pour dire les petits riens dont nous sommes la somme. Les yeux fermés, la barbe mal rasée, l'épaule un peu dénudée, c'est une voix intime au bord du murmure, qui déborde. L'album est dédié à tous les enfants.

   Ce sont chansons d'amour, presque à la Léonard Cohen sur le premier titre "Fuck You Vlady Miss", voix grave qui en veut à Vlady Miss en même temps qu'elle l'aime, quel envoûtement au fond du souffle et des grondements de la musique déchaînée.  Le tour de force du très bref second titre (une demi-minute), c'est de nous asséner un état des lieux réaliste et facétieux de notre monde pitoyable : «

Sur le quai
Industriel
Plus personne
Ne réagit
La fatigue
Est si réelle
Que même
Les rats
Sont étourdis
Dans mon nez
Mes doigts
Sentent
Le fer

Juste
L'odeur des globules rouges
Il n'y a rien à y faire...
Nous assène
La radio

Titanic
C'est pas trop tard
Titanic
Un paquet de miroirs
L'humanité parmi les hommes »

   "Pétrolifère" est un titre plus industriel, bruitiste, sur l'absence de communication, avec peut-être une allusion au film Déjà mort : « Promène-toi donc
Dans mes entrailles
Ne vis aucune
Hésitation
La ballade se fait
Comme un charme
Armé de rien

À peine là, déjà mort. » (refrain)

   Dans ce monde abruti, déjà mort, il ne reste que des signes infimes de notre survie, le goût des corps, la recherche de la volupté. "La ballade asiatique" à la musique affolée chante le galbe des seins, les baisers chauds. Suit l'étrange prière litanique sur une musique aux accents rock, syncopée, détruite, "Mon Dieu", dans laquelle le "je" se cesse de se déprécier aux yeux de Dieu : chanson si touchante, et si belle ! La laideur revient dans "Mine de rien", très rock. Cette fois, c'est le "tu" qui se trouve « moche » : « Tu m'as dis
Ce matin
Comme tu te trouvais
Moche
Et tes larmes
Coulaient
Sur ta joue
Mine de rien !
Une fois vu
C'est un bon début.
Mine de rien !
Et une fois vu
C'est un bon début.

Moi qui croyais
Mon cœur déjà
Tronçonné
Là, il est tombé
À terre
Et à sa place
Un trou béant de larmes
De bras qui tombent »

   Des paroles au couteau, l'humour d'un désespoir absolu ? Le tremblement de "Si tu crois" refuse de s'en tenir au seul amour comme sortie, car il y a le « soleil débroussaillé » à regarder, ce soleil qui fait déraper la chanson dans une autre dimension, surréelle. Puis quelques mots dépouillés pour chanter le départ « d'un p'tit gars », quelques mots encore pour évoquer une décision amoureuse dans "1.1" au bandonéon fou, avec toujours cet art de finir chaque chanson par un décrochage en principe étranger au genre de la chanson, et c'est tant mieux.

   J'aime beaucoup la profession de foi (libertaire) de "Chef Chef" (titre10), que Vlady Miss met en pratique dans ses chansons non conformes, ici avec le mur électronique de la seconde partie et les voix rieuses des enfants : « Vis ta vie
Sans l'avis
Du chef chef
Sans la voir
L’amour … Tu
L'avoir tu
Sans la voir
Clairement....
Et c'est pas grave
Si avec les boyaux
De ta tête
Tu n'entraves plus
Que dalle  »

   Pas question d'être triste, même si le lance-pierre (titre 11 "Un petit lance-pierre") « pour tirer / dans la tronche des gars » n'a guère comme cible... que lui-même, ô dérision.

   J'en arrive au bouquet final. Le très beau "Chef Chef Chef", variation sombre sur le titre 10, aux accents sourds de révolte avec une musique répétitive somptueusement hallucinée : « L'argot du Cœur
Dans la pénombre
Du temps des cerises
N'a plus le "temps"
De tergiverser
Il ajuste ces lunettes
Infra rouge
Et commence son voyage....

Infra rouge dans les replis
De la peau jusqu’ aux nerfs
Au karcher l'eau
Au karcher l'eau de mon corps
Jusqu'à tout débusquer »

  Et puis le bouleversant "Danse" autour de l'hypothèse d'une rencontre, c'est pour cela qu'il « a mis sa plus belle / chemise / pour aller danser » : dans la boucle des « peut-être », la danse hypnotique de la vie...

  Un album comme une rencontre avec l'essentiel, une descente dans les replis / de la peau jusqu'aux nerfs.

 

Paru en février 2022 / autoproduit  / 13 plages / 35 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp (avec toutes les paroles) :

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Publié le 23 Avril 2021

Institut - L'Effet Waouh des zones côtières

   Les Voluptés polymorphes de l'Aliénation Terminale

ou

L' Homme est soluble dans le Marché

  L'Effet waouh des zones côtières est le troisième album d'Institut, fondé par Arnaud Dumatin, qui a écrit et composé tous les titres, sauf le 7 en collaboration avec Emmanuel Mario, l'autre fondateur du groupe, et Vincent Guyot, qu'on entend aux synthétiseurs sur trois titres et à la basse et à la guitare électrique sur le 8. Arnaud et Emmanuel jouent de tous les autres instruments et ont assuré les arrangements. La voix de Nina Savary, présente ponctuellement sur un album précédent, accompagne souvent celle d'Arnaud Dumatin, voire se mêle à la sienne.  Les deux albums précédents s'intitulaient respectivement : Ils étaient tombés amoureux instantanément (2011) et Spécialiste mondial du retour d'affection (2016)

   J'ai longtemps hésité quant au titre. Je tenais à un titre. J'en ai finalement retenu deux, et j'en ai d'autres encore, que vous trouverez en lisant cet article.

   Lisez la présentation d'Institut et du disque sur le site officiel : leur délicieuse ironie caustique vous donnera un avant-goût des textes d'Arnaud Dumatin. Le groupe poursuit mine de rien un projet ambitieux, qui n'est rien moins qu'une anti-sociologie goguenarde de notre monde dévasté [ J'avais pensé au titre : « L'Homme dévasté » ]. Le même regard décapant, mordant, démasque tous les faux-semblants. Les pochettes elles-mêmes participent de cette démarche. Sur Ils étaient tombés amoureux instantanément, un homme seul, de trois-quart dos, gratte pensivement sa tête inclinée sur fond de cuves d'un site industriel. L'image nie le titre, semblant nous dire que les réalités économiques ruinent les belles histoires sentimentales, acculent l'homme à la solitude. Sur Spécialiste mondial du retour d'affection, un groupe vu de dos semble venu pour accueillir quelqu'un, qu'on ne voit pas. Aucun signe d'affection. Encore un groupe vu de dos sur le troisième. En toile de fond, des immeubles assez élevés en construction, avec une grue et un peu devant, une énorme levée de terre , une autre un peu plus loin sur la droite, qui cachent la base des immeubles. Devant la levée (ou butte) centrale, une partie des spectateurs brandit des téléphones portables (probablement) pour photographier la vue (imprenable...) tandis que les autres semblent fascinés ou attendre quelque chose (je rappelle qu'on les voit de dos...). Derrière eux, au tout premier plan, au centre et un peu à gauche de la mention "INSTITUT", deux chasseurs (?) de dos, eux aussi, en bottes et vêtements kaki ou verdâtre, le fusil sur l'épaule dans sa housse. Que font-ils là ? Que vont-ils faire ? Tirer sur le groupe de devant, ces lapins qui attendent de rentrer dans leur futur terrier ? Les buter (en jouant sur les mots) ?? Image sarcastique, magnifique entrée en matière ! Et n'oublions pas le titre : L'Effet Waouh des zones côtières, qui est aussi celui du premier titre. On attendrait une image montrant une côte déserte, connotant l'infini. C'est l'inverse : saturation, fermeture. Et destruction de ce qui était tant vanté dans la publicité immobilière évoquée dans la chanson. Les zones côtières, ce sont celles de Benidorm ou de Mellila, destinations à la mode où s'entassent les touristes dans des gratte-ciels au ras des plages immenses, mais sans aucune intimité ni caractère sauvage. L'appel érotique de la doudoune Uniqlo a constitué le couple qui rêve de se poser « sur (leurs) serviettes pour des moments à (eux) » après avoir acquis une résidence ultra-protégée dans une zone touristique lointaine et exotique... Dans ce monde d'illusions, les rencontres amoureuses ne sont plus l'occasion d'un dialogue intime, d'ordre privé. Le deuxième titre, "Je suis dans la data" montre comment la sphère privée est infiltrée par le discours professionnel, ce qui donne lieu à des propos savoureux de la part de l'inconnue tandis qu'invitée chez le narrateur elle est en train d'enlever ses bottes : « ne dis rien, je suis dans la data, j'aurais pu être ailleurs, j'aurais pu être actrice, ouverte à l'inconnu, à la mélancolie, je suis dans la data, ouverte à l'analyse des bases de données pour une PME, je développerai des algorithmes pour t'aider à être toi-même ». Or il venait de la comparer intérieurement à Jane Fonda (en 1972 !) : belle rencontre, non ? La femme de nos rêves ! Qui n'est qu'un robot saturé par ses fonctions dans l'univers économique, ce que la chanson laisse génialement entendre, la voix de Nina se voilant comme une voix synthétique ! Exit la mélancolie, exit la langue amoureuse. Restent les gestes du déshabillage sur fond de bavardage techno-commercial... La vidéo, quant à elle, est tout bonnement le contraire de tous les clips, et ça fait sacrément du bien !!

 

   Que reste-t-il de la langue, d'ailleurs ? Le langage technocratique, bureaucratique, commercial, enrichi de termes ou expressions grandioses comme « démarche qualité » (Titre 1 éponyme)  « présentiel » et « distanciel » (titre 3 "On se voit demain" / [titre possible : « Le Distant Ciel »), « vigilance orange » (titre 8 "Avec un DJ barbu sous MDMA") « solutions externalisées, multicanales » (titre 9 "Allo Performance Bonjour"). Dans ce même titre et le suivant ("La Combinaison de mes expériences"), c'est le langage de ceux qui se veulent les gagnants, étalant désespérément leurs expériences et leurs qualités (hilarantes !) pour décrocher un emploi. En fait, une langue prostituée, pour se vendre en faisant ses propres louanges, si bien qu'elle n'est plus l'apanage des publicitaires. Cette langue du marketing, enjôleuse, séductrice, est devenue la langue de tous. Arnaud et Nina chantent cette séduction universelle, uniforme, qui s'applique à n'importe quel objet, toute de douceur et chuchotements, sur une musique synthétique mélodieuse et rythmée.  Remarque au passage : on ne dit plus "travail", c'est dépassé, on dit "mission"... comme une mission spatiale qui éloigne les hommes irrémédiablement les uns des autres. Nous sommes au temps des  « mesures de prophylaxie sociale » qui s'appliqueraient même à Jair Bolsonaro, dévirilisé et rappelé à l'ordre du marquage au sol par une (charmante)  « gestionnaire de planning » (Titre 8 "Des Échanges vraiment cul"). Nota : avec paroles explicites nous dit YouTube dans son jargon anglophone (évidemment).

      Au temps de "l'état d'urgence bien profond dans le cul" (Titre 4 "Prenez soin de vous"), il arrive que la langue se délie, retrouve sa crudité, son obscénité pour dénoncer en creux des mesures sanitaires de confinement obligeant au repli sur soi, au nombrilisme, aux voluptés de la chair : quoi de mieux qu'un  « plug anal » pour prendre soin de soi ? Pornographie privée, réponse à la pornographie publique des forces de l'ordre (sanitaire). L'avoir dans le cul et en jouir, jouir de la soumission parce qu'il n'y a rien d'autre peut-être dans ces vies vides, lisses, plates comme des façades d'immeubles...Le titre 6 sonne comme un rêve, interrompu brutalement par cette vigilance orange qu'on n'avait pas vu venir. Exit la joie de vivre, la folie, la musique...

   Que reste-t-il de notre humanité ? Le titre 11 "Comme un coach en éveil de conscience", le dernier de l'album, dresse un court inventaire glaçant : « une galerie marchande »,  « un échange linguistique entre deux vigiles de sexe opposé », « des tutos/ Aux gogues / Où on expérimente / La joie dans le quotidien ». Glaçant comme le ton distancié de certains passages où s'entend la menace latente derrière la séduction apparente, notamment dans "Des échanges vraiment cul".

  Que reste-t-il ? Le manque : « Sentir qu'il manque / Quelqu'un / Une présence animale / Ne peut pas remplacer / Ce qu'il y avait avant. » Tiens, on entend la guitare au long de ce dernier titre, jusqu'à cette ultime strophe...

Ce qu'il y avait avant ?  Vous vous en souvenez, vous ?

   En se glissant avec jubilation dans les langues de bois de toutes les soumissions, celles qui nous conduisent si suavement vers l'Aliénation Terminale, ces chansons affriolantes et ingénument terrifiantes nous ravissent.  Waouh !!!!!

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Paru en mars 2021 chez Institut & Rouge-déclic / 11 plages /   30 minutes environ

Livret impeccable (avec les paroles), tout en français, ce qui est hélas devenu rare...

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française

Publié le 3 Mars 2021

Vlady Miss - ViE

   Affleurements poétiques

   Voilà une couverture peu ordinaire pour un disque qui détonne. Des mots bien dits, des mots qui sonnent, des mots qui se taisent pour qu'on entende mieux encore la guitare et la batterie, les claviers et d'autres instruments encore, enregistrés de très près, en gros plan, comme sur la photographie. C'est ViE, le nouvel album de Vlady Miss, pseudonyme de Charles-Éric Charrier, ex-moitié du duo MAN, auteur-compositeur assez prolifique depuis plus de dix ans. Un album à hauteur d'homme. Une guitare frissonnante, basse profonde, l'éloge de l'autre à travers des petites notations sur le temps qu'il fait, le vent, la neige, l'homme qui parle « balayé comme un fétu de rien », et soudain une expression inattendue, « place à la joie / nucléaire », qu'on se demande comment prendre. Allusion distanciée, ironique, à la nucléarisation de la France, ou simplement utilisation du sens premier de l'adjectif, « relatif au noyau de la cellule », je penche pour la seconde, une joie élémentaire, à la source, le titre n'est-il pas "La source" ? Sur l'écran de la vidéo, une cellule au noyau blanc avec un halo bleu palpite avant de se fondre en une nébuleuse mouvante après une mini explosion tandis que la guitare, la basse et de légères percussions dérivent en un ad libitum intense et feutré. Introduction méditative aux cymbales, batterie et électronique pour "Cingle", dont le titre provient de la question initiale : « La vérité ? Cinglante comme une caresse. ». Le morceau continue, instrumental dépouillé, illuminé par un métallophone doublé de draperies de claviers. Douceur extatique, soleil aveuglant sur l'écran, rien d'autre, décharges déchirées sur la fin de l'errance. Il y a dans cette musique une austérité bienfaisante, si éloignée des déluges sonores que se croient obligés de nous assener bien des compositeurs pour nous prouver leur maîtrise, leur modernité. Elle accompagne les mouvements de l'âme, n'a pas honte d'être intime, éblouie de l'intérieur.

   Un homme de profil, cadré à hauteur d'oreille et de nez, cligne des yeux sous le regard d'une femme de face, dont on voit la bouche. Que fait-il ? Il écoute peut-être, se tourne vers elle, elle sourit, on est sous le charme de son sourire, sous le charme des accords tranquilles de la guitare. Ils se parlent, elle se tourne vers la gauche, ils sont aux deux extrémités de l'écran, on ne voit plus qu'un œil de chacun. C'est "the Komlanvi's song", hommage à Laurent Komlanvi Bel, à la guitare ici et à l'électronique et aux percussions sur d'autres titres de l'album. Komlanvi Bel : comme l'envie belle entre l'homme et la femme ? J'en aime assez l'idée, la chanson simple n'est-elle pas une sérénade à sa manière ? Avec "Into the wind", c'est un dialogue entre percussion sèche et basse grondante, un blues décanté sur lequel vient se poser la voix, « tout est un / tout est... tout est rien », la voix de Béatrice Temple se glisse dans ce rythme minimal, ondule doucement sur des percussions diverses, discrètes, la guitare complète le tableau sonore d'une incantation ancestrale, « pendant que le vent souffle...». Lorsque la voix disparaît, persiste une rumeur percussive, des clochettes peut-être, un moment d'extase à contempler les nuages glisser dans le ciel bleu.

    "Un & Zéro" ? L'un des sommets de cet album, une dérive poétique. Boucles de guitare et d'électronique, basse obstinée, voix chuchotante, « Le feu danse avec qui il veut », le bonheur d'entendre notre langue si souvent abandonnée par de misérables artistes ayant vendu leur âme au marketinge. C'est la beauté fragile qui avance, corde tendue sur le vide. Aussi "Libre de moi" s'entend-il comme un autre art poétique se laissant aller à la joie des mots, des rimes hasardées, et « si le ciel s'en fout c'est qu'il ne manque pas d'air », les paroles soutenues par un coussin rythmique allègre ponctué de petites lumières, puis c'est une envolée, une en allée chantante menée par la guitare débridée. Que reste-t-il alors ? Ce qui "Affleure", magnifique dernier titre, entre post-rock et ambiante, indirect hommage à Jack Kerouac... Charles Éric Charrier en clochard céleste sur la route de la ViE. 

   Des hymnes sans prétention, l'émotion musicale, et des vidéos qui n'en font pas trop, avares d'images,  saisissent la vie au fil du temps : nuages qui passent, escargot en train de savourer une feuille, une fleur vibrant au vent, le vol d'un héron, un chat intrigué par des lamelles de tissu agitées par un courant d'air, des gouttelettes sur des roses un peu fanées, des couleurs pures, et puis rien parfois, l'équivalent visuel du silence, de l'introspection.

Paru en janvier 2021 / 7 plages / 28 minutes environ

Textes : Charles-Éric Charrier

Musiques : Charles-Éric Charrier et Laurent Komlanvi Bel

Pour aller plus loin :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française, #La Musique et les Mots

Publié le 11 Juillet 2019

Lune très belle - Ô la lune

Déjà présente sur le disque À la tonalité préférable du ciel du groupe Ambroise, Frédérique Roy signe la musique et les textes de cet album, chante et joue de l'accordéon, est accompagnée en fait par les autres musiciens d'Ambroise, le changement de nom de l'ensemble semblant lié au changement de meneuse, puisque c'est Eugénie Jobin qui menait le projet précédent. 

La musique glisse sur les mots, à moins que ce ne soit l'inverse. La diction très fluide de Frédérique Roy crée des mélismes diaphanes. Chaque mot se déploie, souligné par un ou plusieurs instruments. On n'est plus habitué à une telle douceur, à cette souplesse, à cet abandon d'une langue poétique tournée vers la nature, vers une intériorité sans fracas. Bientôt, n'en viendrons-nous pas à être tout étonné d'entendre du français dans une chanson ? Du français non crié, non assené, non agressif ? Déjà le disque détonne, en rupture totale avec une langue de plus en plus vulgaire, défigurée, enlaidie par des vocables branchés, si étroitement localisés, étriqués. Ici, tout respire, on se laisse aller au fil de l'eau des mots :

« belle fleur grise et vieille soudain est brodée sur une terre d'encre

en septembre clair elle pousse tout près dans l'eau là où vivent les baleines seules

comme phare allumé elle brûle une nuit longue au-delà du cap, là-bas

regardant la rive les bras comme des chaînes les mains sur les lèvres bleues

belle fleur grise saura taire bientôt les flots de salive de cœurs imbuvables »

  Il s'agit de fleurs, d'eau, de lune, d'un vieux renard, de douces perdrix, de marcher « au travers des branches des framboisiers ». On examine des questions désarmantes : « D'où vient l'eau longue d'où vient sa course », « Est-ce possible de sombrer collés au dos de la cuillère », « où va le son après ma bouche ». Ce serait le monde de l'enfance, celui des contes, où l'enchantement ne va pas sans angoisse. Les instruments deviennent eau, vent, jusqu'à ce que « une lueur chaude dépasse la misère ». L'idéal en somme, c'est le glissendo, comme dans "Claire I", retrouver le continuum, se fondre dans les respirations du monde. Le rythme naturel c'est la marche, tranquille, dont les pas prennent appui dans le sol du silence : en témoigne la belle marche des guitares, de la contrebasse dans "Claire II". Le poids d'une force ne se connaît que « lorsque je suis seule et même / je ne connais pas ma force » Nous sommes loin des musiques et des paroles arrogantes, tonitruantes, du côté d'une humilité errante à la recherche des « restes de vos âmes enfouies », « loin du passage du sens ». Pour "Le poids d'une force II", la voix se dédouble pour interroger la possibilité de parler ensemble : deux voix prêtes à s'envoler, « noué(e)s ensemble pour parler d'inondations fécondes / et des savons qui nous glissent sous les omoplates ». Ô langage charmant, au seuil du pays des merveilles de Lewis Caroll ! Comme on se plaît à plonger dans cette « traversée à la brunante pour trouver l'amour quelque part au bout » ! L'amour se trouve dans cet accompagnement attentif des musiciens, qui enveloppent la voix, la caressent, la prolongent dans de belles codas discrètes, lumineuses comme celle qui conclut "La traverse". Le dernier titre, "Ô la lune", est une invocation à « retrouve(r) la force de se perdre d'un élan », ce qui passe par la nécessaire faculté d'oublier. Or n'est-ce pas la malédiction nouvelle de notre monde que de vouloir « se souvenir de tout, tout le temps » ??

   Un vrai baume, ce disque !

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Paru en mai 2019 chez Wild Silence / 9 plages / 33 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges, #L'Autre Chanson française