à Arvo Pärt
La musique d'Arvo Pärt nous courbe vers la terre,
vers l'humus.
Des voix nous conduisent, tour à tour surgissantes,
très douces et séraphiques,
Si sûres de notre néant que nous baissons la tête,
Les yeux fermés sur cette lumière qui descend et qui apaise,
Et qui nous montre les déserts magnifiques, les taïgas austères,
Bouleaux à l'écorce de neige
dans l'infini des plaines.
Il n'y a rien à dire, pas de protestation.
Quand l'orgue s'en mêle,
Quelle force soudain nous jette sur le sol,
Parmi les feuilles amoncelées de l'automne
Ou dans la débâcle des eaux vives du printemps.
Nous marchons dans la nuit sans limite,
Sans plus rien sentir que ce frémissement
qui nous traverse et nous soulève,
Nie notre matérialité que nous croyions notre lot.
Nous sommes devenus si légers
Que nous ne craignons plus aucune trahison.
Pourtant nous trébuchons, sans cesse nous nous arrêtons,
à l'écoute.
Les violons se plaignent, et c'est de la joie exultante,
celle d'en finir avec ce moi d'orgueil.
Tabula rasa...
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au sommet la tige sera rose
La musique d'Arvo Pärt nous prend par l'âme,
et ne nous lâche plus.
Elle est l'amour extrême,
Obstinée à nous mener sur les chemins désolés.
Car l'errance est la seule voie parmi les ombres vaines.
Toujours, au loin, brille un appel
à peine
Pour qui accepte d'entendre de tous ses intervalles dilatés
Par delà le massacre des illusions
Le surgissement des sons nouveaux,
Le torrent fou de la lumière jamais vue.
Le piano marche avec nous dans l'épaisse poudreuse,
Tandis que le violon joue, l'innocent,
Virevolte pour convoquer l'humanité entière,
L'assigner à résidence dans son véritable domaine
Qu'elle refuse de connaître par peur de la forêt en feu.
Et pourtant, si la forêt brûle,
C'est pour nous sauver de la laideur de nos attachements.
Il y a dans les arbres qui craquent
et dans les aiguilles qui crépitent
Comme une promesse de morsure féconde.
L'embrasement est déjà embrassement, étreinte
et rage de l'orage
Dans l'orange des crépuscules inverses,
Lorsque tombent les foudres et les ciels factices
Et que les loups s'enfuient pour restaurer l'immense
silence.
La musique d'Arvo Pärt est un buisson ardent
Qui se ravive sans cesse, animé
Par le vol fulgurant des archanges.
Sa forme idéale est le canon
Qui nous propulse loin
Par une série de salves en arcades
Filantes : envol et chute indissociables
Au son des trompettes de l'éternel jugement
Et les voix s'élèvent des profondeurs
Bourdon et psalmodie, plainte et clameur
Haute et claire et pleine et forte
Comme la rumeur en nous de la mer
Enfermée dans les cavernes de nos os
de poudre.
© Dionys Della Luce
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Cet hommage à la musique d'Arvo, je le lui devais depuis longtemps, depuis Tabula Rasa, Arbos, Passio, la trilogie absolue parue en 1984, 1987 et 1988 chez ECM New series. Il a été déclenché par la vidéo ci-dessus, "rencontrée" voici quelques jours. J'avais écrit un court texte sur Tabula rasa, dorénavant enchâssé dans l'improvisation de cet après-midi, nourrie de nombreuses réécoutes. En guise de prolongement, un photogramme extrait de Le Miroir (1974) d'Andréi Tarkovski.