Publié le 24 Septembre 2014

Spyros Polychronopoulos - Piano Acts

   Quel plaisir de retrouver Spyros Polychronopoulos, alias Spyweirdos, alchimiste des musiques électroniques, ici en compagnie, sur deux titres, du pianiste et compositeur Antonis Anissegos !

   Quatre actes pour près de cinquante minutes d'étrange beauté. Dans l'acte I, le piano est méditatif, confronté à un jeu d'ombre et de lumière, comme s'il rencontrait un double plus dans les aigus, avec des sons de clavecin, des sons préparés, à l'intérieur de l'instrument aussi. Beaucoup de notes résonnent longuement, dérapent sur le silence. À quelle cérémonie secrète sommes-nous conviés ? Nous tendons l'oreille, émerveillés par la délicatesse de la procession des notes, le lent déploiement des strates harmoniques qui ondulent.

     L'acte II se présente comme une reprise ad libitum de boucles lancinantes, dans lesquelles le piano est comme enserré dans un filet chatoyant de sons électroniques. Pièce très minimaliste, savamment émaillée de variations qui brouillent la donne jusqu'au vertige, elle multiplie décalages, changements rythmiques, glissandos, perturbations bruitistes, surgissement de sons parasites, sans que la phrase initiale disparaisse totalement si ce n'est dans les deux dernières minutes où elle subit une anamorphose monstrueuse avec disparition du piano et un long drone noir.

   Deux pianos semblent se répondre de part et d'autre d'un miroir dans l'acte III. La pièce est hiératique, hypnotique, comme en lévitation. L'un des pianos s'efface parfois dans un brouillard harmonique avant de reparaître et de se tenir à nouveau face à l'autre piano imperturbable. Des bruits divers s'invitent, parasitant les interstices : quelque chose se défait tandis que le piano répète ses quelques notes de manière de plus en plus carillonnante. Une dialectique de l'ordre et du chaos est à l'œuvre. Le rythme s'accélère insidieusement, dirait-on, mais le piano impassible, implacable, continue d'abattre ses marteaux ; le deuxième piano devient plus libre, joue ailleurs, avec l'orchestre surgissant par brusques mouvements comme un magma.

   Le dernier acte propose un phrasé plus jazzy, traité avec un minimalisme radical : une série de boucles de plus en plus serrées, qui semblent se mordre la queue, si bien que la ligne mélodique paraît comme une suite de boursouflures précipitées, effet de la rémanence des notes se bousculant. D'imprévus ralentis ou suspensions aèrent le cours tumultueux de la pièce, libérant de brèves bouffées lyriques. S'agit-il encore de deux pianos, d'un monstre à deux dos, ou bien d'un piano mécanique endiablé ? Car on pense parfois à Conlon Nancarrow avec cette composition virtuose, étincelante. La fin élégiaque, totalement imprévue, est magnifique, éblouissante d'être porteuse de fractures sèches, elles aussi d'une liberté belle.

   Un disque qui confirme l'importance de Spyros Polychronopoulos, aussi à l'aise dans l'électronique que dans l'acoustique. Splendide, jubilatoire, étrange : c'est Spyweirdos en majesté ! 

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Paru en 2014 chez Room40 / 4 titres / 48 minutes

Le disque n'existe pas sous forme physique : il est en téléchargement libre.

Pour aller plus loin

- le site personnel du compositeur (qui permet de télécharger librement les quatre actes en renvoyant au site du label australien Room40 (label de Lawrence English).

- album en écoute et en vente sur bandcamp  :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Publié le 16 Septembre 2014

Bryce Dessner, la renaissance symphonique.

   Voici peu, je chroniquais du même Bryce Dessner Aheym interprété par le Kronos Quartet. Signe des temps, le prestigieux label Deutsche Grammophon, référence des amoureux de la musique classique, vient de publier des compositions pour orchestre de deux musiciens de la scène pop rock, Bryce, guitariste de The National, et Jonny Greenwood, guitariste de Radiohead. Si le dernier a déjà une reconnaissance internationale dans le domaine symphonique depuis sa création de la suite pour le film There will be blood en 2007, Bryce Dessner le rejoint, confirmant la fin d'une époque où scène rock et classique, pour aller vite, se tournaient le dos. Les efforts de Bang On A Can et de ses fondateurs David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe n'y sont sans doute pas étrangers. On pourrait certes remonter aux années soixante-dix et aux nombreuses tentatives de rapprochement opérées par bien des musiciens ou groupes, qu'on songe à The Who, Neil Young pour en citer deux très connues. Mais le monde classique regardait ces efforts avec une certaine condescendance, persuadé de sa supériorité. Les temps ont changé. De nombreux pianistes classiques revendiquent leur éclectisme, cherchent la performance comme les rockeurs. Le Kronos Quartet est passé par là, qui a fait taire les sceptiques. Les frontières ont peu à peu volé en éclat. Et la Deutsche Grammophon, encore elle, consacre une collection aux "Recomposed by...", magnifique collection où l'on trouve Max Richter et sa recomposition de Vivaldi, Karl Craig et Moritz Von Oswald s'attaquant à la Symphonie espagnole de Maurice Ravel et aux Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorgski.

   Je laisse de côté la suite de Jonny Greenwood pour le film de Paul Thomas Anderson, très belle musique de film, dramatique à souhait, mais à mon sens assez convenue, pour m'intéresser aux trois pièces de Bryce Dessner.

   La première, "St Carolyn by the Sea", est inspirée par un épisode de Big Sur de Jack Kerouac. Le début est très doux, mystérieux, ouaté, la guitare de Bryce fondue dans le tissu orchestral, puis se détachant cristalline, interrogative, doublée par celle de son  jumeau Aaron (les frères Dessner sont quatre dans The National). Le son monte, l'orchestre donne de la voix, frémit. On entre dans la tourmente, majestueuse, ample, les violons déchirant l'espace de grandes courbures. Les percussions se déchaînent. La vision hallucinée de Kerouac se déploie dans des fulgurances lumineuses. Tout l'espace est occupé par l'orchestre survolté. C'est absolument superbe, avec des couleurs orchestrales variées. L'écriture est rigoureuse, claire, au service d'un dynamisme rayonnant. Par moment, des passages rêveurs aèrent cette composition puissante, notamment dans les dernières minutes, où les guitares sont justes secondées par quelques instruments de l'orchestre. Un bref crescendo final ponctue cette première pièce admirable.

   Le "Lachrimae" qui suit, inspiré de John Dowland, mais aussi de Benjamin Britten qui écrivit à partir de Dowland, du "Divertimento" de Bela Bartok pour l'écriture des cordes, est tout aussi convaincant, personnel. Après quatre minutes de discrets glissandi de cordes, de réveil orchestral pourrait-on dire, quelque chose comme une aube fragile, tâtonnante, on assiste à des surgissements aigus, acérés et brillants, avec en contrepoint un violoncelle grave. Une cadence saisit l'ensemble, le vent se lève, un violon chante, tout est suspendu dans le miracle de l'avènement qu'on sent venir. Les cordes s'agitent en tremolos répétés, guettent le mystère avec inquiétude. La lumière souffle, les cordes étincellent, je songe à certains magnifiques passages de "Weather" de Michael Gordon. C'est un orage sans tonnerre, une suite d'éclairs vibrants. Une coda fastueuse et caressante referme la composition.

" Raphael", la plus longue des trois compositions de Bryce Dessner, plus de dix-sept minutes contre un peu plus de treize pour les deux premières, parachève cet itinéraire passionnant. Mystère des appels des graves, interstices de lumière créent une atmosphère extatique ponctuée par la guitare retenue, profonde. La musique de Bryce Dessner est d'un romantisme sans mièvrerie, celui des origines, qui aspire à l'Infini, à la Beauté. L'orchestre est diapré, produit des drones ensorceleurs. La guitare resurgit de ce magma merveilleux, étincelante, pour conduire la suite du voyage de l'archange. Boucles enivrantes, pulsation puissante : joie écrasante, avant la retombée, l'harmonium élégiaque, un cor au loin, des cordes qui virent doucement, un violoncelle à la limite de l'audible, un unisson à la Arvo Pärt, une nostalgie chavirante.

   Un album vraiment superbe, qui ouvre de beaux jours aux orchestres symphoniques à l'écoute des compositeurs d'aujourd'hui. Remercions le chef du Copenhagen Phil, André de Ridder, actuel essentiel de ce renouveau. Encore un disque qui prouve la vitalité de la scène musicale néerlandaise !

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Paru en 2014 chez Deutsche Grammophon / 19 titres / 66 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Bryce Dessner, très beau !!

- "St Carolyn by the Sea" en écoute :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 6 Septembre 2014

Timber Timbre - Hot dreams

Mellotron, Novachord, Farfisa...et les autres !

   Formé en 2005, Timber Timbre, d'abord trio autour de la voix de Taylor Kirk, avec Mika Posen aux cordes et Simon Trottier aux guitares, s'est étoffé au fil des ans et des disques. Pour son cinquième disque,  Hot Dreams, le groupe canadien, toujours quelque part entre chanson à texte et pop-rock, mobilise entre trois et sept musiciens selon les titres. Bien sûr, ce qui frappe d'emblée, c'est la voix grave, un brin nonchalante, de Taylor Kirk, qui évoque celle d'un autre canadien, Léonard Cohen. Le rapprochement s'impose d'autant plus que le premier titre, "Beat the Drum slowly", mentionne à plusieurs reprises une avalanche, et comment ne pas penser au célèbre titre du troisième album "Songs of Love and Hate" sorti en 1971 ? Si l'on veut mieux cerner cette voix, je propose une autre piste, celle de Tindersticks. Croisez les deux, et vous approchez de Taylor Kirk, sans y être toutefois. 

   Maintenant, si l'on veut cerner le charme de cet album, il faut parler des timbres et des couleurs. Le nom du groupe y invite, qui joue du bilinguisme pour rapprocher le bois ou le timbre, deux sens du mot anglais "timber", du timbre français. On y gratte la guitare, on la frotte avec un archet, les cordes sont là, les percussions aussi...et les claviers prolifèrent, nous projetant dans un monde intemporel. Taylor joue du Novachord, du Farfisa, Matthieu Charbonneau du mellotron, du clavecin ou du Chamberlin M1, Olivier Fairfield du Fender Rhodes. D'où des atmosphères parfois à la King Krimson, notamment dans le magnifique, halluciné "Beat the drum slowly", pourtant commencé, en effet, doucement. Charme des synthétiseurs désuets, plongée dans l'étrange. Çà et là le ou les saxophones de Colin Stetson apporte(nt) leurs notes cuivrées. De la chanson, oui, pourtant, mais avec des échappées instrumentales superbes qui les aèrent. Comme dans le titre éponyme, presque vaporeux, sirupeux, on reste suspendu à la voix sensuelle, souple, c'est un slow langoureux, et je ne me sauve pas au galop !! Le miracle du disque, c'est l'alliance entre la voix et la variété des arrangements. Le plaisir d'un album à goûter, déguster, riche en surprise, comme l'étonnante coda du troisième titre, "Curtains?!", quasi floydienne un moment ! "Bring me simple men" serait une chanson banale si l'accompagnement n'était pas si dépaysant : le temps d'une guitare qui dérape, de cloches et d'une alliance de cordes et de marxophone (cet instrument existe bien !!), on est ailleurs. Tout est à l'avenant. L'instrumental "Resurrection Drive Pt II" donne l'impression que tous les instruments se désaccordent insidieusement, chaque note se tordant. "Grand canyon" commence comme une ballade folk, puis intervient le thérémine (j'allais l'oublier, celui-là !) pour un dernier tiers orchestral. "This low Commotion" est un blues chaloupé enveloppé notamment de mellotron, farfisa et guitare hawaïenne. "The new Tomorrow" est sans doute le titre qui fait le plus penser au chanteur de Tindersticks et à la musique de ce groupe, avec l'étonnant mélange de courtes griffures électriques et de moments nonchalants où les paroles semblent à la limite de l'inconsistance, lâchées du fond d'un suprême détachement. Le morceau bascule dans sa deuxième moitié dans des paroxysmes nerveux qui contrastent avec le mielleux du wurlitzer. Taylor Kirk joue du crooner dans "Run from me", sucrerie ponctuée par le piano grave sur un tapis discret de cordes, puis la voix se fait plus âpre, insistante, tandis que des voix féminines s'élèvent, mais au lieu de sombrer dans la mièvrerie, l'orgue Hammond, les guitares électriques, enflamment la fin. L'album se termine avec le lyrisme mélancolique et puissamment dramatique de l'instrumental "The Three Sisters", le pendant du premier titre, complètement inattendu dans un disque de chansons : écriture magnifique, chaleureuse, qui rapproche saxophone, cordes, synthétiseurs, piano et percussions.

   Un sacré beau disque !

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Paru en 2014 chez Arts & Crafts Productions / 10 titres / 43 minutes

Pour aller plus loin

- deux titres, "Beat the drum slowly" (dont il manque la très belle fin) et "Curtains?!", bien servis par des vidéos qui soulignent les affinités de cette musique avec les dérives urbaines oniriques, le film noir...   

- album en écoute et en vente sur bandcamp  :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours