Publié le 27 Août 2014
Guitariste, membre de The National, un groupe pop-rock que je ne déteste pas (contrairement à Carl Wilson ! - Même si je partage certaines réticences et critique leur nonchalance qui confine trop souvent à une mollesse agaçante, comme chez Tindersticks dont j'avais adoré les deux premiers albums, bien plus nerveux.), Bryce Dessner est aussi un compositeur à découvrir. Disons-le d'emblée : c'est là qu'il est le meilleur, qu'il a le plus d'idées ; il connaît son métier (il est diplomé de Yale), et peu m'importe qu'il soit un intellectuel - je n'en suis pas encore à la détestation très tendance des "intellos" dans ce monde où penser devient une tare honteuse. Comme tous les musiciens américains, il a écouté Philip Glass, Steve Reich. David Lang a fait appel à lui en tant que guitariste pour son disque Death speaks. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait croisé l'infatigable Kronos Quartet de David Harrington, toujours à l'affût. Le Kronos lui a commandé trois des pièces de l'album, "Aheym", "Little Blue something" et "Tenebre", la quatrième, "Tour Eiffel", lui a été suggérée...par son ami Nico Muhly ! Je suis sûr que Carl Wilson doit détester le fait que tous ces gens se connaissent, s'écoutent, collaborent à des projets communs. Moi, cela me paraît simplement le signe de la vitalité d'un milieu qui tente de vivre dans un monde souvent assez sourd à leurs musiques Pour ne rien arranger, la musique de Bryce Dessner s'inscrit parfaitement dans le sillage des productions de Bang On A Can !
Le Kronos seul interprète le titre yiddish éponyme, qui signifie "de retour", écrit en hommage à la famille juive de Bryce, venue de Pologne et de Russie. Ça commence par un vigoureux pulse à l'unisson assez reichien aux accents bruts, suivi par un passage élégiaque au violoncelle renforcé par un pizzicato au violon puis les deux autres instruments qui viennent chanter autour. La pièce prend l'allure d'une sarabande, d'une danse joyeuse et débridée, striée de cassures sèches. On est aux antipodes de la mollesse ! C'est nerveux, soudain d'une incroyable douceur. L'auditeur est emporté dans le courant énergique de boucles bondissantes. Un magnifique début, le Kronos en pleine forme.
"Little Blue someting", toujours par le Kronos Quartet seul, est un hommage à deux musiciens tchèques, Irena et Vojtech Havel, que sa sœur Jessica avait entendu jouer dans les rues de Copenhague et auxquels elle avait acheté leur dernier vinyle pour le ramener à la maison familiale. Leur musique, alliant sources populaires et motifs quasiment minimalistes, a hanté Bryce pendant des années, au point qu'il a retrouvé leur piste et les a invités à venir jouer aux États-Unis. Le violoncelle y a la part belle, écho de la viole de gambe des Havel. Musique élégiaque, qui se développe en canons contratés, puissants ou doux, avec un raffinement baroque des sonorités. Un joyau qui termine sur un crescendo, suivi d'une courte reprise incantatoire...et deux unissons très "fin de morceau", c'est la seule faiblesse. Coupez à 7 minutes 42, ce sera parfait !!
"Tenebre" célèbre à la fois deux anniversaires, celui d'un collaborateur du quatuor et les 75 ans de Steve Reich fêtés au Barbican à Londres. L'œuvre réfère bien sûr aux offices des Ténèbres les trois derniers jours de la semaine sainte, offices qui ont inspiré Palestrina, Couperin et tant d'autres. Selon Bryce, sa composition inverse les choses : au lieu d'aller de la lumière vers les ténèbres, elle partirait de ces dernières pour aboutir à l'illumination de la musique du Kronos à laquelle contribue leur responsable des lumières Laurence Neff. Comme le service des Ténèbres est normalement chanté, il a ajouté une partie vocale à la fin, lorsque la pièce s'élargit jusqu'à trois quatuors (tous enregistrés par le Kronos) : une psalmodie à huit voix de lettres hébreues par son ami Sufjan Stevens, suivies par la lecture de la première ligne du texte de l'office : « Ici commence la lamentation du prophète Jérémie. » Cette longue pièce de plus de quinze minutes s'ouvre sur un vibrato brumeux, frémissant, comme si le chaos se craquelait pour laisser surgir les plaintes du violoncelle langoureux. De brusques décrochements l'animent d'une ardeur puissante. Sur le fond sourd, les cordes grincent, râclent, des fleurs mélodiques s'ouvrent et tournoient, se referment en ronchonnant avant une nouvelle poussée vers la lumière, comme celle de 7 minutes 28, tout en aigus primesautiers, approfondie par les graves de l'alto et du violoncelle. L'aspect reichien du développement est évident, avec cependant des couleurs plus contrastées et des échappées sublimes à la Arvo Pärt, je pense aux glissendis fragiles, transparents, vers la onzième minute. Toute la fin est admirable. Le surgissement des voix de Sufjan Stevens est sidérant, tandis que les cordes ronflent, enveloppent de leurs spirales ce bouquet vocal tournoyant qui s'envole vers le ciel.
Je ne vous cacherai pas que le dernier titre, "Tour Eiffel" (Pauvres de nous, Français...), pourtant suggéré par Nico Muhly, dont j'admire tant l'œuvre, me laisse de marbre, déjà dans la partie vocale assurée par le "Brooklyn Young Chorus" au début (deux minutes environ) et à chaque fois qu'il se manifeste ; ça se gâte en dépit de la guitare de Bryce, du piano de Lisa Kaplan, de la percussion et du trombone. Le texte, certes, est du poète chilien Vicente Huidobro (1893 - 1948), qui fut l'ami d'Apollinaire. Pour le dire franchement, il aurait fallu...supprimer le chœur, laisser le petit quatuor nous conduire jusqu'à l'éventuel point culminant visé par le compositeur. C'est très difficile d'écrire de la musique vocale, je ne lui en veux pas. David Lang lui-même ne m'a pas convaincu dans son dernier disque...que je n'ai même pas acheté après l'écoute fragmentaire d'un titre (je ne suis pas le seul dans ce cas !).
Si l'on excepte ce quatrième titre, une belle réussite, un régal pour les amateurs du Kronos Quartet (absent du dernier titre...).
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Paru en 2013 chez Anti - Records / 4 titres / 45 minutes
Pour aller plus loin
- le site de Bryce Dessner, vraiment superbe, avec un large choix à écouter...
- "Aheym" avec une étonnante vidéo posté par le label (d'Amsterdam) :