Publié le 22 Mars 2016
Paru en 2013 sur le label Important Records, Bridges de Duane Pitre confirme l'estime et l'admiration que j'ai pour ce compositeur américain internationalement reconnu mais encore trop peu en France. Intéressé par l'intonation juste et la microtonalité, il a exploré les relations entre sons électroniques et instrumentation acoustique. Ici, le titre de l'album nous indique sa volonté de jeter des ponts entre les traditions musicales orientales et occidentales. Duane Pitre montre l'exemple, puisqu'il joue du cümbüs, sorte de luth de la famille des oud, du ukelin, une variété de psaltérion à archet qu'on peut voir comme une combinaison de violon et d'ukulele, de la mandoline...et utilise ordinateur et électronique. Il est accompagné par Olivier Barrett au violoncelle et par Bhob Rainey au saxophone soprano. L'album comporte deux longues plages fascinantes, parmi les plus abouties du compositeur.
"Bridges : Earth / ember / Serpent" s'ouvre sur des sons tenus qui s'entrelacent doucement, abolissant toute frontière entre sons acoustiques ou électroniques. Saxo, orgue, violoncelle ? On ne sait plus. Puis c'est le cümbüs, les cordes pincées, un cérémonial très ancien, une musique de méditation d'une suavité sauvage. L'ukelin apporte ses virgules raffinées, tout se met à ronronner pour cette ode à la terre, au feu primordial. Il semble que le monde se mette à basculer dans des spirales envoûtantes. il n'y a plus ni ouest ni est, mais un seul lieu, d'où s'élèvent les fumées instrumentales, illusions créées par le serpent qui se tord dans les braises. Tandis que tout semble se calmer, l'orgue vient transcender la scène en tendant son rideau d'arrière-plan, et les spirales à nouveau se tordent, s'enflamment, le cumbus ponctuant paisiblement la flambée si belle des sons. La pièce est d'une beauté confondante, se résorbant dans les sons tenus du début, étirés, épurés, avec des reprises alanguies et caressantes. C'est le cümbüs qui termine, royal, imperturbable.
"Bridges : Cup / Aether / Crane" commence plus âprement, cordes frottées, battements minuscules, puis c'est l'ouverture grandiose, orgue profond, abyssal, dont les graves semblent faire naître les autres sons. On retient son souffle, ce sublime-là, qui, l'ose encore dans ce monde ? De la coupe naît l'éther. Tout cesse, puis des sonorités cristallines s'élèvent. Dans quel temple sommes-nous ? Dans quel orient mental ? Cette musique est décantée, comme un concentré de quintessences. Majestueuse, elle invite au respect, au silence. L'ukelin se déploie, se taît, reprend, se taît encore : c'est le temps qui naît du rien, se dissout dans le rien, se suffit à lui-même, engendre le tout du rien. On est presque surpris de se retrouver cerné de sons qui virent autour de nous dans un nuage rayonnant, ponctué de frappes qui font penser à des cloches inconnues. Quelle majesté douce, quelle force vibrante ! Comment ne pas s'élever, abandonner la matière pesante ? L'ukelin nous y aide dans sa coda enivrante.
Un album magnifique. La musique y réussit ce que le monde politique, économique, ne parvient pas à réaliser : l'abolition de l'opposition prétentieuse entre tradition et modernité dans une fusion supérieure, impeccable. Une invitation au ravissement !
Le dépliant six faces est superbement illustré de surcroît !!
Paru en 2013 chez Important Records / 2 titres / 38 minutes. C'est le seul défaut de ce disque, sa brièveté...Défaut oublié !
Pour aller plus loin :
- le site de Duane Pitre
- la page consacrée au disque sur le site du label.
- mes articles sur : Feel free (2012) / Organized pitches occurring in time (2007) / "The Harmonic series", compilation sous sa direction.
- Un extrait du disque sur soundcloud :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)