Publié le 30 Janvier 2025
J'ai longtemps hésité avant de rendre compte de ce disque, qui me paraissait un fourre-tout confus. Plusieurs écoutes ont décanté cette impression et me permettent de lui rendre aujourd'hui justice. Resonance Unbound (Resonance détachée) est le premier disque de Elisabet Curbelo, une artiste espagnole polyvalente dont la musique embrasse des compositions pour ensemble ou pour solistes, chœur, électroacoustique, électronique. Influencée par les techniques vocales d'Asie occidentale, elle nous propose ici un voyage dans les pays où elle a vécu : Îles Canaries (elle y est née), Madrid (Espagne), Istanbul (Turquie) et San Diego (Californie). Chaque composition mêle traditions musicales des lieux et expérimentations électroacoustiques.
La première pièce, "Canarian Bayram", est interprétée par le University of Utah Ensemble. Inspirée par des berceuses canariennes et turques, elle superpose marche militaire ottomane et musique de procession d'une statue de la Vierge. Le début est lent, rêveur, promenade au piano accompagnée de bruit de ressac et d'une guitare vaporeuse, puis un violon dessine quelques arabesques, une clarinette s'en mêle, peut-être un basson ou un trombone. Impression d'enchantement, à partir de laquelle la pièce s'étoffe, mêle les accents d'une sorte de marche funèbre grotesque et d'une fête endiablée, avant un silence suivi d'un retour à la rêverie initiale, plus langoureuse encore.
"Fantasia Flamenca", pour danseuse de flamenco et électronique, s'éloigne des clichés du flamenco pour proposer une chorégraphie mystérieuse : battements des pieds erratiques, voix enrouée, enroulements et brouillards synthétiques lointains, chuintements, rythmique perturbée. C'est une fantaisie à la manière de E.T.A. Hoffmann, qui devient inquiétante, grinçante, comme de créatures monstrueuses venues d'un tableau de Johann Heinrich Füssli... ou de Goya, bien sûr, celui de Los Caprichos (Les Caprices ou Les Fantaisies). Cette musique à l'imagination débridée est vraiment réjouissante, délicieusement infernale !
"Roxanne’nın Dönüşümü" (titre 3, La Transformation de Roxanne), composée à Istanbul, reflète la vie trépidante de cette ville animée. Pièce de musique concrète, elle ne me séduit guère, en dépit d'une aura fantastique qui transcende un peu la pauvreté de la perspective. Un exercice d'école pour cette jeune compositrice, capable de bien mieux...
C'est le cas de la pièce suivante, "Kara Toprak"(Terre noire), beau dialogue entre la voix d'Elisabet et le qanûn [famille des cithares sur table] de Sanaz Nakhjavani. Le dialogue proprement dit est précédé d'une introduction électronique caractéristique de la manière dont la compositrice crée des climats étranges. Chuchotements et mouvements de textures moirées précèdent de courtes phrases interrogatives d'un instrument non identifié, et la voix s'élève dans une atmosphère prenante de rituel soufi, ses mélismes mêlés au frémissement du qanûn. La pièce prend alors les allures frénétiques d'une marche accélérée à l'extase. Superbe envolée avant le retour de bourdons et de chuchotements, comme si nous étions dans ces grandes citernes souterraines enfouies depuis des siècles.
"Mikrop" (titre 5, Germe) reste à la même altitude. On croit entendre une voix, et c'est l'alto de Ulrich Mertin qui apparaît dans une ambiance trouble et inquiétante pour la zébrer de déchirements, de miaulements. C'est un univers en voie d'implosion, l'univers d'un film de science-fiction mêlée d'horreur, comme Alien par exemple, que fait surgir l'écriture d'Elisabet Curbelo. On ne quitte pas l'étrange avec "Epulos", pièce nommée d'après l'une des plus grandes bactéries trouvées sur Terre, représentée si l'on veut par une contrebasse plus grande que d'habitude, accordée différemment selon une scordatura destinée à en intensifier l'étrangeté, d'autant que certaines cordes sont préparées avec une règle posée sur elles. Cette veine très expérimentale, très "contemporaine" dans son abstraction qui se voudrait mimétique de la vie de la bactérie, me laisse pour le moins perplexe : c'est le deuxième maillon qui expliquait mes réticences initiales.
Le dernier titre, inspiré par le travail du percussionniste Steven Schick, qui dirige ici le Renga Ensemble, est heureusement plus convaincant. Le chef d'orchestre joue le rôle de soliste, utilisant ses gestes pour agir sur la distribution spatiale des sons. Le titre "L'anello" s'explique par le fait que la composition voudrait évoquer l'éclat et la nature multiforme d'une bague en diamant. Souffles, frottements, sifflements, clochettes, créent une atmosphère fascinante sur laquelle se greffe une polyphonie instrumentale raffinée, à mi-chemin d'un orchestre type gamelan et d'une sorte de Big band au jeu minimal et décalé.
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Un disque parfois déconcertant, mais audacieux, qui réserve de belles surprises dépaysantes loin des sentiers battus.
Paru en septembre 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 7 plages /57 minutes environ
Pour aller plus loin
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