electroacoustiques

Publié le 30 Janvier 2025

Elisabet Curbelo - Resonance Unbound

   J'ai longtemps hésité avant de rendre compte de ce disque, qui me paraissait un fourre-tout confus. Plusieurs écoutes ont décanté cette impression et me permettent de lui rendre aujourd'hui justice. Resonance Unbound (Resonance détachée) est le premier disque de Elisabet Curbelo, une artiste espagnole polyvalente dont la musique embrasse des compositions pour ensemble ou pour solistes, chœur, électroacoustique, électronique. Influencée par les techniques vocales d'Asie occidentale, elle nous propose ici un voyage dans les pays où elle a vécu : Îles Canaries (elle y est née), Madrid (Espagne), Istanbul (Turquie) et San Diego (Californie). Chaque composition mêle traditions musicales des lieux et expérimentations électroacoustiques.

Elisabet Curbelo

Elisabet Curbelo

   La première pièce, "Canarian Bayram", est interprétée par le University of Utah Ensemble. Inspirée par des berceuses canariennes et turques, elle superpose marche militaire ottomane et musique de procession d'une statue de la Vierge. Le début est lent, rêveur, promenade au piano accompagnée de bruit de ressac et d'une guitare vaporeuse, puis un violon dessine quelques arabesques, une clarinette s'en mêle, peut-être un basson ou un trombone. Impression d'enchantement, à partir de laquelle la pièce s'étoffe, mêle les accents d'une sorte de marche funèbre grotesque et d'une fête endiablée, avant un silence suivi d'un retour à la rêverie initiale, plus langoureuse encore. 

   "Fantasia Flamenca", pour danseuse de flamenco et électronique, s'éloigne des clichés du flamenco pour proposer une chorégraphie mystérieuse : battements des pieds erratiques, voix enrouée, enroulements et brouillards synthétiques lointains, chuintements, rythmique perturbée. C'est une fantaisie à la manière de E.T.A. Hoffmann, qui devient inquiétante, grinçante, comme de créatures monstrueuses venues d'un tableau de Johann Heinrich Füssli... ou de  Goya, bien sûr, celui de Los Caprichos (Les Caprices ou Les Fantaisies). Cette musique à l'imagination débridée est vraiment réjouissante, délicieusement infernale !

"Roxanne’nın Dönüşümü" (titre 3, La Transformation de Roxanne), composée à Istanbul, reflète la vie trépidante de cette ville animée. Pièce de musique concrète, elle ne me séduit guère, en dépit d'une aura fantastique qui transcende un peu la pauvreté de la perspective. Un exercice d'école pour cette jeune compositrice, capable de bien mieux...

C'est le cas de la pièce suivante, "Kara Toprak"(Terre noire), beau dialogue entre la voix d'Elisabet et le qanûn [famille des cithares sur table] de Sanaz Nakhjavani. Le dialogue proprement dit est précédé d'une introduction électronique caractéristique de la manière dont la compositrice crée des climats étranges. Chuchotements et mouvements de textures moirées précèdent de courtes phrases interrogatives d'un instrument non identifié, et la voix s'élève dans une atmosphère prenante de rituel soufi, ses mélismes mêlés au frémissement du qanûn. La pièce prend alors les allures frénétiques d'une marche accélérée à l'extase. Superbe envolée avant le retour de bourdons et de chuchotements, comme si nous étions dans ces grandes citernes souterraines enfouies depuis des siècles.

   "Mikrop" (titre 5, Germe) reste à la même altitude. On croit entendre une voix, et c'est l'alto de Ulrich Mertin qui apparaît dans une ambiance trouble et inquiétante pour la zébrer de déchirements, de miaulements. C'est un univers en voie d'implosion, l'univers d'un film de science-fiction mêlée d'horreur, comme Alien par exemple, que fait surgir l'écriture d'Elisabet Curbelo. On ne quitte pas l'étrange avec "Epulos", pièce nommée d'après l'une des plus grandes bactéries trouvées sur Terre, représentée si l'on veut par une contrebasse plus grande que d'habitude, accordée différemment selon une scordatura destinée à en intensifier l'étrangeté, d'autant que certaines cordes sont préparées avec une règle posée sur elles. Cette veine très expérimentale, très "contemporaine" dans son abstraction qui se voudrait mimétique de la vie de la bactérie, me laisse pour le moins perplexe : c'est le deuxième maillon qui expliquait mes réticences initiales.

   Le dernier titre, inspiré par le travail du percussionniste Steven Schick, qui dirige ici le Renga Ensemble, est heureusement plus convaincant. Le chef d'orchestre joue le rôle de soliste, utilisant ses gestes pour agir sur la distribution spatiale des sons. Le titre "L'anello" s'explique par le fait que la composition voudrait évoquer l'éclat et la nature multiforme d'une bague en diamant. Souffles, frottements, sifflements, clochettes, créent une atmosphère fascinante sur laquelle se greffe une polyphonie instrumentale raffinée, à mi-chemin d'un orchestre type gamelan et d'une sorte de Big band au jeu minimal et décalé.

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Un disque parfois déconcertant, mais audacieux, qui réserve de belles surprises dépaysantes loin des sentiers battus.

Paru en septembre 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 7 plages /57 minutes environ

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Publié le 27 Novembre 2024

Samuel Reinhard - Movement

[À propos du disque et du compositeur]

   Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music (voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système  prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.

Samuel Reinhard

Samuel Reinhard

[L'impression des oreilles]

   Quatre poèmes de la durée mouvante...

   Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.

   "N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.

   Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...

Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...

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Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.

Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ

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Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 2 Octobre 2024

Christophe Havard et Jocelyn Robert (5) - Constellation Guérande

[À propos du disque et des compositeurs] 

   Constellation Guérande, pour orgue à tuyaux, est le fruit de la collaboration entre Jocelyn Robert, compositeur et fondateur d'Avatar (Centre d'art audio et électronique à Québec, ville) et Christophe Havard, compositeur et créateur sonore associé à Athénor (Centre national de création musicale à Saint-Nazaire, France). Les deux musiciens explorent les nouvelles possibilités offertes par cet orgue augmenté (chaque commande électrique a la possibilité d'être actionnée électroniquement).

   Réalisée spécifiquement pour la collégiale Saint-Aubin de Guérande, elle a été interprétée en public à plusieurs reprises le samedi 30 avril 2022  dans un parcours nomade à l'intérieur de la collégiale et à l'extérieur (sons du marché du samedi, atmosphère calme du soir, tenant compte de l'acoustique et de la porosité des espaces traversés, parcours que le public était invité à suivre), avant dans un second temps d'être retravaillée dans les studios d'Avatar à partir des enregistrements des concerts. C'est cette nouvelle version, portant le même titre, qui est enregistrée sur la clé USB. Composition et programmation logicielle de Jocelyn Robert ; déambulation, microphones et enregistrements de base de Christophe Havard. Mixage en commun en studio de la pièce finale.

   On entend donc un montage associant la partition et, plus ou moins, les bruits et atmosphères de la ville modifiés au fil de la journée. Le titre donné, Constellation Guérande, vient du parcours dessinant une constellation (voir la couverture du disque).

La Collégiale Saint-Aubin à Guérande (Québec)

La Collégiale Saint-Aubin à Guérande (Québec)

L'orgue de la collégiale

L'orgue de la collégiale

Christophe Havard, à gauche, et Jocelyn Robert au centre

Christophe Havard, à gauche, et Jocelyn Robert au centre

[L'impression des oreilles]

Remarque préliminaire : l'auditeur de l'œuvre n'est pas in situ, il lui faudra donc de l'imagination pour reconstituer le parcours, l'environnement, à partir des bruits enregistrés avec elle, ou de toute manière accepter cet accompagnement sonore de la musique. À écouter de préférence au casque...

Une musique céleste

   L'œuvre commence très doucement, une ou deux notes à peine touchées, en boucle, comme un appel à l'écoute venu du fond de l'orgue. Puis une troisième monte, plus longue, avec en sourdine un bourdon discontinu. Vers huit minutes, l'instrument donne de la puissance tout en gardant un velouté à frissonner. Et c'est un chant d'humilité qui se déploie en longues boucles. Sur une base de graves, des aigus dessinent des figures un peu tremblées. Revient l'appel du début, refrain structurant, plus étoffé, enveloppé de sons d'ambiance, avant une deuxième poussée, profonde, sur une ondulation bourdonnante. Ce qui frappe, c'est la suavité de cette musique que les bruits environnants n'atteignent pas, car elle est sur un autre plan, transcendant. Je dirai qu'elle les élève, leur donne une noblesse qu'ils n'ont pas. On se laisse porter par ce flux ineffable qui, même entendu de l'extérieur de la collégiale, met son baume sur toutes choses. Lorsque la musique semble perdue, une rémanence plane, c'est le sacré qui auréole les activités profanes quotidiennes. Et elle revient, bourdon à peine audible sous les cloches qui sonnent, elle est là derrière les murs, on comprend qu'elle durera toujours, qu'elle est l'émanation du temps divin.

 

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Une splendeur...

L'intérieur de la collégiale

L'intérieur de la collégiale

Paru en septembre 2023 chez merles (Québec, Canada) / 1 plage / 48 minutes environ // Carte USB avec sons et images

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Publié le 9 Mai 2023

Germaine Sijstermans / Koen Nutters / Reinier van Houdt - Circles, Reeds, and Memories

   Ce disque rassemble trois compositions de compositeurs néerlandais différents :  Linden (2020) de la clarinettiste et compositrice Germaine Sijstermans  ; A Piece with Memories (2017) du compositeur, écrivain, organisateur Koen Nutters, dont les liens avec le mouvement Wandelweiser sont étroits ; et enfin Harmonic Circles du pianiste et compositeur Reinier van Houdt, dont je suis devenu peu à peu un inconditionnel (cf. Lettres et Replis de Bruno Duplant, Lieues d'ombres de Jürg Frey, drift nowhere past / the adventure of sleep en tant que compositeur...). La musique est jouée par le trio constitué par les trois musiciens : clarinette et clarinette basse, voix, pour Germaine Sijstermans ; orgue harmona, voix, objets, sons sinusoïdaux et de terrain pour Koen Nutters ; et harmonium indien, voix, orgues pré-enregistrés et bandes magnétiques pour Reiner van Houdt. Le disque est l'enregistrement du concert donné à la Chapelle Savelberg de Heerlen dans la province néerlandaise du Limbourg en décembre dernier.

L'ère de la raréfaction

   Je n'avais rien écrit sur le précédent double album de Germaine Sijstermans, Betula, rebuté par l'aridité d'une musique rien moins que joyeuse. J'avais d'ailleurs abandonné l'écoute, restée très partielle. Depuis, j'ai écouté plus attentivement certaines compositions du mouvement Wandelweiser. Mon oreille a changé. Je reçois mieux Linden. Son dépouillement ne me surprend plus. C'est une musique très exigeante, qui ne distille ses beautés qu'avec parcimonie, comme par surcroît. Il faut une grande patience, s'abandonner à cette levée successive d'idées harmoniques sculptées par le silence. Alors seulement, on remarquera la beauté des timbres, la grâce fine des gestes. Comme de la musique gagaku, du gagaku religieux, sans les chants, ralenti, décanté, avec des arabesques très étirées mettant en valeur la clarinette et l'harmonium et toutes sortes de bruits, crissements, une vie minuscule, esquissée... Une musique-phénix, renaissant sans cesse de ses cendres dans une sorte d'extase née de la contemplation du vide, du rien. Une manière de toucher le silence, pour en extraire quelques branches ou pousses à la croissance très lente : ces tilleuls (Linden) sont la frêle efflorescence du silence ému.

Plénitude radieuse  

   La pièce de Koen Nutters, A Piece with Memories, commence presque comme une messe, avec deux célébrants se répondant par fragments vocaux mystérieux, puis des sons sinusoïdaux ténus viennent tisser un fond sonore vibrant tandis que se poursuit en arrière-plan, dans l'ombre si l'on veut, l'échange, la profération des  souvenirs du titre. Autant la composition de Germaine Sijstermans jouait sur la discontinuité, autant celle-ci repose sur une continuité sans faille, enrichie d'orgues et des autres instruments du trio. Se déroule une toile ample, somptueuse, légèrement ondulante, informée et soulevée par des surgissements internes. C'est une musique rayonnante, vibrante, de laquelle se dégage une grande paix. L'extase, ici, est plénitude.

La Beauté sera convulsive...

   Reinier van Houdt  ne déçoit pas mon attente avec Harmonic Circles. C'est une troisième forme d'extase que sa composition déclenche, une extase enivrante, dangereuse. Les cercles harmoniques tournent, nous enveloppent, nous saisissent pour nous plonger dans un univers à la fois resplendissant et très sombre, aux vibrations profondes, sépulcrales. Beauté terrible, fascinante, dans laquelle se lovent des lamentations insensées. Beauté pulsante, irradiante, d'un énorme cœur de lave aux bourdons abrasifs qui prennent peu à peu possession de votre caverne cervicale. Absolument envoûtant, superbe !

   Trois compositions magistrales, trois formes d'extase, par un trio de remarquables musiciens  !

Paru en avril 2023 chez elsewhere music / 3 plages / 60 minutes environ

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Publié le 14 Février 2023

Yves Daoust - Docu-fictions

    Où commence et où finit la musique ? Les œuvres électroacoustiques rendent cette question caduque, ou non-pertinente. Je m'aventure sur un terrain que je connais encore mal, surpris moi-même d'avoir accroché aux Docu-fictions du canadien Yves Daoust, qui n'en est pas à son coup d'essai. Ce nouvel opus se rattache selon lui à sa première œuvre électroacoustique, Paris, les Grands magasins (1975). Construite à partir des confidences (supposées ? réelles ?) d'une courtisane, la première œuvre du disque nous donne deux versions de l'histoire de Lily, l'une acousmatique et l'autre mixte. Deux versions qui doivent être envisagées à la lecture de la phrase du compositeur Alain Savouret placée en exergue : « Reconstruire à partir d'éléments séparés pour faire une fausse réalité plus lisible. »

   La saint Valentin, autrement...

    Les deux versions de "Lily" sont, je trouve, particulièrement réussies. Elles alternent, superposent, des fragments de confession de la courtisane et des recréations sonores de fantasmes, rêves. D'une version à l'autre, le trouble s'accroit, les frontières s'abolissent. Tandis que la version acousmatique reste relativement "sérieuse", même si le travail de montage, d'enrobage, met en perspective la confession, en souligne l'étrangeté dans des mises en oreille parfois érotiques, la version mixte est plus folle, délirante. L'accordéon et le violon dérapent, ou nous plongent dans une atmosphère onirique dominée par les accents du plaisir. Ces documentaires sont tout sauf froids, gorgés d'une sensualité plastique. La musique est gloussements, gémissements, souffles, moments d'ouateuses agitations à demi éveillées. Comme il est bon de n'entendre ni considérations morales, si platitudes sociologiques, ni chiffres à l'appui !  Yves Daoust nous emmène dans les arcanes du sexe avec une merveilleuse et rafraîchissante ingénuité.

   La suite, un court intermède, un long impromptu de plus de quinze minutes... nous délivre de l'étouffement du réel. Bruits de rues, de manifestations, extraits de discours politique, tout est embarqué dans la musique. L'Impromptu 2 est une splendeur. Piano et synthétiseur jouent une partition étincelante avec un médium fixe. Comment mieux dire que la musique transcende le réel, qu'elle l'illumine, le sauve de sa sécheresse, de son étroitesse, parce qu'elle lui réinjecte une autre vie au-dessus de la vie, qu'elle le transperce pour en extraire et diffuser des profondeurs inconnues ? Les manifestations ne délirent pas moins que les fantasmes érotiques, non ?

   "Calme chaos", pour orchestre de chambre et medium fixe, commence avec des sons de réunions politiques publiques. Un orateur profère : « Aujourd'hui le Québec va commencer à vivre ! » Mais le chaos orchestral guette. Après un silence total, une voix sourde affirme : ...« et dans vingt ans toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle infinie (? ) et très haute...» La phrase est coupée, submergée par l'orchestre de chambre qui semble n'obéir à personne. Début déroutant, provocant, qui multiplie les citations, les genres musicaux. De l'oxymore du titre, on semble ne retenir que "chaos", malgré des accalmies. Il faut au moins cinq minutes pour que l'auditeur retrouve un semblant de fil conducteur. Car s'il y en a un, c'est peut-être cet hommage, décalé et indirect, à une certaine musique d'orchestre, son âge d'or, celui de Aïda par exemple. Des fragments d'entretiens font entendre les voix d'adultes évoquant le rapport de leur père, plus rarement de leurs parents, à la musique. Puis ce sont des prises lors de leçons ou d'exercices. Peu à peu se déroule une curieuse histoire de la musique, surgie des ruines des mémoires et des chevauchements de bribes d'interprétation dans le plus joyeux désordre. L'ensemble ne m'a cependant pas convaincu, ni séduit. Le disque s'en passerait bien...

    Une musique acousmatique et électroacoustique passionnante et belle grâce à un art du montage consommé qui érotise et onirise le contenu documentaire [ les deux Lily ], ou le détourne pour l'emmener en d'étranges et superbes contrées sonores [ Intermède et Impromptu 2 ]. [ Je laisse de côté "Calme chaos", vous m'avez compris... ]

 

Paru début décembre chez empreintes DIGITALes / 5 plages / 1 h et 7 minutes environ

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Publié le 18 Janvier 2023

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

   Imaginez d'une part un ensemble de chambre souhaitant intégrer des instruments électroniques dans son répertoire, et de l'autre un compositeur de musique concrète, acousmatique, improvisateur à partir d'instruments électroniques, poète et essayiste. Imaginez leur rencontre : l'Ensemble australien Decibel et le marseillais Lionel Marchetti se sont rencontrés lors d'une visite effectuée par Lionel en Australie en 2019. Venu avec une partition concrète, le français l'a adaptée au fil des répétitions et des interprétations, intégrant des enregistrements des instruments acoustiques avec des synthétiseurs, des bandes magnétiques et des manipulations électroniques dans son studio personnel. De plus, sa disposition peu orthodoxe des hauts-parleurs a contribué à mêler les sons, à les rendre indiscernables, ce qui ne facilite pas la tâche de l'auditeur critique, mais opère une sorte de transmutation féconde, passionnante pour l'oreille aventureuse, vraiment ouverte.

   Penche-toi sur la musique...et écoute !

   Le disque comporte deux pièces de longueur très inégale : "Le lac intérieur", le titre éponyme de plus de trente-six minutes, et  une quasi miniature d'un peu plus de deux minutes titrée "La Patience". [ Je ne vous cache pas mon bonheur de retrouver du français... au milieu d'une mer linguistique de plus en plus tristement uniformisée... ]

Au cœur de l'immense en toutes saisons

  Penche-toi sur la musique, et écoute...

   Le vent se lève sur le lac intérieur, un vent fracturé sur un autre vent de drone. Monte un synthétiseur, et le vent tournoie en griffures légères. On entend une voix, peut-être, un son continu. C'est le début de "Inland Lake (Le lac intérieur)". Un battement agite la toile sonore, de plus en plus agitée, traversée de "voix" rauques, des sons comme on en entendait chez Jocelyn Pook sur la bande originale de Eyes Wide Shut. Une cloche résonne dans le mur tourmenté, troué d'interventions diverses. Le violoncelle déchire ce lac vivant, en constante métamorphose derrière et sous la linéarité de la micro pulsation travaillant les particules électroniques en suspension. Autour de treize minutes survient une phase de calme relatif, comme si tout allait se fondre dans la vague de synthétiseur, mais des sifflements presque langoureux enchantent le paysage sonore, en proie à un mouvement de montée extatique. Le violon (ou l'alto) est en apesanteur, comme vaporisé. Un bip répété évoque une communication avec l'au-delà, qui sait, dans cette atmosphère de plus en plus irréelle qui déploie de lentes volutes. L'espiègle côtoie le majestueux, l'onirique. Des esprits chuchotent, une radio fantôme crachote. De l'intérieur sourdent des drones, des sonorités distordues, écorchées. En même temps, tout baigne dans une immense douceur, une lumière diffuse. Une autre voix étrange surgit dans un autre moment de calme, de disparition, qu'un roulement de tambour signale comme un moment magique, avec l'apparition de voix plus mystérieuses, désincarnées. La musique se décante, se recharge de splendeur trouble, pour une levée de brume qu'envahissent des poussées synthétiques et des sons aigus, fins comme des lames de cristal; Ô le bel ondoiement de la toile sonore, dont on suit au ralenti la torsion et la lente efflorescence somptueuse  !

    Le deuxième titre, "La Patience", commence avec ce qui ressemble à des bols chantants, puis le piano et la percussion font une brève apparition, qui se répètera ensuite, sur un fond mystérieux et aérien, avec une curieuse "voix". Le morceau juxtapose gestes discontinus et trame continue dans une petite fresque charmante et forte, qui semble nous narguer derrière des apparitions fantastiques.

  L'auditeur (lecteur), peut-être inquiété par les appellations "musique concrète" ou "acousmatique", s'aperçoit au bout de ce parcours qu'il avait bien tort de se fier à des étiquettes étriquées. Car la réussite de ce projet tient à l'alchimie du processus compositionnel : acoustique et électronique tissent une trame poétique, ni plus ni moins, d'une constante beauté animée d'une vie secrète. L'inquiet pouvait se fier, ici, à l'image de couverture, magnifique [ Photographie de Bruno Roche ]. Vous aviez trop vite oublié, ou vous ne saviez pas, que Lionel Marchetti est aussi poète, donc deux fois musicien ! Voici d'ailleurs le poème en lien avec cette musique :

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

Paraît le 20 janvier 2023 chez Room40 / 2 plages / 38 minutes environ

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---> En complément, un extrait de la première collaboration entre Lionel Marchetti et l'Ensemble Decibel, sur le même label Room40 :

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Publié le 9 Septembre 2022

Various Artists - Epiphanies

   Une fois de temps en temps, une compilation... Pourquoi pas ? Celle-ci est publiée par le label suisse (de Lucerne)  Hallow Ground, dont j'aime beaucoup le slogan d'intention : « Pour la Musique et l'Art qui mène aux visions » (For Music and Art that leads to visions). Beaucoup de monde sur ce disque très généreux. Des musiciens liés aux musiques électroniques, déjà connus sur d'autres labels comme Room40 représenté par Lawrence English ou Siavash Amini.

   Ce sont musiques de plénitude, gorgées de surprises sonores : électroniques, électro-acoustiques, drones, qui tentent d'approcher par le son le phénomène de l'épiphanie, manifestation d'une réalité cachée nous dit le dictionnaire. Aussi nombre de musiciens brouillent-ils les frontières entre acoustique et électronique, travaillent-ils les textures pour les densifier, suggérer une présence, un mystère au creux des sons.

   Impressionnant début avec "Baldaquin", du propriétaire du label Remo Seeland : un mur de drones se met peu à peu à laisser entendre d'autres couches sonores et à tintinnabuler sur la fin. "Peri-Acoustic-Feedbacks" de A. Frei est un titre étrange à base de raclements percussifs, de sons de cloches, de poussées de drones : un des joyaux de cette compilation ! Maria Horn signe un autre grand moment avec "Oinones Death pt 1", flûte à bec contrebasse et verre frotté : lamento somptueux !

   Dans le sillage de Maria Horn, le troublant "Withinside" de Atmosphere déroule des boucles d'orgue ou de synthétiseur, on ne sait plus très bien, émaillées de crépitements réguliers. C'est également superbe. "Kumo" de FujiIIIIIIIIIta combine les sons d'un orgue construit par ses soins avec un shō, orgue à bouche chinois, pour une pièce post-minimaliste tout en stries sonores... Lawrence English déchaîne les démons dans "Outside the City of God" en jouant des aigus tenus de son orgue avant de les recouvrir par un fond de drones et de draperies délicates. La toile électronique ondoyante de Samuel Savenberg dans "The Endless Present" se craquèle finement pour laisser le passage à d'étranges voix déformées accompagnées de quelques notes éparses. Siavash Amini, dans "Spuming Silver" fond des instruments à cordes dans des textures électroniques miroitantes pour créer une musique ambiante fascinante, lentement fastueuse.

  

   Nous n'en sommes qu'à la huitième piste... Et après ? C'est toujours aussi bon ! Magda Drozd signe avec "Suspended Dreams" une pièce mystérieuse pleine de grésillements, de lourdes et lentes percussions, une sorte de cérémonie exténuée s'enlisant dans les bruits. "Exerpt from Piano Study" d'Akira Sileas nous plonge à l'intérieur d'un instrument qui n'est pas un orgue, véritable moteur de drones ronflants, avec à l'arrière-plan de curieux craquements, les bribes d'une mélodie peut-être, une corde qui grince, comme les traces d'un occupant inconnu. Laurin Huber, sur "Puolipilvistä (Partly Cloudy)", suggère aussi une présence par des bruits divers d'objets familiers et de miaulements, bruits transcendés par des écoulements d'eaux et un flux mélodique de sons tenus. La juxtaposition de cette musique concrète avec la toile ambiante minimale est très belle, émouvante. On revient vers une pure musique ambiante avec "For Alice" de Norman Westberg : accords gras de guitares sur un fond lourd de bourdons. Fascinante abstraction minimale avec "Alternatio - Alternatio" de Miki Yui : ondes sinueuses, gouttes amplifiées sur une texture mouvante.

   Le pianiste et compositeur Reinier van Houdt, interprète notamment de Dead Beats d'Alvin Curran, et dont j'ai chroniqué récemment le magistral double album drift nowhere past / the adventure of sleep, donne avec "Dream tract" sans doute le plus beau titre de cette riche compilation : une somptueuse rêverie électro-acoustique à la fine granulation ponctuée de frappes percussives sourdes, de clapotements et d'indices de présence, avec, dans la seconde moitié, une montée onirique extraordinaire de sons brouillés et de vagues synthétiques à l'arrière-plan. Valentina Margaretti utilise les percussions pour un étrange ballet d'invisibles : frottements, roulements sourds, frappes discrètes, créent une atmosphère surnaturelle. Quant à Martina Lussi, son "Losing Ground", dernier titre de l'album, est un tapis mouvant de froissements sur un fond immobile d'orgue, dont surgit peu à peu un fragment mélodique en boucles serrées, envahi à la fin par des voix synthétiques. Aussi une des très belles Épiphanies de cette étonnante compilation d'un label si bien nommé, Sol Sacré (Hallow Ground) !

Loin d'être un fourre-tout, cette remarquable compilation rassemble des expérimentations sonores qui ne cessent de nous surprendre, nous envoûter en suggérant un ailleurs déjà là entre les plis !

Paru en novembre 2021 chez Hallow Ground   /  16 plages / 1 heure 18 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2022

Luca Forcucci - The Room Above

    Luca Forcucci a étudié la musique électroacoustique à Genève, conduit des recherches à l'INA/GRM à Paris, gagné de nombreux prix internationaux. Sa musique est publiée notamment par Sub Rosa (Bruxelles), Cronica Electronica (Porto), son propre label LFO Editions, et pour ce disque par la maison de disques japonaise mAtter. The Room After a été enregistré dans l'église située au-dessus du Cercle Helvétique de Gênes, où il était en résidence entre septembre et décembre 2020. Dans cette église, Luca a joué quatre jours consécutifs, sans partition, sur l'orgue. Il dit avoir tenté de faire entrer l'identité sonore architecturale du bâtiment dans l'enregistrement, qui superpose et mêle à ce substrat d'orgue les réverbérations amplifiées et échantillonnées, des enregistrements de terrains et la projection d'autres espaces sonores, ceux d'autres concerts dans d'autres lieux, si j'ai bien compris.

    L'album se décompose en trois moments, titrés en décomposant le titre : "The" / "Room" / "Above". La première partie s'envole sur l'orgue tournoyant au milieu d'un halo électronique, s'abîmant dans des trous noirs de bruits blancs ou noirs. On vogue dans la mer cosmique, submergé de vagues énormes qui n'empêchent pas le radieux de monter toujours plus haut dans une lumière d'orage magnétique, avec des déchirements, des hachures. Rien n'arrête la trajectoire de cette beauté fulgurante en perpétuelle métamorphose !

   "Room", c'est la chambre des rumeurs, des esprits, la chambre hantée, dans laquelle la polyphonie des espaces sonores résonne, donnant naissance à un mille-feuilles vertigineux. L'espace ainsi creusé, agrandi, accueille tous les monstres électroacoustiques qui recouvrent l'orgue d'une toge grouillante, mais l'orgue se défend, resurgit en lames rayonnantes. Étonnant concerto goyesque où ne manquent pas les grotesques, les apparitions à la Füssli dans la traîne majestueuse de l'orgue. Prodigieuse musique !

   La troisième partie, "Above", si elle voit le retour en force de l'orgue, est aussi la plus envahie de perturbations électroniques lourdes. Morceau stratosphérique où la robe royale de l'orgue est fissurée de secousses, secouée, tronçonnée, sans d'ailleurs qu'elle perde de sa beauté transcendante, au-dessus de toute souillure, de toute atteinte.

   Un disque éblouissant, à écouter d'une traite !

Paru début juin 2022 chez mAtter / 3 plages / 35 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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