Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
J'avais sélectionné ce disque, puis je l'avais écarté, déçu par quelques fragments. L'ayant écouté voici peu dans sa continuité, ce qu'on ne peut pas toujours faire, ou ce qu'on ne prend pas le temps de faire pour diverses raisons, j'ai été conquis. D'où sa réintégration dans ces colonnes.
Artiste visuel et sonore vivant à New-York, David Lee Myers, à son actif plus de soixante disques et des collaborations avec des grandes pointures de la musique électronique comme Merzbow ou Tod Dockstader, écrit ce qu'il nomme une musique à déplacement temporel en utilisant un mélange variés de retours (feedback), d'autres sources de bruits et des sons trouvés qui sont retardés, retraités, déplacés. Depuis l'introduction des unités de retard à bande, David Lee Myers est fasciné par le fait de prendre un moment du temps, de le stocker puis le déplacer et le plier sous différentes formes.
Fermentations chaotiques du Temps
L'album comprend quatre pièces, chacune entre treize et dix-neuf minutes environ. Quatre immersions dans une musique infiniment fluctuante. "Equality of Powers" pose les fondements d'un univers composé de couches rayonnantes, animées, hantées par des bruits enchâssés dans le flux chatoyant sous-tendu d'un chevauchement continu de drones. On reconnaît la touche Dockstader à la manière dont la musique semble générée par des ondes courtes, leur superposition et leurs conflits incessants, le tout ramené vers l'égalité par le mouvement perpétuel dans lequel il est emporté. Le temps est incessante variation, recomposition, il n'existe que dans le mouvement, l'instant de son émission.
De longues sinusoïdes caractérisent le début de "Iniquities", pièce dans laquelle le temps se met à rutiler, à émettre des merveilles sonores en forme de tournoiements, de vrilles frangées de particules lumineuses. On est au cœur de cet album, on s'enfonce dans une forgerie de splendeurs foisonnantes. C'est notamment ce deuxième titre qui a motivé mon "repentir". On croit même y entendre, fugitivement, des voix intérieures...
La suite est tout aussi prenante, encore plus au casque. Un monde de vibrations radieuses, de pulsations de drones, de déchirements internes crée un enchevêtrement sonore incroyable. Pas de place pour le vide ou le silence, même lorsqu'un long drone monopolise l'attention dans la dernière partie de "With Perfect Clarity", car très vite il est parasité par des surgissements bouillonnants, d'étranges attracteurs. Au bout de l'immersion, il y a "Yet Another Shore" (Encore un autre rivage), et, du chaos la lente émergence d'orages magnétiques tapissés de drones abyssaux, et ça fulgure, nom de Zeus ! C'est au-delà encore que se tient une majesté intermittente, voilée de brumes lourdes, une force d'arrachement dont le rayonnement est terminal.
Une musique électronique, expérimentale, d'une superbe puissance.
Paru en juin 2023 chez Crónica (Porto, Portugal) / 4 plages / 1h et 9 minutes environ
Enregistré au Café Oto à Londres en mars 2022, le nouveau disque de Sylvain Chauveau, vingt-quatre ans aprèsLe livre noir du capitalisme reparu en même temps que celui-ci sur le même label berlinois sonic pieces, permet d'entendre l'un de ses rares concerts solo et le premier avec uniquement des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica, joués séparément. Le disque comporte pièces nouvelles et versions en direct de compositions anciennes déjà sorties, mais réarrangées pour instrument solo.
Le minimalisme... décanté !
ultra-minimal : un pléonasme ? Du minimalisme au carré ? Une esthétique du dépouillement radical, avec laquelle la couverture du disque, sobre et minimale comme toujours chez sonic pieces, consonne. Une esthétique qui s'oppose à un minimalisme prolixe, ennemi du silence, hanté par le plein. Ici le minimalisme tutoie le vide et le silence, se condense au lieu de s'allonger en longues pièces.
Peu de notes sur le premier titre (piano solo), engendré par deux notes répétées, variées et augmentées. Suffisantes pour créer une atmosphère recueillie, intime. Elles ouvrent une attente, s'épanouissent comme des fleurs en ouvrant leurs résonances, tandis qu'en arrière-plan s'entendent de très menus bruits mécaniques ou de frottements sur le siège. Le second titre, à la guitare, plus rythmé, plus rapide, est nettement plus répétitif, avec de longues boucles, ce qui donne une superbe pièce hypnotique, limpide, pour courir jusqu'au bord du vertige, l'air de rien... La courte troisième pièce, au piano, pousse la répétition plus loin en alternant deux motifs tintinnabulants en miroir. La quatrième décante encore, réduite pour l'essentiel à un balancement entre deux notes, répétées ou variées. Et c'est d'une beauté incroyable !
"i" (piste 5) laisse pantois, harmonium aux notes tenues, vibrantes, comme hachurées par le halètement rythmique d'un cœur affolé, avec sa coda aux vagues oscillantes. Retour au piano en 6, un piano en échappée libre, capricieuse, un piano mystérieux guetté par l'ombre, le silence, à l'écoute à la fin d'une note obstinément répétée. "med", pour guitare, semble se contenter d'accords hésitants. Elle cherche sa voix, puis s'y engouffre, s'arrête, reprend, tissage inlassable d'une boucle qui s'éclaire de l'intérieur. Que voudriez-vous entendre de plus que cet encerclement, ce piège lumineux pour envoûtement progressif ?
Titre le plus court avec un peu plus d'une minute, "u" forme diptyque (au piano) avec le suivant, "l" (titre 9), à peine plus long : quintessence de l'art de Sylvain Chauveau, ces deux miniatures sont comme des interrogations obstinées, ou des protestations d'innocence, une dentelle pour dessiner l'absence.
Deux titres longs terminent l'album. "Deu", comme une bal(l)ade pour guitare, trouée d'abord, puis bien calée sur une pulsation assez douce qui s'effiloche de timidité ou de respect avant de pousser plus loin et de trouver des accents nouveaux dans une belle ascension mélodique. L'harmonium ondule doucement sur "116", le dernier titre, très élégiaque, presque funèbre, respiration magnifique des tréfonds, puis il laisse la place au mélodica deux minutes environ avant la fin, pour prolonger la plainte en lui ôtant une partie de ses draperies résonantes, la ramener vers l'humilité, la simplicité de l'émotion nue .
L'ultra-minimalisme est un art de l'épure, de l'ascèse, comme une gifle cinglante à toutes les artilleries lourdes des machines, logiciels. Sylvain Chauveau nous touche et nous ravit en nous ramenant à l'essentiel, ce si peu qui vient de l'âme, du souffle des instruments acoustiques, joués avec une extrême attention.
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« L'attention absolument sans mélange est prière. »
Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1947)
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Paru début février chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 11 plages / 44 minutes environ
J'ai découvert Dominique Lawalrée (1954 - 2019) grâce au double album Satie et les Gymnopédistesdu pianiste François Mardirossian. Sur le deuxième volume se trouvent trois pièces magnifiques de ce compositeur belge trop peu connu. Hasard des parutions ou convergence des intérêts, le pianiste Nicolas Horvath a sorti à la fin de septembre 2023 un cycle de quarante-sept pièces pour piano, De temps en temps, qui n'avaient été publiées que sur deux cassettes aux Éditions Walrus en 1986. Entre-temps, sur internet, je me suis aperçu que ce musicien ne manquait pas de défenseurs, avait son article Wikipedia (auquel je renvoie pour sa biographie, etc.) et d'autres articles dédiés, avec une liste de ses œuvres et une discographie très abondante. Éclectique, inclassable, lit-on partout. Voilà un homme qui écoute tout ou à peu près, écrit des pièces d'ambiance comme un Brian Eno (ils se connaissaient et s'appréciaient), se rattache au minimalisme, fuit la virtuosité au profit du silence, de la résonance, et ne cesse d'évoluer, mais c'est une autre histoire...
Une autre temporalité
De temps en temps compte 47 séquences, la plus courte (n°32) de dix-huit secondes, la plus longue (n°2) de cinq minutes et dix-huit secondes. La première séquence commence par trois notes espacées, répétées, auxquelles viennent se greffer d'autres notes très douces. Il faut s'abandonner à la musique pour entrer dans cet univers délicat, feutré. De séquence en séquence, l'auditeur est peu à peu envahi par les cercles des boucles très larges, fasciné par le miroitement des notes, leur égrènement, leurs lents ricochets à la surface du silence, qui vous mènent de plus en plus loin. De séquence en séquence, tout semble recommencer, et pourtant rien n'est tout à fait pareil, comme si on explorait des univers parallèles, différentes facettes d'un objet irreprésentable. Il arrive que le rythme s'accélère, comme sur la n°5, mais il s'enlise dans les répétitions, ce n'est qu'une velléité, en somme, et non la nature du cycle, profondément méditatif.
Prières à peine...
La séquence n°2 ressemble à l'égrènement d'un rosaire, inlassablement repris, augmenté ou diminué, chaque note résonnant dans les intervalles comme un moment de l'ascèse, de la tentative d'escalader le ciel. La n°3 carillonne très lentement, la n°4 hésite entre deux notes, élargit son domaine pour s'évader dans les éclaboussements d'une joie...
Beaucoup de séquences ont la pureté des esquisses, frêles et brèves, concentrées, intenses. Peu de notes suffisent pour dessiner une recherche de l'absolu.
S'agenouiller sur les dalles froides, tendre son cœur avec humilité (N°42).
De temps en temps un contrepoint sensible fait entendre comme un dialogue...
Minimaliste, mais pas systématique...
Du minimalisme, la musique de Dominique Lawalrée a gardé les boucles, les motifs et leurs variations, mais aucune pulsation, aucune construction systématique. Si elle en a le dépouillement, elle n'en a aucunement le flux. C'est une esthétique du fragment, du montage, jouant des reprises et des échos proches ou éloignés entre les séquences, par exemple entre la n°5 et la n°17, puis la n°26 et la n°32, petite colonne vertébrale du cycle (il y en a d'autres). Elle ménage des surprises dans ce tissu de reconnaissances. La magnifique n°18 après le retour de la 5 sous la forme de la 17, qui nous touche à l'âme comme une source retrouvée, jaillissante... Prolongée par son double, la n°19, à la coda suspendue dans le vide...
C'est une musique qui cherche, parfois têtue, mais délicate, et qui varie ses chemins selon ses caprices. Souvent élégiaque, nostalgique, parfois facétieuse, oh pas trop, avec des éclats vifs d'ivresse folle.
Elle aime chanter de petits bouts de mélodie qu'elle répète gaiement. Elle ne pense à rien, elle s'amuse, elle muse. Elle apprivoise le temps, qu'elle emprisonne dans ses lacs qui n'ont l'air de rien. Elle danse aussi sur les pointes, délicieusement. (N°41)
Elle tutoie le sublime, soudain, et c'est à pleurer de beauté. Oh la n°18 et la n°19, et aussi la n°29 et la n°30, deux doublets, deux condensations trouvées au fil de cette longue dérive tranquille. Et l'envoûtante n°38 ! Et la bouleversante n°46...
Elle aime le vertige, à condition de vite s'échapper de boucles algorithmiques qui entraveraient sa liberté (N°35).
Rêver le temps, le défaire, le retisser, l'aérer, pour accueillir l'émotion pure, simple, et la beauté, dans sa lumière et son mystère. Pluie radieuse de la n°43...
Se battre avec l'ange, énergiquement et non sans une troublante douceur : extraordinaire n°44 !
La dernière séquence rassemble les fils dans une marche obstinée, nimbée d'une lumière diffuse...
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Un absolu de la musique pour piano de ce début de vingt-et-unième siècle, dans l'interprétation précise, limpide et sensible de Nicolas Horvath.
Reparution fin septembre 2023 chez 1001 Notes / Nicolas Horvath Discoveries // 47 plages / 1heure et 29 minutes environ
Deux musiciens slovaques pour une alliance entre chant et synthétiseurs. Eva Sajanova chante dans sa langue et non dans un anglais international informe et consternant. On n'y comprend rien, mais que nous importe ! Bien des musiques médiévales sont à base de sons et non de mots. Accompagnée de Dominik Suchy aux synthétiseurs, elle nous enchante de sa voix souple, un peu rauque, entre murmures et envolées. Les synthétiseurs tremblent, l'entourent d'une aura trouble. Elle, sa voix se dédouble, se démultiplie en polyphonies texturées, incantatoires, comme dans le magnifique premier titre, "Karamel". La musique du duo est d'un lyrisme exacerbé, porteuse d'émotions fortes.
Au pays d'Onirie, les voix sont folles, aériennes, caressantes. Les mélodies tournent comme dans les manèges, jusqu'à l'étourdissement ("NeTitulovana", titre 4). "Hmota bez dôkazov" (Affaire sans preuve", titre 5, le plus long de l'album avec plus de huit minutes), pourrait être la confession d'une sorcière. Entourée de drones tournoyants, de volutes synthétiques colorées, la voix claque des dents (si j'ose dire !), se fait déchirante, déchirée, venue de l'intérieur, renversée. Elle va envoûter ses juges, comme dans le poème d'Apollinaire La Loreley, c'est sûr !
Mais qui sont ces sirènes ?
L'un des titres les plus courts, "V Dolanova mysti" (le 6), laisse libre cours aux vocalises d'Eva, dans un jaillissement merveilleux, comme une fontaine de vie. Comment y résister ? On pense à Björk, à d'autres enchanteresses. Dominik Suchy la sert, la serre dans ses boucles hypnotiques, souvent saccadées, brillantes, facettes d'un écrin vif pour les vaticinations d'une voix...
Un bel album tumultueux au service d'une voix charmante (au sens fort du terme !).
La Louve et l'Agneau ? Eva et Dominik ?
Paru en décembre 2023 chez Weltschmerzen (Bratislava, Slovaquie) / 8 plages / 29 minutes environ
Enregistré à Vienne, Lichtung est le condensé de trois rencontres en studio de deux musiciens allemands, le pianiste et compositeur Reinhold Friedl (plus de détails ici) et le guitariste expérimental Martin Siewert, compositeur et improvisateurpassant de l'acoustique à l'électronique. Des rencontres sous haute-tension ! Deux sessions longues encadrent une plage plus courte.
Que la Lumière soit !
La première, de vingt-quatre minutes environ, porte bien son titre : "Genese" : récupération ou genèse ? Peu importe. Au début était le chaos, bourdonnant, traversé de zébrures brutales, recroquevillé sur lui-même dans une boule au bord de l'explosion, ou plutôt de l'implosion. Et puis c'est le miracle qui descend sur cet océan bouillonnant. Tout se calme. Le piano vient de naître, fait ses premiers pas. L'univers s'ordonne, il connaît enfin la lenteur, le recueillement. La guitare berce un univers mystérieux, où grondent certes encore des forces ténébreuses, mais contenues. Ce qui se lève, c'est de la délicatesse, sertie de frottements légers. Naissance, éclosion, tout un nouveau monde à écouter dans son apparition sonore. Un nouveau monde qui se densifie, s'intensifie, s'enfle au point de redevenir menaçant, agressif avec des sons comme de mitrailleuses, de marteaux-piqueurs. La musique des deux compères évolue dans plusieurs champs, de la contemporaine "pure", dépouillée, à l'industrielle, au post-kautrock, tour à tour acoustique ou électronique, au bord du silence ou bruitiste. L'important, c'est qu'ils nous captivent, musiciens-forgerons attentifs, prêts à accueillir, à cueillir le beau bouquet du finale, la montée de la lumière libérée...
Au bord de l'embrasement, dans l'abrasement des naissances fulgurées
"Gestade" (Enceinte ?), avec un peu plus de cinq minutes, fait figure d'intermède. Les deux musiciens caressent leurs instruments, de temps en temps des étincelles surgissent du doux halo, des ponctuations plus nerveuses, mais la gestation s'accomplit dans une atmosphère méditative de petits gestes musicaux respectueux. Par contre, le piano martèle le début de "Gesichte", la guitare s'électrise. Atmosphère orageuse, dramatique de post-rock d'avant-garde, expérimental. Contrastes puissants entre les frappes isolées, vigoureuses du piano et les déflagrations de la guitare en folie. Tout s'embrase. Le piano fracasse froidement ses notes, la guitare balbutie...puis la musique se fait onirique, irréelle, puis elle pétille, semble faire des bulles, frappée par le piano obstiné, et c'est une avancée magnifique, guitare d'abord presque suave, timide, en fond, piano toujours aussi implacable mais qui s'enfonce dans des textures enflammées, boursoufflées, puis de plus en plus trouées, avant le chant des sirènes et d'ultimes implosions, un dernier duo minimal à l'écorché.
Un duo inspiré, à la musique ciselée entre silence et embrasement.
Paru le 12 janvier 2024 chez Karl Records (Berlin) / 3 plages / 46 minutes environ
Les frères Simon et Tobias Lanz, dont c'est le premier album en commun, ont écrit et interprété Arches sur des prototypes d'instruments à vent construits par eux-mêmes, inspirés par l'orgue à tuyau classique. Ces nouveaux instruments leur ont permis d'élargir les possibilités de l'orgue en allant vers les musiques électroniques ou les musiques à bourdons, dites drones, deux champs musicaux qu'ils ont exploré dans leur carrière. Il en résulte une musique microtonale infiniment plus nuancée, eux-mêmes contraints d'inventer de nouvelles manières de jouer, d'explorer, d'inventer, en s'appuyant sur une partition graphique pour visualiser de manière satisfaisante les multiples nuances tonales des quatre pièces constituant Arches. L'illustrateur Ramon Keimig a réinterprété ces partitions pour l'album de manière à ce qu'en lisant de gauche à droite on puisse suivre l'évolution de ces paysages de drones. Album enregistré à Berne en mai 2022 pendant une résidence d'artiste.
Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig
... à l'intérieur d'une palette sonore
infiniment nuancée
La musique sort des tuyaux, souffle continu, petites sirènes. Courbures lentes, lignes droites des notes tenues...Notes ? La musique microtonale abolit de fait cette appellation, puisque, à l'échelle des notes séparées, s'est substitué un continuum de possibilités constitué de micro-intervalles, d'où l'impression pour l'oreille, non d'un changement de notes, mais de glissements. Le Continuum de György Ligeti, composé en 1968 pour clavecin, est sans doute l'un des premiers pas dans cette direction que le synthétiseur modulaire a pu balayer. Aussi la musique des frères Lanz est-elle cousine des compositions d'Éliane Radigue. Des drones très doux se succèdent, se creusent pour laisser passer comme des appels de flûtiau dans les montagnes alpines. Il y a en effet quelque chose de pastoral dans cette musique apaisée, flottante, qui laisse venir à elle des vagues venues d'ailleurs comme dans la seconde partie. Rien ne presse, on tend l'oreille, le concert d'appels et de réponses de la troisième partie crée une nouvelle polyphonie respiratoire, cette fois c'est comme le souvenir des meutes de loups et de leurs hurlements nocturnes, filtré par les siècles et la mémoire. La musique est devenue troublante incantation conjuratoire. Curieusement, je remarque que « Arches » est l'anagramme de « search ». Cette musique cherche, avance prudemment vers l'inconnu, la très lente montée des bourdons tremblés dans la quatrième partie derrière les cliquetis discrets des instruments. Un bourdon moins grave, plus élevé, domine la pulsation sourde des autres, stase sonore prolongée dont émerge peu à peu un mur radieux.
Un très beau disque, à écouter dans la continuité, sans être dérangé, toutes affaires cessantes, déconnecté...
Paru fin novembre chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 42 minutes environ
Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.
La musique contemporaine, autrement...
Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.
« Et peu à peu les flots respiraient
comme on pleure »
Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.
En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier.
Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.
De la lumière aux ombres...
Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».
...quand la vie s'en mêle !
Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album, « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.
Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.
Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !
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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.
Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ
Paw Grabowski, alias ØjeRum, dont les étonnants collages ornent les couvertures des disques, est revenu incanter la fin de 2023.
Voici ce qu'il dit de Your Soft Absence :
« C'est une suite d’ondes sinusoïdales traitées et d’instruments à vent échantillonnés.C’est le récit d’un sentiment particulier d’absence qui me hante ;peut-être mieux décrit comme le désir d'une émotion d'enfance, un sentiment d'émerveillement inconscient, un état d'être simplement sans essence ou peut-être comme un souvenir qui s'éloigne continuellement chaque fois que j'essaie de m'en souvenir, apparemment le plus proche et le plus présent à une certaine distance, avec uncertaine absence. »
Pour l'auditeur, c'est la plongée dans une musique crépusculaire, le premier des trois longs titres étant d'ailleurs intitulé "Portrait of the Green Twilight" (Portrait du Crépuscule vert). Des ondes courbes s'enroulent, se succèdent, se chevauchent. Elles dessinent un paysage mouvant, comme des algues agitées par les vagues sous la surface de la mer, ou les ombres brumeuses des arbres dans une forêt parcourue par le vent. La musique tente de saisir l'insaisissable, de l'envelopper sans jamais y parvenir, si bien que les trois pièces n'en font qu'une, l'ample et mélodieux déploiement d'une écharpe aux torsades d'une suavité ensorcelante. Les instruments échantillonnés et les ondes composent un nouvel orgue des abysses, l'orgue de la mémoire, dont les traînées de notes sont enrobées d'un voile opalin. Il n'est plus question d'en sortir, cette musique s'entortille aux parois de votre cerveau, comme si elle était l'émanation même d'une aspiration secrète, indicible, à se fondre dans la beauté vacillante des choses.
Le troisième titre, "Tomorrow We Commemorate the Falling Leaves" (Demain nous commémorons la chute des feuilles), a la grâce bouleversante d'un immense appel frémissant, comme un brame renouvelé jusqu'à provoquer une sorte d'extase langoureuse d'une infinie douceur :
« Comme le cerf, selon le psalmiste, brame vers les sources des eaux vives, ainsi la conscience assoiffée soupire vers l'absent incognito dont nul ne sait le nom. »
Vladimir Jankélévitch,Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien,1957, p. 66.
Un disque au charme rayonnant, diapré, surgi des semi-ténèbres des souvenirs. Magnifique et absolument envoûtant !
Paru en décembre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 48 minutes environ.