Publié le 26 Juin 2010
Après l'intermède Quaristice avec ses titres à la brièveté déconcertante ou/et frustrante, Rob Brown et Sean Booth reviennent à des morceaux plus longs (entre trois minutes trente et six minutes trente).
Et voilà : le chroniqueur atterré relit sa première phrase avec une immense fierté. Il a réussi à ne pas parler de la musique du duo. Il va pourtant falloir s'y frotter...
La musique semble sortir des limbes : comme une fanfare de synthétiseurs qui se bousculent à la sortie d'un tunnel, c'est "R Ess". Quelques égratignures rythmiques, un beat léger sur des déflagrations erratiques, des échos qui meurent dans de courbes agonies. La planète électronique efface tout repère pour s'emparer de vous. Des chœurs synthétiques ténébreux vous saluent à l'orée de "Ilanders"; des mines explosent, le sol se fracasse, des percussions lourdes défoncent l'air tandis que des mélodies épaisses tournoient dans le vortex des alarmes, somptuosité broyée. "Known(1)" émerge : cithares ou clavecins synthétiques pour une sarabande orientale totalement étrange, beaux étranglements sonores à coups de faux gongs. On marche dans une forêt d'éclats mélodiques, fascinés. "Pt2ph8" poursuit cette espèce d'errance musicale prismatique, en plus paisible, quasi bucolique si le mot pouvait encore avoir un sens dans ce monde minéral qui joue avec délectation des miroirs brisés. Le ralenti s'accentue avec le début trompeur de "Qplay", tuyaux d'orgue d'une cathédrale aquatique soudain balafrés de percussions froissées. Le morceau jouera du contrepoint entre leurs sonorités épaisses, leurs rythmes irréguliers, et les synthétiseurs lumineux, presque langoureux (un comble, non ?) qui folâtrent dans les espaces vacants. Cinq titres, et l'on est déjà si loin, si profond. Très loin des draperies parfois pompeuses des débuts, des méditations mélancoliques. Les deux anglais sont de plus en plus des alchimistes minutieux, qui travaillent sur de très petites unités sonores, agencées en séquences labiles, aux multiples chatoiements. Capables d'ouvrir soudain les vannes d'une antique beauté que l'on croyait perdue : "See on see" ruisselle, déferle, dans un luxe de claviers grandioses, radieux. C'est si simple, la beauté, si évident, surtout enchâssée dans un tel monde... "Treale" reprend la route obscure : rythmes lourds de techno aveugle, foisonnement des arrière-plans, un clavier qui chante sur la poussière sonore. Le paysage s'atomise plus encore avec "Os Veix3", magnifique ballade lointaine à la rythmique minimale éclaboussée de crépitements, d'apparitions déformées. La distinction bruit-musique n'a plus de sens, volatilisée par cette avancée de micro échardes sonores sur un champ de mines surgissantes. Autechre atteint ici une perfection sereine, une forme d'élévation troublante à laquelle on a peine à s'arracher. Le carillon de "O=0" nous paraît alors outrageant de grossièreté, mais il s'émiette, se résorbe en glissades, lorgne vers un orient de pacotille caricaturé par un musicien amateur... "D-Sho Qub" en paraît d'abord la résurgence monstrueusement accentuée, affligée d'un rythme agressif, mais très vite laminée, découpée par d'incisives frappes, des silences et des bouffées intenses de sons texturés superbes : sur la carcasse du dragon s'épanouissent des fleurs explosives, et des entrailles décomposées surgissent des chœurs synthétiques plus étoffés qu'au début de "Ilanders" : envolée majestueuse ponctuée de douces décharges nébuleuses. Pas question pour autant de rester dans ces hauteurs lyriques. "St Epreo" nous ramène fermement sur le chemin du chaos maîtrisé, pavé de rebondissements incessants : la mélodie se faufile loin à l'arrière, tandis que les percussions ou sons percussifs lacèrent le premier plan. Même écartèlement pour "Redfall", à la fois cristallin en fond et froissé en surface, et parcouru par un troisième plan intermédiaire où circulent des sons plus ronds ou comme chiffonnés.
" krYlon" renoue avec l'inspiration de "See on see" : veine merveilleuse des claviers qui se chevauchent dans un savant désordre de sonorités étirées, soyeuses, beaume pour le voyageur-auditeur dont les oreilles sont si sollicitées. Ainsi reposé, l'on aborde aux rivages farouches de "Yuop", mélange de splendeur hiératique aérienne et de plongée dans la matière sonore boursoufflée d'éruptions corrosives : et l'on disparaît dans les sables, absorbé, terrassé par la Beauté, l'impitoyable Beauté.
Je comprends que les deux anglais en concert jouent dans le noir : cette musique sculptée comme un diamant noir peut alors briller de tout son éclat intérieur, d'une incomparable densité. Depuis 1993, date de la parution d'Incunabula, que de chemin parcouru ! Nulle doute que Quaristice, sorti en 2008, n'ait marqué une étape décisive dans le renouvellement de leur musique : ils cherchaient une nouvelle voie...Oversteps. Un disque à écouter en intégralité pour en apprécier la composition soignée. Un chef d'œuvre ? Il me semble... Je suis en train de réécouter "Os Veix3", sublime...Et les titres, de quoi rêver de surcroît, de quoi se détourner de la laideur des manipulations financières qui jouent avec la vie des gens dans l'impunité la plus attristante.
Plus le temps d'aller plus loin ce soir...
Paru en 2010 chez Warp Records / 14 titres / 66 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 mars 2021)