Publié le 31 Août 2019
En tapant le titre de l'article, nom du compositeur et titre de l'album, j'ai commis un lapsus, révélateur (bien sûr). L'album était titré Chemin faisant, référence au beau livre de Jacques Lacarrière paru en 1974, sous-titré "mille kilomètres à travers la France d'aujourd'hui". Je ne sais pas si Melaine y a pensé, mais c'est la même idée de chemins que l'on suit en train de se faire, au fil de la route, ici au fil des notes. Il n'y a pas d'urgence, on prend son temps. Le premier titre, "Musique en un octave", fait se succéder des notes isolées, résonnantes, pendant treize minutes. Les notes comme des îles qui ne forment pas archipel, qui apparaissent et disparaissent. Une marche très lente, un pied en avant, puis un autre seulement quand l'écho du premier s'est déjà dissipé. Ce n'est pourtant pas une ascension, ni une descente, on ne sent pas d'effort. C'est une levée d'harmoniques, une écoute apaisée, à chaque fois une petite extase, le miracle d'un avènement éphémère. On reste à l'intérieur d'une octave, l'octave comme chemin dont il ne faut pas s'écarter. À l'intérieur de l'octave finie, il y a virtuellement l'infini, c'est peut-être la leçon de ce chemin d'humbles lumières.
Le second titre, "Percolations (pour la main droite)", évoque des infiltrations, une porosité entre couches sonores qui se succèdent cette fois à grande vitesse, se mélangent, s'entrelacent au point de former une coulée chatoyante paradoxalement presque immobile. C'est un ruisseau vif éclairé par le soleil qui miroite sur les pierres du fond, un serpent sonore qui nous envoûte dans ses cercles d'argent, une splendeur que l'on voudrait intarissable...
"De zéro à l'infini", variation de deux modules de quatre notes, éveille plus directement l'idée d'une marche obstinée, peut-être d'une longue ascension, les deux modules se superposant, se croisant. On avance peu, mais on avance, on sait qu'un peut aller très loin, qu'il suffit de se laisser porter par la lumière qui surgit à chaque pas, jamais exactement la même, toujours exaltante.
Le titre éponyme, d'un peu plus de vingt et une minutes, explore un cheminement moins évident que les précédents. C'est le titre le plus proche de l'univers de Morton Feldman, alors que les trois précédents pouvaient se rattacher peu ou prou à une démarche minimaliste. Entendons-nous : je ne parle pas de techniques compositionnelles, je sais que Melaine recourt à des algorithmes, etc. Ce qui m'intéresse, c'est l'effet produit sur l'auditeur. Ici, l'espèce de stupeur provoquée par un univers sonore qui joue sur des rapprochements mémoriels et les déjoue subtilement, tout en étant d'une rigueur quant à elle assez éloignée de Feldman. Pas d'errance fantomatique dans "Cheminant", un labyrinthe à la fois serré, étouffant, et libérant au détour d'une note, d'une résonance, un véritable mystère. On n'avance pas, chaque note sonde, cherche. C'est un exercice spirituel, une montée au Carmel où chaque surgissement est un fragment de beauté pure soustrait à l'insondable.
Avec l'étude II, le disque revient à un minimalisme quasi frénétique à base de canons de boucles qui, je le dis tout de suite, me convient tout à fait lui aussi. Je suis si heureux qu'un compositeur français explore ces continents que les Américains ont ajouté à nos oreilles ! Parfois on se rapproche du "strumming" d'un Charlemagne Palestine, grand carillonneur devant l'Éternel qui affectionne le martèlement inlassable d'une note ou de plusieurs. Aussi la pièce prend-elle une tournure hallucinatoire qui nous permet de décoller des extases austères proposées par les pièces précédentes. Magnifique envolée !
----------------
Paru en juin 2019 chez elsewhere music / 5 plages / 56 minutes environ.
Pour aller plus loin :
- disque en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)