Publié le 20 Septembre 2019

Christina Vantzou - N°4

   L'Essence du Mystère

    Native du Missouri, cette compositrice américaine d'ascendance grecque s'est installée à Bruxelles où elle élabore une musique ambiante néo-classique solennelle, voire glacée, nimbée d'irréalité, d'onirisme, qu'elle prolonge souvent par ses propres vidéos. Elle a une manière à elle de jouer sur l'espace sonore, sur l'agencement des textures qu'elle manie comme des draperies pour créer des mini-opéras muets - ses pièces étant essentiellement instrumentales, ou vocales sans paroles - au fort potentiel dramatique. N°4, comme les précédents, est publié chez Kranky, le label des musiques ambiantes les plus radicalement décalées. Christina Vantzou, aux synthétiseurs, dirige un ensemble où l'on retrouve deux autres joueurs de synthétiseurs à côté d'instruments plus classiques comme piano, violon, alto, violoncelle, harpe, gong, vibraphone et marimba, ainsi que deux voix, celle d'Angel Deradoorian, musicienne et chanteuse californienne qui poursuit sa propre carrière solo (voir l'étonnant The Expandong Flower Planet sorti en 2015), et de l'hautboïste et soprano Kristin Leitterman. À noter la présence de synthétiseurs modulaires sur trois titres : c'est un instrument qui revient en force ! La pochette est tout à fait représentative de l'univers surréalisant, étrange, de cette musique épurée sans jamais toutefois relever vraiment du minimalisme. La suppression du prénom, du signe indiquant un numéro indique par avance l'économie d'une écriture stylisée.

   "Glissando for Bodies and Machines in Space" est une ouverture impressionnante, en effet comme le glissement dans un autre monde, une aspiration qui attire les voix spectrales et les drones puissants des machines. Nous voilà projetés dans une atmosphère vaguement asiatique avec "Percussion in Nonspace" : ondulations, propagations, résonances du vibraphone et du marimba, c'est un autre portail dépaysant. Nous sommes prêts pour le très ambiant "At Dawn", typique du son Kranky avec des musiciens comme Stars of the Lid. Le morceau repose sur le contraste entre une base grondante, puissante, de graves, et le surgissement d'aigus acérés lacérant l'espace sonore. On retrouve les synthétiseurs modulaires sur "Doorway", d'où le côté ouaté de ces hyper-graves sur lesquels piano et rhodes viennent poser quelques notes très vite à la fois étouffées et multipliées par les résonances. Nous sommes dans un orage magnétique, à l'intérieur d'une caverne remplie de laves fermentées. Prodigieux univers que celui de Christina Vantzou ! Les souvenirs tournent dans l'antre de Vulcain dirait-on en écoutant "Some Limited and Waning Memory", la voix d'Angel Deradoorian presque confondue avec les synthétiseurs. La quasi-saturation produit un épaississement de la matière sonore, qui acquiert une densité troublante. Christina Vantzou écrit une musique d'invasion pour prendre possession de notre oreille, comme si, se déployant, elle occupait tout l'espace, ce en quoi elle n'est pas éloignée des musiques de transes, de rituels. Le très beau quatuor à cordes de trois minutes vingt qui lui succède finit d'envoûter l'auditeur dans ses lentes volutes, ses spirales voluptueuses. Les escaliers de "Staircases", nous mènent-ils vers une chambre aux supplices infiniment raffinés ou un autel devant lequel le sacrificateur armé de son couteau d'obsidienne attend pour nous arracher le cœur ? Cette descente n'est-elle pas réversiblement une ascension ? Nous sommes en tout cas au cœur de la musique de Christina Vantzou, d'un hiératisme magnifique, enivrant, qu'on imagine bien envelopper idéalement la lecture des plus belles fleurs du mal de Baudelaire...

   Dans "Sound House", machines et cordes entrelacent leurs traînées graves, si bien que l'impression d'immersion est saisissante : quel mystère célèbre-ton lorsque les voix, féminines d'abord, mixtes ensuite, surgissent en glissendi torsadés ? "Lava" nous plonge dans les entrailles tumultueuses de cet univers naturellement orienté vers l'incantation, violon et violoncelle frissonnants dans les draperies envolées des synthétiseurs. Cette musique transporte dans un monde de légendes : nous voici dans le jardin aux sentiers qui bifurquent, "Garden of Forking Paths", titre de la première partie du recueil Fictions de Jorge Luis Borges. Des voix s'entrecroisent parmi les trajectoires sonores zébrant l'espace. Une harpe essaie de se dégager de l'emprise hypnotique, mais une sourde percussion la resserre tandis que des levées harmoniques, grondantes, accompagnent ce qui prend l'allure d'une sombre procession. Au bout, il y a cette "Remote polyphony", au pulse presque reichien au début, comme un ciel intérieur animé de phénomènes cosmiques, pour nous entraîner n'importe où hors du monde aurait dit Baudelaire : anywhere out of the world...

   Une musique habitée, somptueuse !

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Paru en 2018 chez Kranky / 11 plages / 44 minutes

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Publié le 12 Septembre 2019

Gina Biver & The Fuse Ensemble - 3

   Guitariste, compositrice de musique électroacoustique pour des ensembles de chambre, Gina Biver écrit des musiques de film, pour des spectacles de danse, aussi pour chœur, travaille parfois en collaboration avec des vidéastes, des poètes, des artistes visuels. 3 est son troisième disque avec le Fuse Ensemble, son ensemble, après Big Skate (2010) et L'Usina Mekanica (2010). Chacun des cinq titres y explore un univers musical différent.

    "Mirror", pour piano, violon et deux récitants (dont Gina Biver) s'inspire d'un poème de Colette Inez intitulé "Impératrice au miroir", extrait du recueil The Woman who loved Worms (La Femme qui aimait les vers de terre). Le poème est dit sur un fond de piano grave et de violon en petites griffures plaintives, puis semble se dédoubler dans le miroir en murmures. Soudain une cadence répétitive presque dansée anime une phase purement instrumentale, puis on revient au poème, de plus en plus fragmenté, démultiplié tandis que le piano martèle deux notes en alternance. On aimerait entendre plus souvent de la poésie ainsi servie par une musique sensible et limpide. Petit quatuor pour guitare électrique, flûte, basse et percussion "trouvée", "Girl, walking" est une promenade incantatoire, lumineuse, d'abord calme, menée par la guitare électrique en boucles immobiles. Des grelots viennent animer la marche, puis l'atmosphère change, plus tourmentée, avec l'impression d'un mystère qui s'accroit, s'approfondit. La flûte ouvre un troisième moment dansant tandis que la guitare électrique se dégingande sur place avec l'appui de la basse lourde. Suit une phase plus élégiaque, d'une douceur contenue. Les grelots annoncent encore un changement, avec un solo lyrique de guitare. La pièce est ainsi une sorte de rhapsodie qui ramène au thème initial, décliné dans un halo orchestral crescendo. 

   "We meet ourselves" pour marimba et fragments audio pré-enregistrés déclenchés est indéniablement moins évidente pour l'auditeur, comme une évocation capricieuse de voix diverses vite reperdues, recroisées, une mise en abyme de la difficulté de se rencontrer dans le labyrinthe de la durée et de l'espace ? Curieuse pièce inspirée par Carl Jung entre musique contemporaine et rêverie extrême-orientale...

   Avec "The Cellar door", nous voici entraînés vers un monde souterrain par le duo un peu fou entre le piano et le violoncelle, perturbé par le chant mystérieux de cet étonnant instrument qu'est le waterphone, permettant échos et variations de hauteur des sons, miaulements rauques. Inspirée par Le Livre Rouge de C.G. Jung, la composition figurerait le face à face entre le conscient, représenté par le piano et le violoncelle, et l'inconscient exprimé de façon si pittoresque et non dénué d'humour par le waterphone. Cela donne une pièce amusante, jazzy, fantasque, pied de nez à la psychanalyse parfois si ennuyeuse !

   "No matter where" s'inspire d'une peinture de Jackie Tileston que Gian considère comme un voyage. D'où son recours à des sons de trains qui accompagnent le piano, la clarinette et le violon pour cette échappée en deux temps, le premier avec un piano flottant, l'impression d'une traversée semée de belles flambées de lumière, d'éclats intenses, le second sous l'influence des ragas indiens menant à un retour au calme marqué par l'utilisation d'un piano préparé ayant plusieurs petites cloches tibétaines placées sur les cordes. Le meilleure des cinq titres !

   Arrivé à la fin de ce parcours, je m'aperçois que j'ai laissé de côté certaines notes de Gina Biver sur la pochette, notamment une partie de celles qui montrent l'influence dominante de Jung et de réflexions liées à la question de l'identité sur sa création, déjà dans le premier titre Miroir. Il m'a semblé plus sage de me cantonner dans mon rôle d'auditeur. À part "We meet ourselves" qui ne m'a guère parlé, je suis séduit par la démarche de la compositrice, qui invente pour chaque morceau un chemin différent, sans tout ramener à un système, à un style unique. Le disque est de plus impeccablement enregistré de manière à ce qu'on puisse déguster les sonorités des différents instruments.

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Paru fin 2018 chez Ravello records / 5 plages / 45 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- une première version de "No matter where", avant l'ajout de la clarinette :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales