Publié le 23 Janvier 2024

Delphine Dora - As Above, So Below
  Butineuse d'aubes continuelles...

Delphine Dora ne s'en laisse conter par personne. Après les flamboiements expressionnistes de Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer (fin mars 2023), elle se tient sur les seuils entre tous les mondes, là où l'on peut accueillir L'intime intérieur [Intimo Interior ], la Contrée du dedans, le Mirage du temps dans un Éblouissement, un Cantique spirituel venu de L'Aube éternelle, L'Écho des limbes baigné de L'Ellipse du doute...Ses titres (en italique) sont autant de promesses de poèmes. La musique est liberté. Vocalises flottantes sur fond mouvant de synthétiseur, oiseaux : "Intimo Interior" est un ouvroir d'échappées nonchalantes, en apesanteur. Son cher piano l'accompagne dans nombre des titres. Les compositions ont l'air d'improvisations, légères. "Mirage du temps" ne voudrait-il pas ressaisir les années de l'enfance, ses rires ? Le synthétiseur accompagne la trame nostalgique du piano comme un écho, une buée, une traînée de doigt sur une fenêtre humide ; des bruits de moteur, un tracteur peut-être dans la campagne alentour, viennent hanter l'évocation. "Cantique spirituel" propose une lecture extasiée, en allemand et en français, de Novalis (1772-1801) : quelle joie de retrouver la poésie, si absente de notre temps, encadrée de piano fervent, d'une polyphonie diaphane :

Was wär ich ohne dich gewesen?

Was wär ich ohne dich gewesen?
Was würd ich ohne dich nicht sein?
Zu Furcht und Ängsten auserlesen
Ständ ich in weiter Welt allein.
Nichts wüßt ich sicher, was ich liebte,
Die Zukunft wär ein dunkler Schlund;
Und wenn mein Herz sich tief betrübte,
Wem tät ich meine Sorge kund?
 
Einsam verzehrt von Lieb und Sehnen,
Erschien mir nächtlich jeder Tag;
Ich folgte nur mit heißen Tränen
Dem wilden Lauf des Lebens nach.
Ich fände Unruh im Getümmel,
Und hoffnungslosen Gram zu Haus.
Wer hielte ohne Freund im Himmel
Wer hielte da auf Erden aus?
 
Hat Christus sich mir kund gegeben,
Und bin ich seiner erst gewiß,
Wie schnell verzehrt ein lichtes Leben
Die bodenlose Finsternis.
Mit ihm bin ich erst Mensch geworden;
Das Schicksal wird verklärt durch ihn,
Und Indien muß selbst im Norden
Um den Geliebten fröhlich blühn.
 
Das Leben wird zur Liebesstunde,
Die ganze Welt sprücht Lieb und Lust.
Ein heilend Kraut wächst jeder Wunde,
Und frei und voll klopft jede Brust.
Für alle seine tausend Gaben
Bleib ich sein demutvolles Kind,
Gewiß ihn unter uns zu haben,
Wenn zwei auch nur versammelt sind.
 
O! geht hinaus auf allen Wegen,
Und holt die Irrenden herein,
Streckt jedem eure Hand entgegen,
Und ladet froh sie zu uns ein.
Der Himmel ist bei uns auf Erden,
Im Glauben schauen wir ihn an;
Die Eines Glaubens mit uns werden,
Auch denen ist er aufgetan.
 
Ein alter, schwerer Wahn von Sünde
War fest an unser Herz gebannt;
Wir irrten in der Nacht wie Blinde,
Von Reu und Lust zugleich entbrannt.
Ein jedes Werk schien uns Verbrechen,
Der Mensch ein Götterfeind zu sein,
Und schien der Himmel uns zu sprechen,
So sprach er nur von Tod und Pein.
 
Extrait des Geistliche Lieder (Cantiques Spirituels, 1802)

Le musicien et compositeur britannique Andrew Chalk, producteur et arrangeur du disque, ajoute à chaque titre comme une ombre portée, un filigrane, creusant sous le piano ou projetant au-dessus de lui une toile fuyante et légère. Aussi les pièces se détachent-elles nimbées d'une aura, apparitions d'un autre monde. Le piano scintille d'une lumière un peu irréelle, déroule ses mélodies prenantes dans une atmosphère de recueillement. Les musiques de Delphine Dora (D'aura !) ont un parfum d'enfance éblouie (d'où le titre "Éblouissement"). Ce sont des réminiscences, des chants de l'âme, à la beauté miraculeuse, d'une fraîcheur intacte.

Paru en mai 2023 chez Recital (Glendale, Californie) / 9 plages / 40 minutes

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Publié le 19 Janvier 2024

Zane Trow - Quire

Dernier bus pour nulle part...

Zane Trow est comme un archiviste sonore, fasciné par les échos, les traces. Son dernier album, Quire, n'est-il pas un cahier pour consigner les rêves des créatures fantomatiques que nous sommes ? Il écrit une musique ambiante résolument crépusculaire, aux formes changeantes et brumeuses, au bord de la dissolution, dans laquelle synthétiseurs, dispositifs, enregistrements de terrain et traitements sont étroitement fondus. C'est à peine si l'on entend le saxophone de Stephen Spencer, qui manie aussi les traitements, sinon comme un fantôme de plus.

   C'est la musique énigmatique du premier titre, "Cast", qui m'a mené vers cet article. À chaque fois, les titres sont ambigus. Comment faut-il les comprendre ? De quels acteurs s'agit-il, de quelle distribution ? Des créatures perdues dans un bruissement étrange, ainsi dans "Klute", on s'enfonce dans la forêt des sons. On entend des inflexions inconnues, douces et envoûtantes, comme dans "Lilt", qui nous encerclent, apparaissent et disparaissent. Irons-nous nous perdre avec elles dans l'évanescence de la nuit infinie ? Prendrons-nous le dernier bus ("Last bus", titre 4), dont la destination semble bien ténébreuse ? "Quire" tournoie, s'effiloche, comme si les souvenirs, revenus nous obséder, étaient absorbés dans des lointains, des tourbières. Sur le cahier, presque rien de vraiment palpable. il n'y a que des silhouettes, des esquisses fuyantes. On pourrait croire que quelque chose va se concrétiser, sur "Pamphlet", un vrombissement discret de stridences, un moteur secret ? Une usine envahie par des jets de vapeur, vite avalée par les eaux troubles du Temps. Le loup commun hurle sur des landes luminescentes ("Wolf Common, titre 7), des forces tourbillonnantes font place nette, le loup n'a jamais existé..."Haunted Cane Field Dub" (titre 8) est un brouillard ambiant épais, hanté de frissonnements, de voix inconnues. La vérité d'un monde en voie de disparition...

   J'aime bien ce disque simple, de la belle ambiante un peu inquiétante, nimbée d'une brume métaphysique, idéale pour une nouvelle fantastique subtile ou pour rêver à notre inanité.

Paru en octobre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 29 minutes

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Publié le 18 Janvier 2024

Philip Blackburn - Ordo

   Une anthologie personnelle...

parfois déconcertante !

   Compositeur et artiste sonore expérimental né à Cambridge (Royaume-Uni) et installé à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis), Philip Blackburn dirige aussi Neuma Records, label sur lequel est sorti son dernier opus, Ordo, une large  sélection de ses œuvres. J'avais beaucoup apprécié ses Justinian Intonations (2021). Ce double album, très généreux, me laisse un peu partagé, pourquoi le cacher. Cette rétrospective contient le meilleur, mais aussi trois (ou quatre) titres (sur treize) qui me laissent de marbre, m'ennuient. Je comprends les intentions du compositeur : « Des allusions sonores transportent les auditeurs des paysages sonores imaginaires du chemin de fer souterrain, des ports de navigation internationaux, des filatures de soie victoriennes et des problèmes de voiture jusqu'aux plages du débarquement de Normandie. » Fort bien quand la musique stimule l'imagination et séduit l'auditeur ! La musique est-elle pour autant le véhicule approprié pour tout exprimer ? Lorsqu'elle est envahie par discours et conversations, comme sur "Sonata homophobia" (titre 10), "Unearthing" (titre 11), et dans une certaine mesure "Stuck" (titre 12), je décroche...Je sais que Philip Blackburn s'inscrit dans un courant musical fortement marqué par la "speech-music" de Harry Partch (1901 - 1974) et ses compositions iconoclastes et décalées. C''est un univers musical que je connais très mal. Sans doute ces trois titres incriminés seraient-ils mieux reçus en lien avec des documents visuels, mais seuls...J'y reviendrai plus bas à propos du titre 8 "Over Again" (titre 2 du second Cd)

   Il reste toutefois la plus grande partie de ces deux disques, sur lesquels Philip Blackburn a rassemblé une pléiade de musiciens talentueux !

Mais une remarquable traversée

des musiques créatives  d'aujourd'hui

Ces réserves faites, l'album mérite le détour et des écoutes approfondies. Philip Blackburn est un compositeur brillant, à l'aise dans des formes et des styles divers. Le disque s'ouvre sur un diptyque admirable : "Weft Sutra", pour sarasvati vînâ (instrument du sud de l'Inde, famille des luths) et six guitares à archet, et "Ordo", pour la même vînâ jouée par Nirmala Rajasekar, et la voix de contre-ténor de Ryland Angel, mais aussi celle du compositeur, qui joue également de la flûte et du dan tranh (cithare vietnamienne). Une manière, d'emblée, d'associer Orient et Occident, musiques traditionnelles et musiques nouvelles. Et le résultat est splendide, les dix-neuf minutes d'"Ordo" étant à mi-chemin d'Arvo Pärt et des psalmodies médiévales, avec la toile diaphane tissée par la flûte, la cithare vietnamienne et la vîna pour porter la voix de Ryland.

   Le troisième titre, "The Song of the Earth", interprété par Patti Cudd au vibraphone, accompagné d'enregistrements de harpes éoliennes conçues par le compositeur, est un moment magique de délicatesse extatique, rayonnante, qui sert de transition avant l'entrée dans des musiques plus occidentales, contemporaines.

   Avec "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees", on aborde en effet la nouvelle musique de chambre. Le No Exit New Music Ensemble interprète magistralement cette pièce suave, dansante, syncopée, sur le fil entre pure contemporaine et passages au bord du jazz. Déjà cinquante minutes d'excellente musique qui justifient cet article ! Suit le pianiste italien Emanuele Arciuli sur l'aérienne et prenante composition "Lilacs and Lightning", chef d'œuvre lumineux rythmé par le "Virtual Rhythmicon. Le cd 1 se termine avec la plus longue pièce de cette sélection, presque vingt-deux minutes, "Albi", quatuor à cordes élégiaque et mystérieux, d'une poignante beauté, en hommage à Albi Rosenthal (1914 - 2004), vendeur de livres anciens qui fit beaucoup pour sauvegarder des archives musicales capitales du XXe siècle (celles d'Anton Webern ou d'Igor Stravinsky par exemple).

 

   Le deuxième cd me met moins à l'aise, je l'ai signalé plus haut. Le trio Galan (clavecin, violon et violoncelle), accompagné de Dimitris Kountouras à la flûte et de Dimitris Azorakos à la batterie, interprète "A Cambridge Musick : solve et coagula", trop expérimental pour mes oreilles déconcertées. "Over Again", pièce de 2020 dédiée à Harry Partch, passe beaucoup mieux grâce à la très belle vidéo qui permet de voir les deux percussionnistes utiliser les instruments fabriqués par le compositeur et de lire et donc suivre le témoignage du Premier Lieutenant Warren Ward à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fragment déjà utilisé par Harry Partch : pièce prenante, forte, musicalement et humainement. Le neuvième titre, More Fools Than Wise, combine le texte d'Orlando Gibbons (1583 - 1625) pour son plus célèbre madrigal, The Silver Swan (1612) chanté par la soprano Carrie Henneman Shaw et une étrange symphonie pour huit cornes de brume de navires : c'est une des très belles réussites de l'album, qui m'évoque des compositions d'Ingram Marshall ou encore d'Alvin Curran [ voir mon article Chophars, sirènes de navire et cornes de brume ] ! La dernière composition, "Air. Air ; Canary ; New Ground" alterne solo de clarinette et piano solo, puis les associe, à partir d'un motif répétitif de basse obstinée comme on en trouve dans la musique baroque, dont il tente de tirer le plus de contrepoint possible, encastrant 87 canons dans la ligne de clarinette solo, qui dessine de mouvantes figures aériennes. Le piano n'intervient qu'après six minutes par des agglomérats de notes serrées, roulantes, plus terrien, comme s'enfonçant dans un monde souterrain. Les deux instruments finissent par se retrouver en se complétant dans un finale intense, presque méditatif et humoristique en dépit de sa gestuelle accentuée.

   Un double album foisonnant, passionnant, exigeant, déroutant parfois, mais qui réserve d'éblouissantes surprises. Le livret d'accompagnement, très complet et très beau, vous permettra d'aller beaucoup plus loin que mon article, pourtant déjà long.

Mes titres préférés : 8 sur 13 !

1) "Ordo" (titre 2)

2) "Weft Sutra" (titre 1) /  "The Song of the Earth" (titre 3) / "Lilacs and Lightning" (titre 5)

3) "Albi" (titre 6) / "More Fools than Wise" (titre 9) /  "Air. Air ; Canary ; New Ground" (titre 13) / "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees" (titre 4)

Paru en octobre 2023 chez Neuma Records / 2 cds - 13 plages (+ 1 bonus) / 2h et 19 minutes environ

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Publié le 15 Janvier 2024

Reinhold Friedl & Kasper T. Toeplitz - La fin des terres

   Deux heures de musique, sur deux cds. La rencontre de Reinhold Friedl, pianiste et compositeur allemand, fondateur en 1997 de l'ensemble zeitkratzer, qu'il dirige depuis et dont on retrouve les œuvres sur une centaine de disques, et de Kasper T. Toeplitz, compositeur et musicien français d'origine polonaise, dont les instruments de prédilection sont l'ordinateur et la basse électrique, ce dernier instrument sur ce disque enregistré dans les studios Art Zoyd de Valenciennes.

Kasper T. Toeplitz à gauche, Reinhold Friedl à droite

Kasper T. Toeplitz à gauche, Reinhold Friedl à droite

Deux heures d'aventure sonore, par deux instrumentistes-compositeurs qui ne fraient plus aucun chemin connu. Ils inventent, au fur et à mesure, une alchimie radicale, une basse monstrueuse, un piano impensable, de quoi faire sauter tous les verrous de toutes les oreilles. Ça chante-bruit, ça grouille et ça fourmille, ça médite pourtant au fil de fréquences inouïes, entre improvisation sauvage et composition méticuleuse. La fin des terres ? Un nouveau chaos minuscule au ras des emmêlements de filaments sonores, imprévisible, avec des phases de transe rêveuse, des réveils. Une longue marche hallucinée dans le cd1, piano percussif et presque sépulcral, basse pulvérisée, pulvérulente, esquissant un paysage détruit, creusé d'obus sonores, peuplé d'invisibles et fragiles présences, d'archives grésillantes. Puis la musique écoute quelque chose, elle le cerne délicatement, l'air de rien, quelque chose qui est là, tapi dans des vagissements aériens, translucides, quelque chose qu'elle débusque peu à peu, avec une infinie patience, quelque chose de si beau, si pur, que l'on n'ose s'en approcher. Peut-être des larmes, la vie qui filtre, qui sourd au ras du sol, et qui étend ses bras dans les réseaux étranges venus l'observer. La musique se fait arachnéenne, vaste frémissement translucide, et de cette communion, de cette symbiose se dégage un nouveau monde, bruissant, habité, de plus en plus dense, ayant pour fondations les notes les plus graves du piano. Le premier cd se termine sur un long crescendo, la levée de ce monde innommable, lovecraftien, monde qui se fissure, qui explose dans une apocalypse bruitiste, elle-même avalée, coulée dans des laves, des glissements, avant qu'elle ne s'échappe en traînées simplifiées ponctuées de sourdes déflagrations et d'ultimes foisonnements nerveux et en frémissement de cloches. Prodigieux !

Une Anti-Symphonie des Ténèbres...  

   Le deuxième disque commence  dans une atmosphère orageuse, sourde, menaçante. Le piano est dans les graves extrêmes, la basse cisaille l'arrière-plan d'un écheveau emmêlé comme l'attaque lointaine d'un essaim de moustiques. Le piano dramatise l'ensemble par des frappes sèches, puissantes, tandis que la basse explose, rugit. Cette fois, c'est le chaos, le déferlement et le choc de forces obscures, la fulguration des ténèbres qui débouchent, après huit minutes, sur un grésillement d'intensité variable nimbé de piano sépulcral tambourinant. Début formidable, prolongé par une marée pianistique noire. Tout est soufflé dans ce monde dévasté où ce qui reste tourbillonne à ras du sol ou semble vomi par les écluses infernales. Une paix relative s'installe au milieu d'une cacophonie assourdie, donnant l'impression qu'elle est aspirée par autre chose, dont les prodromes se laissent entendre. Le piano s'est calmé, la basse retrouve, dirait-on, le chemin de la mélodie, oh très doucement, en passant par des zébrures, mais des bouffées, des secousses agitent encore le magma non complètement refroidi. La musique s'éclaircit tout en restant tranchante, la basse réduite à un brouillard sonore et à quelques pantomimes. Puis elle miaule dans une aura glacée, et tout se détraque à nouveau en courts-circuits survoltés, en envolées grondantes, épaulées par le piano martelant. L'extraordinaire de cette pièce, c'est sa variété, son inventivité dans la création d'une espèce de symphonie démolie, constituée de phases en crescendos tumultueux et de stases inquiétantes, bourdonnantes, au cours desquelles l'énergie se concentre à nouveau avant de gicler littéralement en gerbes brutales, cinglantes. La stase médiane, la plus longue, qui occupe une partie de la seconde demi-heure, correspondrait symboliquement au Styx infernal, quand il se fait marais. Difficile d'en sortir de ce milieu aqueux, trouble, creusé de fosses suspectes, de clapotis louches, d'éructations effrayantes. Vers quarante-cinq minutes, tout menace de disparaître, continue toutefois de s'agiter minusculement [ le correcteur proteste contre ce néologisme, tant pis pour lui ! ], et ça remonte en une ultime trombe lente, irrépressible du piano et de la basse devenus un énorme drone et une protestation chiffonnée, rageuse, avant de retomber dans des esquisses persistantes, toujours prêtes à repartir tant on sent l'énergie accumulée sourdre. Une énergie noire, fracturée, que rien ne fera taire et qui emporte tout dans un orage magnétique final époustouflant, ne laissant que cendres grésillantes et flammèches insidieuses, puis une paix douloureuse.

   Une expérience des limites, une interprétation phénoménale des deux musiciens, créateurs d'un monde musical à la mesure des grandes fresques de la science-fiction visionnaire. 

Paru début novembre 2023 chez zeitkratzer productions  / 2 cds - I plage sur chaque / 1 heure et 57 minutes environ

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- les deux hommes en concert, vidéo très bien faite...

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Publié le 10 Janvier 2024

Maninkari - Arch of the aorta
  Deux Persans à Paris

   Maninkari ? c'est le duo formé par les frères Charlot, Olivier au cymbalum, santour, percussions sur cadres et synthétiseurs, Frédéric aux synthétiseurs, violoncelle (effets), alto (joué et modifié avec Kontakt, sorte d'échantillonneur permettant d'accéder à un grand nombre d'instruments virtuels). Le titre de leur dernier album est un hommage au premier album de Fad Gadget, Fireside Favourites (1980), dont le dernier morceau est titré "Arch of the aort". Ils apprécient l'excellente recherche de sons de synthétiseurs qui marque ce disque.

   De disque en disque, ils construisent un univers décalé à base de boucles de synthétiseurs et de drones, de percussions obsédantes et d'une myriade d'instruments aussi bien traditionnels que résolument contemporains. Entre musique électronique et musique orientale, ils inventent une musique "tribale", comme ils aiment à dire. Ces deux Parisiens sont de partout où la musique exalte et enlève, mystique par nature. Je les vois comme deux Persans égarés à Paris, concoctant de savants mixages comme autant de viatiques pour conquérir l'au-delà en échappant aux contingences terrestres.

   Ils ont sur ce nouveau disque le renfort vocal de Claudie Pouget, sur les titres 1 et 6 : j'avoue n'avoir pas discerné sa voix dans les cathédrales sonores que sont les compositions de ces deux Inspirés, mais les compositeurs précisent que ce ne sont que de très brefs échantillons, mixés assez bas ou recouverts par des réverbérations, ce qui me rassure un peu sur l'état de mes précieuses oreilles !.

    Dès "Les eaux matinales", on est entraîné dans un flux irisé rythmé irrégulièrement par une forte percussion. Les eaux se mêlent en un ondoiement de synthétiseurs et d'autres instruments fondus dans le faisceau sonore. "ephil-iodic" se caractérise par un santour (ou/et cymbalum, les deux sont des cithares sur table) surplombant la masse tourbillonnante parcourue de courants. Le morceau suivant, "le parfum qui blesse", prend la forme d'une transe quasi soufie incantée par cithare et tambour, parcourue de bourdonnements frémissants qui se rapprochent de sirènes d'usines sur la fin. Puis suit "le temps médiéval", hymne grandiose à l'orgue tordu en fines torsades radieuses, le tambour la découpant en sections inégales. J'aime chez Maninkari cette dimension incantatoire, solennelle et folle, ce glissement dans un ailleurs de splendeurs ! "aortic arch I" est plus oriental, saturé de résonances, comme si on se trouvait dans un caravansérail de musiciens déchaînés, emportés et vaporisés dans une traînée d'orgue transcendantale envahie de voix fantomales. MAGNIFIQUE ! Et la deuxième partie de "Les eaux matinales" lave ces envolées par une plongée en eaux profondes, doucement grondantes, qui s'arrêtent mystérieusement de couler avant de reprendre le cours inexorable d'un chant trouble. Avec la deuxième partie de "aortic arch", l'artère charrie un flot d'esprits, de voix irréelles, à peine surmonté de fines traînées de cordes...

   Sept pièces pour échapper au culte des Idoles !

Parution numérique seulement en octobre 2023 / 7 plages / 31 minutes environ

Dessin de Frédéric Charlot en couverture.

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Publié le 9 Janvier 2024

Joseph Branciforte & Theo Bleckman - LP2

   Musicien électronique, producteur et directeur de la maison de disques Greyfade, Joseph Branciforte retrouve la voix inoubliable de Theo Bleckman pour un LP2 nettement plus étoffé que le court LP1 sorti en 2019. Chanteur de jazz, et devenu l'une des grandes voix de la musique contemporaine, Theo Bleckman a chanté avec Meredith Monk et bien d'autres. On lui doit de nombreux disques, parmi lesquels un remarquable double album titré Berlin (2007), musiques de Kurt Weil et Hans Eisler, et l'extraordinaire album solo anteroom, sorti en 2005 chez Traumton.

   Tandis que LP1 fut enregistré spontanément, avec le minimum de post production, LP2 est nettement plus élaboré, navigue entre improvisation et composition, avec ajout de nouvelles pistes. Joseph Branciforte utilise synthétiseur, Fender Rhodes, vibraphone, glockenspiel, oscillateur et autres traitements électroniques, pour dialoguer, accompagner  la voix non-pareille de Theo, parfois démultipliée.

   C'est la mer primordiale, unisson de drone, légères ondulations, avec des picotements de micro-percussions, puis la voix, les voix, surgissent, au-dessus, planantes, transparentes, au-dedans, graves. Une polyphonie délicate, profonde, d'une paix supra-humaine. Ce n'est plus seulement la mer, c'est l'univers qui chante à peine dans la grand sommeil cosmique, comme une longue caresse de l'infini. Par contraste, le second très court titre, avec son grésillement de glitchs en battement régulier, semble marquer le réveil de la voix, tirée de son onirisme premier. Et la voix chantonne, murmure, nimbée d'une grande douceur (titre 3), le jour se lève peut-être, la voix salue l'aube, l'aurore. Atmosphère enchantée, frémissement des merveilles. La voix se retourne sur elle-même, les textures de Joseph Branciforte évoquent un drapé lentement remué de scintillements au long de cette marche archangélique. Comment ne pas être séduit, conquis par une musique si exquise ?

   D'étranges oiseaux se répondent sur un tapis vibrant pour le titre quatre, court intermède avant le surgissement d'un monde sonore peuplé d'événements percussifs et de bruits, glissements et clapotis curieux, comme si les objets vivaient de leur vie propre, la voix glissant au-dessus par intermittences, elle-même comme une des émanations de cet infra-monde à la Yves Tanguy ou Miró. "7.21" (titre 6, tous les titres sont titrés par des chiffres) présente un univers plus construit, plus harmonique, en dépit d'un pullulement persistant de petites virgules. Les synthétiseurs unifient, la voix s'élance, se démultiplie. Encore un grand moment de grâce extatique, le chant de mille bouddhas dans des cavernes résonnantes, Theo en chamane ou grand prêtre d'un culte mystérieux. La cérémonie devient de plus en plus hypnotique avec "10.17.13", mélange magnifique de glitchs, appels vocaux brefs et répétés à un rythme rapide. Le dernier titre orchestre une somptuosité sonore bruissante. Drones et halos nous plongent dans un palais des glaces peuplé de créatures à demi-endormies, ensorceleuses. C'est le pays d'Onirie-Féérie qui va gentiment nous avaler, engourdis par les circonvolutions de la musique !

  Osmose magique entre l'électronique, les instruments et les traitements de Joseph Branciforte et la(les) voix de Theo Bleckman : un voyage fabuleux dans un autre monde !

     [Ci-dessous, les deux hommes en public à Brooklyn au moment de LP1 / rien de plus récent à vous proposer, si ce n'est sur bandcamp plus bas. ]

Paru début décembre 2023 chez Greyfade / 8 plages / 42 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques, #Grandes Voix

Publié le 4 Janvier 2024

Les disques de l'année 2021Les disques de l'année 2021
Les disques de l'année 2021Les disques de l'année 2021Les disques de l'année 2021
   Un classement ?
Une rétrospective émerveillée !

   À quoi bon ? Classement subjectif, partial, partiel... Bien sûr ! C'est toutefois un moyen d'indiquer des lignes, des choix, de défendre des musiques exigeantes, denses, variées. La musique contemporaine est bien représentée, avec d'impressionnants chefs d'œuvre. La musique électronique sous toutes ses formes se taille une très belle place, qu'elle soit "pure" ou aussi ambiante, expérimentale, voire techno. Quelques disques se situent nettement dans une mouvance plus brutale. Les musiques improvisées ne sont pas absentes, et avec elles un monde proche d'un jazz contemporain aux contours de plus en plus indiscernables. Parmi les instruments-rois, le piano, les synthétiseurs, l'orgue, dominent, mais on en trouve bien d'autres. Chacun, j'espère, y trouvera son miel !

    Comme d'autres fois, j'ai renoncé à un classement un par un. 2021 a été une année bien remplie, aussi ai-je eu des difficultés à choisir...dans des disques déjà sélectionnés sévèrement. J'en ai profité pour mettre de côté quelques faiblesses, je dois l'avouer, avec le recul. N'en déduisez pas trop vite que les faibles ou les absents sont mauvais, loin de là, mais je ne pouvais de toute manière pas faire rentrer toute la matière d'une année d'articles dans un classement raisonnable. J'ai beaucoup réécouté, souvent confondu par la beauté des disques. Ma liste  est à dominante plutôt européenne, avec une forte représentation des États-Unis, de l'Australie, trois compositeurs japonais, et quelques autres venus d'horizons divers.

   En principe, pas de reparution, sauf cas exceptionnel. Une réticence à intégrer les compilations, avec deux exceptions notables. Trois colonnes, de gauche à droite : noms de compositeurs, titres des disques et maisons de disques. Les liens vers les articles sont sur les titres.

   Les titres des sections sont indicatifs, j'espère de commodité, très discutables, tant certains albums tirent de tous les côtés... Une sélection d'extraits sonores ne prétend nullement refléter la richesse et la diversité de chaque album : j'ai essayé qu'ils soient différents de ceux insérés dans les articles, mais

1/a/ Musiques contemporaines éblouissantes, plutôt orchestrales

Tristan Perich                        Drift Multiply                              (New Amsterdam Records)

Kate Moore                           Revolver                                           (Unsounds)

Bernard Parmegiani               Stries                                           (Mode Records)

Christopher Cerrone               The Arching Path                   (Outburst - Inburst Musics)

Michael Gordon                          8                                        (Cantaloupe Music)

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1/b/ Piano impérial

Guy Vandromme / Bruno Duplant   L'Infini des possibles         (elsewhere)

Jocelyn Robert                   Les Dimanches                                   (Merles)

Alvin Lucier                        Music for Piano XL                     (Grand Piano - Naxos)

Julius Eastman           Three Extended Pieces For Four Pianos   (Sub Rosa)

Melaine Dalibert                   Night Blossoms                      (elsewhere music)

Daniel Pesca                    Promontory                                       (Neuma Records)

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1/c/ Pure (ou impure) acoustique : piano, saxophone, cordes, orgue, voix, percussions, etc.

Bertrand Gauguet / John Tilbury       Contre-courbes                (Akousis)

Lucy Railton & Kit Downes    Subaerial                                 (SN Variations)

Mannheimer Schlagwerk    The Numbers are dancing             (Solaire Records)

Klaus Lang & Konus Quartet   Drei Allmenden                    (Cubus Records)

Ros Bandt                            Medusa Dreaming                         (Neuma Records)

Ståle Storløkken                 Ghost Caravan                                   (Hubro)

Sissel Vera Pettersen & Randi Pontoppidan  Inner Lift        (Chant Records)

Jane Rigler / Curtis Bahn /  Thomas Ciufo                                                                                                                                                                                                  ElecroResonance                       (Neuma Records)

Christopher Otto                  Rag'sma                                       (Greyfade)

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2/a/ Merveilles électroniques hybrides

Kreng + Svarte Greiner      The Night Hag                               (Miasmah Recordings)

Hauschka                                Upstream                                           (sonic pieces)

Yannis Kyriakides                    Face                                             (Unsounds)

Siavash Amini                   A Trail of Laughters                            (Room40)

Philip Blackburn                   Justinian Intonations                     (Neuma Records)

Matt Rösner                       No Lasting Form                                 (Room40)

David Shea                    The Thousand Buddha Caves                  (Room40)

Mad Disc                          Material Compositions                         (Crónica)

Kazuya Nagaya      Microscope of Heraclitus Reworks              (Indigo Raw)

Megan Alice Clune              If You Do                                       (Room40)

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2/b/ Plongées électroniques

Rose Bolton                      The Lost Clock                      (Cassauna / Important Records)

Jana Irmert                          The Soft Bit                                 (Fabrique Records)

Martina Bertoni               Music for Empty Flats                   (Karlrecords)

Marina Rosenfeld                    Index                                    (Room40)

Yann Novak                     Lifeblood of Light and rapture             (Room40

Christopher Chaplin         Patriarchs                           (Fabrique Recors / Rough Trade)

Zane Trow                           Traces                                              (Room40)

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2/c/ Univers noirs / Élégies somptueuses

Sunnk                                Weaving Rituel                                    (Mille Plateaux)

Tom Lönnqvist                    Noir                                              (Mille Plateaux)

Thomas Köner                      Nuuk                                           (Mille Plateaux)

Takuma Watanabe               Last Afternoon                    (Constructive - SN Variations)

Nasturtium                            Please Us                                        (Room40)

Robert Gerard Pietrusko             Elegiya                               (Room40)

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2/d/ Synthétiseurs modulaires, ou non, techno ou non

Kiwanoid                           enter the untitled                          (Force Inc / Mille Plateaux)

Insect Ark                            Future Fossils                            (Consoling Sounds)

Mario Verandi      Eight Pieces for the Buchla 100 Series      (play loud ! productions)

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3/a/ Hypnotiques, psychédéliques : autres dérives absolues

Ghédalia Tazartès & Rhys Chatham   Two men in a Boat       (Sub Rosa)

The Trancendance Orchestra    All Skies have sounded           (Editions Mego)

Whisper Room                   Lunokhod                                    (Midira Records)

Philippe Petit & Michael Schaffer           2                    (Opa Loka Records)

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3/b/ Joyeux fourre-tout : chanson française, nouveau jazz et compilations (remarquables)

Sylvain Fesson           Sonique-moi                                       (autoproduit)

Institut                 L'Effet Waouh des zones côtières               (Institut & Rouge-déclic)

De Ghost                              Luxe                                            (sknail lab)

(Various Artists)                 Epihanies                                       (Hallow Ground)

(Various Artists)                Touch                                         (Dragon's Eye Recordings)

Le dernier extrait musical, une composition du pianiste et compositeur Reinier Van Houdt, vous convaincra de la difficulté à hiérarchiser une matière aussi belle.

   Je vous souhaite de prodigieuses écoutes !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements, #inactuelles