Christopher Otto - Rag'sma

Publié le 26 Décembre 2021

Christopher Otto - Rag'sma

   Membre fondateur du JACK Quartet et violoniste, Christopher Otto sort son premier album longue durée. Les trois autres membres de ce quatuor internationalement reconnu sont le violoniste Austin Wulliman, l'altiste John Pickford Richards et le violoncelliste Jay (Jeremiah) Campbell : tous les trois partagent l'intérêt du compositeur pour l'intonation juste, une autre manière d'accorder les instruments que j'ai présentée en détail dans un article plus ancien. Fondée sur des proportions mathématiques parfaites, elle a notamment été mise en œuvre dans le monumental Well-Tuned piano (créé en 1974) de La Monte Young. À ma connaissance presque inconnue (?) en Europe, elle rencontre un certain succès aux États-unis, employée par des compositeurs comme Terry Riley, Duane Pitre ou Kyle Gann.

   Et ce titre énigmatique, rag'sma, me direz-vous ? En musique et en accordage, le ragisma est un intervalle avec le rapport 4375 : 4374, intervalle que la plupart des auditeurs ne percevront pas... Mais alors ? La composition met en œuvre trois quatuors à cordes : Q1 et Q2, pré-enregistrés, et Q3, partie facultative à jouer en direct. Q1 et Q2 commencent tous les deux à la même hauteur et se développent vers l'extérieur en utilisant des intervalles simples tels que des tierces et des quintes, si bien que des écarts de hauteur microtonale commencent à s'accumuler. Après environ une minute, Q1 a augmenté précisément d'un ragisma (0,396 centième) et peu après Q2 achève sa descente d'un ragisma. Au fur et à mesure que ces écarts infinitésimaux deviennent de plus en plus perceptibles, l'auditeur est de plus en plus dépaysé... Je passe sur le détail très mathématique de ces précisions. Avant de prendre connaissance de ces informations, j'avais pensé aux ragas indiens, ce qui n'est pas une si mauvaise piste, puisque les ragas fonctionnent avec la microtonalité, et que la théorie de l'intonation juste s'appuie notamment sur des théories anciennes de la musique indienne.

    Ces trajectoires divergentes forment ainsi de lentes spirales tout en glissandos tuilés. Bien sûr, toute une gamme d'harmoniques vient se superposer aux sons tenus en perpétuelle évolution, si bien que l'on rentre dans un véritable mille-feuilles sonore. Je ne sais pas pourquoi en ce moment je pense à des séquences de film de science-fiction filmées au ralenti, montrant l'évolution d'un vaisseau spatial dans l'espace sidéral, vaisseau qui tournerait doucement sur lui-même, de manière presque imperceptible. Parfois, tout se met à vibrer, à s'amplifier, tout ronronne,  on a l'impression d'être au cœur d'un mouvement perpétuel intemporel. Ce serait une extase infiniment prolongée par un étirement de toutes ses composantes, le double mouvement vers le haut et vers le bas formant une hélice rayonnante. On voyage tout en restant presque sur place, on se sent comme aspiré à l'intérieur de ce véhicule sonore, fascinant alliage de douceur sereine et d'implacable lenteur dynamique tapissé de drones profonds.

   Un disque pour dériver à jamais dans le grand huit ou le grand douze de cordes à peine courbées. D'une majesté austère et magnifique !

   Pour ma part, je conseillerais d'écouter d'abord les titres 2 et 3, qui ne font entendre que les deux quatuors pré-enregistrés, avant le titre 1, dans lequel intervient le troisième quatuor en direct, quatuor dont la fonction est en quelque sorte unifiante par rapport aux deux autres : titre nécessairement plus chatoyant, plus séduisant par son triple tuilage.

Paru en novembre 2021 chez Greyfade / 3 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- et en complément, n'ayant pas d'autre extrait du disque à vous proposer, un splendide enregistrement du JACK Quartet, renforcé par trois amis, de Skaker Loops, une pièce de John Adams que j'adore.

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