musiques ambiantes - electroniques

Publié le 27 Novembre 2023

Erik K Skodvin - Nothing left but silence
À l'orée des lumières du silence  

   Norvégien installé à Berlin, Erik K Skodvin travaille le son, la musique, sous son nom ou sous celui de Svarte Greiner, en duo aussi sous le nom de Deaf Center (avec Otto A Totland). Concepteur graphique et photographe, on lui doit une centaine de couverture d'albums depuis les années quatre-vingt dix. Il dirige aussi le label Miasmah. De disque en disque, je suis devenu un inconditionnel de ce musicien rare, à l'écriture précise, voire minimale, mais dense, riche en émotions. Son univers est sombre, crépusculaire, c'est celui des limites, des bordures, du basculement possible dans un autre monde, celui des lumières enfouies sous les vieilles anxiétés. Une guitare, de la réverbération et un amplificateur, suffisent à ce rêveur obstiné pour débusquer la beauté désolée tapie parmi les ombres inquiétantes.

“Dreams of a new beginning” & "Entrance to the periphery”

“Dreams of a new beginning” & "Entrance to the periphery”

   Promenades hallucinées
au bord de la désolation

    Dès le premier titre, "Awaiting" (En attendant), on est saisi par cette musique économe, attentive. Une seule note sombre, comme une plainte à elle seule, répétée, équivaut à un thrène antique, soudain transfiguré à deux reprises par une brève explosion lumineuse, dont la réverbération prolongée, frémissante, dégage une lumière rase, magnifique, celle d'un incendie vu de très loin. " A silent moment in the periphery", qu'est-ce sinon une boucle obsédante, en flammes vives ? Le silence brûle, on dirait, avec des retraits sombres. C'est une musique idéale pour La chouette aveugle  (première publication en 1936) de Sadegh Hedayat, une vision surréelle presque insoutenable dans sa déréliction fantomatique, d'une beauté foudroyée, d'une douceur douloureuse.

   "Quiet states of anxiousness" semble un rituel inquiétant, le frémissement des cauchemars scandé par un tremolo de guitare et une percussion sèche ou une note isolée. Les marches solennelles, "Solemn Steps", se franchissent en rampant sur les réverbérations rasantes de la guitare balbutiante. Sans doute une vison d'au-dessus est-elle meilleure pour observer les lumières couchées dans les lointains. "Observing the lights from above" tente de s'élever pour que les lumières se dressent malgré les ombres, finissent par dessiner une fugitive silhouette au fusain noir de la nuit absolue. Erik K Skodvin saisit l'âme de la désolation dans ses boucles hypnotiques, raréfiées, réduites à quelques traînées persistantes. C'est la condition pour obtenir la lente récolte, "The slow harvest"(titre 6), dans un poudroiement trouble, dans l'étrange levée de sons percussifs au milieu d'un désert de poussières.

"A walk on the edge" est une nouvelle variation des titres 1 et 3, guitare sourde contre guitare plus lumineuse, nous sommes sur le bord, sur le fil, dans une tentative pour inventer l'envol en dépit des pesanteurs. Pour horizon chimérique, ce sont les "Dreams of a new beginning", tentatives de transfigurations lumineuses sur le fond fuligineux des angoisses persistantes. Et c'est une lente montée dans la splendeur lourde d'une fusion où la guitare se noie dans les réverbérations.

   Un disque magistral, sobrement, sombrement sublime, d'un bout à l'autre. Un des meilleurs albums de 2023 !

Paru en septembre 2023 chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 20 Novembre 2023

Michel Banabila - Hidden Patterns

    J'ai déjà consacré quelques articles à Michel Banabila, compositeur prolifique qui refuse de s'enfermer dans un style uniforme. Aussi cette compilation généreuse est-elle la bienvenue. Le musicien néerlandais y rassemble quinze titres extraits d'une dizaine d'albums récents, dont certains remontent quand même à 2008, l'accent mis sur des musiques tranquilles, sobrement ambiantes. On y retrouve une pléiade de collaborateurs, parmi lesquels Oene van Geel à l'alto, Gareth Davis à la clarinette basse.

Parures électroambiantes composites 

   En ouverture, "Little Boy", une pièce à la Harold Budd, piano aux longues résonances et fond brumeux, donne le ton. Michel Banabila part toujours de l'évidence mélodique pour nous faire rêver, et pour nous entraîner dans des lointains exotiques. "Dragonfly" est de ce point de vue un morceau exemplaire, avec ses boucles fluides, insinuantes, de synthétiseur charmeur, dérapant peu à peu vers le mystère.  L'alto d'Oene van Geel ouvre "Zooming in", titre très cinématographique, le plus aguicheur de cette compilation, qui montre la large palette du néerlandais, aussi à l'aise dans une musique "commerciale", facile, que dans des compostions beaucoup plus fines, voire expérimentales. Cet éclectisme, cette absence de prétention sont ici parfaits. "Descending the mountain" (titre 4), à nouveau avec Oene van Geel, est un moment de grâce, une bande annonce pour un film sur la descente de l'Éverest par un crépuscule grandiose. "Hope - Disquiet 0271 Prison Sky" (titre 10) est de la même veine un tantinet grandiloquente, très agréable toutefois. La guitare électrique d'Anton Goudsmit nous vaut un morceau séduisant à la limite du jazz. La version instrumentale de "Dragon Fly - Original" permet d'entendre l'impressionnante clarinette basse de Gareth Davis dans cette pièce superbement écrite, presque à la Arvo Pârt par son l'atmosphère énigmatique et fervente.

   Le long mix "Secunde - CJD Mix" nous rappelle que ce séducteur est tout simplement un des grands compositeurs de musique ambiante électronique : dosage parfait des sons de terrain, frise instrumentale raffinée, sens du climat sonore. Le mix ambiant qui le prolonge en treizième position, "Secunde - Ambient Mix", ne lui est pas inférieur par son hypnotisme minimal.

"Sounds From An Unforgettable Place #1" (titre 8), entre pastiche et parodie, est un étrange collage exotique pour orchestre de brousse, dans la lignée si l'on veut de Jon Hassell. "Humans and NonHumans - DTM Remix" (titre 11) se rattache à cette lignée d'un étrange un peu grotesque, inquiétant, particulièrement réussi dans l'excellent "Alienation" (titre 12), envoûtant. "Drowning Angels" (titre 9), pour piano et voix déformée (du compositeur je suppose), donne un écho décalé du titre 8, pour musicien occidental désespéré, et c'est superbe, cette trajectoire lointaine qui se rapproche, cette chute des anges ! La version pour Midi proposée en dernière position (titre 15) me paraît nettement moins réussie, trop adoucie.

   L'autre long titre de la compilation "On Moment in Time" (titre 14) prend la forme d'une traînée spatiale rêveuse, à demi illuminée par les flambées des guitares électriques de Stijn Hüwels et Cok van Vuuren : un grand moment !

Mes titres préférés :

1) "Alienation" (titre 12) / "Drowning Angels" (titre 9) / "Dragonfly - Original " (titre 6)

2 / "Secunde - CJD Mix" (titre 7) et son prolongement "Secunde- Ambient Mix" (titre 13) / "On Moment in Time" (titre 14)

3) "Little Boy" (titre 1), à la si belle nostalgie...

Paru en janvier (?) 2023 chez Tapu Records (Rotterdam, Pays-Bas) / 14 plages / 74 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 3 Novembre 2023

Christina Giannone - Reality Opposition

   Américaine installée à Brooklyn,  Christina Giannone, artiste sonore et compositrice, signe un second album chez Room40. De nouveaux murs sonores, animés de vagues de dissociation. Sa musique est naturellement cosmique, épique, mais dans le même temps concrète, travaillée par des flux de particules.

   L'extraordinaire second titre me hante depuis un moment, d'où l'article que j'écris. Derrière le mur s'entend comme en filigrane un ouragan grandiose, voilé, gravillonné, d'une stupéfiante beauté trouble : voilà une ambiante hantée (comme moi !), loin des ronronnements d'une certaine ambiante. Christina Giannone, c'est du Nicolas de Staël viré au noir par Pierre Soulages, et recouvert d'épaisseurs à demi opaques, vivantes. De la musique industrielle enfermée dans un macrocosme aplati, au point de se changer en hymnes à la Matière éternelle, secouée, pulsée par des vents incessants.

   Le titre éponyme, "Reality Opposition"(titre 4), évoque le bouillonnement interne d'une matière noire, une fantasmagorie d'ombres sifflantes, effilées comme des lames, crantées comme des rabots, évoluant dans une forêt en pleine putréfaction. La belle vidéo d'Emma Northey insiste sur la dimension fantomatique de ce ballet d'apparitions-disparitions. De titre en titre, Christina Giannone dessine une identité cosmique qui donne son titre à la dernière pièce, sorte d'opéra ventriloque de l'espace, d'une grandeur sombre et hiératique, comme le chant sacré, le cantus absconditus de l'Infini.

    Avec ce disque d'une sauvage beauté, Christina Giannone prouve qu'elle est désormais une artiste majeure de la musique électronique.

Paru en juillet 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 30 Octobre 2023

Carbon in Prose - Salt Water Blood

   Cameron MacNair, compositeur de musique électronique expérimentale travaillant à Seattle, publie chez Dragon's Eye Recordings son second disque sous le nom de Carbon in Prose. Une ode à la terre et à ses océans, et je passe, j'en suis désolé, sur le discours écologico-larmoyant devenu habituel, parfaitement creux et gratuit, surtout concernant des musiciens qui utilisent des instruments et des logiciels consommateurs d'électricité... Oublions ces demandes de pardon, écoutons cette musique, d'une belle mélancolie. Une musique élaborée à partir de synthétiseurs modulaires, d'enregistrements de terrain (surtout des eaux en mouvement) et de piano.

Voluptés mélancoliques 

   J'aime la mélancolie poignante de l'album, qui vous prend comme une grande vague. "Crimson Waves", en ouverture, déborde d'eaux, de draperies amples serties de sortes de voix synthétiques, qui se déploient comme un flux immense, avec des irisations internes troubles. Carbon in Prose compose une musique électronique d'une belle force émotionnelle, pas une musique innovante, une musique évidente, facile, dans le meilleur sens du terme. Il y a en elle une langueur, un abandon aux rythmes universels, par exemple dans le deuxième titre, "A Gentle Shimmer, Everlasting", très dans la manière de Harold Budd, autre compositeur californien d'ailleurs : Un doux chatoiement, éternel, c'est tout à fait cela. Autre très beau moment de l'album, le quatrième titre, "Beacon From the Brine" (Balise de la saumure), le plus long titre avec un peu plus de neuf minutes, immense moutonnement d'une délicatesse bouleversante.

   La mer, toujours la mer, avec "Cliffside Murmurs" (Murmures à flanc de falaise), le roulement sourd des eaux sur le sable ou les galets dans des embruns épais, avec "Cold Sea", aux sombres et grandioses sinuosités granuleuses, crépusculaires. Et puis n'oublions pas  les titres, ils sont très beaux, participent de cette mélancolie océanique. "Washed Ashore and Eaten by Gulls" (Échoués sur le rivage et mangés par les mouettes) évoque des sirènes tournoyantes pendant une tempête. Comment résister au titre suivant, "Surrender to the Tide" (Abandonnez-vous à la marée) ? Synthétiseurs profonds et veloutés, qui nous submergent de leurs lentes et hypnotiques vagues pour nous emporter loin. L'album se referme avec une ultime promesse, "One Last Promise Before I Leave Forever", le triomphe de la mer sur l'homme d'une certaine manière, la célébration ultime de sa musique à elle, majestueuse et éternelle, dans laquelle s'engloutit l'hommage doloriste.

    Laissez-vous envahir par les infinis bercements des synthétiseurs modulaires plongés dans les eaux bouleversantes !

Paru fin septembre 2023 chez Dragon's Eye Recordings (Los Angeles, Californie) / 7 plages / 33 minutes environ

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Publié le 20 Octobre 2023

Volume I : Nigredo

Volume I : Nigredo

  Trois compilations ? Je suis peu amateur des fourre-tout. Mais s'agit-il de compilations ? D'un concept, si l'on veut. L'idée est de rassembler en trois volumes des compositions inspirées des trois phases du processus alchimique menant à la pierre philosophale ou à une transmutation spirituelle. Je vous sens méfiants. L'hermétisme pointe son museau, et l'on aura beau invoquer les mânes de Carl Gustav Jung, qui réinterprète le Gand Œuvre des Alchimistes pour l'adapter à sa vision du processus d'individuation, vous secouez la tête, dubitatifs. Rassurez-vous, je ne me lancerai dans aucun discours théorique de légitimation de ces musiques, qu'on peut écouter pour elles-mêmes. Comme dans tout rassemblement d'œuvres, on n'y trouve pas que de l'or, mais l'ensemble se tient, dégage une atmosphère de ferveur mystérieuse, de folie chaotique parfois, qui est loin d'être sans charme. Je regrette de ne pouvoir illustrer mes propos de mes titres préférés, introuvables un par un sur les plates-formes. Ce qui m'intéresse aussi, dans cette entreprise, ce sont les images qui les accompagnent : trois couvertures dues à l'artiste italienne Valentina Bartozzi, qui nous invite à voir autrement les corps, comme des écorchés médiévaux, des flux cosmiques nouvel-âge ou des fragments symboliques. Sans oublier les trois galeries de portraits des musiciens : des portraits intelligents, sensibles, et beaux.

Volume II : Albedo

Volume II : Albedo

   Nigredo rassemble des pièces volontiers inquiétantes, suffocantes. C'est un univers de putréfaction, nocturne et saturnien. Beauté sombre, par exemple sur le magnifique "Sileam" (titre 7) de Yakovlev Dounis et Magnani ou encore l'abyssal "Zuzanaghee (Alchimized)" (titre 10) de Yajuj Majuj, titre dans la lignée de Dead Can Dance. Le cauchemardesque, et très réussi, "Smog_193211" de Klaas Hübner, termine en ultranoir ce premier volume commencé dans le brouillard fantomal de la pièce de Zen Lu, "Landscape in the Mist" [titré aussi "Landscape of Myths"], magistrale.

Les musiciens de Nigredo

Les musiciens de Nigredo

   Albedo commence par une incantation avec le très beau titre vocal (pour l'essentiel) "Terra Nos Deus (Undogmatische Lösung)" de Bleedingblackwood. Parmi les autres pépites : le planant et bourdonnant "Isle of Winds" (titre 3) de Seiji Morimoto, qui se gonfle en multiples filaments radieux ; le hiératique et mystérieux "Setting 32" (titre 4) de Andrea de Witt, à base de motifs répétés. Je retrouve avec plaisir Zen Lu pour "Flying at Midnight" (titre 7), un bel envol ponctué de percussions. Ken Karter donne un "[AL-BE_DO][XXI-22]" (titre 8) syncopé, flamboyant,  à la Autechre. Je m'aperçois en réécoutant de la qualité de ces regroupements, peu de morceaux vraiment faibles (je n'en citerai pas, fidèle à ma démarche fondée sur l'enthousiasme !) . Je vous laisse découvrir...

Les musiciens de Albedo

Les musiciens de Albedo

Volume III : Rubedo

Volume III : Rubedo

   Plus inégal à mon sens, Rubedo nous offre toutefois des sommets de la trilogie. Avec "Stand on the Mountainside and Gaze afar the Dark Sea" (titre 4) Zen Lu, présent sur les trois disques, réussit une pièce méditative lumineuse, sublime. "Quartz" (titre 5), de Orquestrina Utu, est une pièce aux vocaux envoûtants mêlés à des synthétiseurs frémissants. Lukas Cane signe sans doute la composition la plus originale, "Together (feat. Tsuki)" (titre 6) : répétitions obsédantes et très rapides du mot titre sur fond d'ambiante sombre, grandiose, animée d'une pulsation profonde, avec un finale en forme d'apothéose trouble de toute beauté. La quintessence du rubedo, un véritable mariage alchimique ! Ken Karter nous embarque avec le titre 11, "RU_BE_DO_X-000-SYS", techno foisonnante, hallucinée

    Une Collection très bien conçue, véritable traversée de divers courants des musiques d'aujourd'hui. Berlin est le pôle d'attraction d'une myriade de musiciens passionnants, venus d'un peu partout : Italie, Chine, Iran, Espagne, Grèce, Chypre, Mexique, Danemark, Suède, Malte, Pologne, et Allemagne bien sûr.

Les musiciens de Rubedo

Les musiciens de Rubedo

Trois disques publiés chez Undogmatisch (Berlin, Allemagne)

Nigredo est paru en août 2021 / 11 plages / 1 heure et 3 minutes environ

Albedo en avril 2022 / 12 plages / 1 heure et 11 minutes environ

Rubedo en mai 2023 / 13 plages / 1 heure et 31 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 4 Octobre 2023

Yann Novak - The Voice of Theseus

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak poursuit une carrière qu'il dit marquée par les différences de perception qu'il vit en tant que daltonien partiel, dyslexique et sujet à des acouphènes. Les fois précédentes, il travaillait une musique électronique aux drones impressionnants, y ajoutant parfois des enregistrements de sa voix qui ne chantait pas vraiment. Cette fois, il a demandé à deux de ses chanteurs préférés, Gabriel Brenner et Dorian Wood, de l'aider dans une expérience de manipulation de leurs voix enregistrées.

Jusqu'à quand reste-t-on une même entité ?

   Yann Novak est parti de l'histoire de Thésée qui, en tuant le Minotaure sur l'île de Crète, sauve les enfants athéniens victimes de sa voracité. En mémoire de cet exploit libérateur, les Athéniens entreprennent un pèlerinage à Délos avec le navire de Thésée. Avec le temps, le bateau se détériore, il faut le réparer, pièce après pièce, si bien qu'à un moment on peut se demander si c'est bien encore le navire de Thésée qui accomplit le voyage commémoratif. D'où l'expérience dont je parlais : que reste-t-il de l'identité des voix initiales au fil des manipulations, jusqu'où peut-on aller ? Ce qui est une tentative pour lui de réfléchir aux différences de perception entre lui et les autres, et plus largement entre nous. Aussi la bonne écoute consiste-t-elle, particulièrement pour ce disque, à écouter les morceaux d'affilée : à cette condition seulement, on appréciera les modifications, altérations, en effet très sensibles entre le premier titre, "A Monument to Oblivion" et le titre 7 par exemple, "The Inevitability of Failure".

   Rassurez-vous : il n'est pas nécessaire de se référer à l'expérience évoquée ci-dessus pour apprécier ce disque, de même que vous pouvez oublier les inquiétudes de Yann Novak. The Voice of Theseus confirme le talent d'un grand compositeur. Yann se lance, après des albums relativement brefs, dans une sorte d'oratorio pour voix et électronique. Et c'est de toute beauté !

   Au départ, dans "A Monument to Oblivion", il y a les voix pures, en polyphonie quasi médiévale, avec une ponctuation rythmique espacée, mais forte, et déjà une  électronique dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elle contient des voix, déformées. Les deux cheminent de concert... De titre en titre, les voix sont modifiées, puis se fondent jusqu'à disparaître à peu près (on n'en est pas très sûr !) dans le dernier, "We Went out, Not with a Whimper, but a Whisper", titre qui joue de la paronymie entre "Whimper"(gémissement) et "Whisper"(murmure) : il suffit de presque rien pour que le tout soit changé en un autre. Ce "presque rien" est au cœur des compositions. À la fin, les voix sont vaporisées, fondues, méconnaissables ... et troublantes. Entre les deux, drones, orgue et synthétiseurs tissent des toiles somptueuses, enchâssent les voix comme on enchâsse les bijoux. On traverse le substrat (titre 3 : "Traversing the Substrate") pour rentrer dans un espace vibratoire suave, aux amples pulsations. Comment ne pas être séduit ? Le court titre 4, "Interlude - The Translator", nous plonge en milieu maritime, avec un étrange oiseau au chant étranglé, caverneux, peut-être comme une pythie antique, pour nous conduire au pays de la lumière, "Super Coherent Light" (titre 5). Des textures mouvantes de synthétiseur, d'orgue, s'animent d'un battement régulier, puis les voix reviennent dans un crescendo puissant, des voix liées en gerbes vocales, et non plus individuelles, pour contribuer au sfumato sinueux de la fin de la pièce.

    Arrivés à "Patterned Behavior", on navigue sur les sommets : morceau à la Jocelyn Pook (le bal masqué chez Stanley Kubrik...), tout en drones troubles autour d'une voix à peine distincte de la trame. L'espace sonore se fait tapis de frottements, friselis froissés, voix archangélique comme rentrée en elle-même : c'est le sublime "The Inevitability of Failure", la musique semblant se fissurer, se fracturer en micro grains au long d'une série d'ondulations tremblées. Ballet de drones bien opaques, "Seeing Light Without Knowing Darkness" a la majesté d'une avancée aveugle, inconsciente, et grandiose, avec ses enveloppes striées, tandis que des voix perchées incantent la stratosphère, et c'est le dernier titre, déjà évoqué, suite d'ébranlements nébuleux aux portes d'une lumière qui semble toujours se dérober sous les coups de butoir de forces obscures.

   Une réussite envoûtante !

Paru début juillet 2023 chez Room40 / 9 plages / 45 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

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   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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Publié le 20 Septembre 2023

Zimoun - ModularGuitarFields I-VI
Foisonnement épique

   Connu pour ses installations à grande échelle de bruit et mouvement orchestrés, l'artiste suisse multi-disciplinaire Zimoun publie chez 12K un disque qui rompt avec la quiétude, la fragilité des productions de cette maison de disque (voir l'article précédent à propos du duo Illuha, par exemple). Modular Guitar Fields I-VI combine les sons d'une guitare Ténor Baryton, d'une sélection d'éléments provenant d'un synthétiseur modulaire et d'un amplificateur Magnatone des années 1960. La courte section IV mise à part , autour de une minute, les cinq autres sont amplement développées, entre dix et seize minutes.

  Six paysages sonores en perpétuel mouvement, six immersions dans des espaces grandioses, peuplés de drones épais, d'éclairs fulgurants, de hoquets, de collisions. Six voyages au cœur d'une densité aux micro-variations multiples, ce que la couverture illustre très justement. D'ailleurs sa devise, explorer la complexité à travers la simplicité, relève de l'esthétique minimaliste, comprise comme un moyen de donner à la musique une dimension à la fois organique et spatiale, mêlant microcosme et macrocosme pour nous prendre dans les filets brouillés d'une trame hypnotique. L'univers du disque est en effet flou, un flou d'un psychédélisme vertigineux, marqué par de longues traînées granuleuses, sourdes, de brefs et répétés courts-circuits : la musique ne cesse de se recréer dans une ébullition sombre et farouche, magmatique. L'osmose entre la guitare, le synthétiseur modulaire et les jeux d'amplification débouche parfois sur des tapisseries sonores chatoyantes, comme dans la section III, particulièrement répétitive, plus dans le genre 12K  par sa fragilité élégante, cependant peu à peu envahie par des granulations, une densification et un assombrissement des textures menant à un finale à frémir et à la courte quatrième section déchirée, dévastée d'échos, elle-même prélude à la cinquième, épique et flamboyante, aux colorations somptueuses. Toutes les sections sont enchaînées, d'où un continuum exaltant, fabuleux.

   Un disque magistral, d'une sidérante beauté !

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K / 6 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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  En complément, comme je ne trouve rien d'autre à vous faire entendre que le bandcamp, retour sur son disque précédent, Guitar Studies I-III, paru en 2022 chez Room40, vous ne serez pas déçus... Chaque étude dure autour d'une heure, la longue durée n'ayant jamais effrayé les minimalistes, au contraire.

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