musiques ambiantes - electroniques

Publié le 22 Avril 2024

FUJI||||||||||TA - MMM
Orgue, voix et électronique : chants inouïs...

   Actif depuis 2006, le musicien japonais Yosuke Fujita publie chez Hallow Ground son deuxième album après une série de disques et une tournée mondiale. MMM doit beaucoup au changement opéré sur son orgue à tuyaux en installant une pompe à air électrique à la place de la manuelle, ce qui lui permet d'explorer de nouvelles possibilités en enregistrant simultanément plusieurs sons. Les trois M correspondent aux trois titres.

   "M-1" est le plus long avec plus de vingt-et-une minutes. Les sons glissent les uns au-dessus des autres, mugissent presque, puis certains ondulent, accompagnés d'un tapis d'aigus tenus, bruissants. Yosuke Fujita joue des répétitions obsédantes et des oscillations pour créer une musique d'orgue curieusement presque tribale, incantatoire. Des bourdons graves viennent sous-tendre ensuite la jungle micro-fourmillante, qui ferait penser à Éliane Radigue si elle n'était pas rythmée. La composition respire, halète, émet des traces sifflantes. De nouvelles couches la rafraîchissent régulièrement sans faire disparaître la pulsation fondamentale. Dans le dernier tiers, des chuintements flûtés, plaintifs sourdent de l'intérieur, puis de nouvelles notes graves, en masses compactes, augmentent le contraste avec la toile fuyante des aigus. Indéniablement une composition élaborée, magistrale !

   "M-2", pour voix seule, est d'abord déconcertant. Puis cette façon de chanter en expirant et inhalant constamment crée un rythme lancinant. Peu à peu, grâce au jeu des différentes couches, apparaissent d'autres voix, et il y a du chamane dans cette manière de profération multiple de sons inarticulés ou seulement syllabiques, les voix s'intériorisant dans le gosier ou en sortant telles des guêpes ou des rebonds extatiques. L'accélération finale est étonnante...

   Orgue et voix, "M-3" développe une combinatoire ambitieuse. L'orgue par à-plats glissants crée un mur entrecoupé sur lequel la voix traitée (ou non) de Yosuke rebondit, s'envole, se fractionne elle aussi dans le même temps. "M-3" ose un lyrisme plutôt grandiose qui tranche avec les deux titres précédents.

   Un très bel album de musique (électro-)acoustique et vocale expérimentale, accessible malgré sa radicalité minimale.

Paru le 18 avril 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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    Rien à vous proposer pour cette parution, mais un extrait de son album précédent, Iki, paru sur le même label en 2020. Et en concert le 11 juin 2022 à The Lab (San Francisco), on le voit à l'orgue qu'il a construit lui-même, onze tuyaux et pas de clavier, avec la pompe à air manuelle sur la gauche.

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Publié le 11 Avril 2024

Madeleine Cocolas - Bodies

Après Spectral juillet 2022), la compositrice australienne Madeleine Cocolas poursuit son travail d'intrication de sons de terrains et d'électronique. Elle présente ainsi son nouveau disque Bodies (Corps) :

 « Les œuvres intègrent des bruits d'eau que j'ai enregistrés lors de récents voyages sur la côte australienne ainsi que des ruisseaux et des cascades dans l'extrême nord du Queensland. J'ai pris ces enregistrements et d'autres enregistrements de ma voix et de ma respiration et je les ai fortement traités avec des synthés et de l'électronique afin que les frontières entre les enregistrements sur le terrain, le chant et l'électronique soient également floues. Ensemble, ces sons créent des collages sonores qui se déplacent de manière à imiter les cycles rythmiques que l'on retrouve à la fois dans l'eau et chez les humains, tels que les vagues, les impulsions et les courants. »

Madeleine Cocolas par Vanessa van Dalsen

Madeleine Cocolas par Vanessa van Dalsen

   Attention : chef d'œuvre !

   Bodies comprend six titres assez développés pour apprécier la beauté des textures, la mélodie des matières flottantes. Dès "Bodies I" (titre 1), l'osmose entre enregistrements et traitements est impressionnante. La musique est tout simplement grandiose : la voix est coulée dans les vagues irisées, scintillantes comme des étoiles englouties dans les profondeurs. J'en frémis de bonheur ! "Drift" (titre 2, Dérive) s'ouvre sur des gargouillis liquides, vite recouverts de sons syncopés de synthétiseurs, démultipliés, si bien qu'il devient un envoûtant et majestueux hymne minimaliste ambiant.

   "The Creek" (titre 3, Le Ruisseau) métamorphose le milieu liquide en l'approfondissant, le creusant de mouvements abyssaux. Voix, drones et vagues tournent lentement dans un ballet émaillé de quelques craquements. Plus noir, plus mystérieux, "A Current Runs Through" (titre 4, Passage de courant), nous entraîne dans l'épaisseur granuleuse de micro-bulles et les poussées formidables des flux à la limite de la vaporisation lumineuse.

   "Exhale" (titre 5, Expire) mêle frêle respiration de la compositrice et bouillonnements sourds, battements, créant un beau contraste entre fragilité et force, grâce et superbe. La seconde partie du titre fusionne les composantes dans une navigation de plus en plus fulgurante terminée par la respiration augmentée en un quasi râle.

   Et c'est "Bodies II" (titre 6), extraordinaire chant de sirènes sous-marines, qui a inspiré la magistrale vidéo de présentation de Room40 [ Cette vidéo ne prend en compte que la première partie ]. Madeleine Cocolas signe un chef d'œuvre. On entend rarement pareille musique convulsive, suite d'explosions, de feux d'artifices d'une splendeur sidérante, qu'un passage de relatif silence sépare de l'épiphanie d'une polyphonie de voix séraphiques, sous-tendue par des bourdons solennels.

   Avec Madeleine Cocolas, corps des eaux et corps humain(s) s'épousent pour créer une musique d'une beauté illuminée, aux flamboiements visionnaires. MAGNIFIQUE !

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Titres préférés : 1) "Bodies II" (titre 6) et "Drift" (titre 2)

2) "Bodies I" (titre 1) et "Exhale" (titre 5) ...et les deux qui restent sont mieux que bien !

  

Paraît le 12 avril 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 41 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 9 Avril 2024

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Ludwig Wittbrodt désigne le duo formé par Emily Wittbrodt au violoncelle et Edis Ludwig à l'ordinateur portable et à la batterie. Elle a une formation classique, mais s'implique aussi dans le free jazz. Lui est actif sur la scène improvisée de la région Rhin - Ruhr depuis des années et joue dans le groupe rock Düsseldorf Düsterboys. Leur musique, riche de ces influences, se situe encore ailleurs, dans une musique de chambre expérimentale entre musique électronique et musique contemporaine. Le disque compte sept titres, les quatre premiers de plus de cinq minutes, les trois suivants entre deux et quatre.

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Le premier titre, "Fischer", commence au violoncelle et à la batterie, en deux frappes percussives répétées, sur lesquelles viennent se greffer des sons de terrain encore discrets, comme une fumée autour du battement, puis le violoncelle s'échappe en une longue traînée, doublée par l'électronique. Une mélodie élégiaque s'enroule sur un bourdon d'intensité variable. Nous y sommes. C'est là que se situe la musique des deux musiciens, méditative, d'une limpidité désarmante, pas très loin de la musique indienne, et toutefois déchirée, doucement hurlante comme une meute de loups une nuit d'hiver...

   Avec "Tulpen" (titre 2), l'atmosphère se fait plus étrange, la musique émet des bulles espacées, sèches, comme une respiration en eaux profondes. Le violoncelle pizzicato et l'électronique en nappes rayonnante sont en symbiose. Superbe pièce au cours de laquelle émerge une mélodie ensorcelante dans les cercles de laquelle nous sommes peu à peu emprisonnés. Le charme continue d'opérer avec "Freibad", pièce d'un onirisme frissonnant. Le violoncelle sonne comme un sitar ou un sarod (à moins que ce ne soit un avatar électronique produit par l'ordinateur) : c'est une sorte de raga alangui, suave.

    Le morceau éponyme (titre 4) joue sur des sons abrasés, des notes tenues. Si l'on songe à la signification du titre de l'album, « moudre » en français, c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une toile microtonale animée de scintillations, de sourds broiements. Puis des harmonies somptueuses se déroulent sur le fond mouvant bourdonnant.

  "Volcano" (titre 5) est un dérivé du titre deux, violoncelle pizzicato et électronique foisonnante. C'est une lente avancée dans un pays mystérieux qui dissout progressivement la musique. La reprise de "Freibad" (titre 6) semble une germination un peu monstrueuse du premier : éructations bizarres, clapotis inquiétants... "Flamenco" surprendra les amateurs du genre par sa gestuelle ralentie. Le violoncelle chante langoureusement, à demi englouti dans les textures électroniques, curieux et très beau chant du cygne...

   Une musique de chambre étrange, onirique, envoûtante !

Paru début mars 2024 chez Ana Ott (Rhénanie du Nord-Westphalie, Allemagne) / 7 plages / 37 minutes environ

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Publié le 30 Mars 2024

Musique infinie - Earth

    Musique infinie est le duo formé par Manuel Oberholzer (alias Feldermelder), compositeur et artiste sonore italo-suise, et Noémi Büchi, compositrice franco-suisse de musique électronique qui réinvente la musique romantique et impressionniste dont elle revendique l'influence. Le disque est une version spontanément composée en direct pour une projection du film muet Zemlya  (La Terre, 1930) d'Alexander Dovzhenko (1984 - 1956), cinéaste ukrainien soviétique

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

    Si les deux parties du disque correspondent, pour aller vite, aux deux versants (très inégaux en longueur) du film, "Creation" à l'enthousiasme pour la collectivisation et les tracteurs, "Destruction" à la fin du film qui se termine par le meurtre du jeune et ardent communiste, l'auditeur, en l'absence du film, prend la musique en tant que telle, sans référent.

   "Creation" est une ode lyrique et tumultueuse. Synthétiseurs grondants, voix synthétiques éthérées, vents cosmiques. Les deux Suisses s'inscrivent à certains moments nettement dans le sillage des premiers albums du groupe allemand Tangerine Dream, période Ohr et début de la période Virgin avec Phaedra (1974). D'impressionnants courants se greffent sur des phases élégiaques. La beauté des textures, très travaillées, séduit l'oreille. C'est toute la création qui lève comme une énorme germination dans les intenses dernières minutes.

   "Destruction" débute sous des auspices inquiétants. La musique se fait quasiment industrielle, confluence de gigantesques glissements de matières, animés d'à-coups syncopés, de percussions à la rythmique affolée. Tout se fractionne, se diffracte, se métamorphose. Des sons fantômes travaillent la masse, un ballet de spectres nous nargue, ce qui n'empêche pas la musique d'être grandiose, légèrement transparente, frémissante. Parfois, les sons chavirent, puis c'est tout un chœur masculin et féminin qui s'inscrit dans le déferlement courbe des vagues tremblantes, le traitement presque à la Autechre des textures micro-fissurées, râpeuses, raclantes, avec à la fin une véritable vaporisation...

   Une excellente bande sonore, même sans film !

Paru début février 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 27 minutes environ

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Publié le 27 Mars 2024

Phil Niblock - Looking for Daniel
  Phil Niblock, In Memoriam...

    Réalisé en étroite collaboration avec le compositeur, décédé en janvier 2024, le disque présente deux de ses dernières œuvres. Phil Niblock (né en 1933), compositeur, cinéaste et vidéaste, était devenu en 1985 directeur de l'Experimental Intermedia Foundation de New-York, consacrée à la musique d'avant-garde. Pionnier d'un minimalisme expérimental, explorateur des harmoniques et des bourdons (drones), il demandait aux auditeurs d'écouter ses pièces à fort volume. Sa musique superpose souvent de nombreuses strates sur une durée assez longue, si bien que le tuilage de microtonalités génère des harmoniques et des effets de halo sonore.

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

    La première pièce, "Biliana" (2023), doit son titre à son interprète Biliana Voutchkova, violoniste et vocaliste bulgare très impliquée dans les musiques improvisées et la création sonore contemporaine. Voix et violon étroitement accordés, enlacés dans de longs unissons, créent une tapisserie sonore mouvante, doucement rayonnante, perpétuellement renaissante. Musique saisissante, aérienne, quasi immatérielle, elle semble une pure émanation, le nimbe de présences sonores dont l'identité s'est fondue dans une multiplicité radieuse. C'est une musique qui lévite, une musique de transe hypnotique à la gloire de la Voix originelle.

   La seconde pièce, "Exploratory, Rhine version, Looking for Daniel" (2019), a été enregistrée par deux ensembles installés aux Pays-Bas, Modelo62 (flûte, clarinette basse, deux trompettes, contrebasse et guitare électrique) et l'Ensemble Scordatura (voix, alto, claviers - où l'on retrouve Reinier van Houdt !, et le compositeur Claudio F Baroni invité à l'orgue). Du chaos initial émerge l'alto, puis la voix, le clavier et les autres instruments, en une tresse épaisse, dense... Cette composition comporte en vingt parties soudées, issues de trois enregistrements superposés, mélange de direct et d'interactions virtuelles. Le titre renvoie à Daniel, codirecteur de l'Ensemble Phoenix à Bâle, où coule le Rhin. Retrouvé au bord du fleuve après plusieurs semaines, il est probablement tombé d'un pont, personne n'envisageant une chute volontaire. Plus sombre que "Biliana", cette pièce dégage une force dramatique évidente. Mélodies et harmoniques se chevauchent, s'entrecroisent, créant une polyphonie microtonale, une forêt sonore d'une sombre et étrange splendeur, au cœur de laquelle se love la trace d'une voix humaine. Mouvements ascendants et pulsations de bourdons donnent la sensation d'une vie supra humaine, surnaturelle, surgie d'un foyer indestructible.

    Un disque d'une somptueuse magnificence, d'une majesté impressionnante. Encore une réussite de cette belle maison de disques qu'est Unsounds. Deuxième titre mixé par Claudio F Baroni, un des compositeurs phares du label et Ezequiel Menalled. Et tout est maîtrisé par  Yannis Kiriakides...

Paru début février 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 plages / 45 minutes environ

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Publié le 13 Février 2024

Simon Lanz & Tobias Lanz - Arches
De nouveaux instruments pour explorer au-delà...

Les frères Simon et Tobias Lanz, dont c'est le premier album en commun, ont écrit et interprété Arches sur des prototypes d'instruments à vent construits par eux-mêmes, inspirés par l'orgue à tuyau classique. Ces nouveaux instruments leur ont permis d'élargir les possibilités de l'orgue en allant vers les musiques électroniques ou les musiques à bourdons, dites drones, deux champs musicaux qu'ils ont exploré dans leur carrière. Il en résulte une musique microtonale infiniment plus nuancée, eux-mêmes contraints d'inventer de nouvelles manières de jouer, d'explorer, d'inventer, en s'appuyant sur une partition graphique pour visualiser de manière satisfaisante les multiples nuances tonales des quatre pièces constituant Arches. L'illustrateur Ramon Keimig a réinterprété ces partitions pour l'album de manière à ce qu'en lisant de gauche à droite on puisse suivre l'évolution de ces paysages de drones. Album enregistré à Berne en mai 2022 pendant une résidence d'artiste.

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

... à l'intérieur d'une palette sonore
infiniment nuancée

   La musique sort des tuyaux, souffle continu, petites sirènes. Courbures lentes, lignes droites des notes tenues...Notes ? La musique microtonale abolit de fait cette appellation, puisque, à l'échelle des notes séparées, s'est substitué un continuum de possibilités constitué de micro-intervalles, d'où l'impression pour l'oreille, non d'un changement de notes, mais de glissements. Le Continuum de György Ligeti, composé en 1968 pour clavecin, est sans doute l'un des premiers pas dans cette direction que le synthétiseur modulaire a pu balayer. Aussi la musique des frères Lanz est-elle cousine des compositions d'Éliane Radigue. Des drones très doux se succèdent, se creusent pour laisser passer comme des appels de flûtiau dans les montagnes alpines. Il y a en effet quelque chose de pastoral dans cette musique apaisée, flottante, qui laisse venir à elle des vagues venues d'ailleurs comme dans la seconde partie. Rien ne presse, on tend l'oreille, le concert d'appels et de réponses de la troisième partie crée une nouvelle polyphonie respiratoire, cette fois c'est comme le souvenir des meutes de loups et de leurs hurlements nocturnes, filtré par les siècles et la mémoire. La musique est devenue troublante incantation conjuratoire. Curieusement, je remarque que « Arches » est l'anagramme de « search ». Cette musique cherche, avance prudemment vers l'inconnu, la très lente montée des bourdons tremblés dans la quatrième partie derrière les cliquetis discrets des instruments. Un bourdon moins grave, plus élevé, domine la pulsation sourde des autres, stase sonore prolongée dont émerge peu à peu un mur radieux.

     Un très beau disque, à écouter dans la continuité, sans être dérangé, toutes affaires cessantes, déconnecté...

Paru fin novembre chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 42 minutes environ

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Publié le 3 Février 2024

Øjerum (2) - Your Soft Absence

   Paw Grabowski, alias ØjeRum, dont les étonnants collages ornent les couvertures des disques, est revenu incanter la fin de 2023.

Voici ce qu'il dit de Your Soft Absence :

« C'est une suite d’ondes sinusoïdales traitées et d’instruments à vent échantillonnés. C’est le récit d’un sentiment particulier d’absence qui me hante ; peut-être mieux décrit comme le désir d'une émotion d'enfance, un sentiment d'émerveillement inconscient, un état d'être simplement sans essence ou peut-être comme un souvenir qui s'éloigne continuellement chaque fois que j'essaie de m'en souvenir, apparemment le plus proche et le plus présent à une certaine distance, avec un certaine absence. »

    Pour l'auditeur, c'est la plongée dans une musique crépusculaire, le premier des trois longs titres étant d'ailleurs intitulé "Portrait of the Green Twilight" (Portrait du Crépuscule vert). Des ondes courbes s'enroulent, se succèdent, se chevauchent. Elles dessinent un paysage mouvant, comme des algues agitées par les vagues sous la surface de la mer, ou les ombres brumeuses des arbres dans une forêt parcourue par le vent. La musique tente de saisir l'insaisissable, de l'envelopper  sans jamais y parvenir, si bien que les trois pièces n'en font qu'une, l'ample et mélodieux déploiement d'une écharpe aux torsades d'une suavité ensorcelante. Les instruments échantillonnés et les ondes composent un nouvel orgue des abysses, l'orgue de la mémoire, dont les traînées de notes sont enrobées d'un voile opalin. Il n'est plus question d'en sortir, cette musique s'entortille aux parois de votre cerveau, comme si elle était l'émanation même d'une aspiration secrète, indicible, à se fondre dans la beauté vacillante des choses.

   Le troisième titre, "Tomorrow We Commemorate the Falling Leaves" (Demain nous commémorons la chute des feuilles), a la grâce bouleversante d'un immense appel frémissant, comme un brame renouvelé jusqu'à provoquer une sorte d'extase langoureuse d'une infinie douceur :

« Comme le cerf, selon le psalmiste, brame vers les sources des eaux vives, ainsi la conscience assoiffée soupire vers l'absent incognito dont nul ne sait le nom. »

        Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien,1957, p. 66.

Un disque au charme rayonnant, diapré, surgi des semi-ténèbres des souvenirs. Magnifique et absolument envoûtant !

Paru en décembre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 48 minutes environ.

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Publié le 19 Janvier 2024

Zane Trow - Quire

Dernier bus pour nulle part...

Zane Trow est comme un archiviste sonore, fasciné par les échos, les traces. Son dernier album, Quire, n'est-il pas un cahier pour consigner les rêves des créatures fantomatiques que nous sommes ? Il écrit une musique ambiante résolument crépusculaire, aux formes changeantes et brumeuses, au bord de la dissolution, dans laquelle synthétiseurs, dispositifs, enregistrements de terrain et traitements sont étroitement fondus. C'est à peine si l'on entend le saxophone de Stephen Spencer, qui manie aussi les traitements, sinon comme un fantôme de plus.

   C'est la musique énigmatique du premier titre, "Cast", qui m'a mené vers cet article. À chaque fois, les titres sont ambigus. Comment faut-il les comprendre ? De quels acteurs s'agit-il, de quelle distribution ? Des créatures perdues dans un bruissement étrange, ainsi dans "Klute", on s'enfonce dans la forêt des sons. On entend des inflexions inconnues, douces et envoûtantes, comme dans "Lilt", qui nous encerclent, apparaissent et disparaissent. Irons-nous nous perdre avec elles dans l'évanescence de la nuit infinie ? Prendrons-nous le dernier bus ("Last bus", titre 4), dont la destination semble bien ténébreuse ? "Quire" tournoie, s'effiloche, comme si les souvenirs, revenus nous obséder, étaient absorbés dans des lointains, des tourbières. Sur le cahier, presque rien de vraiment palpable. il n'y a que des silhouettes, des esquisses fuyantes. On pourrait croire que quelque chose va se concrétiser, sur "Pamphlet", un vrombissement discret de stridences, un moteur secret ? Une usine envahie par des jets de vapeur, vite avalée par les eaux troubles du Temps. Le loup commun hurle sur des landes luminescentes ("Wolf Common, titre 7), des forces tourbillonnantes font place nette, le loup n'a jamais existé..."Haunted Cane Field Dub" (titre 8) est un brouillard ambiant épais, hanté de frissonnements, de voix inconnues. La vérité d'un monde en voie de disparition...

   J'aime bien ce disque simple, de la belle ambiante un peu inquiétante, nimbée d'une brume métaphysique, idéale pour une nouvelle fantastique subtile ou pour rêver à notre inanité.

Paru en octobre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 29 minutes

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