musiques ambiantes - electroniques

Publié le 31 Août 2021

Siavash Amini - A Trail of Laughters

   Le prolifique compositeur iranien Siavash Amini, auteur une quinzaine d'albums depuis 2012 et plus si on ajoute les collaborations, signe son troisième album chez Room40, le second sous son seul nom sur le label de Lawrence English. A Trail of Laughters (Le Sentier des Rires ?) doit sa naissance à des rêves inquiétants, intervenus en deux vagues, rêves qui ont amené Siavash à la lecture du  Livre des Merveilles de Muhammad ibn Mahmoud Hamadâni. Il rêvait être perdu dans un dédale de carrières, ce qui lui rappela des histoires de merveilles liées à des puits, des trous, dans le livre en question, dont il donne dans la présentation du disque un extrait commenté [ je traduis, sous réserve pour certains passages peu clairs. ] : « Dans la région d'Achom se trouve une montagne avec deux grottes, appelée Le Chemin des Hyènes. La grotte ténébreuse abrite un lac dont la surface est couverte d'une plateforme de pierre. J'ai entendu quelqu'un raconter qu'ils s'aventurèrent jadis dans cette grotte : " éclairés par des bougies, nous arrivâmes à un lac entouré de plantes ressemblant à des tuyaux et à des calames. Et nous vîmes des oiseaux se reposant sur la rive du lac, leurs plumes illuminées par la torride luminosité de l'or. Lorsqu'ils nous virent, nous et nos bougies allumées, ils s'envolèrent. Leurs ailes flambaient comme des flammes de feu. Entourés par les ténèbres et le vent, nous nous déplaçâmes après leur départ. "Et contempler un lac couvert de pierre, se trouvant sous des plis montagneux, avec des oiseaux vivant dans les ténèbres, est merveilleux. » Le titre du disque se comprend sans doute en partant du nom de la montagne, les hyènes étant connu pour leur rire ou ricanement quasi humain...  

   Aussi la musique de cet album se propose-t-elle d'être un équivalent sonore des rêves et des souvenirs de ce livre très ancien, en oubliant la gamme tempérée à douze tons. « Le son, nous dit le compositeur, doit être obscur, brumeux, richement texturé, crépitant, retentissant quoique lugubre et distant. » Tout un programme, donc, qui débouche sur une musique électronique concrète et onirique, chargée de drones, à l'ambiance très sombre, que l'auditeur peut "suivre" à partir des fragments du récit merveilleux ou en se faisant son propre cinéma mental.

  Pour le premier titre, " The Oncoming ",  d'une douzaine de minutes, c'est le cheminement dans les montagnes qu'on imagine désertes, arides, les sinuosités peuplées de bruits inconnus, d'appels incantatoires, de cloches, puis l'approche de la grotte mystérieuse avec l'épaississement des textures, des échos soudains, le déchainement de vents obscurs qui saturent l'espace de milliers de frémissements. Cette musique est grandiose, d'une puissance trouble et noire, striée comme des schistes !

" Crocuta crocuta", deuxième titre, prend son titre du nom scientifique de la hyène tachetée. Pour moi, nous sommes entrés dans la grotte, la caverne, balayée de courants résonnants, de drones cathédralesques fabuleux : on entend comme des cris prolongés - équivalent sonore du rire des hyènes ? -, puis, comme la vague sonore retombe, une curieuse mélopée (encore elles ?), et de nouveaux assauts, grinçants, massifs, inquiétants, comme si la montagne riait de l'intérieur, d'un rire tellurique parsemé de courts gloussements avant la fin du rêve...

" Daniâl My son, Where did you vanish ? ": l'interrogation angoissée d'un des visiteurs de la grotte, peut-être, plongé dans les ténèbres au point de ne plus voir son fils ? Ici, les textures se chevauchent, grondent, avec des filaments de lumière vive entre les plaques. Tremblements de terre, oscillations profondes, glissements de blocs énormes, crissements et surgissements monstrueux, puis un quasi vide, l'apparition des oiseaux merveilleux dans des auras de lumières stupéfiantes, des lévitations illuminées. 

Le dernier titre est le nom iranien de la montagne aux grottes, " Khaftâr-Khal" : caverne résonnante, lacérée de coupes lumineuses, saturée de drones en mouvement. C'est la chambre des merveilles, le chant carillonnant des lointains souterrains, l'envol furtif des oiseaux, toute une beauté indicible, bouleversante, radieuse, qui submerge l'auditeur de sa pulsation noire et pourtant sidérale. C'est une traînée d'étoiles miroitantes surgie des ténèbres et qui s'éloigne dans un autre infini.

   Oserai-je ? Le disque des Merveilles !!

 

Paru en juin 2021 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes

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Publié le 7 Août 2021

Robert Gerard Pietrusko - Elegiya

Élégie : poème mélancolique qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, souvent lié à la perte d'une personne. Morceau écrit généralement sur le mode mineur pour exprimer la tristesse. Concepteur et compositeur installé à Cambridge (Massachusetts), Robert Gerard Pietrusko se souvient de la chute de l'URSS, dont l'effondrement brutal surprit le monde, et nous propose un voyage autour des thèmes de la désintégration et du renouveau. Il nous dit avoir travaillé à partir de cinq motifs de piano, répétés, variés et extrapolés tout au long des neuf titres. Je dois dire qu'à l'écoute, j'ai eu du mal à retrouver ces motifs, mais peu importe. Elegiya est un disque qui nous emporte avec son foisonnement de drones, de textures électroniques mouvantes. Un disque épique, curieusement, aux paysages tumultueux, brumeux, ceux des saisons perdues (le diptyque "The Lost Seasons"!), des ciels rouges en train de disparaître - le bouleversant premier titre, "Perishing Red Skies" - dans des vagues très lentes à la douceur hypnotique. "The Room", le titre 4, est le plus impressionnant, le plus emblématique de cette quête sous-jacente d'un monde perdu à retrouver. On y entend presque les trompettes du Jugement dernier. Rien à voir avec une élégie larmoyante : c'est une lutte grandiose entre les formes, une tempête d'une incroyable beauté telle que Chateaubriand les aimait !

   "Iru descent" ronronne avec majesté, éclairé par les fastes de l'orgue, dans des éclaboussures sourdes le long d'une chute immense. L'élégiaque ici est détaché de l'intime, du personnel : il est d'ordre cosmique, il est consubstantiel à l'apparition puis à la disparition des formes sonores. Ce qu'exprime assez bien le huitième titre, "Painting eyes on Chaos" (peindre des yeux sur le chaos) : la perspective est si large qu'elle est métaphysique. Le musicien se bat avec les formes pour sortir du chaos, mais il y retombe inéluctablement. Les machines électroniques produisent des sonorités qui ne sont pas sans évoquer des trompes tibétaines aux inflexions déchirantes et déchirées, comme le frottement d'arrière-mondes fantomatiques tirés de leur non-existence par l'invocation musicale du compositeur. La stabilité des mondes ne résiste pas à la loi de la disparition. Au cœur du processus d'écriture, de ce surgissement de forme, il y a en germe la fin qui la détruira. C'est ce qu'on entend dans le dramatique dernier titre, "Everything Was Forever Until It Was No More" : l'effritement qui peu à peu délite la montagne, la belle assurance.

   Un disque puissant et beau !

Belle couverture sépia rougeâtre : un moine (ou une personne encapuchonnée qui nous tourne le dos) devant un cimetière (ou un jardin de simples) dans un parc. Devant ce qui va disparaître...

Paru en juillet 2021 chez room40 / 9 plages / 44 minutes environ

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Publié le 29 Juillet 2021

Jim Fox - Last things

   [ Republication d'un article du 3 février 2014, avec illustrations sonores, cette fois !]

   Il aura fallu quatorze ans pour que le disque me parvienne, pour qu'il traverse le vide intersidéral des médias dominants, que je l'arrache enfin à la confidentialité de sa sortie fin 2000, début 2001, là-bas dans la lointaine Californie, sa Venice qui n'est pas notre Venise...il aura fallu le disque de la pianiste Jeri-Mae G. Astolfi, Here (and there) avec sa dernière œuvre choisie, "The Pleasure of being lost", de Jim Fox, dont je m'étais alors aperçu que je le connaissais au moins indirectement puisqu'il est le fondateur et le directeur du label Cold Blue Music, régulièrement présent dans ces colonnes, label qui publie les musiques de compositeurs comme John Luther Adams, Chas Smith, Michael Byron (je viens de rafraîchir l'article en lui adjoignant un des rares extraits en écoute sur internet), Peter Garland...et donc l'essentiel de ce que certains appellent déjà l'école californienne de musique contemporaine, marquée par le minimalisme et le post minimalisme, à la confluence mouvante des expérimentations électroniques et des musiques ambiantes les plus radicales.

   Le lien évident entre "The Copy of the Drawing", le premier titre si long (près de quarante minutes) de Last things, et "The Pleasure of being lost" précédemment évoqué, c'est la voix de Janyce Collins qui, comme s'il s'agissait de lettres d'amour, de confidences, dit, murmure, nous instille avec une confondante douceur des extraits de No One May ever Have the Same Knowledge Again : Letters to Mt. Wilson Observatory 1915 - 1935, des lettres qui allient observations, réflexions cosmogoniques et méditations mystiques et symboliques, envoyées aux astronomes de cet observatoire par des personnes diverses. Les correspondants prétendent souvent avoir fait des découvertes extraordinaires, insistent pour qu'on les écoute, qu'on les prenne au sérieux ; c'est en cela qu'il s'agit bien en effet de lettres d'amour, elles cherchent à s'insinuer en nous, à nous convaincre, à nous envoûter...

Jim Fox - Last things

   Jim Fox habille ces fragments de sa musique électronique mystérieuse. Séparés par de courts silences, ils sont prétextes à autant de poèmes électroniques hors du temps. Cette musique est en expansion comme l'univers, pourrait durer des heures. Les matériaux sonores y sont en constante métamorphose pour exprimer une odyssée indicible, souterraine et folle qui se voudrait le suprême éclairement dans son délire interprétatif et ne réussit qu'à entasser énigme sur énigme. Nappes synthétiques spiralées, percussions glaciales, métalliques, lointains échos, sons qui surgissent et disparaissent suggèrent un autre monde, immémorial, inconnu, fascinant, le nôtre. Au fil de ces fragments à peine audibles, l'auditeur est captivé, suspendu aux lèvres de cette créature éthérée, entraîné dans un rituel dérivant lentement dans l'espace. On ressent les mystères de l'attraction, de la gravité, on contourne les massifs sonores pour se perdre dans le vide cosmique.

      "Last things", pour clarinette basse, guitare à résonateur à pédale (pedal steel guitar : on y retrouve Chas Smith !), guitare en verre, avec Jim Fox aux piano et claviers, est une compossition nuageuse, pourrait-on dire, comme si l'on se trouvait à l'intérieur de nuages en formation, déformation. Les sons s'y trouvent démultipliés, tournoient, se répondent en écho, créant un paysage sonore sombre traversé de courants aléatoires, puissamment structuré par les poussées de la clarinette basse. Rarement le qualificatif d'atmosphérique aura collé aussi bien à une musique... qui respire à l'intérieur d'une sphère sourdement orageuse.

   Un disque en dehors du temps, pour se laisser dériver...vers l'essentiel ! Une introduction à l'œuvre d'un compositeur discret, qui a enregistré sur d'autres labels que le sien. Ce que je me propose d'explorer, vous me connaissez !!

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Paru chez Cold Blue Music en 2000 / 2 titres / 61'

Pour aller plus loin

- le site de Jim Fox

- la page consacrée aux lettres conservées au Museum of Jurassic technology

- Pour les plus curieux, l'une des lettres envoyées aux astronomes de l'observatoire du Mont Wilson (Comté de Los Angeles, Californie). Cliquez dessus pour les agrandir.

Jim Fox - Last things
Jim Fox - Last things

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( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 21 Juillet 2021

Thomas Köner - Nuuk

   Né en 1965 à Bochum dans la région de la Ruhr, Thomas Köner est devenu un artiste reconnu de la scène électronique. Sa musique minimale, inspirée de ses nombreux séjours en Arctique, évolue entre techno et drone. Lorsque nous sommes exposés au froid, nous remarquons mieux les plus légers changements de couleur, de son ou de densité. Comme plusieurs de ses albums des années quatre-vingt dix, le titre Nuuk, nom de la capitale du Groenland, renvoie à ce monde qui n'est qu'apparemment monotone et monochrome. Initialement paru en 1997 dans le coffret Driftworks, le label de Francfort Mille Plateaux avait ressorti le disque une première fois en 2004, accompagné d'un DVD.

   C'est un monde feutré, tapissé de très basses fréquences, de drones en lente évolution, dans lequel on est plongé dès "A1 Nuuk (Air)". Immersion parmi des courants doux et irrésistibles. Beauté de fantômes de couleurs, de traînées lumineuses dans l'ombre souveraine. Avec "A2 Polynya I", on navigue entre des blocs sombres, aux contours estompés. Comment ne pas penser à la majesté tranquille des icebergs ? La musique de Thomas Röner supprime toutes les aspérités. Tout y vient de l'intérieur, comme ces curieux vols d'oiseaux inconnus se frayant leur chemin au cœur de poussées immenses.

   Le jour, c'est presque comme la nuit. "Nuuk (Day)" : lents changements de couleurs, vents de brouillards, spirales troubles. Un engloutissement réconfortant. La deuxième face du disque commençait avec "Amras", exploration minutieuse des micro fissures, des respirations entre les couches sonores, d'une vie obscure déposée dans l'épaisseur. Paradoxalement, cette musique glaciale est émouvante comme une ode à la fragilité des masses énormes. "B2 Nuuk (Night)" prend les allures d'un hymne inverse, somptueux, à la nuit universelle. Quelque chose racle, quelque chose se frotte contre les parois, une énergie sourd, infinie. Qui se déploie dans "B3 Polynya II", cluster de drones orageux, migration épique de rayonnements invisibles, pièce d'électronique ambiante absolument splendide, d'une écriture sculpturale raffinée. Rappelons que les deux titres "Polynya" renvoient à une réalité glaciaire, puisqu'une polynie désigne un grand trou dans la banquise. Du vide vient le plein, le plein retourne au vide : musique zen, dépouillée de tout ego. Restent les esprits qui chantent la fin pour ce lamento incroyable qu'est "B4 Nuuk (End)". Un lamento à peine, d'une grâce soulignée par de rares attaques de drones ouatés ponctuant l'avancée vers la dissolution.

Un chef d'œuvre d'ambiante électronique sombre à écouter très fort dans la nuit du jour ou dans le jour de la nuit.

Paru en juin 2021 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41 minutes environ

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Publié le 12 Juillet 2021

T.Griffin - The Proposal

   La musique de film vaut-elle pour elle-même, sans le film pour lequel elle a été écrite ? En ce qui concerne The Proposal, la réponse est évidemment positive. Conçue pour un film documentaire de Jill Magid évoquant l'héritage contesté de l'architecte mexicain Luis Barragán par T. Griffin, réalisateur de nombreuses musiques pour la télévision et des films documentaires, elle s'inscrit bien dans le champ du label Constellation. En effet, Griffin est aussi membre du groupe Vic Chesnutt, dont deux albums sont sortis sur le label, et a collaboré par ailleurs avec une formation phare de Constellation, The Silver Mt. Sion.

   The Proposal allie instruments acoustiques comme les cors, les guitares, contrebasse et percussion, avec l'électronique, les échantillons et des traitements ambiants pour composer treize titres atmosphériques, méditatifs. Des titres ciselés, dont la beauté est rehaussée par des contributions variées (banjo sans frette, guitare, clavier, sons de terrain...). Douce hantise de "Grass horns for Proposal dinner", cors en courtes interventions un peu jazzy sur fond de percussions graves. "Manufacture", à la mélodie prenante, est une coulée électronique zébrée de claviers qui emporte l'auditeur dans un monde intrigant de drones tournoyants et d'aigus affilés. Quant à "Copyright implications", c'est l'intrication d'une trame synthétique soyeuse et d'une guitare limpide, puis l'entrée dans une marche hypnotique solidement installée par la percussion lourde. Superbe ! L'atmosphère se raréfie pour le très minimal "Void Room and Reliquary", alchimie réussie de sons électroniques et acoustiques, ces derniers évoquant d'anciennes civilisations, si bien que lorsque surgit le banjo, on déguste le parfum folklorique réduit à sa quintessence.

Avec "St Gallen", nous sommes projetés dans une musique ambiante ouatée, qui flirte avec un post rock épais, vrombissant de drones. "Word guitar", comme son titre l'indique, joue une petite mélodie à la guitare, hommage délicat à la mère patrie espagnole ? Pure ambiante assortie d'une sorte de métronome, "The Jeweller" fait claquer ses cristaux, enrobés d'orgue et de drones. "Poised" renvoie à "Word guitar", en plus orchestral, doux et mélodieux, rêveur. "Architecture of noise" ? Rien d'agressif, une friandise électro !

   Vous vous laisserez séduire par ce disque bien fait. Cette "Nun with a Chipped Tooth" (nonne avec une dent cassée, le titre 11) est une petite merveille de délicatesse à l'image d'un album qui pourra, quand même, étonner les inconditionnels de la maison de disque de Montréal, mais qui s'écoute avec grand plaisir à défaut d'être fracassant ou inoubliable. Le dernier titre, sur fond d'exquise électro, prend les allures d'une improvisation jazzy qui pourrait évoquer l'univers de John Lurie ! Savoureux !

Paru en juin 2021 chez Constellation / 14 plages / 49 minutes environ

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Publié le 30 Juin 2021

Jana Irmert - The Soft Bit

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert sort son quatrième album chez Fabrique Records. Ses exploration sonores l'ont amené à collaborer avec des réalisateurs, des danseurs et des artistes visuels. En 2019, elle a été récompensée par le prix de la musique de film documentaire allemand. En 2021, elle a été primée pour sa contribution sonore au film de Jóhann Jóhannsson "Last and First Men". Elle s'intéresse à la matérialité des sons, utilisant des sons de terrain, des échantillons de voix et des sons synthétiques pour sculpter des paysages électroniques, comme si elle se servait d'un sonar en obscurité profonde. Pour ce disque, elle recourt très directement à du métal, du sable, de l'eau, de l'air pour composer des pièces tantôt solides comme des rochers, tantôt prêtes à s'évaporer dans l'air, confie-t-elle.

  The Soft Bit ? Comment le traduire ? Le peu doux, le doux morceau ? Ou plutôt le doux bit...Huit titres entre quatre et plus de huit minutes, à l'exception du court septième, d'à peine deux minutes. À chaque fois, des immersions dans un monde de drones, de raclements. "Lament" plonge en eau profonde, brassant des textures épaisses, rugueuses, dans des giclements électroniques, des gestes percussifs aléatoires, et un orgue perdu dans de courtes boucles. Beau prélude à "Against Light", manifeste sombre, plus profondément enfoui dans les graves, les sables crissants de ténèbres instables. Une techno très douce, abyssale et bruitiste. Et puis voici le titre éponyme, celui qui nous dit dès la première écoute que ce disque figurera à coup sûr dans ces colonnes. Drones en majesté, vagues électroniques crépitantes. Sur une plage souterraine, des oiseaux métalliques, un synthétiseur enroulé sur lui-même comme un grand coquillage, une sorte de gong en guise de marqueur percussif. La splendeur du dedans, les déchirements d'un cauchemar extraordinaire sur une plage battue par un ressac improbable. Quel titre inspiré, à la beauté farouche ! Contrairement à ce qu'on pouvait attendre, "Of Air" ne nous délivre pas des ténèbres, fouettant l'air de zébrures sourdes, le synthétiseur en notes tenues, ondulantes. C'est un air d'une incroyable densité noire, agité d'une sorte de danse minimale. "Without Thought" nous emmène dans des conduites, des tuyaux, au royaume des percussions troubles, parcourues de vibrations, de courants incertains. On est sous des grèves secrètes, où le moindre son génère des ondes mystérieuses. Le caractère souterrain de cet opus s'affirme avec le sixième titre, "Underneath", hanté par des voix lointaines. Des coups étouffés sont un écho des "soft bit(s)" du titre de l'album. Tout un monde surgit de ce milieu lové au cœur des matières pour une étrange polyphonie exsangue, effilochée.

   "Granite" fait figure d'intermède dans cet album aux titres développés. Percussions douces, résonantes, doublées de glitch ou glissements électroniques discrets, esquissant une mélodie reprise en boucle. L'album se conclut avec "Everything Minus All", suite de vagues synthétiques crescendo, comme un vent électronique chargé de drones pour tout balayer : titre hypnotique à la coda qui s'évapore dans les lenteurs...

   Un voyage fascinant dans l'épaisseur des matières sonores.

Paru en juin 2021 chez Fabrique Records / 8 plages / 46 minutes environ

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Publié le 11 Juin 2021

Philip Blackburn - Justinian Intonations

Dans la Matrice sonore des Origines

Compositeur, artiste sonore, réalisateur et écrivain (entre autres !), Philip Blackburn, d'origine britannique,  a présidé jusqu'en 2020 aux destinées de la maison de disque américaine Innova, si importante pour les nouvelles musiques, avant de reprendre le label Neuma Records. Pour une présentation biographique plus détaillée, je renvoie à son site personnel. Pour ce disque Justinian Intonations, il a analysé les réverbérations se produisant dans les grandes citernes byzantines, la citerne de Théodose et la citerne Basilique, édifiées au cinquième et sixième siècles de notre ère, la première sous l'Empereur Théodose, la seconde sous le règne de Justinien, d'où le titre de l'album.

Le premier titre, "Out Beyond", sur un texte du poète mystique Rûmî, mêle la voix du chanteur Ryland Angel au son d'une coquille de conque, à des respirations, des appels, des bruits de pas craquants dans la neige, et aux réverbérations produites par la citerne. La psalmodie prend des accents grandioses dans ce contexte sonore fascinant, ces résonances, ces superpositions. Ouverture troublante pour les monumentales Justinian Intonations, d'un peu plus de cinquante minutes...

   Cette fois, nous sommes au cœur de l'immense citerne, au cœur du mystère de l'eau stockée sous l'antique Constantinople. Les sons rayonnent, translucides, s'élancent et retombent au rythme d'une respiration abyssale. Ils nous traversent comme autant de flèches lumineuses. Ce sont cascades vitrifiées, trajectoires frissonnantes, tout un foisonnement d'harmoniques argentées, sur un sous bassement de drones vibrants. On se souvient peut-être que deux bases de colonne présentent  une tête de Méduse sculptée : la musique elle-même semble douée d'un pouvoir pétrifiant, au sens où elle inspire un profond respect par son caractère majestueux, magnifique. Les pierres et l'eau se sont mêlées intimement, donnant naissance à une pluie sonore incantatoire, d'essence magique, de laquelle surgit peu à peu la voix humaine. Vers treize minutes trente commence une sorte de messe souterraine, la voix se multipliant sous les voûtes qui se creusent encore, s'éloignent. Je pensais à ces passages dans L'Emploi du temps de Michel Butor consacrés à la Nouvelle Cathédrale. Tout est devenu irréel, fabuleux, nous sommes rentrés dans la coquille originelle, dans la matrice colossale. Allongés sur les pierres immémoriales, nous effectuons le grand Voyage, portés par les colonnes diaphanes, irrésistibles. Les pierres bougent, irradient une énergie inconcevable. On entend des voix prises depuis longtemps dans les pierres, on entend les colonnes léviter dans l'immensité. Comment rendre compte d'une telle musique, d'une telle fulgurance, d'une telle luxuriance ? Et d'une telle gravité : elle soulève, dépose, vaporise. La citerne n'est-elle pas l'avatar de la caverne du Temps ? Hors de là, rien n'existe vraiment. Ce sont les vibrations, les lames tranchantes des vagues harmoniques qui nous constituent, nous rendent à l'Éternité, aux cantillations immortelles des voix surgies entre les piliers, au tumulte des avant-mondes n'ayant jamais disparu...

   Une expérience d'écoute, d'immersion, de retrouvailles avec l'essentiel. Un Voyage sonore fabuleux !

Paru le 2 avril 2021 chez Neuma Records / 2 plages / 60 minutes environ

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Publié le 5 Mai 2021

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   En hébreu, "Neshama", c'est le souffle, mais aussi l'âme. Ce beau mot réunit Fuji Yuki, une chanteuse japonaise connue par sa participation au duo Sarry, étonnant mélange de musique expérimentale, de drone et de vocaux éthérés, qui a sorti en 2018 son premier disque solo, Orient, et Valéry Poulet, un bassiste qui vient du punk rock, de la musique industrielle et du Krautrock, et qui, après avoir arrêté la musique, s'est replongé dans des études musicales au Conservatoire, en Électroacoustique. Deux parcours singuliers, que je résume trop vite, car il faudrait ajouter que Fuji Yuki se rattache aussi à des traditions extrême-orientales, puisant dans le Bouddhisme japonais et le Shintoïsme ! Si l'on ajoute que cette collaboration est restée virtuelle, consistant en échange de fichiers par l'intermédiaire d'un label slovène, Ratordog Records, vous saisirez mieux en quoi le projet déjoue dès le départ toutes les frontières et s'inscrit dans une dimension universelle !

   En attendant une éventuelle sortie physique, l'album consiste en trois parties, les deux premières d'une dizaine de minutes chacune, la troisième, remix des deux premières, de presque vingt minutes.

    Sur "Neshama 1", la voix se lance presque a capella, soutenue par une brève et discrète frappe percussive très sourde, comme d'un gong. Puis une grappe de coups secs fait surgir tout un environnement sonore de drone qui semble s'enrouler autour de la voix partie dans les hauteurs pour de lentes vocalises. À l'arrière-plan, une musique industrielle incantatoire s'efface devant des textures plus électroacoustiques qui laissent revenir la frappe initiale. L'espace s'embrase doucement, parcouru de tourbillons, un orgue pose sa toile, on entend quelques secondes une flûte orientale, un tambour, la voix se déchire : serait-ce une cérémonie soufie ? La voix anime la transe qui monte...Les portes de l'étrange s'ouvrent à des battements, des frôlements, tout un monde d'infimes sonores comme autant d'esprits apparus grâce au pouvoir de la voix. On croit entendre du shō, sorte d'orgue à bouche japonais d'origine chinoise avant de retrouver une ponctuation électronique à la Alva Noto. Dès ce premier titre, j'étais conquis, ravi par ce travail très précis de composition, la rigueur des traits, cette manière très zen de sculpter les sons pour que la voix de Fuji ne soit pas écrasée, poursuive ses évolutions sur une dentelle délicate et mystérieuse.

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   "Neshama 2" fait sonner la voix de Fuji comme une trompe tibétaine. Nous voici dans un temple bouddhiste : tout résonne, bourdonne, ondule. Puis la voix s'échappe comme un oiseau, un météore, devient chant de gorge. Les textures électroniques la sertissent d'un réseau miroitant de drones, d'orages, mais le chant continue dans un vertige intérieur une mélopée murmurante, une prière peut-être, litanique, démultipliée. Que peut-il lui arriver, elle est hors d'atteinte, elle chante hors du temps la folie des devenirs et des métamorphoses, le sacre des fantômes. Musique extatique, vibrante de mondes frémissants, émanation de mondes souterrains.

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   Le troisième "Neshama", c'est le triomphe du plein sur le vide, l'opposé du 1. Vêture somptueuse de l'électronique habitée, surgissements puissants. Tout frémit, vit d'une vie inconnue, magnifique, de laquelle surgit la voie, moqueuse dirait-on, qui plane sur le mystère, se drape dans des vents électroniques épais. Valéry Poulet n'hésite plus à serrer la voix, à l'inclure, la parer d'une aura extrêmement dense, au point de la faire disparaître... Mais non, la voix renaît, seule, part dans des volutes, s'arrête, repart... Et les forces obscures se déchaînent, des mouvements immenses balayent l'espace sonore, que la voix apprivoise, dirait-on, par ses arabesques. Elle est inaccessible, inassimilable, transcendant ces tremblements, ces séismes grondants. Majestueuse, elle domine et organise le chaos par sa lumière fulgurante, ses en allées imprévues. Quand les longs soubresauts se sont calmés, ne reste qu'une pulsation et des drones lointains, une poussière électronique, la trace persistante du Souffle...

   Une très belle rencontre entre l'extrême-orient et l'extrême occident, entre des traditions séculaires et les tendances les plus contemporaines, expérimentales. N'en déduisez pas trop vite que Fuji Yuki ne serait que d'un côté, oriental et traditionnel : son chant très libre rejoint aussi les expérimentations d'aujourd'hui.  Du dépouillement austère de "Neshama 1" à l'opéra électroacoustique impétueux de "Neshama 3" en passant par la transe envoûtante de "Neshama 2", un parcours singulier, superbe.

Paru en février - mars 2021 chez Snow in Water / 3 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp (N.B. : il y a trois pages bandcamp, une par composition.)

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