musiques ambiantes - electroniques

Publié le 21 Juillet 2021

Thomas Köner - Nuuk

   Né en 1965 à Bochum dans la région de la Ruhr, Thomas Köner est devenu un artiste reconnu de la scène électronique. Sa musique minimale, inspirée de ses nombreux séjours en Arctique, évolue entre techno et drone. Lorsque nous sommes exposés au froid, nous remarquons mieux les plus légers changements de couleur, de son ou de densité. Comme plusieurs de ses albums des années quatre-vingt dix, le titre Nuuk, nom de la capitale du Groenland, renvoie à ce monde qui n'est qu'apparemment monotone et monochrome. Initialement paru en 1997 dans le coffret Driftworks, le label de Francfort Mille Plateaux avait ressorti le disque une première fois en 2004, accompagné d'un DVD.

   C'est un monde feutré, tapissé de très basses fréquences, de drones en lente évolution, dans lequel on est plongé dès "A1 Nuuk (Air)". Immersion parmi des courants doux et irrésistibles. Beauté de fantômes de couleurs, de traînées lumineuses dans l'ombre souveraine. Avec "A2 Polynya I", on navigue entre des blocs sombres, aux contours estompés. Comment ne pas penser à la majesté tranquille des icebergs ? La musique de Thomas Röner supprime toutes les aspérités. Tout y vient de l'intérieur, comme ces curieux vols d'oiseaux inconnus se frayant leur chemin au cœur de poussées immenses.

   Le jour, c'est presque comme la nuit. "Nuuk (Day)" : lents changements de couleurs, vents de brouillards, spirales troubles. Un engloutissement réconfortant. La deuxième face du disque commençait avec "Amras", exploration minutieuse des micro fissures, des respirations entre les couches sonores, d'une vie obscure déposée dans l'épaisseur. Paradoxalement, cette musique glaciale est émouvante comme une ode à la fragilité des masses énormes. "B2 Nuuk (Night)" prend les allures d'un hymne inverse, somptueux, à la nuit universelle. Quelque chose racle, quelque chose se frotte contre les parois, une énergie sourd, infinie. Qui se déploie dans "B3 Polynya II", cluster de drones orageux, migration épique de rayonnements invisibles, pièce d'électronique ambiante absolument splendide, d'une écriture sculpturale raffinée. Rappelons que les deux titres "Polynya" renvoient à une réalité glaciaire, puisqu'une polynie désigne un grand trou dans la banquise. Du vide vient le plein, le plein retourne au vide : musique zen, dépouillée de tout ego. Restent les esprits qui chantent la fin pour ce lamento incroyable qu'est "B4 Nuuk (End)". Un lamento à peine, d'une grâce soulignée par de rares attaques de drones ouatés ponctuant l'avancée vers la dissolution.

Un chef d'œuvre d'ambiante électronique sombre à écouter très fort dans la nuit du jour ou dans le jour de la nuit.

Paru en juin 2021 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41 minutes environ

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Publié le 12 Juillet 2021

T.Griffin - The Proposal

   La musique de film vaut-elle pour elle-même, sans le film pour lequel elle a été écrite ? En ce qui concerne The Proposal, la réponse est évidemment positive. Conçue pour un film documentaire de Jill Magid évoquant l'héritage contesté de l'architecte mexicain Luis Barragán par T. Griffin, réalisateur de nombreuses musiques pour la télévision et des films documentaires, elle s'inscrit bien dans le champ du label Constellation. En effet, Griffin est aussi membre du groupe Vic Chesnutt, dont deux albums sont sortis sur le label, et a collaboré par ailleurs avec une formation phare de Constellation, The Silver Mt. Sion.

   The Proposal allie instruments acoustiques comme les cors, les guitares, contrebasse et percussion, avec l'électronique, les échantillons et des traitements ambiants pour composer treize titres atmosphériques, méditatifs. Des titres ciselés, dont la beauté est rehaussée par des contributions variées (banjo sans frette, guitare, clavier, sons de terrain...). Douce hantise de "Grass horns for Proposal dinner", cors en courtes interventions un peu jazzy sur fond de percussions graves. "Manufacture", à la mélodie prenante, est une coulée électronique zébrée de claviers qui emporte l'auditeur dans un monde intrigant de drones tournoyants et d'aigus affilés. Quant à "Copyright implications", c'est l'intrication d'une trame synthétique soyeuse et d'une guitare limpide, puis l'entrée dans une marche hypnotique solidement installée par la percussion lourde. Superbe ! L'atmosphère se raréfie pour le très minimal "Void Room and Reliquary", alchimie réussie de sons électroniques et acoustiques, ces derniers évoquant d'anciennes civilisations, si bien que lorsque surgit le banjo, on déguste le parfum folklorique réduit à sa quintessence.

Avec "St Gallen", nous sommes projetés dans une musique ambiante ouatée, qui flirte avec un post rock épais, vrombissant de drones. "Word guitar", comme son titre l'indique, joue une petite mélodie à la guitare, hommage délicat à la mère patrie espagnole ? Pure ambiante assortie d'une sorte de métronome, "The Jeweller" fait claquer ses cristaux, enrobés d'orgue et de drones. "Poised" renvoie à "Word guitar", en plus orchestral, doux et mélodieux, rêveur. "Architecture of noise" ? Rien d'agressif, une friandise électro !

   Vous vous laisserez séduire par ce disque bien fait. Cette "Nun with a Chipped Tooth" (nonne avec une dent cassée, le titre 11) est une petite merveille de délicatesse à l'image d'un album qui pourra, quand même, étonner les inconditionnels de la maison de disque de Montréal, mais qui s'écoute avec grand plaisir à défaut d'être fracassant ou inoubliable. Le dernier titre, sur fond d'exquise électro, prend les allures d'une improvisation jazzy qui pourrait évoquer l'univers de John Lurie ! Savoureux !

Paru en juin 2021 chez Constellation / 14 plages / 49 minutes environ

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Publié le 30 Juin 2021

Jana Irmert - The Soft Bit

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert sort son quatrième album chez Fabrique Records. Ses exploration sonores l'ont amené à collaborer avec des réalisateurs, des danseurs et des artistes visuels. En 2019, elle a été récompensée par le prix de la musique de film documentaire allemand. En 2021, elle a été primée pour sa contribution sonore au film de Jóhann Jóhannsson "Last and First Men". Elle s'intéresse à la matérialité des sons, utilisant des sons de terrain, des échantillons de voix et des sons synthétiques pour sculpter des paysages électroniques, comme si elle se servait d'un sonar en obscurité profonde. Pour ce disque, elle recourt très directement à du métal, du sable, de l'eau, de l'air pour composer des pièces tantôt solides comme des rochers, tantôt prêtes à s'évaporer dans l'air, confie-t-elle.

  The Soft Bit ? Comment le traduire ? Le peu doux, le doux morceau ? Ou plutôt le doux bit...Huit titres entre quatre et plus de huit minutes, à l'exception du court septième, d'à peine deux minutes. À chaque fois, des immersions dans un monde de drones, de raclements. "Lament" plonge en eau profonde, brassant des textures épaisses, rugueuses, dans des giclements électroniques, des gestes percussifs aléatoires, et un orgue perdu dans de courtes boucles. Beau prélude à "Against Light", manifeste sombre, plus profondément enfoui dans les graves, les sables crissants de ténèbres instables. Une techno très douce, abyssale et bruitiste. Et puis voici le titre éponyme, celui qui nous dit dès la première écoute que ce disque figurera à coup sûr dans ces colonnes. Drones en majesté, vagues électroniques crépitantes. Sur une plage souterraine, des oiseaux métalliques, un synthétiseur enroulé sur lui-même comme un grand coquillage, une sorte de gong en guise de marqueur percussif. La splendeur du dedans, les déchirements d'un cauchemar extraordinaire sur une plage battue par un ressac improbable. Quel titre inspiré, à la beauté farouche ! Contrairement à ce qu'on pouvait attendre, "Of Air" ne nous délivre pas des ténèbres, fouettant l'air de zébrures sourdes, le synthétiseur en notes tenues, ondulantes. C'est un air d'une incroyable densité noire, agité d'une sorte de danse minimale. "Without Thought" nous emmène dans des conduites, des tuyaux, au royaume des percussions troubles, parcourues de vibrations, de courants incertains. On est sous des grèves secrètes, où le moindre son génère des ondes mystérieuses. Le caractère souterrain de cet opus s'affirme avec le sixième titre, "Underneath", hanté par des voix lointaines. Des coups étouffés sont un écho des "soft bit(s)" du titre de l'album. Tout un monde surgit de ce milieu lové au cœur des matières pour une étrange polyphonie exsangue, effilochée.

   "Granite" fait figure d'intermède dans cet album aux titres développés. Percussions douces, résonantes, doublées de glitch ou glissements électroniques discrets, esquissant une mélodie reprise en boucle. L'album se conclut avec "Everything Minus All", suite de vagues synthétiques crescendo, comme un vent électronique chargé de drones pour tout balayer : titre hypnotique à la coda qui s'évapore dans les lenteurs...

   Un voyage fascinant dans l'épaisseur des matières sonores.

Paru en juin 2021 chez Fabrique Records / 8 plages / 46 minutes environ

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Publié le 11 Juin 2021

Philip Blackburn - Justinian Intonations

Dans la Matrice sonore des Origines

Compositeur, artiste sonore, réalisateur et écrivain (entre autres !), Philip Blackburn, d'origine britannique,  a présidé jusqu'en 2020 aux destinées de la maison de disque américaine Innova, si importante pour les nouvelles musiques, avant de reprendre le label Neuma Records. Pour une présentation biographique plus détaillée, je renvoie à son site personnel. Pour ce disque Justinian Intonations, il a analysé les réverbérations se produisant dans les grandes citernes byzantines, la citerne de Théodose et la citerne Basilique, édifiées au cinquième et sixième siècles de notre ère, la première sous l'Empereur Théodose, la seconde sous le règne de Justinien, d'où le titre de l'album.

Le premier titre, "Out Beyond", sur un texte du poète mystique Rûmî, mêle la voix du chanteur Ryland Angel au son d'une coquille de conque, à des respirations, des appels, des bruits de pas craquants dans la neige, et aux réverbérations produites par la citerne. La psalmodie prend des accents grandioses dans ce contexte sonore fascinant, ces résonances, ces superpositions. Ouverture troublante pour les monumentales Justinian Intonations, d'un peu plus de cinquante minutes...

   Cette fois, nous sommes au cœur de l'immense citerne, au cœur du mystère de l'eau stockée sous l'antique Constantinople. Les sons rayonnent, translucides, s'élancent et retombent au rythme d'une respiration abyssale. Ils nous traversent comme autant de flèches lumineuses. Ce sont cascades vitrifiées, trajectoires frissonnantes, tout un foisonnement d'harmoniques argentées, sur un sous bassement de drones vibrants. On se souvient peut-être que deux bases de colonne présentent  une tête de Méduse sculptée : la musique elle-même semble douée d'un pouvoir pétrifiant, au sens où elle inspire un profond respect par son caractère majestueux, magnifique. Les pierres et l'eau se sont mêlées intimement, donnant naissance à une pluie sonore incantatoire, d'essence magique, de laquelle surgit peu à peu la voix humaine. Vers treize minutes trente commence une sorte de messe souterraine, la voix se multipliant sous les voûtes qui se creusent encore, s'éloignent. Je pensais à ces passages dans L'Emploi du temps de Michel Butor consacrés à la Nouvelle Cathédrale. Tout est devenu irréel, fabuleux, nous sommes rentrés dans la coquille originelle, dans la matrice colossale. Allongés sur les pierres immémoriales, nous effectuons le grand Voyage, portés par les colonnes diaphanes, irrésistibles. Les pierres bougent, irradient une énergie inconcevable. On entend des voix prises depuis longtemps dans les pierres, on entend les colonnes léviter dans l'immensité. Comment rendre compte d'une telle musique, d'une telle fulgurance, d'une telle luxuriance ? Et d'une telle gravité : elle soulève, dépose, vaporise. La citerne n'est-elle pas l'avatar de la caverne du Temps ? Hors de là, rien n'existe vraiment. Ce sont les vibrations, les lames tranchantes des vagues harmoniques qui nous constituent, nous rendent à l'Éternité, aux cantillations immortelles des voix surgies entre les piliers, au tumulte des avant-mondes n'ayant jamais disparu...

   Une expérience d'écoute, d'immersion, de retrouvailles avec l'essentiel. Un Voyage sonore fabuleux !

Paru le 2 avril 2021 chez Neuma Records / 2 plages / 60 minutes environ

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Publié le 5 Mai 2021

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   En hébreu, "Neshama", c'est le souffle, mais aussi l'âme. Ce beau mot réunit Fuji Yuki, une chanteuse japonaise connue par sa participation au duo Sarry, étonnant mélange de musique expérimentale, de drone et de vocaux éthérés, qui a sorti en 2018 son premier disque solo, Orient, et Valéry Poulet, un bassiste qui vient du punk rock, de la musique industrielle et du Krautrock, et qui, après avoir arrêté la musique, s'est replongé dans des études musicales au Conservatoire, en Électroacoustique. Deux parcours singuliers, que je résume trop vite, car il faudrait ajouter que Fuji Yuki se rattache aussi à des traditions extrême-orientales, puisant dans le Bouddhisme japonais et le Shintoïsme ! Si l'on ajoute que cette collaboration est restée virtuelle, consistant en échange de fichiers par l'intermédiaire d'un label slovène, Ratordog Records, vous saisirez mieux en quoi le projet déjoue dès le départ toutes les frontières et s'inscrit dans une dimension universelle !

   En attendant une éventuelle sortie physique, l'album consiste en trois parties, les deux premières d'une dizaine de minutes chacune, la troisième, remix des deux premières, de presque vingt minutes.

    Sur "Neshama 1", la voix se lance presque a capella, soutenue par une brève et discrète frappe percussive très sourde, comme d'un gong. Puis une grappe de coups secs fait surgir tout un environnement sonore de drone qui semble s'enrouler autour de la voix partie dans les hauteurs pour de lentes vocalises. À l'arrière-plan, une musique industrielle incantatoire s'efface devant des textures plus électroacoustiques qui laissent revenir la frappe initiale. L'espace s'embrase doucement, parcouru de tourbillons, un orgue pose sa toile, on entend quelques secondes une flûte orientale, un tambour, la voix se déchire : serait-ce une cérémonie soufie ? La voix anime la transe qui monte...Les portes de l'étrange s'ouvrent à des battements, des frôlements, tout un monde d'infimes sonores comme autant d'esprits apparus grâce au pouvoir de la voix. On croit entendre du shō, sorte d'orgue à bouche japonais d'origine chinoise avant de retrouver une ponctuation électronique à la Alva Noto. Dès ce premier titre, j'étais conquis, ravi par ce travail très précis de composition, la rigueur des traits, cette manière très zen de sculpter les sons pour que la voix de Fuji ne soit pas écrasée, poursuive ses évolutions sur une dentelle délicate et mystérieuse.

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   "Neshama 2" fait sonner la voix de Fuji comme une trompe tibétaine. Nous voici dans un temple bouddhiste : tout résonne, bourdonne, ondule. Puis la voix s'échappe comme un oiseau, un météore, devient chant de gorge. Les textures électroniques la sertissent d'un réseau miroitant de drones, d'orages, mais le chant continue dans un vertige intérieur une mélopée murmurante, une prière peut-être, litanique, démultipliée. Que peut-il lui arriver, elle est hors d'atteinte, elle chante hors du temps la folie des devenirs et des métamorphoses, le sacre des fantômes. Musique extatique, vibrante de mondes frémissants, émanation de mondes souterrains.

Fuji Yuki & Valéry Poulet - Neshama

   Le troisième "Neshama", c'est le triomphe du plein sur le vide, l'opposé du 1. Vêture somptueuse de l'électronique habitée, surgissements puissants. Tout frémit, vit d'une vie inconnue, magnifique, de laquelle surgit la voie, moqueuse dirait-on, qui plane sur le mystère, se drape dans des vents électroniques épais. Valéry Poulet n'hésite plus à serrer la voix, à l'inclure, la parer d'une aura extrêmement dense, au point de la faire disparaître... Mais non, la voix renaît, seule, part dans des volutes, s'arrête, repart... Et les forces obscures se déchaînent, des mouvements immenses balayent l'espace sonore, que la voix apprivoise, dirait-on, par ses arabesques. Elle est inaccessible, inassimilable, transcendant ces tremblements, ces séismes grondants. Majestueuse, elle domine et organise le chaos par sa lumière fulgurante, ses en allées imprévues. Quand les longs soubresauts se sont calmés, ne reste qu'une pulsation et des drones lointains, une poussière électronique, la trace persistante du Souffle...

   Une très belle rencontre entre l'extrême-orient et l'extrême occident, entre des traditions séculaires et les tendances les plus contemporaines, expérimentales. N'en déduisez pas trop vite que Fuji Yuki ne serait que d'un côté, oriental et traditionnel : son chant très libre rejoint aussi les expérimentations d'aujourd'hui.  Du dépouillement austère de "Neshama 1" à l'opéra électroacoustique impétueux de "Neshama 3" en passant par la transe envoûtante de "Neshama 2", un parcours singulier, superbe.

Paru en février - mars 2021 chez Snow in Water / 3 plages / 40 minutes environ

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Publié le 18 Avril 2021

Whisper Room - Lunokhod

   Whisper Room : désigne au départ une enceinte d'insonorisation, une cabine acoustique. J'aime bien qu'elle se nomme en somme une chambre à chuchotement, ou à murmure. Le trio qui se désigne par cette belle expression se tient quelque part entre musique électronique, ambiante, rock planant, avec des vibrations psychédéliques et des influences du rock allemand expérimental de la fin des années soixante. Il est composé par Aidan Baker (Ce musicien canadien forme avec sa femme Leah Buckareff le duo Nadja, déjà présent dans ces colonnes), à la guitare et aux effets, par Jakob Thiesen à la batterie et à l'électronique, et par Neil Wiernick à la basse et à l'électronique. Deux invités contribuent au disque : Robin Buckley aux percussions et Scott Deathe au traitement de la pédale et autres traitements.

    Il faut être prêt à s'embarquer, car les sept titres s'écoutent d'affilée, formant un voyage cohérent. La guitare bat, la batterie d'abord étouffée la rejoint, impulsant une ambiante un peu bruitiste, sans agressivité. C'est vrai qu'on pense à certains morceaux de Can, le mythique groupe de "krautrock". Des frémissements électroniques et percussifs parcourent le navire. La houle est profonde, régulière, et déjà vous êtes sur "Lunokhod 2", plus spatial, éthéré. Rappelons que lunokhod désignait les premières astromobiles télécommandées à la surface de la lune lors du programme russe éponyme entre 1969 et 1972. On est donc en apesanteur dans un magma nuageux, comme à la dérive, et c'est très agréable ! "Lunokhod 3" est à la fois plus minimal, et de plus en plus dense, comme si nous étions dans une jungle trépidante. La musique se fait tribale, saturée  de percussions et d'électronique, d'effets qui donnent à la matière sonore une épaisseur poisseuse, fouettée de zébrures sourdes. On s'enfonce avec "Lunokhod 4" dans des stratosphères immenses. La musique prend une dimension onirique, planante, quoique toujours rythmée par une batterie lourde. Des objets sonores inconnus surgissent de toute part, puis un décrochage très doux nous mène encore plus loin, c'est "Lunokhod 5", qui se creuse et s'embrase de l'intérieur, sous la cendre, illuminé discrètement par la guitare. La pulsation rythmique vire au balancement envoûtant, la guitare chantonne une mélodie prenante. On y est, c'est superbe, cette musique luxuriante, aux textures gazeuses qui vous enveloppent presque voluptueusement... Des chants lointains, peut-être synthétiques, peuplent "Lunokhod 6", plus expérimental, tourmenté, batterie et percussions au premier plan, déchirements en arrière-plan : touffeur tropicale, longs étouffements et comme des traînées d'esprits dans le ciel qui absorbe tout dans une coda exténuée. La dernière partie du voyage commence au ras d'une végétation réduite : des tournoiements se forment, de plus en plus lourds, les drones envahissent l'espace, des synthétiseurs bégaient dans l'épaisseur des boucles amorphes. On s'est éloigné de tout horizon connu, ne reste que cette ligne minimale de drones en incessante légère pulsation.

    Une odyssée qui pourrait vous emmener fort loin, à déguster en oubliant le Temps !

Paru en février 2021 chez Midira records / 7 plages / 58 minutes environ

 

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Publié le 10 Avril 2021

Matt Rösner - No Lasting form

   Plus de quinze ans après Alluvial, une des plus anciennes parutions du label australien room40, Matthias Rösner revient à la musique, après avoir cessé d'en faire pendant longtemps et un mini-album en 2019. Entre temps, il s'était consacré à son métier d'ingénieur, qu'il exerçait dans les coins les plus perdus de l'Australie. Il rapporte qu'il s'est senti dans un état de confusion, incapable d'enregistrer quoi que ce soit, se contentant d'écouter très attentivement. Des notes prises au tout début du processus menant à cet album témoignent de son état d'esprit : « Une voiture sur une grande route déserte à l'aube. À demi endormi au volant, des pentes déplacent les sables, s'envolant dans le ciel qui se réveille. Des transmissions lointaines, la civilisation aux genoux.

Jusqu'à l'eau, aux bords étroits, il est trop tard pour paniquer. Des cordes effilochées, des voiles déchirées et un pont en bois boursouflé, des alliés si usés pour survivre à la crête et au creux sans fin de la mer. Silencieux mais hurlant, sans forme durable.

Essayer de s'accrocher, de poser des bases solides ou de s'accrocher à des débris précieux. Impermanent dans un cadre en constante évolution. »

   Masterisé par Lawrence English, le disque comprend huit titres. Le premier, "Set Adrift" (Mis à la dérive / Poussé à la dérive), est en effet une lente dérive de nappe d'orgue et de sons électroniques discrets, enveloppée d'un vent de drones, de textures froissées, de piqûres à peine audibles. Toutes les lignes sont estompées, fondues, comme dans un désert brouillée par la chaleur. La première base solide est le piano, qui émerge dans le deuxième titre, "Celestial", splendide avancée sereine sur fond d'ambiante vaporeuse, un peu titubante. De puissants vents se lèvent, l'univers est une grande caisse de résonance pour le piano diaphane, illuminé, et tout retourne à l'informe dans une grande consumation d'énergie noire...

   "Dead Reckoning" : reconnaissance en mer de sa position par ses moyens propres. Curieux titre tout en raclements, boucles, grappes erratiques de notes de piano, comme une résistance obstinée au néant qui guette. On peut alors s'abandonner "Beneath the Breezee" (Sous la brise) : navigation tranquille, dans l'écoute des moindres bruits des agrès carillonnant doucement, dans le surgissement de montées sonores réconfortantes. "Beacons" (Balises), bref interlude de moins de deux minutes, fait entendre un piano sépulcral, englouti au milieu de nulle part, de sourds grondements, de frottements. Et c'est enfin "Anchorage" (L'Ancrage), la chaîne qui grince, l'impression que l'on bute sur quelque chose, qu'un appel mystérieux fait retentir tout l'espace. Magnifique mise en sons d'un arrêt magique, comme si tout s'ordonnait autour de la percussion sombre donnant consistance à une incantation plus forte que tout. Une des grands moments du disque, suivi de "Three Sheets to the Wind" (Trois feuilles au vent), le sommet indiscutable ! Titre le plus long, un peu plus de huit minutes : longue rêverie hallucinée construite sur un balancement irrésistible. Le piano découpe le temps comme une cloche, soutenu par des voiles électroniques, une vraie cloche (électronique...?), des falaises sombres de drones, des fêlures lumineuses. Le monde sonore s'enfle, lève pour une aurore grandiose. Le troupeau des vagues et des nuages se confond dans une majesté au-delà de toute contingence, et finit par s'absorber dans l'informe à nouveau, le pur mouvement des drones bouillonnants... Reste "Awash" (Inondé ? ou À fleur d'eau ?) Ambiante granuleuse, orgue surplombant, puis le piano assourdi qui surnage en eaux troubles, dans un sur-place mouvant, avant l'engloutissement ?

 Un disque passionnant par son travail précis des textures, des ambiances, par la dialectique entre l'informe et la forme qui le traverse de part en part. Un grand disque d'ambiante électronique.

Mes titres préférés : 1) "Célestial"(titre 2) et "Three Sheets to the Wind"(titre 7), deux chefs d'œuvre ! 2) "Anchorage" (titre 6) 3) "Beneath the Breeze" (titre 4), et "Awash" (titre 8)

Remarque annexe : La couverture ne m'enthousiasme pas, trop conceptuelle pour moi...

Paru en avril 2021 chez Room40 / 8 plages / 36 minutes environ

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Publié le 15 Mars 2021

Martina Bertoni - Music for Empty Flats

   Violoncelliste de formation classique et compositrice de musique électronique, Martina Bertoni a très tôt développé sa carrière en direction des musiques et films expérimentaux, ayant collaboré notamment avec Blixa Bargeld. Son travail a reçu de nombreuses récompenses et elle a participé à de nombreux festivals internationaux. Depuis son précédent disque all the ghosts are gone sorti début 2020, elle explore les possibilités sonores de son instrument, qu'elle utilise comme source ensuite traitée, à laquelle elle ajoute de la réverbération, des retours, des très basses fréquences, créant ainsi des sculptures sonores impressionnantes.

   Le titre de l'album, enregistré à Reykjavik et Berlin, vient de son séjour dans la capitale islandaise en hiver. Elle y écoutait beaucoup de musique dans un appartement flambant neuf, mais inoccupé, totalement vide, dans la banlieue de la ville. Il faisait constamment noir, dehors c'était la neige, et l'intérieur de l'appartement lui semblait un lieu dystopique étrange...

   Les amoureux du violoncelle seront surpris : leur instrument disparaît sous les manipulations, mais pour revenir en vagues sourdes de drones, constellées de poussières sonores. Dès le premier titre, "Bits", on est projeté dans un espace immense et sombre, zébré de brisures métalliques, animé d'un souffle puissant. Avec "Bright Wood", des pizzicatis lumineux rappellent les cordes, et déjà les graves grondent, des ondes parcourent le bois brillant comme des appels troublants de cors. L'instrument brame, cerné d'échos lentement tournoyant. C'est comme un lamento, piqueté de lumière à la fin. "in Circles of Thoughts" superpose des cercles calmes de notes distinctes à de grands drapés diaprés et de probables réverbérations tissées en lignes saccadées. Le ciel est plein d'étoiles filantes qui tombent de tous les côtés en d'amples courbes, d'objets sonores qui ne cessent d'agrandir l'horizon. Sans doute le titre éponyme porte-t-il à sa perfection le travail de Martina Bertoni. La vidéo souligne la dimension sculpturale d'une musique plus sensuelle qu'il n'y paraît, dessinant dans l'espace des volutes, des lignes mouvantes où se reconnaissent parfois comme des silhouettes de corps, où surgissent sans cesse des figures géométriques d'une grande beauté plastique. Les couches superposées de textures sonores enveloppent complètement l'auditeur dans un ballet d'une grâce hypnotique !

      Le violoncelle réapparaît tel qu'en lui-même au début de "Fearless", presque sauvage, aux caresses profondes, démultipliées, ravageuses. Quelles splendeur déferlante ! Quelles échappées ensorcelantes ! Et quelle longue coda mystérieuse au pas lourd qui se perd dans une brume frangée de lumière...L'ambiguïté de "moving", qui renvoie soit au mouvement soit à l'émotion, convient parfaitement au plus long titre de l'album, "Moving Nature". On assiste à l'éveil d'un monstre, lent à trouver son rythme, monstre dont on entend le souffle rauque au ras de la matière. Puis tout s'enfle, s'enroule, c'est une suite de spirales ténébreuses parsemées de micro-pointes de tension, puis un mur vertical rayonnant sur lequel ondulent et viennent se plaquer drones et blanches réverbérations. On entend le travail de pousse de cette nature première, qui accouche de phrasés rutilants de violoncelles dans une germination prodigieuse, une incantation tellurique d'une majesté confondante. Cet aspect luxuriant et grandiose de la musique de Martina Bertoni débouche très logiquement sur le dernier titre, "Distant tropics", qui semble empli des barrissements d'invisibles pachydermes sous lesquels l'horizon tremble et s'enflamme à la fois. Une pulsation percussive donne un moment à cette levée sourde une dimension farouche, mais l'embrasement sonore est tel que toute ligne disparaît vite dans des évaporations mouvantes, l'informe reprend ses droits, dissout les fulgurances...

   Un disque d'une foisonnante et splendide, émouvante plénitude sonore !

Paru en janvier 2021 chez Karlrecords / 7 plages / 40 minutes environ

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