musiques ambiantes - electroniques

Publié le 22 Janvier 2013

Brian Eno - Lux

Quand la musique est habit de lumière  

   Brian Eno est l'un des inspirateurs de ce blog, avec quelques autres au départ, comme Steve Reich...Aussi chaque nouveau disque est-il écouté dans l'impatience d'une confirmation : Brian est toujours là, compagnon fidèle d'une route qui file vers les ténèbres. La première écoute de Lux n'a pas répondu à mes attentes : je restais loin, la musique me semblait inconsistante, plate. Imaginez ma déception ! Et puis je me suis rappelé : il existe un bouton pour augmenter le son. La musique a surgi, étincelante, enveloppante, ensorcelante. Brian était revenu, plus présent que jamais. On ne le dira jamais assez : montez le son, écoutez vraiment la musique, elle n'attend que cela, au risque de devenir guimauve, musique d'hypermarché. Ne faites plus rien, ou quasiment, sacré non !

   Quatre plages d'une musique ambiante pure, décantée. Quatre hymnes aux synthétiseurs, claviers, rejoints par la guitare Moog de Leo Abrahams, les violons et altos de Nell Catchpole. Quatre tableaux changeants au fil du temps, articulés entre deux pianos, l'un dans les aigus, à l'arrière-plan, l'autre dans les médiums et les graves, au premier plan, sur un fond d'échos, d'harmoniques, de nappes d'orgue. C'est une lente avancée, ponctuée de stases, l'inventaire obstiné des potentialités lumineuses de chaque note : l'homme pressé n'y entendra goutte. C'est une musique d'une sensualité insensée, vertigineuse. L'arbre de lumière, sur la pochette, ne vise rien moins qu'à se substituer à l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Brian Eno est plus que jamais un plasticien sonore, un ascète ébloui qui voudrait nous propulser par delà tous les conflits dans un monde réconcilié : rien ne tient face à l'abyssale beauté de ces motifs fondus les uns dans les autres pour constituer une tapisserie majestueuse, aux douces, fortes et amples modulations, ondulations. Brian rejoint ainsi le travail d'un John Luther Adams, dont je réécoutais hier  Four Thousand Holes. Les grands musiciens modifient notre rapport au temps. Brian et John Luther, en véritables amoureux de la lumière, jouent la musique contre le temps mesuré. Il s'agit d'élargir les mailles du filet temporel pour que l'auditeur se baigne dans les interstices obtenus, dont il s'aperçoit vite qu'ils fournissent autant d'échappée belle pour échapper au bagne de Chronos, le dieu dévoreur. Grâce à de telles musiques, on trouve en chaque seconde une poignée pour s'agripper, se hisser au-dessus de la maya. Le temps, au fond, n'est qu'illusion. Seule la lumière est vraie, éternelle : c'est ce que j'entends dans une telle musique, si souverainement indifférente, se déplaçant comme un immense serpent aux millions d'écailles rutilantes. Au sens propre, cette musique exténue le temps, nous rappelle à l'essentiel, la jouissance de chaque instant. Il me semble que tout le travail antérieur de Brian devait conduire à Lux (je sais bien, l'illusion rétrospective est sans doute une facilité douteuse, une reconstruction commode). Jouer l'espace, en le meublant, c'est-à-dire en se l'appropriant, contre le temps, dont la matière même est métamorphosée, sublimée en lumière. Je te salue, Brian, le brillant, en français...

Paru en 2012 chez Opal - Warp Records  / 4 titres / 75 minutes

Pour aller plus loin

- Je viens de tomber sur un passage de L'Homme approximatif (section XV) de Tristan Tzara, que j'associerais volontiers à Lux :

dans chaque pore de la peau

il y a un jardin et toute la faune des douleurs

il faut savoir regarder avec un œil plus grand qu'une ville

sur la glace dansent les loups

on mène sa clarté en croupe

sur sa verdure on fait des sports on joue à la bourse

et souvent on chante sur le toit

de chaque note il monte des lignes de la main sur la misaine

il descend des animaux aux racines

car chaque note est grande et voit

 

Plus loin encore, ceci :

la lumière nous est un doux fardeau un manteau chaud

et quoique invisible elle nous est tendre maîtresse

consolation

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 mai 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 15 Janvier 2013

Erik K. Skodvin - Flare

   Musicien norvégien né en 1979, fondateur du label Miasmah recordings, graphiste, Erik K. Skodvin a sorti fin 2010 Flare, premier album publié sous son vrai nom (parmi ses pseudonymes, Deaf Center ou Svarte Greiner) sur le label berlinois Sonic Pieces, qui a le vent en poupe sur Inactuelles.

   L'album est envoûtant : dix atmosphères ciselées dans le moindre détail, prenantes, denses, belles. Le norvégien associe des sons acoustiques - guitare, piano, claviers, violon, basse, avec quelques incursions de voix - à quelques bruits environnementaux choisis. Tout est traité avec une grande sobriété, chaque note ou chaque son se détachant nettement : une évidente prédilection pour des sons bruts, rêches, crée pour l'auditeur une impression de grande proximité, atténue ce que la musique a de dramatique dans ses développements par nappes crescendo ou par insidieuses progressions, lents paliers qui nous entourent peu à peu. Un zeste de réverbération, quelques échos, donnent à la musique une profondeur souvent somptueuse, une aura rêveuse mais tendue, farouche. Le premier titre, "Etching an entrance" donne le ton : on commence peut-être à l'intérieur du piano, en caressant, frottant les cordes, tandis que surgissent des sons caverneux, épais, que le piano se fraye un chemin entre les deux. Comme une eau-forte (c'est le sens d'etching), la matière sonore est travaillée au burin, imprime des sillons précis dans la pâte.

     "Matiné", c'est le piano qui écarte le silence à coups de notes résonnantes, s'étoffant en brèves grappes, rejoint par la guitare grattée et des drones discrets, surmontés par un violon stratosphérique, aux sonorités fines, limpides : pour la salutation de quelle aube de glace et de grâce, traversée par des oiseaux séraphiques ? Extraordinaire pièce ! On frappe sur une caisse (de guitare ou sur le cadre du piano), ce qui éveille le piano aux notes préparées (dirait-on), une voix s'élève, légère, translucide, "Pitch Dark" est un autre miracle de ce disque. La guitare domine "Falling eyes", enregistrée de très près pour nous donner le moindre frottement et tout le dégradé des échos : simple, et beau. "Neither dust" chemine au fil de boucles de guitare parsemées de quelques notes de piano et de virgules de claviers, de vents, peu à peu développées en filoches enveloppantes. On croît entendre des profanateurs de tombes au début de "Graves", scandé par des coups sourds dans une atmosphère épaisse, ténébreuse à souhait, avec voix d'outre-tombe : debout les morts, les Temps sont venus, car il y a paradoxalement quelque chose de presque jubilatoire, dans cette tranquille et méthodique avancée. Piano roi, grave, pour "Escaping the day", tout en échappées de lumières troubles : ne marche-t-on pas sur la mer de cendres à la rencontre du Mystère ? La guitare flambe sur "Stuck in burning dreams", tournoiement de visions au rythme du grattement lancinant. Et puis voici "Vanished", orgue souverain, prince anthracite serti par le piano lumière : lointain écho des chansons perdues de Nico avec son harmonium, il ravira aussi les amateurs de Tim Hecker : un diamant noir pour rêveurs fous... Le violon réapparaît dans le somptueux "Caught in flickering lights" à la splendeur élégiaque, transcendant le grattement obstiné de la guitare, les gonflements sonores sourds surgis des profondeurs. Un parcours impeccable, impressionnant !

Paru en 2010 chez sonicpieces / 10 titres / 36 minutes

Pour aller plus loin

- le site personnel de Erik K. Skodvin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 mai 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 17 Décembre 2012

Peter Broderick & Machinefabriek - Mort aux vaches

Peter Broderick, ce jeune compositeur américain né en 1987, multi-instrumentiste qui participa au groupe danois Efterklang, étoffe ces temps-ci sa discographie. Sa rencontre avec Rutger Zuydervelt, guitariste, artiste sonore néerlandais connu sous le nom de Machinefabriek depuis 2004, nous vaut ce magnifique Mort aux vaches, trois sessions en partie improvisées en compagnie d'autres invités, comme le pianiste Nils Frahm, Jan Kleefstra pour ses mots, Romke Kleefstra, son frère, à la guitare et aux effets, et Anne Chris Bakker, compositeur de musique électroacoustique, expérimentale ou ambiante originaire de Groningue aux Pays-Bas, ici à la guitare, aux effets et à l'ordinateur, tous les quatre pour la seconde session. 

Meph. - Cela commence avec des enregistrements de sons extérieurs : cliquetis, cris d'enfants au loin, toute une vie discrète. Le violon s'introduit par courtes plaintes prolongées de halos de drones : entrée dans l'univers somptueusement mélancolique dont on peut dire, sans jouer sur les mots, qu'elle est sa marque de fabrique sans machine...

Dio. - Toi, te laisser ainsi aller !

Meph. - Laisse-moi parler du surgissement feutré du piano, dans les médiums d'abord, puis dans les graves. On entend une machine - je n'y peux rien - à écrire. Les textures se resserrent insensiblement, quelque chose cherche à s'élever dans un climat d'intense émotion. Il y a là comme un lyrisme cérémoniel, en sourdine, avant que la cadence au violon ne vienne nous enlever.

Dio. - Et tout se soulève, dans une montée irrésistible, la voix de Peter en bourdon tout au fond de ce grand mouvement farouche que le piano martèle. C'est puissant, et délicat, méditatif, lorsque le piano se retrouve presque seul dans un environnement légèrement ondulant de sons rugueux, égrenant et laissant résonner ses notes limpides, isolées ou en accords plaqués tandis que le violon, en retrait laisse entendre des notes déformées, étirées.

Meph. - Le disque continue avec la session III, piano en avant, guitare en second plan, avec une dimension "orchestrale" plus sensible, des arrière-plans à la fois plus harmoniques et électroniques. La pièce prend des allures de toile miroitante, oscillante, alternant avancées et moments d'apesanteur. Soudain s'élèvent des voix miaulantes tandis que les ondes courtes se brouillent. Retrouvailles avec les meilleures envolées des grandes pièces psychédéliques, mais d'une fantastique douceur. 

Dio. - Incroyable polyphonie de voix suaves au cœur de cette session océanique, sur laquelle le piano vient marcher comme un miracle, histoire de pendre le temps à un vieux clou. Le violon s'enroule en courtes phrases courbes autour du vaisseau spatial lancé dans les espaces infinis...

Meph. - Quelle imagination ! Je souscris, toutefois. N'oublie quand même pas tous ses petits bruits qui installent notre navire dans un concret habité. Ce qui est beau, c'est cette union intime d'un lyrisme abstrait, si l'on peut dire, et d'un chant des objets qui nous permet d'installer cette musique dans un quotidien transcendé.

Dio. - Ne te moque plus de moi, vieux rêveur.

Meph. - Tu crois plaisanter, mais c'est en effet une musique d'après la chute, hantée par son avant. Cette musique-là n'est rien d'autre qu'une tentative pour réintroduire le paradis dans les interstices de notre vie. Entends-tu la voix de Jan Kleefstra dans la dernière pièce, la session II, la plus longue ? Je ne comprends pas ces mots - j'aimerais les lire en même temps -, j'entends leur velours, leur incantation ouatée, à donner envie d'apprendre le frison (et non le néerlandais, comme nous l'a fait remarquer un de nos lecteurs - le frison est la langue des îles de la Frise), la voix des anges déchus réclamant la beauté foudroyante, disant la beauté troublante et infinie du monde, et peu importe si ce n'est pas leur sens, c'est ce que j'entends par-delà les mots, sur le matériau musical retenu et frémissant qui s'enfle peu à peu jusqu'à devenir une cathédrale sonore dans laquelle se mêlent les arpèges du piano, les drones, les particules poussiéreuses, les chuchotements, la voix bouleversée, pour que surgisse la musique d'avant, commer nommer cela, ce chaos sonore extraordinaire, je ne sais pas pourquoi je pense à Tabula rasa d'Arvo Pärt, le même mouvement de déconstruction, la déchirante suavité arrachée aux décombres, surgie des gestes musicaux en ombres sur le vide qui n'est pourtant pas vide, saturé d'une anti-matière corpusculaire proprement sidérante.

Dio. - Un des très grands disques sortis en 2011, indéniablement. Ouf ! Mon "classement" de 2011 est encore à venir (bientôt...).

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Paru en avril 2011 chez Mort aux vaches (c'est aussi le nom du label...). Si j'ai bien compris, c'est une édition limitée à 500 exemplaires, encore une, alors que ce disque devrait sortir à dix milliards d'exemplaires !! J'espère me tromper, ô fidèles lecteurs, si bien que vous pourrez encore vous le caler derrière les oreilles, je veux dire vous l'instiller dans le cerveau comme une divine ambroisie. / 3 titres / 56 minutes environ.

Pour aller plus loin

- un blog entièrement consacré à toutes les parutions de Peter Broderick, en anglais.

- en écoute partielle ci-dessous (fausse vidéo) :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 mai 2021)

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Publié le 26 Novembre 2012

Under The Snow - The Vanishing Point

   Under The Snow est le nom d'un duo italien composé de Stefano Gentile, à la guitare, aux objets, et de Gianluca Favaron aux microphones, boucles et électronique, tous les deux utilisant de surcroît des enregistrements de terrain. The Vanishing Point, sorti fin janvier de cette année sur le label Silentes, est en téléchargement libre, à la différence de leurs autres productions sur le même label.

  Il pleut, d'une pluie ruisselante, continue. La guitare cherche des accords, tandis que des drones commencent leur discret ballet. Un chien aboie, qui reviendra ponctuer les quatre titres. Des stridences strient l'espace sonore, la guitare brode sur quelques boucles. Le décor est planté pour ce "First point" : le tempo est résolument très lent, étiré, la musique atmosphérique sera une tapisserie électroacoustique tout en ondulés, en granulations capricieuses. Mais la tension monte, c'est le "Second Point". L'orgue surgit, monolithique et lumineux, par-dessus le chancel. Serti d'objets sonores qui aèrent et lacèrent sa trame, il déploie ses vagues successives, imperturbable, dans une élévation crescendo de grandiose allure. Décidément, tout un courant des musiques électroniques d'aujourd'hui aime l'atmosphère des églises et des cathédrales (voir l'illustration de "couverture"), est animée d'un esprit mystique diffus - je n'ai pas dit "religieux". Le titre suivant fait office d'intermède : retombée dans des sons divers, errance sonore. Notre attention est alors interpellée par les coups frappés au seuil de la longue pièce éponyme, presque vingt-deux minutes. C'est le feu cette fois qui grésille à l'orée, palpite en bouquets d'étincelles. L'orgue réapparaît, plus puissant encore, sombre et rutilant dans sa comète de drones tournoyants comme des vrilles insistantes, têtues. Il veut nous envahir, s'installer. Des cloches ou bols chantants se font entendre de moment en moment : musique cérémoniale, véritable lévitation prolongée. Les drones constellés de fines sonneries aigues se balancent doucement dans nos oreilles sur un fond de poussières discrètement crachotantes. Cette musique récuse la virtuosité : simple, austère, minimale, ne viserait-elle rien moins qu'à l'extinction de la conscience et, tout en s'approchant extatiquement du point obscur de la disparition, l'abolition de toute vanité ? L'orage se rapproche, gronde par intervalles : pour quels déchaînements une fois passé le rappel final des bruits extérieurs et ce point ultime mis par le silence ?

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Paru en janvier 2012 sur le label Silentes / 4 titres / 41' environ

Pour aller plus loin

- le site du duo

- album en écoute et en téléchargement libre sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 mai 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 15 Novembre 2012

Erdem Helvacioglu : l'art de l'acoustique prolongée ou préparée.

   Collectionneur, traqueur des disques du label américain New Albion Records, l'une des sources profondes de ce blog, je devais rencontrer Erdem Helvacioglu, musicien de la scène électronique turque dont le second album, Altered realities, sorti en juillet 2006, fut l'un des derniers produits par la maison de Foster Reed. Né en 1985 à Bursa, il a étudié la composition électroacoustique et l'ingénierie sonore à l'Université technique d'Istanbul, joue de la guitare et du piano. Sa discographie s'étoffe assez rapidement, tandis qu'il compose parallèlement pour des installations sonores, des films, des pièces de théâtre, et même pour des groupes rocks turcs.

     Altered realities est digne de New Albion Records : de la guitare acoustique et des sons électroniques obtenus en transformant les premiers en temps réel. Le disque est vraiment la captation de sept moments baignés d'une intense lumière. Dès "Bridge to horizon", le premier titre, la magie opère : un lyrisme tout en transparences de textures légères, en étagements de plans suggérant des architectures raffinées. Ce qui caractérise la musique d'Erdem Helvacioglu, c'est son élégance, sa suavité acérée. Tout est net, et en même temps une buée rêveuse s'élève, qui nimbe ces courbes, ces arabesques délicates, d'une atmosphère irréelle. La guitare prend ensuite parfois des allures de cithare, de clavecin électronique, sujette à une série de métamorphoses merveilleuses dont le titre rend compte. Ne glisse-t-on pas avec la troisième pièce sur un glacier ? Il y a des moments d'intense jubilation, quelque chose d'une musique foraine intemporelle. D'autres fois, la veine est plus introspective, réflexive, avec des jeux savants de miroirs et d'échos, un impressionnisme éblouissant, comme dans "Dreaming on a blind saddle", pièce hantée, creusée par de lointains appels, envahie par des nappes frémissantes. Jamais de grosse artillerie chez Erdem, des atmosphères sculptées dans les médiums et les aigus, peu de graves, une musique en constante transformation qui ne manie les boucles qu'avec circonspection, préférant un jeu de transformations progressives, pour ainsi dire intérieures. Pas d'exotisme facile non plus : Qui pourrait dire à l'écoute du disque que son compositeur est turc ? La musique d'Erdem jaillit de sa guitare comme une source claire dont l'imagination servie par la technologie s'empare pour la dépayser avec un constant bonheur, construisant de miraculeux paysages. Je suis évidemment d'accord avec tous ceux qui ont considéré cet album comme l'un des plus grands de l'année 2006 ! Sa lumière est intacte, splendide... 

Erdem Helvacioglu : l'art de l'acoustique prolongée ou préparée.

   Je ne pouvais en rester là. En cette année du centenaire de la naissance de John Cage, mes oreilles m'ont emporté vers un des derniers albums d'Erdem, Eleven Short Stories, onze pièces pour piano préparé, paru voici quelques mois chez Innova. Onze pièces conçues comme onze hommages à de grands réalisateurs de cinéma : Kim Ki-Duck, David Lynch, Krzysztof Lieslowski, Théodoros Angelopoulos, Jane Campion, Anthony Minghella, Ang Lee, Atom Egoyan, Darren Aronofsky, Alejandro Gonzalez Inarritu et Steven Soderbergh. Histoires d'atmosphères, à nouveau, magnifiquement servies par le son superbe de ce grand piano, capté avec une incroyable précision par cinq micros placés à l'intérieur de l'instrument, préparé dans la "tradition" cagienne grâce à l'insertion entre, sous, sur les cordes, de crayons, gommes, feuilles de papier, morceaux de plastique, cuillères métalliques, couteaux, fourchettes, baguettes de tambour, plectres de guitare, etc. La pochette, passionnante, nous rappelle d'ailleurs que Cage n'est que le "développeur" d'une technique déjà élaborée à plus petite échelle par Erik Satie, Heitor Villa-Lobos ou Harry Partch, et dont l'invention reviendrait à Mozart qui, dans son Rondo à la Turque K.331, avait placé sur les cordes du piano du papier  pour mieux se rapprocher de la sonorité des percussions turques. Il est donc logique qu'un musicien turc s'empare d'un héritage suscité par son pays. Surtout pour le résultat que nous entendons, admirable là aussi de bout en bout. Erdem est un magicien faisant surgir à volonté des atmosphères d'une incroyable intensité dramatique. À chacun de s'amuser d'associer telle ou telle scène des films des metteurs en scène évoqués à tel ou tel passage : nulle doute que cela soit possible, mais peu importe dans la mesure où les pièces s'imposent comme de micros univers. Un rideau frissonne, la buée s'installe sur la vitre, il fait si sombre dans les couloirs, à en frissonner : le mystère et la mort rôdent, nous sommes enfermés dans le labyrinthe et contemplons le ciel dans la chapelle ruinée...Images flottantes qui se densifient soudain au détour d'une curieuse résonance, d'un insidieux ralenti rythmique. Erdem Helvacioglu est un magnifique serviteur de l'Imaginaire. On retrouve sa précision des lignes, l'économie des moyens, un sens de la couleur, du tempo qui emporte l'auditeur, fasciné par la beauté fastueuse de ses petites formes. C'est dire que je risque de me précipiter sur le deuxième volume annoncé de ces nouvelles histoires où la musique épouse étroitement le corps sublime du meilleur cinéma... 

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Altered Realities : paru en 2006 chez New Albion Records / 7 titres / 53 minutes environ

Eleven Short Stories : paru en 2012 chez Innova Recordings / 11 titres / 48 minutes environ

Pour aller plus loin

- les deux albums sont en écoute et en vente sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 mai 2021)

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Publié le 18 Septembre 2012

Due East - drawn only once

   Drawn only once est le second album d'un duo étonnant baptisé Due East. Elle, Erin Lesser, est une flûtiste confirmée impliquée dans l'interprétation de la musique contemporaine. Elle a notamment joué avec So Percussion. Lui, Greg Beyer, est un percussionniste friand d'interprétations solo et d'instruments non-occidentaux (oriental semblerait ici trop restrictif). N'oublions pas le compositeur, mentionné quand même au dos du cd : John Supko, né en 1980, qui a étudié à Princeton (notamment), mais aussi à l'École normale de musique de Paris, et déjà auteur d'un abondant catalogue d'œuvres associant souvent instruments acoustiques et électronique.

   Le disque comporte deux pièces. La première, "Littoral" est un quasi continuum de presque trente-cinq minutes articulé en quatre moments assez distincts. Début calme : vagues, bruits de moteur, sons électroniques répétés, auxquels la flûte et les percussions viennent se superposer. Impression de chants d'oiseaux, démultipliés, fractionnés. Frissonnement de milliers d'ailes, clapotis percussif. Sons aigus, brefs, percussions transparentes. Une immense aspiration à la lumière dans une aube encore trouble. Cercles, éclaboussures, jaillissements. Les percussions sont plus intenses, plus orientales de timbre tandis que le flux électronique est devenu plus prégnant. Nous sommes entre musique ambiante et musique électro-acoustique, enchantés par ce voyage merveilleux dans un paysage sonore aux mille micro variations, modulations.

   Le deuxième temps se caractérise par la superposition de poèmes de l'écrivain néerlandais Cees Nooteboom, dits par l'auteur : la trame musicale est encore plus nettement orientale, pas loin du gamelan indonésien. « des couches de couleurs sur un atlas aussi grand que le monde » dit l'un des poèmes. Des couches qui vibreraient sans cesse, s'interpénètreraient en un ballet dansant, aérien. Des extraits de The principal navigations, voyages, traffiques & Discoveries of the English nation (1598 - 1600) de Richard Hakluyt, dits par John Supko, marquent le troisième mouvement : texte réverbéré, recouvert, ou plutôt fondu dans la pâte sonore plus liquide. La mer impose sa présence, dans le temps même où percussions, fond électronique et flûte sont plus différenciés. Reviennent les mots de Cees Nooteboom : vagues de mots, ombres du passé, constellations. La musique comme mélange révélateur, « art du mètre et du temps » qui tente de saisir au vol le vivant volatile, l'oiseau des hauteurs et des profondeurs en ses multiples traces impalpables. Les tracés infimes entrelacés nous serrent dans les rets du temps, matérialisés par l'éternel retour hypnotique de la flûte, du triangle et des gongs dans les dernières minutes de cette composition atypique et splendide.

   "The window makes me feel" est un voyage intérieur dans l'épaisseur du papier, des mots et des voix. Une rêverie au fil du chuchotement féminin au premier plan, du piano intermittent au second, de drones et sons électroniques en fond sonore, le tout agrémenté de phrases veloutées de flûte, de percussions mystérieuses. Le texte support du poète Robert Fitterman est lui-même une série d'associations liées à l'idée de "fenêtre". Des sons d'extérieur - klaxons, bruits de rue - font d'ailleurs rentrer le monde dans la lente dérive, le flux très doux : ainsi s'abolit l'opposition intérieur / extérieur...« The window makes me feel like I'm flying all over the place, gliding and swirling down suddenly ».

   J'allais oublier. Sur l'autre tranche de l'emballage du cd, une phrase de Saint-John Perse : « Aile falquée du songe, vous nous retrouverez ce soir sur d'autres rives ! » Extrait de Oiseaux (1962), bien sûr...

   Un très beau disque servi par un livret très complet : textes, photographies, entretien avec John Supko - qui précise que tout est écrit, mais aussi que la partie électronique est issue d'instruments virtuels accordés de manière aléatoire, de voix retraitées. La partie Dvd m'enthousiasme moins pour le moment (en tout cas pour "Littoral", car je n'ai pas encore regardé la seconde vidéo).

Paru en novembre 2011 chez New Amsterdam Records / 2 titres / 50 minutes / Cd + Dvd

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 11 Mai 2012

Christina Vantzou - N°1

La signature du mystère

  Nul doute que les inconditionnels de Stars of the Lid ou de Tim Hecker ne soient réjouis par ce premier album de Christina Vantzou, artiste américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une dizaine d'années. Vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie, justement, l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid, le groupe The Dead Texan, elle a produit un certain nombre de films, notamment d'animations, avant de décider de passer à la musique avec cet album. Nul doute aussi que la sortie n'ait été éclipsée par la sortie du disque de A Winged Victory for the Sullen, rencontre d'Adam Wiltzie, encore lui, et du pianiste Dustin O'Halloran. Assez injustement, à mon sens. J'écoute en ce moment les deux disques en parallèle : je reste assez déçu pour le moment par A Winged..., que je trouve poussif et complaisant, allez, je lâche le pire, mou...Par contre, le disque de Christina, dans sa sobriété, son sens de l'épure, est d'une densité impeccable. Certes, comme le signalent certains chroniqueurs, pas vraiment d'envolées, d'action en somme. Il me semble que ce n'est pas le projet de Christina Vantzou. Avec ses synthétiseurs, des échantillons et sa voix, elle a d'abord réalisé sur trois ans un long morceau de quarante-cinq minutes avant de le retravailler avec la collaboration du Magik Magik Orchestra (violoncelle, deux violons, un alto, un cor, clarinette et clarinette basse, flûte), pour aboutir, à l'issue d'une session de deux jours à San Francisco avec les musiciens,  à cet album de dix titres, une musique ambiante qui fusionne électronique et acoustique.

   Sur un mur mouvant de drones éclosent des fleurs acoustiques : quelques notes de piano, une ligne de violoncelle ou de violon, la couleur d'un cor ou de la clarinette. Pas question pour ces fleurs de se détacher, d'acquérir une quelconque autonomie : elles appartiennent au mur, se replongent en lui pour ressortir plus loin, légèrement différentes. Cette musique est organique, animée de sourdes vagues. En l'absence de toute percussion, elle a une puissance incroyable, elle est irrésistible. Précisons qu'il convient de l'écouter à très fort volume pour en apprécier tout le relief, gommé sinon. Ces dix titres filent une toile monochrome - je songe à la peinture - dans laquelle on finit par distinguer des nuances, des aspérités. Magnifique hymne à la vie multiforme des matières, aux amples ondulations respiratoires, aux surgissements voluptueux, cet album réécrit les meilleurs Tangerine Dream, s'inscrit dans la mouvance d'un Ingram Marshall. J'aime cette constance du geste musical, cette insistance à faire apparaître la beauté en sculptant à même l'épaisseur des tessitures électroniques, donnant à l'auditeur l'impression que c'est la qualité même de son écoute qui produit de qu'il entend enfin, et qu'il n'avait pas jusqu'alors su discerner. C'est pourquoi, en dépit de la déception éprouvée par certains, je parlerais de générosité, de confiance. Cette musique joue devant et en nous le jeu toujours à recommencer de la création du monde, pour que nous renaissions dans la somptuosité solennelle du mystère, paraphé en filigrane par les épiphanies acoustiques. Un premier disque d'un hiératisme puissant, envoûtant. Décidément, le label Kranky est au meilleur de sa forme ces derniers temps !

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Paru en octobre 2011 chez Kranky / 10 titres / 46' environ

Pour aller plus loin

- le site de Christina Vantzou.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 28 Mars 2012

Nils Frahm - Felt

Felt, sorti fin 2011 chez Erased Tapes, est le troisième album du pianiste allemand Nils Frahm sur le label fondé en 2007 par Robert Raths. Logique, cette fidélité, puisque le compositeur s'inscrit exactement dans la ligne définie par le fondateur, quelque part entre musique classique, ou néo-classique, voire contemporaine, et pop, entre acoustique et électronique. Erased Tapes aime les confluences. Music for Confluence est d'ailleurs au catalogue de la maison, c'est le titre d'un album de Peter Broderick — presqu'un habitué de ces colonnes, l'américain étant devenu un ami de l'allemand, ils ont enregistré ensemble sous le nom d'Oliveray.

   Soucieux de ne pas déranger ses voisins, Nils Frahm a "chaussé" son piano de feutre ("felt" en anglais), matière qu'il a logée entre les cordes et les marteaux, tandis que les micros touchaient presque les cordes. Écouteurs sur les oreilles, il a dû pousser à fond le volume pour s'entendre, ce qui a permis à d'autres sons de s'inviter : craquements du parquet en bois, respiration, actionnement des mécanismes internes du piano et frappes amorties...La musique se prolonge ainsi de bruits parfois amplifiés par des échos, réverbérations. Les pièces sont apparemment à demi-improvisées à partir de canevas mélodiques, d'où l'intérêt à mon sens assez inégal du disque, et donc sa place dans ce que j'appelle maintenant le "Purgatoire (Notes d'écoute)" [ Catégorie supprimée depuis ].

  Si tout le disque était à l'image du premier titre, "Keep", ce serait une merveille ! Notes répétées, flux, jeu percussif du piano, très vite la pièce prend des allures reichiennes évidentes, avec de magnifiques ponctuations graves, profondes, les marimbas se mêlant au notes de piano (sans doute un clavier polyvalent, en fait). Je jubile, vous vous en doutez, et j'attends la suite...

   "Less", titre trop bien porté, emphatique, du ralenti façon ECM, écoutez-comme-c'est-émouvant-mon-peu-de-notes-qui résonnent, avec un tempo mou...

Meph. - Terrible, du jazz narcissique. Je ne comprends pas que tu persistes !

Dio. - Tiens, te revoilà ?

Meph. - J'ai entendu le mot "purgatoire"...

Dio. - "Keep", j'aurais tant aimé que ce soit "Keeeeeeeeeeeeeeeep".

Meph. - Et tu attends, vieil optimiste ?

Dio. - Bien sûr, après un tel début, et malgré "Less". "Familiar" remonte un peu la pente, très belle mélodie, accompagnée par un métallophone diaphane. Joli.

Meph. - Tu ne débordes pas d'enthousiasme. Je te sens au bord de la déprime...

Dio. - C'est que ça se gâte à nouveau avec le maniéré "Unter", qui a tellement peu à dire qu'on laisse les bruits se répandre.

Meph. - Alors ?

Dio. - J'ai eu très peur avec le début de "Old thought", une minute en face à face avec une sorte de bandonéon manié par un Dino Saluzzi dégoulinant d'épaisse mélancolie.

Meph. - Dire que tu as écouté Dino Saluzzi ! C'est impardonnable : au feu, ce fatras sentimentalo-emphatique.

Dio. - J'ai eu raison de persister. "Old thought", passé cette introduction, est un miracle. Sur un continuum pianistique calme, feutré justement, se détachent des sons cristallins de glockenspiel. Une ambiance proche des meilleurs Dakota Suite, comme une hallucination légère qui vous tourne vers une lumière lointaine. "Snippet" continue d'abord sur ce registre, suite de virgules interrogatives, pour hélas sombrer...

Meph. - Dans du bouillon keith jarrettien, un maniérisme jazzy, cache-misère élégant du vide.

Dio. - Tu n'exagères même pas. L'inspiration n'est pas au rendez-vous. "Kind" est un curieux hybride, Harold Budd revisité par Keith...

Meph. - Hélas, nous voilà loin de "Pensive Aphrodite" sur l'album A Song for Lost Blossoms !

Dio. - La fin très buddienne est quand même assez belle.

Meph. - "Pause" porte bien son titre, non ?

Dio. - Je te sens sarcastique...

Meph. - On le serait à moins ! Insupportable, ces notes détachées, cette mièvrerie à prétention rêveuse, prétendûment agrémentée des bruits alentours. Une musique à décrocher la mâchoire.

Dio. - J'avoue que je n'y croyais plus. Pourtant, un troisième morceau, le dernier, "More", est vraiment superbe. On retrouve le flux, une inspiration minimaliste dynamique : ça trace, ça avance, on est saisi. Bel entrelacement des lignes, une fougue qui soulève. De l'enthousiasme, enfin, pour une composition solide, qui tient malgré un passage risqué après quatre minutes, grâce à une résurgence de l'élan initial, voilé de torsades decrescendo.

Meph. - On l'attend au tournant, quand il joue avec Peter Broderick.

Dio. - Et pourtant tu connais ma réticence par rapport aux enregistrements sans support physique...

Meph. - Seulement un vinyl, ou du MP3 de haute qualité qu'ils disent...

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Paru chez Erased Tapes en 2011 / 9 titres / 43 minutes.

Meilleurs titres : "Keep"(1) / "Old Thought"(5) / "More"(9)

Pour aller plus loin

- le site de Nils Frahm.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques