Publié le 23 Octobre 2012

Recomposed by Max Richter

Les Quatre saisons de l'Éternité

   Je n'ai jamais été un enthousiaste d'Antonio Vivaldi. Pourtant, je ne nie pas les beautés des Quatre Saisons, cet ensemble de quatre concertos pour violon édité à Amsterdam en 1725. Un des points culminants de la musique baroque, dit-on. Curieusement, c'est en le réécoutant maintenant, après le disque de Max Richter, que cette grâce merveilleuse, cette alacrité m'émeuvent enfin, par ricochet. Il aura fallu la décantation opérée par le musicien allemand, pianiste co-fondateur de l'ensemble Piano Circus en 1989, auteur de musiques de films et de quelques disques en solo, à la tête de formations variables, et devenu au fil des ans une des références d'un post minimalisme à la fois accessible et personnel.

    Le miracle de cette recomposition des Quatre saisons, c'est d'avoir fait de Vivaldi un post minimaliste qui s'ignore. Max Richter a écarté autour des trois-quarts du matériau originel pour nous offrir la quintessence du sublime. Dès le début, il y a un frémissement inconnu à la musique de Vivaldi. De temps à autre, les cordes sont creusées par des sons électroniques. C'est cela que j'attendais. Que cette musique en trompe l'œil, en trompe l'oreille plutôt, cesse d'être simplement cette belle surface. En mettant en avant les motifs vivaldiens, en les prolongeant par des cadences outrageusement alanguies ou en les soumettant à une amplification inattendue, Max Richter transcende cette esthétique où la virtuosité tient lieu d'âme. Par un mouvement vers l'intérieur, d'abord, car il retourne l'œuvre pour nous montrer ses dessous, ses sous-bassements véritables ou potentiels. Ô combien plus beau le solo de violon de "Spring 2" après une ouverture en sourdine, retenue, d'une exquise pudeur et par-dessus un orchestre en apesanteur, structuré en grandes plaques monolithiques. Peu après, cela donne par exemple la longue coda brûlante de "Summer 1", ce suavissime "Summer 2", Vivaldi revu par Arvo Pärt, le temps retrouvé par delà l'ivresse factice. Même épaississement saisissant dans "Summer 3", graves plus profonds, arrière-plans fouillés qui rendent les évolutions du violon solo plus intenses, plus crues, moins vaines, tout est là : on sent des réserves, des échappées, le violon troue la trame et s'envole dans des aigus archangéliques, et puis soudain tout dérape, d'où sourdent ces nappes saccadées, ce soulèvement d'une ombre épandue sur la lumière...L'automne, la carte postale sonore vivaldienne, est elle aussi nettoyée de son côté chromo par une aération générale du tissu musical, une des opérations les plus intelligentes de Max Richter. Cette musique sentait le renfermé : il n'y avait aucune place pour le rêve, la coda lente de "Autumn 1" lui redonne sa place. "Autumn 2" est un autre sommet de cette recomposition exemplaire : le clavecin impérial, altier, égrène ses notes sur un fond bruissant de cordes sourdes. Sur quelle corde raide marchons-nous, au-dessus de quels noirs abimes ? Max Richter habite Vivaldi, cette exquise coquille vide, comme un bernard l'hermite fragile, sensible aux moindres variations météorologiques. L'hiver connaît enfin la neige, les étendues poignantes sur lesquelles gémit le violon des délaissés. C'est le surgissement de l'infini dans les forêts immenses, les vannes de l'émotion trop longtemps contenue qui s'ouvrent pour une cadence d'une incroyable douceur, d'une beauté blessée, farouche, se rebellant contre la monotonie du monde. Max Richter n'a jamais, décidément, été aussi proche d'Arvo Pärt, et ce n'est certes pas moi qui le lui reprocherai. J'aime à la folie Antonio Richter, Max Vivaldi, Arvo Richter, Max Pärt, Antonio Pärt, Arvo Vivaldi. Un chef d'œuvre, une transfiguration...une recomposition magistralement servie par le son admirable de l'orchestre, du violon d'époque prêté par une famille allemande ayant souhaité rester anonyme.

----------------------

Paru en 2012 chez Universal - Deutsche Grammophon / 13 titres / 44' environ

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 mai 2021)

Lire la suite

Publié le 16 Octobre 2012

Astrïd - High Blues

    High Blues est le troisième album d'Astrïd, groupe français qui existe depuis une quinzaine d'années...et que je découvre maintenant seulement grâce à l'un de mes fidèles lecteurs. Au départ, c'était un duo constitué par Cyril Secq - guitare, guitare à archet, harmonium et autre -, Yvan Ros aux percussions et à la contrebasse, auquel sont venus s'adjoindre Vinina Andreani au violon et à la kalimba, Guillaume Wickel aux clarinettes, à l'harmonium et au rhodes...De quoi nous concocter une musique de chambre électrique et boisée, chaude et colorée, n'ayant pas peur de s'étirer, de s'échapper des formats trop convenus.

   Le premier titre éponyme, c'est vingt-cinq minutes d'une balade vaporeuse menée par la guitare électrique. Le thème est un motif sans cesse repris, varié, dans des boucles tranquilles parfumées d'harmonium, de percussions cliquetantes, de flutes chavirées. Lent et doux délire, on croit entendre une cornemuse parfois. On est ailleurs, dans un pays de forêts et de rocs aux formes étranges. Une clarinette vous ensorcelle au détour d'un bosquet. Elle s'entortille autour de la guitare comme du lierre, et les alentours se mettent à bouger, les arbres s'enflamment. Il y a quelque part un barde que l'on n'entend pas, mais qui fait vivre le paysage. Musique de volutes, de soupirs mélodieux : tous les gnomes, toutes les créatures féériques concourent à l'immense et mouvant enlacement. Comme il est bon de se laisser aller à goûter cette musique sensuelle et mystérieuse !

   Le second titre, "erik s.", ne cache pas sa source. Plus bucolique que le premier, flirtant souvent avec le silence, il se développe paresseusement. Les instruments sont touchés avec amour, avec retenue, pour mieux faire entendre leurs timbres. Peu à peu, tous sont dans le cercle, autour du feu invisible qui crépite. L'incandescence monte, on est à nouveau embarqué dans une cérémonie, pris par le charme, c'est-à-dire le carmen incantatoire. La "Suite", solennellement ouverte par une percussion sombre et puissante, est scandée par la guitare électrique : nous sommes chez une confrérie soufie de derviches convertis au  post rock psychédélique. La guitare tournoie, sa robe bordée d'étincelles, belle à décrocher tous les luminaires enfumés.

    Retour à une ambiance plus nettement folk avec "James", guitare acoustique en avant. Elle chante à peine, cherche sa ligne, se reprend, persiste : moments de simple grâce, limpides. Le repos avant l'entrée dans une autre autre danse orientalisante, la clarinette m'évoquant le doudouk arménien y est pour quelque chose. Une de ces danses crétoises ou grecques ramenées par les rébètes quittant l'Asie mineure.

   Le disque se termine avec "bysimh" : là aussi, une longue intro, le temps de prendre le temps, de saisir l'impalpable, la mélodie, le rythme qui vient. Il faut dire ce plaisir de l'auditeur qui se sent respecté : comme les musiciens, il attend ce qu'il faudra savoir saisir, le moment venu, et qu'on pressent sans l'avoir encore cerné. À l'opposé de tous ceux qui assènent, assomment, pressés de montrer leur talent, leur inspiration...Du silence surgit le rythme lancinant qui colle à la peau, le lent balancement pendulaire où l'ego se dissout.

   Car, l'air de rien, High Blues est un superbe album de tranquilles transes illuminantes.

   Si, après un tel disque, Astrïd ne parvient pas à mieux tourner en France...

-------------------

Paru en 2012 chez Rune Grammofon / 5 titres / 53' environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 mai 2021)

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges

Publié le 9 Octobre 2012

John Zorn - The Hermetic Organ, St Paul's Chapel

   John Zorn, compositeur et improvisateur féru d'avant-garde, se frotte à l'orgue. Pas n'importe lequel, celui de la chapelle Saint-Paul, un édifice religieux de New-York inauguré en 1766, doté d'un orgue du dix-neuvième plusieurs fois restauré. Un orgue dont la puissance projette hors du monde : c'est cette dimension grandiose qu'il se plaît à explorer dans une improvisation de plus de trente minutes. Le disque est l'enregistrement de ce solo du 9 décembre 2011, à 23h. Les différents moments de cet Office n°4, Introït - Bénédiction - Offertoire - Élévation - Communion - Descente, ne sont pas distingués sur le disque : les pauses séparatrices ne doivent pas empêcher l'auditeur d'écouter l'ensemble d'une traite. Il faut plonger dans les grondements de l'au-delà, dans les flammes de la fournaise. Il faut être écrasé par la puissance déchaînée, malaxé par les drones, ému par les soudaines caresses extatiques de l'instrument lorsqu'il prend des allures pastorales. Il y a tout dans l'orgue : de l'ange d'une sidérante douceur, de l'archange terrible et rayonnant, du démon dont le souffle destructeur balaye toutes nos petitesses. John Zorn s'en donne des allures de prophète, lui qui se faisant revient au premier instrument à l'avoir fasciné. Lui, qui l'eût cru, qui écoutait aussi tous les musiciens s'y étant intéressé : pas seulement Bach, mais Kagel, Ligeti, Messiaen, et Charles Tournemire, et bien sûr Terry Riley (liste évidemment incomplète). Tant pis pour ceux qui ne voient en lui que le saxophoniste de jazz, le musicien fou, un iconoclaste pas toujours inspiré. John Zorn est ici tour à tour méditatif, recueilli, embrasé : totalement en phase avec cet instrument dantesque qu'il chevauche avec un évident plaisir. L'orgue, il s'en souvient et nous le

rappelle, est l'instrument de prédilection de certains films d'horreur, comme ce Fantôme de l'Opéra (1925) inspiré du roman de Gaston Leroux et mis en scène par le réalisateur américain Rupert Julian, avec Lon Chaney dans le rôle du fantôme. Stupeurs et frémissements, ébranlements et suavités : quelles sensations ! Mais l'orgue n'est-il pas là pour nous faire prendre conscience de nos vies vaines, nous rappeler à la transcendance ? Peu importe pour l'auditeur — qui choisira sa voie — transporté, ravi par la performance !

----------------------

Paru en 2012 chez Tzadik / 1 titre / 36' 25

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 mai 2021)

Lire la suite