drones & experimentales

Publié le 21 Avril 2025

Ben Bertrand - Relic Radiation

Aux envoûtants Royaumes de la clarinette basse

   La clarinette basse en tant qu'instrument d'avant-garde : depuis son premier album solo en 2018, le clarinettiste et compositeur belge Ben Bertrand crée un univers sonore unique où fusionnent références au passé et extrême modernité des musiques électroniques, de nombreuses machines s'ajoutant à ses clarinettes (basse ou non). En utilisant boucles et pédales d'effet, les sons de sa clarinette deviennent électroniques, fusionnent avec elle. Il fait entendre sa musique dans toute l'Europe, a sorti plusieurs disques notamment chez Stroom. Il a collaboré avec Christina Vantzou sur l'album N°5, publié chez Kranky.

Ben Bertrand, sa clarinette...et le reste !

Ben Bertrand, sa clarinette...et le reste !

Reliques mélancoliques...

Ça commence comme par un tambourinement, accompagné de froissement sourds, puis déferlent les sons de clarinette..."Microwave Background" attaque : musique massive de boucles, de vagues, de tremblements, sur un fond qui semble d'orgue, des sons filés. Pluie de particules dans le cosmos, traversées proches d'astéroïdes. Dieu quelle musique formidable, à frémir !. "Event Horizon" (titre 2), c'est presque huit minutes d'un lamento labyrinthique, entre les bourdons de clarinette et des aigus lancinants. Alors s'élèvent des voix intérieures d'une sublime mélancolie, une polyphonie bouleversante. L'une des plus belles musiques qu'il m'ait été donné d'entendre, lente et envoûtante somptuosité de draperies ondulantes...

   Le court "GW 190905", c'est du Steve Reich à grande vitesse, animé d'une pulsation irrésistible. Un bataillon de clarinettes à l'assaut griffonne à grandes traînées la nuit ! "Stereo A" (titre 4) nous embarque sur un étrange vaisseau dont sortent des mélodies ensorceleuses, ce serait pour une nouvelle d'Edgar Poe, là-bas près de pôles magnétiques, au plus près du noir absolu. "Big Bounce", c'est la danse des clarinettes basses, magnifiques, grondantes, au milieu d'irisations, de capsules traçantes aiguës...

   "Stereo B" (titre 6) est le titre le plus éthéré de l'album, tout en miroitements, opalescences tremblées jusqu'à l'entrée de la clarinette basse, au son ample, d'un grave magnifique, qui vient planer sur le fond radieux. Le mystérieux "GW 150721" termine l'album avec sa mélodie d'une déchirante beauté, sorte de respiration multiple s'éployant dans un soir d'abîme.

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Magistral. Une splendeur. Un des très grands disques de 2025 !

Paru le 15 avril 2025 chez Stroom (Ostende, Belgique) / 7 plages / 36 minutes environ

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Publié le 4 Avril 2025

Primož Bončina & Phil Maguire - Stone and Worship
Pierre et Adoration !

   Beau titre pour un disque constitué de quatre massives pièces entre quinze et presque vingt-et-une minutes. Le compositeur slovène Primož Bončina manie la guitare électrique en s'intéressant à ses possibilités tonales et spectrales, jouant sur l'amplification et des sons prolongés, dans un esprit inspiré notamment par la musique électronique minimaliste et ses expériences de musique Métal. Phil Maguire, lui, musicien écossais installé à Cork en Irlande, produit de la musique électronique à l'aide de synthétiseurs et d'ordinateurs. Leur intérêt commun pour les musiques à bourdons (drones) débouche sur ce disque enregistré d'abord dans la cave d'un ancien séminaire catholique, lieu propice à la méditation et à tous les phénomènes de halo, de résonance, puis enrichi d'arrangements et des contributions de deux chanteurs sur les deux premiers titres.

Primož Bončina & Phil Maguire

Primož Bončina & Phil Maguire

   Le premier titre "Dolorosa" est marqué par la contribution vocale de Golem mécanique, dont je viens de chroniquer le dernier album Siamo tutti in pericolo. Mille-feuilles de sons tenus et de bourdons, cette pièce plonge l'auditeur dans une atmosphère gothique tout à fait grandiose, illuminante. La(les) voix de Karen Jebane (Golem mécanique) incante(nt) une tapisserie grondante aux dérapages tonals renversants. Lorsque la guitare rentre en jeu, elle enflamme peu à peu cette dernière, soulevée de mouvements intérieurs, et l'incendie couve, l'orage menace, les métaux fondent, des épées flamboyantes et floues zèbrent les ténèbres boursouflées, contrepoint prodigieux à la voix de Karen, d'une pureté hors d'atteinte. "Dolorosa" signe l'émergence d'un hybride farouche de Métal épais, d'électronique bouillonnante pour une messe d'apocalypse.

   "(Vangelis) Acolyte" se tient d'emblée très haut, orgue cristallin et bourdons vrillés, cernés de textures épaisses : la voix de Dylan Desmond (du groupe de Métal doom Bell Witch) démultipliée, vient s'y percher au milieu de nappes de résonances. Les claviers introduisent un élément mélodique parmi ces nuages de sons tenus que la guitare déchire à grandes griffures métalliques. Les fréquences modulées donnent à la pièce une dimension spectrale : les timbres sont brouillés, les sons perçus comme à travers un voile. C'est pourquoi cette musique prend une dimension mystique, favorisée par la résonance religieuse du chant de Dylan que l'on imagine très bien dans de vastes grottes éclairées par des torches fumeuses plongeant la "scène" dans un clair-obscur nébuleux. Quelle cérémonie d'une grandeur funèbre y célèbre-t-on  ? Le titre pourrait nous amener à penser que la pièce est en hommage (indirect) à Vangelis (Evángelos Odysséas Papathanassíou, 1943 - 2022), grand maître des claviers : sous réserve.

  La pièce finale, sur deux pistes pour presque trente-deux minutes, réussit le tour de force d'être à la fois d'une force et d'une épaisseur incroyables, et en même temps d'une tessiture parfois diaphane. Pierre et adoration, pleinement, l'adoration transcendant les matériaux portés à incandescence explosive. Après "Movements in dust" (Mouvements dans la poussière), "Megalithic Fountain" (Fontaine mégalithique) est un déferlement sonore de métal en fusion, la guitare enchâssée dans le magma électronique aux immenses traces rageuses pour une immense explosion au ralenti en boucles lentes de plus en plus lacérées, déchiquetées...

   Rien à vous proposer hélas en illustration sonore : une trop courte vidéo sur une plateforme bien connue. Mais il y a le Bandcamp ci-dessous pour vous immerger...

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Un disque d'une splendeur noire, abyssale et terminale.

Paru en mars 2025 chez Cloudchamber Recordings (?) / 4 plages / 1 heure et 12 minutes environ

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Publié le 24 Mars 2025

Golem mécanique - Siamo tutti in pericolo
« Nous sommes tous en danger »

   Ces mots de Pier Paolo Pasolini (1922 - 1975) lors de son dernier entretien avant son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 prennent évidemment une résonance particulière aujourd'hui, sur laquelle je n'épiloguerai pas. La multi-instrumentiste et compositrice Karen Jebane les a choisis comme titre de son troisième album chez Ideologic Organ sous le nom de Golem mécanique. Marquée par les films Accatone (1961) et Teorema (1968) qu'elle découvre adolescente, elle dit avoir voulu faire en sorte que le corps du réalisateur et poète ne reste pas seul sur la plage d'Ostie où il a été sauvagement battu à mort puis écrasé par sa propre voiture : « J'ai essayé d'être les yeux qui voyaient dans l'obscurité, la voix qui racontait son dernier jour et sa dernière nuit, le fantôme qui convoque le souvenir. »

   Comme pour ses deux disques précédents, Golem mécanique utilise une boîte à bourdons, sorte de vielle à roue motorisée construite par le facteur français Léo Maurel (quelques-uns de ses instruments ici), qui aime s'inspirer d'instruments traditionnels, "transformés" en héritant des façons de penser et jouer des instruments électroniques nés au XXe siècle. C'est cet instrument qui lui a donné sa nouvelle identité musicale après un cheminement  du côté d'un folk gothique mâtiné de poésie et de spiritisme, jalonné par la découverte de compositeurs comme John Cage, Phil Niblock ou Alvin Lucier. Sur cet album, la cithare et sa propre voix s'joutent à la boîte à bourdons. Les paroles subissent une dégradation progressive jusqu'à ce que le sens se perde...

Golem mécanique  par © Romain Barbot

Golem mécanique par © Romain Barbot

« Musique expérimentale sacrée »

  Le premier titre, "La notte" renvoie à la nuit tragique de l'assassinat de Pier Paolo. Au début est un souffle, un léger battement, comme l'accompagnement de la marche du cinéaste sur la plage nocturne. Remonte le souvenir, le fantôme du souvenir, avec la vielle à roue motorisée en guise de fond de bourdons, la cithare en notes éparses. Puis la voix surgit, dédoublée, démultipliée en chœur, pour un chant hypnotique de déploration qui est aussi une évocation du disparu. Le temps s'est figé, les rêves sont gelés... "Il giorno prima" est un hymne archangélique dominé par la voix magnifique de Karen Jebane sur une trame quasi immobile, finement striée, hommage à la quête de beauté de Pasolini. Musique cérémonielle extatique, radieuse, d'une douceur envoûtante...

   Avec "Teorema", allusion au film tant aimé par la musicienne, la suavité des voix s'accentue, la dimension médiévale se précise : dans une église emplie par les bourdons de vielle sonnant comme un orgue très ancien, les voix appellent, ensorcellent, on ne saurait résister au mystérieux "Visiteur", dont le charme tient du divin. "Il giorno" superpose brève annonce de l'assassinat à une entrée d'orgue sépulcrale, avant un lamento choral a capella, véritable phrène en dissolution, puis la vielle sonne, mute en orgue en longues notes ondulées doublées ou non de bourdon, comme une respiration qui ralentit, évocation musicale de l'agonie à venir.

   Second plus long titre avec un peu plus de huit minutes, "la tua ultima serata" commence par une boucle bourdonnante lancinante sur laquelle vient se greffer la vielle. C'est le chant du cygne d'une vie frappée à mort, chant intemporel, mixte de tradition et de minimalisme, d'amour et de mort. La voix semble se renverser sur le lit rayonnant de la boîte bourdonnante et sonnante...

Et "Le lacrime di Maria", le dernier chant, polyphonie à la douceur dépouillée, semble suspendu sur le bourdon hypnotique...

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   Bouleversant hommage à Pier Paolo Pasolini, Siamo tutti in pericolo est un disque sublime, enraciné comme lui dans d'antiques traditions tout en s'inscrivant dans une forme de  minimalisme épuré.

   La belle couverture de Julien Langendorff, d'un onirisme mystique, me fait penser à la Transverbération de Sainte Thérèse (sculpture achevée en 1652) du Bernin dans la chapelle Comaro de l'église Santa Maria della Vittoria à Rome. Paradoxalement, en effet, Pasolini est un martyr mystique, dont la mort tragique et mystérieuse questionne profondément notre époque.

Paru le 14 ou le 21 mars chez Ideologic Organ (Paris, France) / 6 plages / 36 minutes environ

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Publié le 5 Mars 2025

Martina Bertoni - Electroacoustic Works for Halldorophone

Halldorophone ? Instrument à cordes électroacoustique dont le son utilise la rétroaction électroacoustique pour produire des bourdons et ressemble par ailleurs à un violoncelle. Le nom de l'instrument est dérivé de son inventeur, l'islandais Halldór Úlfarsson, qui l'a mis au point à la fin des années 2000 alors qu'il étudiait à l'Université d'Art et de Design d'Helsinski. Le halldorophone a déjà été utilisé notamment pour la partition du film Joker.

   En somme, avec ce nouvel album, la violoncelliste de formation classique et compositrice de musique électronique Martina Bertoni poursuit les explorations autour du violoncelle, toujours chez Karlerecords, où elle avait publié Music for Empty Flats en 2021, puis Hypnagogia en 2023. Les quatre compositions électroacoustiques ont été mises au point au Elektronmusikstudio (EMS) de Stockholm, puis arrangés et composés dans sa maison de Berlin. La musicienne précise qu'elle n'a pas abordé l'instrument comme un violoncelle, mais plutôt comme un orgue génératif, sorte de machine productrice de retours d'information variables selon l'accordage qu'elle pouvait ensuite appliquer sur les cordes principales et sympathiques. Je n'irai pas plus loin dans les détails techniques...

 

Martina Bertoni

Martina Bertoni

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

   "Omen in G" semblerait nous transporter au Japon, tant l'instrument sonne comme un koto. Quelques notes en boucles sont reprises en écho, augmentées de retours, créant un fond bourdonnant. Une très légère broderie électronique rythmée à la Alva Noto accompagne la pièce, qui s'étoffe, prend de l'ampleur. La composition prend la forme d'une spirale en expansion, tantôt en avant, tantôt dans un lointain plus flou. À chaque passage, l'instrument se métamorphose, devient cithare, redevient violoncelle, joue sur des traînées sonores, des couleurs cristallines ou des grisailles éraillées, sans jamais oublier son centre. Une grande paix se dégage de cette trame doucement hypnotique.

   "Nominal D" est dès le début marqué par les pointillés électroniques déjà présents dans le premier morceau. Le halldorophone joue dans les basses prolongées. L'atmosphère feutrée s'anime  de surgissements divers. On entend comme des bribes de chants intérieurs, des raclements, déchirements, quasi miaulements, enfermés dans le morceau qui pulse imperturbablement. Martina Bertoni écrit une œuvre authentiquement fantastique, imprégnée de mystère"

   Le troisième et plus long titre avec près de dix-sept minutes, "Fades in C", s'étire, doux bourdons et cordes pincées du halldorophone. L'entrée de la rythmique pointillée se fait presque en catimini, mais elle soutient la trame de son micro battement. Les sons résonnent, s'enroulent, déposent des couches harmoniques, comme un léger clapotement, qui devient houle profonde. Le halldorophone dédoublé en bourdons d'orgue et notes détachées conduit un vaisseau fantôme, il l'illumine d'un feu paisible, le fait parfois vibrer de grondements, mais la pièce reste dans les demi-teintes, conformément à son titre Estompes en Do. Martina Bertoni donne ainsi une œuvre intimiste, feutrée, calfeutrée, mettant en valeur le charme discret de l'instrument.   

   Par contraste, "Organon in D" est une longue progression harmonique, au cours de laquelle le son s'épaissit, se complexifie entre bourdons denses et notes claires ou tenues en longues traînées râpeuses avant de s'effilocher lors du decrescendo. Le halldorophone en majesté, en somme : impressionnant !

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Une vision intimiste et personnelle de cet étonnant instrument par une grande compositrice.

 Paru chez Karlrecords (Berlin, Allemagne) le 21 février 2025 / 4 plages / 51 minutes

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Publié le 26 Février 2025

Lawrence English - Even The Horizon Knows Its Bounds

  L'artiste, philosophe de l'écoute et compositeur australien Lawrence English est régulièrement présent dans ces colonnes, ne serait-ce qu'à travers sa maison de disque, Room40, devenue incontournable dans le domaine des musiques ambiantes et électroniques. Les rapports entre les lieux et les sons sont au cœur de ses recherches. Il écrit notamment : « J’aime à penser que le son hante l’architecture. C’est l’une des interactions véritablement magiques permises par l’immatérialité du son. C’est aussi quelque chose qui nous a captivés depuis les temps les plus reculés. Il n’est pas difficile d’imaginer l’exaltation de nos premiers ancêtres s’appelant les uns les autres dans les sombres cavernes semblables à des cathédrales qui leur offraient émerveillement et sécurité.(...) Le lieu est une expérience subjective et évolutive de l’espace. Les espaces offrent la possibilité d’un lieu, que nous créons à chaque instant, façonnés par nos manières de donner du sens. Si les caractéristiques architecturales et matérielles de l’espace peuvent rester relativement constantes, les personnes, les objets, les atmosphères et les rencontres qui les remplissent s’effacent à jamais dans la mémoire. » Son nouvel opus résulte d'une commande du conservateur Jonathan Wilson qui voulait un environnement sonore pour le bâtiment "Naala Badu" de la galerie d'art de la cité de Sidney (Nouvelle-Galles du Sud, Australie). Un éventail d'artistes souvent liés à Room40, parmi lesquels on retrouve Chris Abraham, Madelaine Cocolas ou Norman Westberg, a répondu à la demande de Lawrence English pour participer à son œuvre. Le compositeur a ensuite "digéré" leurs participations pour aboutir à cette longue pièce de quarante-cinq minutes, découpée pour des raisons qu'on imagine en huit sections titrées "ETHKIB" de I à VIII.

Lawrence English / Photographie © T. Pakioufakis

Lawrence English / Photographie © T. Pakioufakis

Vers des royaumes inquiétants...

    Even The Horizon Knows Its Bounds représente un sommet dans l'œuvre de Lawrence English. C'est une immense cathédrale ambiante, à la charpente solide, colossale. Nous voici  assez loin de Brian Eno ou de Harold Budd ! L'ouverture est grandiose, piano impérial sur une toile grondante, ondulante et une grève de sons électroniques comme sol sonore. On ne descendra pas de cette altitude : ni mièvrerie, ni mollesse comme parfois chez les deux précédents (parfois, c'est un admirateur qui risque cette remarque !). La section II s'approfondit par une véritable polyphonie foisonnante de textures. Le mixage de Lawrence English est évidemment impeccable : combien de disques n'a-t-il pas mixé, matricé ? La section III se fait plus opaque, granuleuse, comme un orage qui couve au milieu d'épais nuages. Avec la section IV, on monte encore, la pâte est ponctuée de bourdons profonds et en même temps par les accents métalliques de la guitare à pédale en acier, tandis que le mur sonore s'épaissit, pulse en vagues noires.

   La Lumière résistera aux Ténèbres !

   Une frappe intériorisée dans la masse sonore rythme puissamment la section V, vaporisée, rayonnante, traversée de courants soudains qui la déchirent. Il y a là une force dramatique, un potentiel émotionnel formidable, au sens ancien de qui est à craindre, terrifiant. L'ambiante de Lawrence English n'est pas une gentille draperie, c'est un linceul de voiles qui vous tire vers des royaumes inquiétants, peuplés de voix fantômes qu'on croit entendre dans la section VI. C'est une musique d'engloutissement dans l'espace infini. Et l'on est presque surpris de retrouver le piano, perdu en route, un piano presque léger. Il semble qu'on ait passé le cap de la noirceur. Le mur sonore continue de s'amincir (relativement...) en VII, mais la trajectoire ne dévie pas, ne s'abaisse pas, et à nouveau tout se coagule dans une matière sombre aux infimes irisations, aux échardes un peu plus claires. La pulsation se fait plus sensible, les voix lointaines, subliminales, reviennent hanter les fonds. Prodigieuse musique, comme organique, vivant d'une vie fascinante, lancée dans l'Éternité, auréolée grâce au piano dans la dernière section d'une lumière, d'une douceur refusant de se noyer dans le cœur des ténèbres... C'est d'une beauté bouleversante, ponctuée par les trois coups graves du Destin.

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Un chef d'œuvre de la musique ambiante électronique d'aujourd'hui.

Paru le 31 janvier 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 10 plages / 54 minutes environ

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Publié le 21 Février 2025

Tape Loop Orchestra - Sabbat de voix

   Tape Loop Orchestra est le nom du projet du musicien et compositeur de Manchester Andrew Hargreaves, qui a déjà sorti sous ce nom au moins une vingtaine d'enregistrements. Son nouveau disque est paru dans la collection Spirituals [PSALM019] du label anglais Phantom Limb. Il comprend deux pièces longues, chacune autour de plus ou moins dix-huit minutes.

Rêvons sur les dénominations : Spirituals - Phantom Limb. Musique vocale sacrée, membre fantôme... La musique du Tape Loop Orchestra est bien dérivée de la voix. Mais ce sont des voix retraitées, décomposées et mises à distance, des voix devenues fantômes, des voix spectrales plongées dans un flou nostalgique.

Les Voix fantômes du Paradis Perdu...  

   "Voix figées" commence par une longue introduction de cordes bourdonnantes en boucle dans un halo de poussières, de grésillements. Cette musique revient de loin. Peu à peu, des voix trouent le ciel brumeux, des voix archangéliques, comme le souvenir d'un paradis perdu. Elles tournent, enrobées de couches graves de cordes. Irréelles, elles déchirent le temps qu'elles hantent et dans lequel elles s'abîment, telles des étoiles de lointaines galaxies. Une stase mélancolique, sans elles, s'ouvre au milieu de la pièce et sur une partie de la seconde moitié, tombeau d'une transcendance disparue. Puis elles reviennent, et le Mystère renaît de cette Beauté, enchanteresse en dépit des alluvions, des scories qui s'accrochent à elles. Rien n'y fait : ces "Voix Figées" témoignent d'une Chute ancienne...Je crois qu'il faut entendre sabbat de voix, non comme une allusion à une assemblée de sorcières, mais dans le sens d'une orgie de voix, d'une assemblée de voix qui occupe l'espace pour célébrer un repos édénique que l'humanité d'après ne connaît plus.

   "Voix empruntées" semble surgir d'un vieux vinyle craquant. Une seule voix chante d'abord un lamento sur des phrases glauques de piano, puis d'autres, plus lumineuses, la rejoignent, accompagnées de bourdons d'orgue et de cordes. Un soleil crépusculaire baigne cette musique au doux bercement, toujours au bord d'une extase ineffable et sur le point de disparaître. Les voix se taisent au centre de la pièce, laissant place à un ressac hanté par une phrase mystérieuse d'un instrument non identifié (clarinette basse ? électronique bien sûr...) avant le retour du piano, plus en avant, mais plus glauque encore, pataugeant dans un marais liquide. Lorsque les voix reparaissent, le vaisseau fantôme prend corps, envahi de résonances. Un espoir, peut-être, tire le navire jusque là englué dans une mélancolie épaisse. Des percussions bourdonnantes dessinent dans les nuages, entre les voix, le souvenir de chants folkloriques très anciens, déformés. Andrew Hargreaves est le maître d'évocations fascinantes, minutieusement orchestrées.

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Sabbat de voix plonge aux racines de la mélancolie pour en extraire la quintessence éthérée, illuminée par les soleils troubles des souvenirs à demi ensevelis.

Paru en février 2025 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 2 plages / 36 minutes environ

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Publié le 11 Février 2025

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper

   L'album est le fruit de la rencontre entre l'artiste new-yorkais Aaron Landsman, auteur de la pièce Night Keeper, et de Norman Wesberg, ancien guitariste des Swans, qui en signe la musique. Ajoutons que la contribution de Jehan O. Young, l'interprète du texte dit tout au long, est magistrale : la diction impeccable épouse toutes les nuances du texte, impose sa musique propre, comment ne pas songer d'ailleurs à Laurie Anderson, c'est dire... La pièce originale a été jouée pour la première fois au printemps 2023 au Chocolate Factory Theater dans le Queens (New-York) et a rempli l'espace industriel austère de textes parlés, de chorégraphies, de projections et de musique dans une lumière tamisée et, parfois, dans l'obscurité totale. L’étincelle initiale de Night Keeper a été une série de nuits presque sans sommeil dans différents quartiers d’une ville perpétuellement insomniaque. Au lieu d’essayer de se forcer à se rendormir par tous les moyens nécessaires, Landsman a commencé à écrire ses pensées. Night Keeper (Gardien de nuit) est donc un album inspiré par l'insomnie et les errances de l'esprit humain la nuit.

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper
La nuit, nous n'avons pas à nous justifier...

Il ne sera bien sûr pas ici question du spectacle, seulement du disque qui en résulte. Les locuteurs francophones seront peut-être gênés par le texte anglais (début ci-dessus), quoiqu'il soit assez aisé à suivre en raison de l'excellente diction de Jehan O. Young. Même si on laisse de côté le sens, on est pris par l'atmosphère du disque. Norman Westberg a composé une bande sonore nocturne, à base de bourdons et de boucles de guitare, qui accompagne merveilleusement le texte dit. Sans cesse, la musique donne au texte son aura onirique, sa dimension dérivante. C'est le grand charme du disque, cette narration illuminée par une musique intelligente et sensible, d'une rêveuse douceur. Comment ne pas se laisser envahir, ne pas partir au cœur de la nuit parmi les fantômes, rejoindre les lucioles au milieu des cartes illusoires ? La musique dessine une carte des nuits sans sommeil, la musique bat comme la vie multiforme, éparse là à portée des heures les plus profondes. Le gardien de nuit n'est-il pas un « défibrillateur du sommeil », « gardien de l'insomnie et de la peur » qui « mémorise chaque craquement du lit et des marches du rez-de-chaussée aux étages » ? Norman Westberg laisse respirer les mots, les enveloppe de lignes courbes, les souligne de traits sourds ou lumineux. Soudain sa guitare sonne un semi-réveil, vite changé en tracés s'enfonçant dans la nuit, ou bien elle ponctue de coups brefs la diction des mots, comme une scansion du mystère, de ce temps dilaté livré aux songes, aux observations sur la solitude ou le partage. Un orgue prend parfois le relais pour accentuer le climat d'irréalité de ce texte-poème qui a quelque chose des dérives des grands poèmes nocturnes de Robert Desnos.

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Pas grand chose à vous faire entendre, hélas... Je vous laisse découvrir un extrait de la deuxième partie du texte.

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper

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  Un disque captivant grâce à l'accord intime entre la voix si expressive et la musique toujours aux portes de l'étrange, minimale ou somptueusement mélodieuse.

Paru en novembre 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 44 minutes environ

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- des extraits ici

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Publié le 6 Février 2025

Glim - Tape I

    Tape I est le troisième album du compositeur autrichien Andreas Berger sous le nom de Glim. Après des études orientées vers la musique électronique et par ordinateur, il a écrit pour le théâtre, le cinéma et des performances, certains compositions ayant été primées par des festivals. Il est l'un des membres fondateurs du collectif Liquid Loft, récompensé par un Lion d'or à la Biennale de Venise.

   Le titre s'explique par le goût d'Andreas Berger pour les cassettes, dont le son particulier, la couleur, voire la qualité inégale, lui semble avoir un réel charme. Il a enregistré et interprété l'essentiel du matériel sur un vieux lecteur de cassettes Walkman et compare ce qu'il a obtenu à des Polaroïds sonores décolorés, au riche potentiel nostalgique...

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

Glim (Andreas Berger) © Die Schwarzarbeit

  Dans les voiles brumeux de la Nostalgie

  Dès le premier titre, on s'enfonce dans des chemins brumeux, tapissés de lourds bourdons parcourus par des vagues de lumières troubles, des vents de particules. On marche dans une matière épaisse, aux limites indécises, les titres sans nom autre qu'un numéro s'enchaînant naturellement. Des chœurs de voix électroniques, dirait-on, incantent les hauteurs. Glim invente une musique pour disparus anonymes. Ce sont des bouffées de mémoire, une mémoire boursouflée, informe, qui envahit l'âme de ses volutes irisées, grisées et grisantes (le superbe titre 4, par exemple), comme le parfum de fêtes évanouies.

    Le titre 5, presque sept minutes, serait une musique idéale pour la nouvelle Le Chat noir d'Edgar Allan Poe : les miaulements d'un chat semblent enfermés dans des boucles doucement hypnotiques, au rayonnement fuligineux d'une abyssale mélancolie. Un chef d'œuvre d'ambiante électronique ! Le titre 6 plonge dans l'infra, longs aigus tenus miroitant sur un crachotement intermittent. Quel aigle ténébreux là-haut fait des cercles lents pour envoûter une proie déjà ensevelie dans les herbes du néant ? C'est un rituel de magie, implacablement doux...Les sons buissonnent en 7, soufflent tels un chœur de cors funèbres, ils lèvent un orgue lointain. Glim aime ces paysages profonds lentement animés, comme des remontées mentales sur le point de se dissoudre.

   Le disque se termine avec le somptueux titre 8, cortège de vaisseaux fantômes dans un ciel de scintillements qui se change fugitivement en mer obscure, monte en crescendo comme un orage qui n'éclate toutefois pas, tout se résorbant dans des enveloppements d'une indicible délicatesse.

Paru en décembre 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 40 minutes environ

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