drones & experimentales

Publié le 25 Avril 2024

David Grubbs & Liam Keenan - Your music Encountered in a Dream

   Une rencontre entre un guitariste, chanteur, pianiste et compositeur américain, David Grubbs, alors en tournée en Australie, et un autre guitariste et compositeur, Liam Keenan, installé lui à Sidney (Australie), qui vient de sortir de son côté, sous le nom de Meteor Infant un album titré Desert Vernacular. Trois improvisations pour deux guitares électriques enregistrées en avril 2023, justement à Sidney. C'est tout. De la musique ramenée des pays du rêve, nous dit le titre.

   Deux guitares électriques. Elles explorent les différentes manières de jouer de la guitare, depuis le simple égrenage de notes isolées jusqu'aux longues traînées, jusqu'aux résonances amplifiées, prolongées. Elles chantent, s'écoutent, se répondent, nous entraînent dans des contrées immenses, des jachères comme celles du premier titre, "Fallowfield". Chacune des improvisations est comme une rêverie méditative. La trame du temps se desserre. La musique vient parfois comme à travers une buée. Des sources chaudes entre les rochers. Des volutes électrisées qui montent, s'enroulent, se changent en écharpes troubles, lourdes, saturées de drones. Des orages fracturés, zébrés de plaintes déchirées. Une musique suspendue dans une forêt de geysers, de nuages épais, comme la quintessence même de l'incandescence dans l'extraordinaire deuxième improvisation, "Gemini Cluster".

   Plus apaisée, la troisième improvisation, "Miracle Bowling Club", n'est pas la moins belle. On rentre à l'intérieur de l'aura des guitares, pour ainsi dire, dans la germination du son, sa décantation extrême aussi, d'où une musique qui se raréfie en route, aux arêtes à vif, aux bords d'une ébullition se résorbant en mini-escalades étouffées de résonances.

En somme, trois splendides études improvisées pour deux guitares électriques ! 

Paru fin février chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 40 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques improvisées, #Drones & Expérimentales

Publié le 22 Avril 2024

FUJI||||||||||TA - MMM
Orgue, voix et électronique : chants inouïs...

   Actif depuis 2006, le musicien japonais Yosuke Fujita publie chez Hallow Ground son deuxième album après une série de disques et une tournée mondiale. MMM doit beaucoup au changement opéré sur son orgue à tuyaux en installant une pompe à air électrique à la place de la manuelle, ce qui lui permet d'explorer de nouvelles possibilités en enregistrant simultanément plusieurs sons. Les trois M correspondent aux trois titres.

   "M-1" est le plus long avec plus de vingt-et-une minutes. Les sons glissent les uns au-dessus des autres, mugissent presque, puis certains ondulent, accompagnés d'un tapis d'aigus tenus, bruissants. Yosuke Fujita joue des répétitions obsédantes et des oscillations pour créer une musique d'orgue curieusement presque tribale, incantatoire. Des bourdons graves viennent sous-tendre ensuite la jungle micro-fourmillante, qui ferait penser à Éliane Radigue si elle n'était pas rythmée. La composition respire, halète, émet des traces sifflantes. De nouvelles couches la rafraîchissent régulièrement sans faire disparaître la pulsation fondamentale. Dans le dernier tiers, des chuintements flûtés, plaintifs sourdent de l'intérieur, puis de nouvelles notes graves, en masses compactes, augmentent le contraste avec la toile fuyante des aigus. Indéniablement une composition élaborée, magistrale !

   "M-2", pour voix seule, est d'abord déconcertant. Puis cette façon de chanter en expirant et inhalant constamment crée un rythme lancinant. Peu à peu, grâce au jeu des différentes couches, apparaissent d'autres voix, et il y a du chamane dans cette manière de profération multiple de sons inarticulés ou seulement syllabiques, les voix s'intériorisant dans le gosier ou en sortant telles des guêpes ou des rebonds extatiques. L'accélération finale est étonnante...

   Orgue et voix, "M-3" développe une combinatoire ambitieuse. L'orgue par à-plats glissants crée un mur entrecoupé sur lequel la voix traitée (ou non) de Yosuke rebondit, s'envole, se fractionne elle aussi dans le même temps. "M-3" ose un lyrisme plutôt grandiose qui tranche avec les deux titres précédents.

   Un très bel album de musique (électro-)acoustique et vocale expérimentale, accessible malgré sa radicalité minimale.

Paru le 18 avril 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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    Rien à vous proposer pour cette parution, mais un extrait de son album précédent, Iki, paru sur le même label en 2020. Et en concert le 11 juin 2022 à The Lab (San Francisco), on le voit à l'orgue qu'il a construit lui-même, onze tuyaux et pas de clavier, avec la pompe à air manuelle sur la gauche.

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Publié le 9 Avril 2024

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Ludwig Wittbrodt désigne le duo formé par Emily Wittbrodt au violoncelle et Edis Ludwig à l'ordinateur portable et à la batterie. Elle a une formation classique, mais s'implique aussi dans le free jazz. Lui est actif sur la scène improvisée de la région Rhin - Ruhr depuis des années et joue dans le groupe rock Düsseldorf Düsterboys. Leur musique, riche de ces influences, se situe encore ailleurs, dans une musique de chambre expérimentale entre musique électronique et musique contemporaine. Le disque compte sept titres, les quatre premiers de plus de cinq minutes, les trois suivants entre deux et quatre.

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Le premier titre, "Fischer", commence au violoncelle et à la batterie, en deux frappes percussives répétées, sur lesquelles viennent se greffer des sons de terrain encore discrets, comme une fumée autour du battement, puis le violoncelle s'échappe en une longue traînée, doublée par l'électronique. Une mélodie élégiaque s'enroule sur un bourdon d'intensité variable. Nous y sommes. C'est là que se situe la musique des deux musiciens, méditative, d'une limpidité désarmante, pas très loin de la musique indienne, et toutefois déchirée, doucement hurlante comme une meute de loups une nuit d'hiver...

   Avec "Tulpen" (titre 2), l'atmosphère se fait plus étrange, la musique émet des bulles espacées, sèches, comme une respiration en eaux profondes. Le violoncelle pizzicato et l'électronique en nappes rayonnante sont en symbiose. Superbe pièce au cours de laquelle émerge une mélodie ensorcelante dans les cercles de laquelle nous sommes peu à peu emprisonnés. Le charme continue d'opérer avec "Freibad", pièce d'un onirisme frissonnant. Le violoncelle sonne comme un sitar ou un sarod (à moins que ce ne soit un avatar électronique produit par l'ordinateur) : c'est une sorte de raga alangui, suave.

    Le morceau éponyme (titre 4) joue sur des sons abrasés, des notes tenues. Si l'on songe à la signification du titre de l'album, « moudre » en français, c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une toile microtonale animée de scintillations, de sourds broiements. Puis des harmonies somptueuses se déroulent sur le fond mouvant bourdonnant.

  "Volcano" (titre 5) est un dérivé du titre deux, violoncelle pizzicato et électronique foisonnante. C'est une lente avancée dans un pays mystérieux qui dissout progressivement la musique. La reprise de "Freibad" (titre 6) semble une germination un peu monstrueuse du premier : éructations bizarres, clapotis inquiétants... "Flamenco" surprendra les amateurs du genre par sa gestuelle ralentie. Le violoncelle chante langoureusement, à demi englouti dans les textures électroniques, curieux et très beau chant du cygne...

   Une musique de chambre étrange, onirique, envoûtante !

Paru début mars 2024 chez Ana Ott (Rhénanie du Nord-Westphalie, Allemagne) / 7 plages / 37 minutes environ

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Publié le 30 Mars 2024

Musique infinie - Earth

    Musique infinie est le duo formé par Manuel Oberholzer (alias Feldermelder), compositeur et artiste sonore italo-suise, et Noémi Büchi, compositrice franco-suisse de musique électronique qui réinvente la musique romantique et impressionniste dont elle revendique l'influence. Le disque est une version spontanément composée en direct pour une projection du film muet Zemlya  (La Terre, 1930) d'Alexander Dovzhenko (1984 - 1956), cinéaste ukrainien soviétique

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

    Si les deux parties du disque correspondent, pour aller vite, aux deux versants (très inégaux en longueur) du film, "Creation" à l'enthousiasme pour la collectivisation et les tracteurs, "Destruction" à la fin du film qui se termine par le meurtre du jeune et ardent communiste, l'auditeur, en l'absence du film, prend la musique en tant que telle, sans référent.

   "Creation" est une ode lyrique et tumultueuse. Synthétiseurs grondants, voix synthétiques éthérées, vents cosmiques. Les deux Suisses s'inscrivent à certains moments nettement dans le sillage des premiers albums du groupe allemand Tangerine Dream, période Ohr et début de la période Virgin avec Phaedra (1974). D'impressionnants courants se greffent sur des phases élégiaques. La beauté des textures, très travaillées, séduit l'oreille. C'est toute la création qui lève comme une énorme germination dans les intenses dernières minutes.

   "Destruction" débute sous des auspices inquiétants. La musique se fait quasiment industrielle, confluence de gigantesques glissements de matières, animés d'à-coups syncopés, de percussions à la rythmique affolée. Tout se fractionne, se diffracte, se métamorphose. Des sons fantômes travaillent la masse, un ballet de spectres nous nargue, ce qui n'empêche pas la musique d'être grandiose, légèrement transparente, frémissante. Parfois, les sons chavirent, puis c'est tout un chœur masculin et féminin qui s'inscrit dans le déferlement courbe des vagues tremblantes, le traitement presque à la Autechre des textures micro-fissurées, râpeuses, raclantes, avec à la fin une véritable vaporisation...

   Une excellente bande sonore, même sans film !

Paru début février 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 27 minutes environ

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Publié le 27 Mars 2024

Phil Niblock - Looking for Daniel
  Phil Niblock, In Memoriam...

    Réalisé en étroite collaboration avec le compositeur, décédé en janvier 2024, le disque présente deux de ses dernières œuvres. Phil Niblock (né en 1933), compositeur, cinéaste et vidéaste, était devenu en 1985 directeur de l'Experimental Intermedia Foundation de New-York, consacrée à la musique d'avant-garde. Pionnier d'un minimalisme expérimental, explorateur des harmoniques et des bourdons (drones), il demandait aux auditeurs d'écouter ses pièces à fort volume. Sa musique superpose souvent de nombreuses strates sur une durée assez longue, si bien que le tuilage de microtonalités génère des harmoniques et des effets de halo sonore.

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

Phill Niblock, New York décembre 2023, par Claudio Baroni

    La première pièce, "Biliana" (2023), doit son titre à son interprète Biliana Voutchkova, violoniste et vocaliste bulgare très impliquée dans les musiques improvisées et la création sonore contemporaine. Voix et violon étroitement accordés, enlacés dans de longs unissons, créent une tapisserie sonore mouvante, doucement rayonnante, perpétuellement renaissante. Musique saisissante, aérienne, quasi immatérielle, elle semble une pure émanation, le nimbe de présences sonores dont l'identité s'est fondue dans une multiplicité radieuse. C'est une musique qui lévite, une musique de transe hypnotique à la gloire de la Voix originelle.

   La seconde pièce, "Exploratory, Rhine version, Looking for Daniel" (2019), a été enregistrée par deux ensembles installés aux Pays-Bas, Modelo62 (flûte, clarinette basse, deux trompettes, contrebasse et guitare électrique) et l'Ensemble Scordatura (voix, alto, claviers - où l'on retrouve Reinier van Houdt !, et le compositeur Claudio F Baroni invité à l'orgue). Du chaos initial émerge l'alto, puis la voix, le clavier et les autres instruments, en une tresse épaisse, dense... Cette composition comporte en vingt parties soudées, issues de trois enregistrements superposés, mélange de direct et d'interactions virtuelles. Le titre renvoie à Daniel, codirecteur de l'Ensemble Phoenix à Bâle, où coule le Rhin. Retrouvé au bord du fleuve après plusieurs semaines, il est probablement tombé d'un pont, personne n'envisageant une chute volontaire. Plus sombre que "Biliana", cette pièce dégage une force dramatique évidente. Mélodies et harmoniques se chevauchent, s'entrecroisent, créant une polyphonie microtonale, une forêt sonore d'une sombre et étrange splendeur, au cœur de laquelle se love la trace d'une voix humaine. Mouvements ascendants et pulsations de bourdons donnent la sensation d'une vie supra humaine, surnaturelle, surgie d'un foyer indestructible.

    Un disque d'une somptueuse magnificence, d'une majesté impressionnante. Encore une réussite de cette belle maison de disques qu'est Unsounds. Deuxième titre mixé par Claudio F Baroni, un des compositeurs phares du label et Ezequiel Menalled. Et tout est maîtrisé par  Yannis Kiriakides...

Paru début février 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 plages / 45 minutes environ

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Publié le 12 Mars 2024

Point of Memory - Void Pusher
De la MAO* pour embrasser l'expérience humaine...

    Point of Memory désigne un artiste sonore, ou sculpteur sonore, qui tente avec Void Pusher de créer une musique assistée par ordinateur acoustique, en combinant fragments numériques, bruits ambiants en direct. Ainsi, des fréquences super-basses inaudibles traversent une pièce remplie d'instruments acoustiques et de guitares électriques réglées pour frémir et gronder avec sympathie. « Enregistrez ensuite le résultat ; une cacophonie de caisses claires retentissantes, de drones harmonisants et le subtil cliquetis des shakers, des cloches et des tambourins. La plupart du temps, vous n'entendez pas les basses, juste les réactions qui y sont associées.(...) Tous les sons sources ont été enregistrés en direct ou traités par réamplification et manipulés en direct en studio avant d'être édités à la maison. Les sessions d'enregistrement ont eu lieu au printemps, en été, en hiver et en automne, capturant un large spectre d'ambiances sans chercher délibérément de catharsis. Le but était de rester émotionnellement ouvert et d’éviter toute direction excessive, dans une tentative superstitieuse de capturer quelque chose de la condition humaine au sens large. » Projet singulier, ambitieux, se voulant en résonance avec des sentiments universels plutôt qu'avec des affects individuels. Filippo Tramontana joue du cor d'harmonie sur le premier titre.

*MAO : musique assistée par ordinateur

   Les Métamorphoses du Néant poussé dans ses retranchements

   Le disque démarre très fort avec "Pro-Dread", nappes d'orgue et de cor d'harmonie chatoyantes, immobiles et comme suspendues sur l'or du couchant. Titre grandiose ! D'emblée, nous sommes très haut, planant au-dessus des petites misères humaines, dans l'empyrée, tout près des dieux immortels, les bourdons (drones) comme les grondements éternels des Olympiens. "Put in the past" (titre 2) et "Carried by Ravens" (titre 3) sont moins flamboyants, plus tourmentés, véritables antres sonores pour Vulcains sombres ourdissant quelque vengeance imparable : c'est le passage par le Tohu-Bohu, le chaos primordial d'avant la Création. Void Pusher ne signifie-t-il pas « Pousseur de Vide » ? Le titre 3 évoque le prophète Élie, nourri par les corbeaux. Le chaos se lisse un peu, Dieu protège son prophète : atmosphère hyper harmonieuse, mais d'une luxuriance fabuleuse. Tout est en place.

   L'album décolle à nouveau, après une phase grondante, sur le morceau éponyme. L'univers éructe, crache une beauté déchirée, lacérée, la matière hurle, se tord tout au long de ce "Void Pusher" extraordinaire suite d'explosions hallucinées, du Francis Bacon sonore à la puissance X. Si vous passez ce cap, vous êtes prêt pour la suite....

   "Doom's Hand Reaching For Your Moment of Triomph", c'est du Métal en fusion, distorsions et saturations, pluie de feu, bombardement de météores. À peine si le relativement court "Jawline of a City" (titre 6) ménage une pause dans ce voyage au cœur.. .des cités enfouies dans la mémoire universelle. Toutefois, "Ballad of a Myopic Triviality" apporte une touche radieuse à cette musique épique : on escalade des glaciers vertigineux, les sons se diffractent en énormes harmoniques translucides. C'est un autre sommet, traversé de multiples courants, de cet album impressionnant. On atteint une sérénité supra-terrestre, par-delà tous les affects minuscules et contingents, au centre des énergies librement déployées, royales, resplendissantes. Le crescendo final est à couper le souffle, d'une fulgurance terminale !

    L'avant-dernier titre, "Stranger with a Sad heart"commence par une série de sons qui font penser à des trompes de navire, et c'est parti pour une odyssée cosmique majestueuse, avec trépidations et tournoiements de drones, puis un arrachement et un brinquebalement dans le noir absolu. "Most of a Murder" (titre 9 et dernier) conclut en ambiante sombre, déchiquetée, écho cauchemardesque du titre éponyme, colossal train fantôme au pays de nulle part.

   Un disque aux flamboiements fastueux, d'une noirceur sidérale, véritable ovni sonore pour la fin des Temps.

Titres préférés : 1) "Void Pusher" (4) / "Ballad of Myopic Triviality" (7) / (Doom's Hand Reaching for Your Moment of Triumph" (5) / "Pro Dread" (1) / / "Most of a Murder" (9)... et le reste est loin d'être médiocre !

   

Paru fin janvier 2024 chez Misanthropic Agenda (Houston, Texas) / 9 plages / 1 heure et 11minutes environ

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Publié le 13 Février 2024

Simon Lanz & Tobias Lanz - Arches
De nouveaux instruments pour explorer au-delà...

Les frères Simon et Tobias Lanz, dont c'est le premier album en commun, ont écrit et interprété Arches sur des prototypes d'instruments à vent construits par eux-mêmes, inspirés par l'orgue à tuyau classique. Ces nouveaux instruments leur ont permis d'élargir les possibilités de l'orgue en allant vers les musiques électroniques ou les musiques à bourdons, dites drones, deux champs musicaux qu'ils ont exploré dans leur carrière. Il en résulte une musique microtonale infiniment plus nuancée, eux-mêmes contraints d'inventer de nouvelles manières de jouer, d'explorer, d'inventer, en s'appuyant sur une partition graphique pour visualiser de manière satisfaisante les multiples nuances tonales des quatre pièces constituant Arches. L'illustrateur Ramon Keimig a réinterprété ces partitions pour l'album de manière à ce qu'en lisant de gauche à droite on puisse suivre l'évolution de ces paysages de drones. Album enregistré à Berne en mai 2022 pendant une résidence d'artiste.

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

... à l'intérieur d'une palette sonore
infiniment nuancée

   La musique sort des tuyaux, souffle continu, petites sirènes. Courbures lentes, lignes droites des notes tenues...Notes ? La musique microtonale abolit de fait cette appellation, puisque, à l'échelle des notes séparées, s'est substitué un continuum de possibilités constitué de micro-intervalles, d'où l'impression pour l'oreille, non d'un changement de notes, mais de glissements. Le Continuum de György Ligeti, composé en 1968 pour clavecin, est sans doute l'un des premiers pas dans cette direction que le synthétiseur modulaire a pu balayer. Aussi la musique des frères Lanz est-elle cousine des compositions d'Éliane Radigue. Des drones très doux se succèdent, se creusent pour laisser passer comme des appels de flûtiau dans les montagnes alpines. Il y a en effet quelque chose de pastoral dans cette musique apaisée, flottante, qui laisse venir à elle des vagues venues d'ailleurs comme dans la seconde partie. Rien ne presse, on tend l'oreille, le concert d'appels et de réponses de la troisième partie crée une nouvelle polyphonie respiratoire, cette fois c'est comme le souvenir des meutes de loups et de leurs hurlements nocturnes, filtré par les siècles et la mémoire. La musique est devenue troublante incantation conjuratoire. Curieusement, je remarque que « Arches » est l'anagramme de « search ». Cette musique cherche, avance prudemment vers l'inconnu, la très lente montée des bourdons tremblés dans la quatrième partie derrière les cliquetis discrets des instruments. Un bourdon moins grave, plus élevé, domine la pulsation sourde des autres, stase sonore prolongée dont émerge peu à peu un mur radieux.

     Un très beau disque, à écouter dans la continuité, sans être dérangé, toutes affaires cessantes, déconnecté...

Paru fin novembre chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 42 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2023

Hyunhye Seo - Eel
   Infra-mondes inhumains...

    Fascinantes anguilles ! Elles rampent sur la terre, remontent les eaux douces, repartent en mer vers les Sargasses, poussées par un instinct immémorial. La musicienne coréo-américaine Hyunhye Seo, installée à Berlin, imagine à sa manière leur parcours dans les flux les plus divers, les entrailles de la terre et de l'eau devenant des labyrinthes chaotiques. D'où le choix de deux longues pièces de quatorze et dix-huit minutes environ pour évoquer cette odyssée extraordinaire.

   La première est une plongée tumultueuse dans des abîmes où se déchaînent des courants telluriques ou marins. On entend les bousculements des textures, les giclées, les mouvements ondulatoires, les coups d'arrêt contre des obstacles. Hyunhye Seo mobilise une alchimie sonore surréalisante, à la Nurse With Wound, enfouissant un piano sans maître dans des glissements troubles, d'hallucinantes apparitions sonores. Musique grandiose et terrifiante des confins de l'informe, et en même temps musique sacrée d'une mystérieuse communion avec les éléments, comme semble l'indiquer le bol chantant émergeant parfois, sur la fin du morceau, de ce laboratoire infernal. La plongée mène à un cœur inconnu, magmatique, où l'anguille échappe à toute connaissance sur sa reproduction.  

   La seconde évoque d'abord un parcours plus calme, au milieu toutefois de gargouillis, ronronnements vaguement machiniques. L'anguille se laisse porter, attirée par des sirènes souterraines au « chant » aussi envoûtant que celui de leurs pareilles homériques. Tout ondule dans un frémissement sourd et radieusement sombre, elle remonte mais rencontre à nouveau des cavernes étranges, où s'élaborent peut-être des monstruosités innommables. Il y a du Lovecraft dans cette musique authentiquement fantastique. Ne sommes-nous pas également dans les antres de Vulcain, dans des forges démiurgiques ? Parler mythologie n'est pas déplacé ici : l'anguille est mythologique, Julio Cortázar ne s'y est pas trompé ! La musique nous engouffre dans son maëlstrom de drones, de résonances, de trépidations, jusqu'aux respirations, aux appels de créatures indicibles.

   Deux fresques puissantes, impressionnantes, aux confins du cauchemar, hors de l'imaginable, dans une tentative pour rendre l'intérieur des forces obscures qui innervent notre monde.

Paru en juillet 2023 chez Room40 / 2 plages / 33 minutes environ

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Hyunhye Seo - Eel

« C'est de folie et de mille eaux qu'est fait l'assaut aux fleuves et aux torrents, en mars et en avril, des millions de civelles rythmées par le double instinct de l'obscurité et du lointain attendent la nuit pour acheminer le python d'eau douce, la colonne flexible qui se glisse dans la ténèbre des estuaires, étirant au long de plusieurs kilomètres une lente ceinture dénouée ; impossible de prévoir où, à quelle heure profonde, la tête informe toute yeux toute bouches et cheveux, amorcera le glissement vers l'amont, mais les ultimes coraux ont été franchis, l'eau douce lutte contre une défloraison implacable qui la prend entre vase et écume, les anguilles vibrantes contre le courant se soudent en leur force commune, ni fleuve ni homme ni écluse ni cascade, les multiples serpents à l'assaut des fleuves européens laisseront des myriades de cadavres à chaque obstacle, se sectionneront et se tordront dans les filets et les méandres, flotteront le jour dans une torpeur profonde, invisibles à d'autres yeux, et chaque nuit reformeront le fourmillant câble noir et, comme guidées par une formule stellaire que Jai Singh a pu mesurer avec des rubans de marbre et des compas de bronze, elles se déplaceront vers les sources fluviales, cherchant en d'innombrables étapes un but dont elles ne savent rien, dont elles ne peuvent rien attendre ; leur force ne naît pas d'elles, leur raison palpite en d'autres fuseaux d'énergie que le sultan interrogea à sa manière, poussé par des présages, des espoirs et la terreur primordiale de la voûte pleine d'yeux et de pulsations. »

Julio Cortázar, Extrait de La Prose de l'Observatoire (Gallimard, 1988, p.33 à 39)

Nota : Jai Singh est le mahârâja qui ordonna la construction de l'observatoire de Jaïpur, en Inde, entre 1727 et 1733. L'écrivain argentin mêle deux histoires, les recherches astronomiques de Jai Singh et les recherches contemporaines sur les anguilles, dans un flux poétique irrésistible...vers lequel la musique visionnaire de Hyunhye Seo m'a fait remonter comme une anguille !

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