drones & experimentales

Publié le 3 Août 2023

David Shea - Una Nota Solo, et pas seulement...
Protée des musiques contemporaines

David Shea ! Né dans l'Indiana en 1969, ce compositeur américain, installé en Australie depuis 2002, m'accompagne depuis longtemps, depuis au moins la naissance de ce blog en 2007, blog sur lequel j'ai publié notamment :

1)  le 22 juillet 2008, un article titré David Shea : sorcier de la musique électronique, maître de l'échantillonneur

2) le 13 juin 2020, une nouvelle version d'un article de 2007, titrée Hommage à David Shea, qui rend compte notamment du magnifique Book of Scenes, avec le pianiste Jean-Philippe Collard-Neven et l'altiste Vincent Royer

3) le 24 octobre 2014, un article consacré à Rituals, avec Lawrence English et Robin Rimbaud (alias Scanner) à l'électronique, Oren Ambarchi à la guitare, Joe Talia aux percussions et Girish Makwana aux tablas.

4) le 29 août 2017, un article consacré à Piano I, interprété par le compositeur lui-même.

   David Shea a enregistré chez plusieurs maisons de disques, dont les plus marquantes sont : Tzadik, Sub Rosa, Metta Editions (cofondé avec son épouse Kristi Monfries), et de plus en plus, depuis qu'il réside en Australie, sur le label de Lawrence English Room40.

Protée, pourquoi ? David Shea ne cesse de surprendre. Maître des échantillonneurs et de la musique électronique, il écrit aussi pour le piano seul, en joue, écrit pour des formations classiques, invente des hybrides (électronique + bols chantants + incantations + musiciens en direct + sons de terrain..), se lance dans la musique d'inspiration spirituelle (bouddhiste). Un temps DJ dans des clubs de musique électronique, il compose pour l'IRCAM, travaille avec Luc Ferrari ou John Zorn, est fasciné par Giacinto Scelsi, et on le dit élève de Morton Feldman (à vérifier...). Contemporain, électronique, expérimental, du monde et d'ailleurs, David Shea ne cesse de se recréer !

 

Una Nota Solo, réédition d'une musique-monde

   Paru d'abord chez Metta Editions, sa maison, en 2005-2006, Una Nota Solo reparaît chez Room40 fin juillet 2023. C'est un album de transition, proche des albums de la période Sub Rosa (1993 à 2005), comme Satyricon ou Tryptich (paru lui chez Quatermass en 2001), marqué par l'usage des échantillonneurs. La musique synthétique est flamboyante, parfois traversée d'incursions instrumentales de l'Ensemble Ictus ou de l'Ensemble des Musiques Nouvelles (sur "Layer I" par exemple). Tout le début ("Una Nota Sola/Due" et "Layer I) est une vraie splendeur, foisonnante ou suprêmement tranquille. "Layer II" est plus baroque, charriant des couches très diverses, comme s'il s'agissait d'agréger toutes les musiques possibles, du bol chantant à l'échantillonneur. "Layer III" semble un jeu de massacre, jouant de décalages brutaux, bruitistes, avec intrusion de musiques populaires et de sons de terrain imprévisibles, mais fascinant, au moins au début, par ses boucles minimales, quasiment techno. Ce qui pourrait être insupportable, ce déversement d'échantillons, ne laisse pas d'être curieusement émouvant, et sert de prélude à la méditation "Sunset/Sunrise" (titre 5), tout à fait dans l'optique des musiques traditionnelles, avec percussions profondes et graves, bol chantant et voix bourdonnantes, sauf que l'intrusion brève d'échantillons un peu avant deux minutes et plus loin vient perturber la sérénité majestueuse de cette prière au soleil couchant/levant.

   "MG" (titre 6) poursuit dans la veine néo-traditionnelle, sorte de musique de transe avec section de cordes, violon dansant et fin ambiante imprévue. Début magique de "XY Suite" au Glockenspiel, puis thérémine (?) : on est souvent perplexe en écoutant David, ne sachant plus où finissent les échantillonnages. C'est très beau, méditatif, les belles résonances ensuite redoublées par un somptueux passage orchestral synthétique, mystérieux à souhait. David Shea fait du David Shea, mais c'est si réussi ! "XY2" est tout aussi fantasmagorique, tenant un équilibre éblouissant entre musique contemporaine austère et musique cinématographique, onirique. Encore un chef d'œuvre d'intelligence musicale, d'une beauté à couper le souffle.

  Faut-il poursuivre ? "CrossVibrations" est dans la veine de "XY Suite". Je suis (nettement) moins enthousiasmé par "La Spezia"(titre 10) et son déluge de sons de terrain, de bruits de foule, même si je comprends la fascination de David pour la ferveur de masse. Morceau à éviter... Et les "String Rhizomes" qui suivent, s'ils me paraissent poussifs au début,  sont plus réussis ensuite avec un largo mélancolique et une folie orchestrale magistrale, dérivant vers une jungle sonore sidérante et un marais post-techno vraiment réjouissant ! "Time Capsules" reprend le début envoûtant de "Layer III", littéralement explosé par des échantillons, et un autre motif du même titre, allongé... et détruit par un déferlement échantillonnesque (je risque le néologisme) ahurissant, à la limite de l'insupportable, mais David, en véritable sorcier virtuose, nous promène dans une galerie de monstres sonores, dans un immense palais des souvenirs de nos émois. Confondant, et assez séduisant ! "Memory Lane I" semble un clone de passages d'albums plus anciens comme Satyricon ou Tryptich (orthographe de la pochette...). On y retrouve le goût du grandiose, d'un certain carnavalesque, tempéré par un sens très sûr des limites, à savoir une manière d'enrober ce vertige dans un halo élégiaque magnifique. Et je me laisse prendre, porter par cette musique-monde au charme souverain !

Après l'outrance fastueuse, les trois derniers titres nous rappellent que David est un Protée insaisissable. "Vibration" est un miracle de sobriété bourdonnante, comme une épure battante émaillée de crissements et griffures. "Walking by a Mountain" hésite entre gigue et musique chamanique avant de finir en comète ambiante, juste pour nous laisser avec "A Gong Alone" et ses bourdons (drones), ses mystérieux appels, ses frottements métalliques, titre cérémoniel envoûtant.

   Le disque éblouissant et généreux d'un des Maîtres de la musique d'aujourd'hui, contemporain et inactuel.

(Re)Paru le 21 juillet chez Room40 (Australie) / 16 plages / 1h et 19 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

The Thousand Buddha Caves, du David Shea illuminé
David Shea - Una Nota Solo, et pas seulement...

   J'avais laissé passer ce disque marqué par le passage au Bouddhisme du compositeur. Un chef d'œuvre de musique fervente, rituelle. Douceur extatique et passages dramatiques (liés à la vie de Bouddha), somptuosité musicale, avec psalmodies, voix de gorge, instruments traditionnels ou non (même du piano). À découvrir absolument, c'est encore du David Shea, du grand David Shea !

Paru en mars 2021 chez Room40 / 10 plages / 1 heure et 3 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 28 Juillet 2023

Richard Skelton - Selenodesy

   Richard Skelton : je n'ai pas oublié son prodigieux Verse of Brids / Véarsa Éan. C'est pourquoi, ne sachant ce qu'il devenait, j'ai cherché et retrouvé sa trace. Sa musique était instrumentale, acoustique. Il écrit aujourd'hui une musique électronique aussi magnifiquement sombre qu'auparavant. Il regarde les étoiles, dit-on, depuis qu'il a déménagé près de l'observatoire de Kielder (Royaume-Uni), dans une région reculée de "ciel sombre". De sa musique de Selenodesy il dit ceci :

« Une grande partie de cette musique m'est venue au petit matin, dans cet état de nulle part entre le rêve et l'éveil. Je regardais par la fenêtre et le ciel nocturne tourbillonnait d'étoiles. Mars ou Vénus planeraient dans le coin de la pièce. Je m'allongeais là et regardais les aurores boréales danser sur le plafond. »

   Le disque est illustré par des dessins géométriques du traité de Nicolas Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, paru à Nüremberg en 1543. La sélénodésie est un terme astronomique très récent désignant « la science de la forme et du potentiel lunaires ».

   Puissances noires de la mélancolie lunaire

   Le premier titre, "albedo", s'il désigne la part des rayonnements solaires renvoyés vers l'atmosphère renvoie aussi à la deuxième phase du Grand Œuvre alchimique : l'œuvre au blanc qui suit le nigredo et précède le rubedo. Blancheur de l'aube, de la renaissance, ici sans doute allusion au petit matin de l'inspiration musicale, car le disque est noir. La musique est dense, compacte, parcourue de flux épais, une respiration énorme, cosmique. Ce n'est plus la mer inspiratrice, la mer des côtes écossaise ou irlandaise, c'est la mer spatiale d'un voyage dans l'hyper noir. Plus noir encore, abyssal, "The plot of lunar phases" (le tracé - ou l'intrigue - des phases lunaires) ressemble à une complainte, avec ses déchirements grinçants, ses déplacements inquiétants, ses surgissements irisés et ses grognements de drones. Je retrouve le Richard Skelton sublime à la mélancolie infinie. "Faint ray systems" (systèmes de rayons faibles") nous conduit dans une atmosphère raréfiée, scène d'un opéra monstrueux d'affrontements de trompes bourdonnantes déchaînées. Au bord de l'explosion, comme si dans cette raréfaction se jouait le drame suprême d'une apocalypse inverse, triomphe du noir intégral.

   Rechutes dans la Nuit...

   Suit le court "isostacy", diamant rayonnant absorbé très vite par l'espace. Et c'est "hypervelocity", volutes moirées, stries, curieux meuglements dans l'ombre ; "impact theory", le souffle énorme de la mélancolie granuleuse, d'un ressac inlassable qui racle tout jusqu'à la disparition. "lesser gravity" semble en apesanteur avec ses nuages menaçants amoncelés, dont se dégagent peu à peu des vrilles, des vents scintillants, avec une majesté implacable ! Le dernier titre, "fallback" (repli), ce sont les chiens de l'enfer enchaînés dans les lointains tandis qu'un orgue enroué déploie ses toiles mouvantes, enveloppantes : une splendeur trouble et déchirée d'une grandeur terrassante !

Une somptueuse fresque électronique d'une noirceur insondable.

Paru fin mars 2023 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 8 plages / 41 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 18 Juillet 2023

Fredrik Rasten - Lineaments

   Guitariste et compositeur d'Oslo, Fredrik Rasten, après Six Moving Guitars sorti en 2019 dans la même maison de disque, sort son second album Lineaments. Deux titres d'une vingtaine de minutes chacun, qu'il interprète seul avec deux guitares, une acoustique et une électrique accordées chacune différemment selon les modalités de l'intonation juste. Sous cette première couche, il faut ajouter la voix bourdonnante du musicien, des ondes sinusoïdales et deux autres guitares jouées avec des archets électroniques. Inspiré par l'ancienne tradition hindoustani de la musique Dhrupad, Fredrik Rasten fait de ses guitares une sorte de tampura (luth à cordes pincées de la musique classique indienne) au moins dédoublée, qui enveloppe la voix dans un voile d'harmoniques ondoyantes. Les variations micro-tonales et les changements de timbres plongent l'auditeur dans un climat méditatif renforcé par les bourdons de voix et de sons électroniques. La voix se rapproche parfois du chant de gorge, privilégiant sur la fin du premier titre des graves profonds. Répétitif et hypnotique, "Lineament I" forme comme l'immense écharpe diaprée de la Māyā

   "Lineament II" est tout aussi envoûtant, construit sur un rythme métronomique très lent, porteur d'un crescendo presque insensible, très long, interrompu après treize minutes, pour sembler repartir à vide à l'aide d'accords espacés de guitare acoustique. À la plénitude rayonnante de "Lineament I" répond une dialectique plein / vide dans cette deuxième pièce plus aérée surtout dans sa seconde partie. Du dépouillement peuvent alors surgir des harmonies secrètes, somptueuses...

   Un disque simplement splendide, baigné d'une paix sublime.

Paru le 16 juin 2023 chez Sofa (Oslo, Norvège) / 2 plages / 43 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 12 Juillet 2023

Andrius Arutiunian - Seven Common Ways of Disappearing

   Conçu au départ pour une installation au Pavillon arménien de la Biennale de Venise en 2022, Seven Common Ways of Disappearing est devenu le premier album de l'artiste arméno-lithuanien Andrius Arutiunian. Il s'agit d'une pièce pour piano à queue réaccordé et électronique analogique, pour deux musiciens qui naviguent dans la topographie de la partition, donnant de la composition une des multiples versions possibles Ici le compositeur est l'interprète unique de l'une d'entre elles. La partition prend la forme d'un ennéagramme, en hommage à Georges Ivanovitch Gurdjieff, maître spirituel controversé mais influent, qui a tenté d'introduire en Occident un syncrétisme philosophico-ésotérique marqué par les pensées moyen-orientales, soufies, bouddhistes... C'est lui qui a réintroduit la figure ésotérique de l'ennéagramme, considéré par le compositeur comme un schéma structurant. Ci-dessous une vidéo réalisée lors de l'installation au Pavillon arménien de la 59ème biennale de Venise.

   Deux versions titrées "Forwards" et "Backwards" (En avant et En arrière), chacune d'environ vingt-deux minutes, figurent sur le disque. La première se caractérise par un fond de bourdon. On se croirait dans une composition de Éliane Radigue, sur laquelle vient carillonner le piano réaccordé en grappes lumineuses. L'impression d'un décollage imminent, en même temps d'un sur-place extatique, illuminé par les giclées aléatoires du piano devenu portique de cloches pour un temple inconnu, un piano possédé. Cet immense tintinnabulement produit une musique hypnotique, stupéfiante, propre à dissoudre le Moi, d'où peut-être le titre du disque, qui peut aussi faire indirectement référence aux mystérieuses et longues disparitions de Gurdjieff. Vers quatorze minutes, le bourdon s'intensifie, devient grondement tourbillonnant, menaçant d'engloutir le piano livré à sa transe, avant de s'éloigner et de laisser le piano et le reste de l'électronique dessiner de folles figures de chutes libres. C'est absolument magnifique...

   "Backwards" est une version plus schizophrène, si j'ose dire, le piano et l'électronique comme des éclats de miroir se répondant plus ou moins autour d'une boucle serrée, presque étouffante, de piano. Le tissu musical semble happé par l'obscur, en dépit des miroitements étincelants du piano brisé. Un mur de percussions perforantes vient occuper le premier plan de l'espace sonore, donnant à cette seconde pièce une dimension inquiétante. Des jets de particules créent d'étranges vents, ou des marées dissolvantes, qui ne parviennent pas, toutefois, à faire taire les pianos (celui de la boucle, et celui qui ne cesse d'éclater en éclaboussures). De lourdes ponctuations plombent la fin de cette version moins séduisante, mais impressionnante par son expressionnisme implacable. Il s'agit d'une destruction, farouche, déterminée.

    Une musique fascinante, entre extase lumineuse et puissance magnétique obscure.

Paru début juin 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 44 minutes environ

Pas d'extrait à vous faire entendre, sinon sur bandcamp...

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 20 Juin 2023

Lisa Stenberg - Monument
Dans le sillage d'Éliane Radigue et alii...

Lisa Stenberg ! Je la découvre à l'occasion de ce disque terrassant. Une émotion immense.

   Membre de Fylkingen, organisation gérée par des artistes engagés dans les arts de la scène expérimentaux contemporains, la compositrice suédoise Lisa Stenberg est membre du Elektronmusikstudion EMS de Stockholm. Elle a participé à de nombreux festivals internationaux et s'inscrit dans une lignée de musique électronique immersive, représentée notamment par les compositions d'Éliane Radigue sur ses synthétiseurs modulaires. Sur ce disque, Lisa Stenberg utilise soit un rare Synthétiseur EMS 100, remis en état pour elle, soit un Synthétiseur 200, variante du premier si je comprends bien. Ce sont des synthétiseurs hybrides, analogiques et numériques. Plusieurs des titres sont issus d'une prise unique en direct, traités ensuite avec une riche distorsion et une réverbération à réponse impulsionnelle.

Lisa Stenberg en concert à Athènes

Lisa Stenberg en concert à Athènes

   Cinq titres. Si vous ne succombez pas à "Heart", le premier, je ne peux rien pour vous. Le son arrive, il vrille le cerveau, l'envahit, se contorsionne en belles oscillations. Une autre vague se superpose à cette première percée : des drones énormes parcourus de battements, irisés, et recouverts encore par d'autres vents ultra puissants. L'univers est une vibration colossale. La musique de Lisa Stenberg arrache tout, torrentueuse, abrasive, bouillante, stupéfiante dans sa manière de saturer l'espace sonore. En ce sens, c'est une invite à la méditation, à se projeter dans l'univers débarrassé du Moi. Nous sommes au Cœur du monde, dans la Machine-Univers, la Chambre des Drones...

   Le second titre, "Healer" (Guérisseur ou Guérisseuse), est une ode à l'Océan, dont le ressac scande la pièce. Ressac énorme, mouvement répétitif élémentaire au milieu duquel se glissent des traînées mélodieuses. On voyage à l'intérieur d'ondes majestueuses, diaprées, veloutées. Les galets roulent, le synthétiseur s'enroule sur lui-même, et de l'ombre profonde montent des flèches lumineuses, chaleureuses. qui dissolvent la forteresse du Moi... Reste une houle bourdonnante, déconnectée du Temps. Une expérience d'écoute aussi extraordinaire que celle du premier titre ! Dans ce contexte, on ne sera pas étonné par le troisième titre, "Oracular", court interlude entre ces deux premiers massifs et le suivant. L'oracle est solennel, mystérieux, jaillissant comme un train fou d'un tunnel, oracle-orage grondant, déferlement obscur. "Monument", le titre éponyme, autour de quinze minutes, c'est un hélicoptère survolant des vents, du Stockhausen pour synthétiseur monstrueux, un avant-goût de la fin des Temps. Rafales, souffles déments, déflagrations donnent l'impression de pénétrer dans le Vortex ultime, le maëlstrom cosmique. Comment ne pas être parcouru de frissons en écoutant une telle musique, d'une beauté radieuse et terrible ? Le dernier tiers est la lente venue de la Splendeur, une apothéose archangélique, la chevelure oscillante d'un apaisement qui est aussi une disparition.

"ἐπιθυμία" (épithymia, "désir" en grec ancien) est le dernier titre. Tremblements en rafales superposées, lourdes ponctuations percussives nous entraînent dans une giration hypnotique de drones épais incrustés de sertissements métalliques vibrants. Le rythme s'accélère, la matière sonore semble en expansion, dilatée, en proie à un balancement immense, puis tout se calme un peu avant une montée irrésistible de scintillation fourmillante, l'ultime effusion de cette musique orgasmique...

   Pour revenir sur la filiation avec Éliane Radigue, précisons la nature diamétralement opposée des immersions.  La française nous prend par en-dessous, par l'imperceptible qu'elle ouvre peu à peu dans des œuvres longues, tandis que la suédoise nous submerge, nous envahit dans des pièces percutantes relativement brèves (même quinze minutes, c'est très court pour Éliane...)

   Un chef d'œuvre fulgurant des musiques électroniques d'aujourd'hui !

Paru fin mai 2023 chez Fylkigen Records (Suède) / 5 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 24 Mai 2023

Houses of Worship - Migration

   Houses of Worship est le fruit de la collaboration entre deux artistes installés à Montréal (Canada), Eric Quach (Thisquietarmy) et Jim Demos ( Hellenica). Comme leurs chemins se sont croisés plusieurs fois, ils ont décidé de faire un disque en commun. Peu de temps après la sortie de l'album, ils donnent des concerts dans les rues de Montréal depuis un camion (vu du dessus sur la couverture de l'album), concerts filmés et enregistrés. Je ne dirai rien du film, ne l'ayant pas vu. Ni des déclarations d'intention, contextuelles et déjà dépassées...Eric Quach a collaboré notamment avec Godspeed You ! Black Emperor ou Nadja.

   Douze titres d'une musique ambiante expérimentale dans la mouvance du post-rock et des musiques bruitistes (noise). On n'est pas loin non plus du métal, de la musique industrielle, avec des paysages électroniques marqués par les drones de guitare. C'est une musique lourde, puissante, volontiers hypnotique, aimant les atmosphères saturées, enflammées. Délicats s'abstenir ! Entre "Hanging Electric", le premier titre, et "Throbbing Magnetics, le dernier, ce sont autant d'hymnes noirs à l'énergie. J'aime bien la dimension épique de cette musique naturellement grandiose, emphatique dans le meilleur sens du terme, en ce quel aime l'excès, la démesure. Certains titres deviennent d'ailleurs des exercices de transe, comme "Belz" (titre 2). Curieusement, des ambiances voilées, troubles, ne sont pas sans évoquer les premiers albums de Tangerine Dream : "Champs des possibles" (titre 4), semble une nouvelle version de Mysterious Semblance at the Strand of Nightmares (sur Phaedra, 1974), d'ailleurs absolument superbe.

    N'en déduisez pas trop vite que vous en aurez constamment plein les oreilles. Les deux hommes distillent parfois des plages méditatives, comme "Walla Olo" (titre 5), qui, sur un rythme lent de longues boucles, développe un paysage psychédélique. C'est vrai que la frénésie guette, comme dans "Jardin du Cari"(titre 6), aux guitares allumées sur un rythme bondissant, mais cette musique ne connaît pas la hâte, s'abandonne volontiers.

   Maisons de culte, nous dit le titre. Serait-ce un thérémine sur le titre 8, "Industrial Estate Bird_s-Eye" ? La mélodie serpentine incante cette pièce cérémonielle, brûlante, formidable descente aux Enfers. Ce disque généreux offre jusqu'au bout de très belles pièces, comme "Polytethylene Terephthalate" (titre 10 : il faudrait sans doute lire "Polyethylene" ???), incandescence de gazes déchirées...Les deux derniers titres plongent dans le noir, envahis d'amples volutes de drones de guitare. "Throbbing Magnetics" termine magistralement ce disque dense par une sorte de lamento hyper-mélancolique orageux, ténébreux, hanté par des voix subliminales.

    Un disque post-industriel très sombre, superbe !

Paru en novembre 2022 chez Midira Records / 12 plages / 1h et 11 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

Lire la suite

Publié le 16 Mai 2023

Delphine Dora & Michel Henritzi - Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer

   Je retrouve Delphine Dora avec plaisir. J'avais aimé son album solo A Stream of Consciousness paru en 2012 chez Sirenwire Recordings. Puis j'avais suivi, de manière intermittente, les parutions de son label Wild Silence entre 2013 et 2019 : qu'on se souvienne du sublime Aonaran de Richard Moult en 2013, du bouleversant Settlement de Lodz en 2017, ou encore de l'étrange et envoûtant Before I Was invisible de Rainier Lericolais et Susan Matthews en 2015, pour n'en citer que trois. Puis je l'avais perdue de vue. Je la retrouve en compagnie du musicien, producteur et critique musical Michel Henritzi, qui a notamment contribué à la découverte des scènes expérimentales japonaise et néozélandaise, pour un disque totalement fou, libre. On y entend Delphine au piano, à l'orgue à tuyaux, à l'orgue Hohner (électronique) et aux claviers, à la voix, Michel à la guitare type lapsteel (jouée posée sur les genoux) et aux effets, au baladeur, aux objets, à la lecture des textes des poètes Georg Trakl (Melancolia en 2, Geistliche Dämmerung / Crépuscule spirituel en 4 et Gewaltig endet so das Jahr / Automne transfiguré en 8) et de Paul Verlaine (en 5, Chanson d'automne). Tous les morceaux sont co-signés par les deux compositeurs-interprètes.

Flamboiements expressionnistes

   Qu'il est bon d'entendre de la poésie, dite et chantée en allemand ou/et en français, servie par une musique à sa mesure ! Et d'avoir de beaux titres français... tant de nombreux artistes français, au prétexte fallacieux de diffusion internationale, se réfugient dans un anglais mondialisé sans saveur...   La lecture du premier titre déjà nous comble : "La nouvelle lune se fend, elle divise la lumière et l'ombre". Voix déchaînée en fond, orgue majestueux en boucles étirées. Voix et cris, lamento débridé, une escalade tremblée et miaulante des cieux. Furies et sorcières, créatures ténébreuses de la nuit qui remue, musique fracturée, fanfare grotesque : magnifique atmosphère d'un expressionnisme noir en guise d'introduction au premier poème de Georg Trakl (1887 -1914), "Melancolia". Vocalise et piano, lecture en français, doublé du texte en allemand lu par Delphine. Une autre lecture se superpose à cette polyphonie poétique comme une forêt musicale :

-- Der Wald, der sich verstorben breitet --
Und Schatten sind um ihn, wie Hecken.
Das Wild kommt zitternd aus Verstecken,
Indes ein Bach ganz leise gleitet
 
Und Farnen folgt und alten Steinen
Und silbern glänzt aus Laubgewinden.
Man hört ihn bald in schwarzen Schlünden --
Vielleicht, daß auch schon Sterne scheinen.
 
 Der dunkle Plan scheint ohne Maßen,
Verstreute Dörfer, Sumpf und Weiher,
Und etwas täuscht dir vor ein Feuer.
Ein kalter Glanz huscht über Straßen.
 
Am Himmel ahnet man Bewegung,
Ein Heer von wilden Vögeln wandern
Nach jenen Ländern, schönen, andern.
Es steigt und sinkt des Rohres Regung.

-----

La forêt s'étend, défunte à sa manière –
Et des ombres sont en elle, comme des haies.
Le gibier sort de ses cachettes, en tremblant
Tandis que tout bas un ruisseau va se glisser
 
Entre de vieilles pierres, et des fougères, et
Des éclats d’argent, sous l’entrelacs des frondaisons.
Et on l’entend parfois auprès des abîmes sombres –
Peut-être que déjà les étoiles vont briller.
 
La surface de l’ombre semble sans fond
Villages dispersés, étangs, marais,
Des riens qui te font penser à des feux.
Un éclat de froid qui recouvre les routes
 
On devine dans le ciel un mouvement.
Une harde d’oiseaux sauvages qui émigre
Vers des pays, ces autres qui sont plus beaux.
Se lève et s’abaisse, le tremble des roseaux.

------------

   Le titre 3, "La lune sans tâche, mais celui qui la regarde est voilé par le trouble", ressemble à une antienne médiévale mystique, du Hildegarde von Bingen en chant sans parole mi-murmuré sur un mur de flammes obscures et menaçantes, guitare en feu, bourdon. Titre extraordinaire, dans la lignée des morceaux les plus psychédéliques des premiers Ash Ra Tempel, avec une courte coda grandiose à l'orgue. Suit "Geistliche Dämmerung", obsédante ritournelle chantée en allemand avec accompagnement à l'harmonium (une sorte d'harmonium) dans une atmosphère à la Nico, dramatique et tourmentée avec des écorchures de guitare triturée (?).

Stille begegnet am Saum des Waldes
Ein dunkles Wild;
Am Hügel endet leise der Abendwind,

Verstummt die Klage der Amsel,
Und die sanften Flöten des Herbstes
Schweigen im Rohr.

Auf schwarzer Wolke
Befährst du trunken von Mohn
Den nächtigen Weiher,

Den Sternenhimmel.
Immer tönt der Schwester mondene Stimme
Durch die geistliche Nacht

-----

Rencontre silencieuse en bordure du bois
Un gibier sombre ;
Le vent du soir prend fin tout bas sur la colline,

La plainte du merle s’amuit
Et les plaisantes flûtes de l’automne
Se taisent dans la roselière.

Sur un nuage noir
Tu parcours ivre de pavot
L’étang nocturne,

Le ciel et ses étoiles.
Toujours résonne de la sœur la voix de lune
Au travers de la nuit spirituelle.

  (traduction de Lionel-Édouard Martin)

   Et puis c'est le titre 5, "La nuit illumine les pensées chastes", autour du poème de Verlaine. Du krautrock illuminé, le texte dit sur un fond de rock tordu, saturé de particules. Une longue échappée de drones nous propulse dans un espace immense, grondant, hanté  de griffures et de voix, une voix chavirée à demi-noyée dans le flux, le poème revient tandis que la voix pleure, grince dans une atmosphère prodigieuse, magnétique, dans un au-delà déraisonnable, la voix devenue comète et trace folle environnée de claviers et d'orgue. Un titre d'anthologie, vraiment splendide ! "Dans le ciel menaçant, un vent violent soufflait" développe une dérive minimaliste de boucles rapides de piano, voix fredonnée, explosions et tintamarre, cris de rage et hululements : du pur Goya musical !

   Le titre 7, "Tu me manques nuit et jour comme si je n'étais pas encore né", est une fantaisie fêlée pour voix vocalisant sans parole, piano et toile de claviers étouffés comme une aura mélancolique : bouleversant ! Le disque se termine avec le troisième poème de Trakl, "Automne transfiguré", d'abord dit en français dans une autre traduction que celle figurant ci-dessous.

Gewaltig endet so das Jahr
Mit goldnem Wein und Frucht der Gärten.
Rund schweigen Wälder wunderbar
Und sind des Einsamen Gefährten.

Da sagt der Landmann: Es ist gut.
Ihr Abendglocken lang und leise
Gebt noch zum Ende frohen Mut.
Ein Vogelzug grüßt auf der Reise.

Es ist der Liebe milde Zeit.
Im Kahn den blauen Fluß hinunter
Wie schön sich Bild an Bildchen reiht -
Das geht in Ruh und Schweigen unter.

----

Ainsi l'année finit puissamment
Avec vin doré et fruits du jardin.
Autour les forêts sont merveilleusement silencieuses
Et sont les compagnes du solitaire.

Alors le paysan dit : » c'est bien «.
Vous, cloches du soir lentement et doucement,
Donnez-nous jusqu'au bout un joyeux courage.
Un vol d'oiseaux salue en partant.

C'est le doux temps de l'amour.
En descendant en barque le fleuve bleu,
Comme les tableaux se succèdent avec beauté
Puis s'éteignent dans le repos et le silence.

  (traduction de Pierre Mathé)

 La transfiguration du titre est rendue par un piqué diaphane de piano, une guitare (?) flambée, et par une superposition de lectures du poème, dans un tuilage vertigineux, perturbé par des déformations, changements de vitesse. L'effet est saisissant !

   Un disque inspiré, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru fin mars 2023 chez For Evil Fruit / 8 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 30 Mars 2023

Puce Moment - Epic Ellipses

    Puce Moment est le projet, "laboratoire de recherche" du duo formé par Pénélope Michel, violoncelliste de formation classique, chanteuse et multi-instrumentiste, et l'artiste sonore et plasticien Nicolas Devos. Tous les deux avaient déjà fondé, en 2005, un groupe électronique expérimental baptisé... Cercueil. Ils ont composé des bandes sonores pour des spectacles de danse, des films. Ils ont en particulier tourné en France et en Europe en proposant des ciné-concerts, notamment pour Eraserhead de David Lynch. Ces quelques informations vous donnent une idée de l'orientation de leur univers sonore, une musique électronique épaisse, une ambiante atmosphérique sombre bien lestée de drones.

   Percussion rebondissante, zébrures électriques, crachotements électroniques, c'est le début du premier titre, "Allotropia", nuages asphyxiants à avancée lente, avec explosions troubles et accélérations frénétiques, formidables. Le morceau est hypnotique, l'allotropie est après tout une autre manière de désigner la reprise sous d'autres formes de motifs. L'adjectif "épique" convient bien à cette musique guerrière, avec le déchaînement de la voix dans les hauteurs de foudre, les marteaux-piqueurs percussifs au rythme lent. Un début tout à fait grandiose qui donne des frissons !

   Les deux titres suivants sont moins flamboyants. "Sykli" est plus renfermé sur lui-même, sorte de boule énorme parcourue de bruits inquiétants. Une toile d'orgue distordu à la Tim Hecker sert de fond à une pulsation sourde, à de mystérieuses cornes de brume. Une musique comme une reptation difficile au bord de l'agonie ou au bord du Styx dans des marais parcourus par d'étranges oiseaux difformes. "Motor" cliquète, fait du sur place avant de démarrer vraiment : ambiante sombre, minimale, avatar glauque d'une techno embrumée. La voix de Pénélope Michel reste perchée dans la machine, se contentant de bribes mélodiques à peine modulées. Au fur et à mesure que le crescendo s'épaissit, une onde lointaine monte, déferlante, énorme, opaque, avant de disparaître dans le ralenti du moteur.

   Faut-il comprendre le dernier titre, "Taifuu", comme une deuxième allusion cinématographique ? Si le nom du duo semble emprunté au film de Kenneth Anger de 1949, ce titre viendrait du film d'animation japonais de Yôjirô Arai, Le typhon de Noruda (Taifuu no Noruda ) sorti en 2015. Peu importe me direz-vous, sauf que cette double référence rejoint le goût du duo pour les ciné-concerts ! L'épique n'est-il pas cinématographique par nature ? "Taifuu" est un titre planant, atmosphérique, d'abord tout en ouatés à peine oscillants. Une fine striure s'introduit dans la masse sombre ; l'apparition d'un battement régulier marque le début de la tourmente, du typhon. Des tournoiements puissants occupent l'espace, puis tout semble sur le point de s'apaiser, mais çà revient, le battement est devenu coups lourds espacés, dramatiques. Des vents de particules se croisent, des textures se déchirent et hurlent. Le typhon est une meute de loups cosmiques qui s'éloigne dans la nuit infinie.

    Un disque hallu-ciné (correcteur pas content, mais j'assume!), d'une noire grandeur.

Paru en mars 2023 chez Sub Rosa Label  / 4 plages / 39 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en vente sur bandcamp :

En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Lire la suite