drones & experimentales

Publié le 15 Mars 2021

Martina Bertoni - Music for Empty Flats

   Violoncelliste de formation classique et compositrice de musique électronique, Martina Bertoni a très tôt développé sa carrière en direction des musiques et films expérimentaux, ayant collaboré notamment avec Blixa Bargeld. Son travail a reçu de nombreuses récompenses et elle a participé à de nombreux festivals internationaux. Depuis son précédent disque all the ghosts are gone sorti début 2020, elle explore les possibilités sonores de son instrument, qu'elle utilise comme source ensuite traitée, à laquelle elle ajoute de la réverbération, des retours, des très basses fréquences, créant ainsi des sculptures sonores impressionnantes.

   Le titre de l'album, enregistré à Reykjavik et Berlin, vient de son séjour dans la capitale islandaise en hiver. Elle y écoutait beaucoup de musique dans un appartement flambant neuf, mais inoccupé, totalement vide, dans la banlieue de la ville. Il faisait constamment noir, dehors c'était la neige, et l'intérieur de l'appartement lui semblait un lieu dystopique étrange...

   Les amoureux du violoncelle seront surpris : leur instrument disparaît sous les manipulations, mais pour revenir en vagues sourdes de drones, constellées de poussières sonores. Dès le premier titre, "Bits", on est projeté dans un espace immense et sombre, zébré de brisures métalliques, animé d'un souffle puissant. Avec "Bright Wood", des pizzicatis lumineux rappellent les cordes, et déjà les graves grondent, des ondes parcourent le bois brillant comme des appels troublants de cors. L'instrument brame, cerné d'échos lentement tournoyant. C'est comme un lamento, piqueté de lumière à la fin. "in Circles of Thoughts" superpose des cercles calmes de notes distinctes à de grands drapés diaprés et de probables réverbérations tissées en lignes saccadées. Le ciel est plein d'étoiles filantes qui tombent de tous les côtés en d'amples courbes, d'objets sonores qui ne cessent d'agrandir l'horizon. Sans doute le titre éponyme porte-t-il à sa perfection le travail de Martina Bertoni. La vidéo souligne la dimension sculpturale d'une musique plus sensuelle qu'il n'y paraît, dessinant dans l'espace des volutes, des lignes mouvantes où se reconnaissent parfois comme des silhouettes de corps, où surgissent sans cesse des figures géométriques d'une grande beauté plastique. Les couches superposées de textures sonores enveloppent complètement l'auditeur dans un ballet d'une grâce hypnotique !

      Le violoncelle réapparaît tel qu'en lui-même au début de "Fearless", presque sauvage, aux caresses profondes, démultipliées, ravageuses. Quelles splendeur déferlante ! Quelles échappées ensorcelantes ! Et quelle longue coda mystérieuse au pas lourd qui se perd dans une brume frangée de lumière...L'ambiguïté de "moving", qui renvoie soit au mouvement soit à l'émotion, convient parfaitement au plus long titre de l'album, "Moving Nature". On assiste à l'éveil d'un monstre, lent à trouver son rythme, monstre dont on entend le souffle rauque au ras de la matière. Puis tout s'enfle, s'enroule, c'est une suite de spirales ténébreuses parsemées de micro-pointes de tension, puis un mur vertical rayonnant sur lequel ondulent et viennent se plaquer drones et blanches réverbérations. On entend le travail de pousse de cette nature première, qui accouche de phrasés rutilants de violoncelles dans une germination prodigieuse, une incantation tellurique d'une majesté confondante. Cet aspect luxuriant et grandiose de la musique de Martina Bertoni débouche très logiquement sur le dernier titre, "Distant tropics", qui semble empli des barrissements d'invisibles pachydermes sous lesquels l'horizon tremble et s'enflamme à la fois. Une pulsation percussive donne un moment à cette levée sourde une dimension farouche, mais l'embrasement sonore est tel que toute ligne disparaît vite dans des évaporations mouvantes, l'informe reprend ses droits, dissout les fulgurances...

   Un disque d'une foisonnante et splendide, émouvante plénitude sonore !

Paru en janvier 2021 chez Karlrecords / 7 plages / 40 minutes environ

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Publié le 14 Janvier 2021

Aseret - Consciousness of Undefined

Aseret est le pseudonyme que s'est choisi Andrea Loriga, musicien originaire de Sardaigne qui travaille surtout à Berlin. Très orienté vers les performances en public et les installations sonores, Aseret présente sur Consciousness of Undefined trois compositions électroniques ambiantes au pulse puissant sans battement rythmique. La première, éponyme, nous embarque pour presque vingt-cinq minutes dans une odyssée cosmique flamboyante, animée d'ondes tournoyantes, parcourue de nuages de poussières électroniques. Sur un fond de drones découpé par une ligne de basse surgit une profusion sonore énorme, comme des galaxies surgissant à l'aura merveilleuse. Les synthétiseurs battent la pâte, se lèvent encore et sans cesse d'autres vagues sombres. C'est un peu comme la rencontre entre Tim Hecker - auquel j'ai toujours reproché en secret de ne pas développer assez ses idées - et Tangerine Dream ou encore Harold Budd : la somptuosité majestueuse d'une respiration grandiose, celle de l'Univers ! Après cette longue dérive en immersion, "Embrace the clouds", plus court de moitié (mais plus de douze minutes), commence par une hypnotique danse de micro piqûres sèches, bientôt enveloppée de lourdes volutes graves dans un crescendo griffé de marbrures à peine plus claires. On croit entendre des sirènes de navire se croisant dans un climat de saturation de plus en plus épaisse, trouble. Il s'agit d'embrasser les nuages, n'est-ce pas, aussi tombons-nous en pleine poix, cernés de trous noirs. La matière sonore semble s'embraser dans un tohu-bohu qui retombe peu à peu concurrencé par des voix de haut-parleur. On retrouve des voix, plus lointaines, de conversation, au début de "Conessioni Temporali", plus aéré, plus énigmatique, posant de manière insistante une question alors que l'arrière-plan, puis tout l'espace sonore, sont traversés de vents de particules, de fusées lumineuses. Très vite, la densité redevient maximale, la vitesse augmente, de grands drapés pulsants de synthétiseurs sont soulevés par des drones telluriques, tout se vaporise en suspension dans un chant inaudible au bord de l'indéfini. C'est un hymne à la vie, chaleureux, fulgurant, fou. Il vous laisse pantelant au bord de l'extase qui s'en va, la vilaine, sans vous emporter à jamais, ce sera pour la prochaine fois..

Paraît le 15 janvier chez Midira Records / 3 plages / 52 minutes environ

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Aseret en concert à Weimar :

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Publié le 3 Novembre 2020

Rafael Toral & João Pais Filipe - Jupiter and Beyond

   Jupiter and Beyond se présente de prime abord comme la suite de Jupiter (2018), la précédente collaboration entre Rafael Toral et João Pais Filipe. Mais l'album est aussi le fruit d'une plaisanterie tandis qu'ils s'amusaient avec des gongs joués avec des archets, les effets de retour. Décision est alors prise de faire un disque à partir de cette session improvisée, en enregistrant dans l'atelier de João Pais Filipe à Porto, atelier dans lequel il a fabriqué le gong étonnant qui figure sur la pochette. À cette matière première Rafael Toral a ajouté plusieurs couches sonores par endroits, utilisant même une guitare électrique à laquelle il n'avait pas touché depuis 2003. João est à la grosse caisse, aux gongs et aux cloches, Rafael aux retours (amplificateur modifié MS-2) et à la guitare.

Deux longs titres de près de vingt-et-une minutes chacun constituent cet album sidérant, c'est le cas de le dire... Deux longs envols dans les espaces infinis tapissés de drones sourds, traversés d'objets sonores étranges. Froissements mystérieux de cymbales, couinements tordus de guitare, palpitations, battements, irisations, comme un voyage dans un trou noir. Le vaisseau avance irrésistiblement, happé par les espaces en constante métamorphose, et je pensais aux grands opéras de l'espace de Nathalie Henneberg. Au centre du premier titre, "Jupiter", on tombe dans un archipel contemplatif hanté par les gongs - comment alors ne pas songer à Alain Kremski, ce Maître des Gongs -, on entend des oiseaux interstellaires, toute la matière noire fermente en arrière-plan, c'est absolument splendide, on croit entendre un saxo perdu (gong frotté à l'archet ?). Des vagues de plus en plus denses de retours déferlent, lâchant un drone massif que viennent éclairer des cloches, d'autres gongs plus profonds, un véritable feuilletage des couches qui se frottent l'une contre l'autre. L'atmosphère est extatique, cérémonielle, tellement les sons sont vrillés, donnant presque l'impression d'entendre un thérémine au cœur d'un creuset gigantesque.  

João Pais Filipe

João Pais Filipe

"Beyond" s'ouvre sur des vents noirs, des mouvements dans l'ombre. La guitare frémit, se torsade, tandis que d'étranges plaintes étouffées envahissent l'espace. Des choses respirent avec difficulté, d'autres éclosent. Cet au-delà est plus inquiétant, trouble, palpitant de vies monstrueuses. Des cloches toutefois illuminent brièvement cet antre goyesque, ce foisonnement louche d'embryons effrayants. Puis gongs et cloches se répondent, l'épaisseur des graves contre la transparence gracile des aigus. Des chauves-souris se déplacent. La tension monte insidieusement, gongs et cloches aux frappes plus rythmiques, comme une invitation à la prière. Le crescendo se stratifie, s'accélère, une matière noire finement striée de lumières diffuses ; la grosse caisse fouette le cauchemar en pleine gestation. Au-delà de Jupiter, c'est Saturne dévorant ses enfants, la libre circulation des créatures difformes avant le rappel à la raison, les coups de gong et la cloche qui sonnent la fin des visions.

Magistral, fascinant.

À paraître le 6 novembre 2020 chez three : four records / 2 plages / 41 minutes environ

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Publié le 4 Mai 2016

Duane Pitre - Bayou Electric

   Après avoir rendu compte du magnifique Bridges (2013), il était inévitable que je m'intéresse à nouveau à Duane Pitre, ce compositeur américain enraciné dans sa Louisiane natale. Il rend hommage au domaine familial, le "Four Mile Bayou" dans un disque sorti en 2015, constitué d'une seule pièce éponyme de près de quarante minutes (pas de quoi effrayer INACTUELLES !), Bayou electric. Présenté comme la troisième partie d'une trilogie comprenant Feel Free et Bridges, Bayou electric fusionne en une tapisserie sonore intense sons de terrains enregistrés en fin de nuit d'août 2010 sur le domaine, synthétiseurs, sons sinusoïdaux, cordes amplifiées (violon, alto, violoncelle).

   Début très lent : alternance de silences et de drones en voyage. Patience ! Quelque chose se trame. Vague d'orgue loin en arrière-plan, violoncelle en avant, deux lignes onduleuses traversées par les drones. Plus de quatre minutes de prologue. Le chant se lève, au violoncelle très grave, parsemé d'une ligne discontinue de clavier. Puis revient, s'amplifie peu à peu, s'étoffe dans une large circularité. La musique de Duane Pitre est pour ceux qui prennent le temps, tout le temps. Il suffit d'attendre la splendeur en train de se former sous nos oreilles. Des insectes aux stridulations métalliques (criquets, cigales ?) se fondent à la trame, animée d'un doux mouvement respiratoire. Nous sommes dans le bayou des sons, ce kaléidoscope de lumières et d'ombres toujours changeantes que rend assez bien la photographie de couverture, prise sur les lieux. Il n'y a qu'un monde, qu'il faut apprendre à entendre, qu'il faut laisser venir, toujours le même et toujours différent, au lisible désappointement d'un critique visiblement agacé par ce qu'il feint de prendre pour des efforts vains en vue de monter une côte. Ce qui lui manque, à ce monsieur, c'est le sommet. Or, dans cette musique, ce qui compte, c'est la côte, justement. Seule la côte existe, seule la côte est belle, et plus on la remonte, plus elle devient somptueuse, luxuriante, voluptueuse. Il n'y a pas de sommet parce que l'accomplissement n'est pas au bout, mais pendant la montée. Autrement dit, tout auditeur qui ne s'intéresse qu'au but sera nécessairement déçu. Il faut écouter autrement, ne rien attendre pour saisir au fur et à mesure l'épiphanie mouvante de l'inaudible, de l'ineffable beauté du monde. Le mouvement musical n'a pas forcément pour but de mimer la montée orgasmique et la décharge consécutive de l'orgasme. Les préliminaires, le mouvement même des sons entraînés plus irrésistiblement qu'il ne semble, sont déjà le sommet du plaisir, un sommet continu et non plus momentané, bref et final comme dans le schéma d'une certaine conception de la jouissance. C'est en quoi cette musique est délectable, constamment sublime, jusque dans son abandon aux seules stridulations à onze minutes de la fin. Cette suspension du mouvement, cette stase, relance la dynamique pulsante du morceau, tout en torsades sonores, en vrilles parfois hachées, comme tremblantes ; se déploient alors des corolles géantes, plus belles d'avoir été si longtemps fondues dans l'émouvant tout. Musique exubérante, proliférante, que j'imagine en accord avec la riche flore des bayous.

    N'hésitez plus : plongez dans le Bayou electric pour une immersion émerveillée !

Paru en  2015 chez Important Records / 1 titre / 48'20.

Pour aller plus loin :

- le site de Duane Pitre

- la page du label consacrée au disque.

- Un extrait (7 minutes) en écoute sur soundcloud, puis le disque en entier :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 24 Février 2016

Christina Vantzou - N°3

   Depuis son premier opus solo N°1 paru en 2011 chez Kranky la compositrice américaine Christina Vantzou, installée à Bruxelles, a affirmé un style de plus en plus personnel, mélange de somptuosité altière et d'épure hiératique qui donne à sa musique ambiante un parfum unique. J'ai souri en constatant que iTunes la classait dans la rubrique New Age, sans doute parce que la beauté mystérieuse de sa musique peut être interprétée comme un appel spirituel. Il est vrai aussi que la pochette de son dernier opus, qui représente deux jeunes gens presque nus juchés sur d'impressionnants rochers à proximité d'une cascade dont les eaux rejaillissent sous la forme d'une buée bleutée, n'est pas sans évoquer une forme de vie naturelle, un retour aux sources. Quand on ouvre le triptyque cartonné du disque, on voit sur le volet de gauche une photographie grisâtre, un peu floue, représentant probablement une allée de cimetière, tandis que le volet de droite nous montre, en plongée, une jeune femme (Christina ?) en short et corsage assise sur un surplomb rocheux entre trois énormes rochers, le visage tourné vers l'un d'eux et non vers nous ; entre les deux, c'est la présentation de la musique, qui nous proposerait donc un trajet, un itinéraire menant de la mort à la vie (si on tient compte de notre sens de lecture), une histoire de renaissance, hypothèse que la liste des quatorze titres, de "Valley drone" à "The Future" semble confirmer. Si l'on ajoute que N°3,  d'une durée de 1 heure 11 minutes, n'est pas loin d'atteindre la somme de la durée de N°1 - forty-six minutes, forty-four seconds - et de N°2 - thirty-four minutes, thirty-seven seconds, vous allez en déduire que je suis en plein délire New Age, cabalistique, et que mon logiciel de lecture de musque a bien raison. Et pourtant la compositrice ne fait plus intervenir le Magik*Magik Orchestra comme dans les deux disques précédents, mais un autre ensemble acoustique de quatorze interprètes, The Chamber Players, où l'on retrouve toutefois cordes, cuivres, bois, percussion, deux mezzo-soprano et un haute-contre. Comme pour les albums précédents, ces sonorités classiques sont savamment arrangées, mêlées aux différents synthétiseurs que Christina abandonne cette fois à John Also Bennett, artiste sonore qui enregistre aussi sous le nom de Seabat.

"Valley Drone" s'ouvre sur des appels de synthétiseurs, cor et/ou trombone, basson : puissance des graves, discrètement ponctués de percussion en sourdine. Puis des voix lointaines émeuvent l'espace sonore, les vagues de drones se succèdent. Dans quelle vallée, sur quelle planète sommes-nous, pour quels rites très anciens ? "Laurie Spiegel", le second titre, est-il un hommage à la compositrice éponyme, pionnière de la composition algorithmique ou à tout le moins fondée sur des principes mathématiques que Christina mettrait en œuvre dans cet album (nous dit la page du label) ? Une voix murmurante devenant clameurs, rejointe par un mur sonore crescendo, comme des sirènes, tournoiements, une majestueuse ascension trouble entrecoupée d'aperçus chatoyants aux synthétiseurs dans lequel se love parfois le contreténor. Le charme agit. "Pillar 3", par son égrènement initial de notes au clavier, fait songer à certains albums de Brian Eno et surtout d'Harold Budd. Les notes éclaboussent de lumière ce titre puissamment jalonné de touches profondes, abyssales. On marche dans la vallée des rois quand se lèvent des vents profonds de l'infini, que le sol se craquèle parce qu'il se passe quelque chose. Musique extraordinaire qui transporte l'auditeur saisi loin des routes connues. N'oublions pas que Christina Vantzou est vidéaste, aussi sa musique est-elle authentiquement, non pas seulement visuelle, mais plutôt visionnaire : elle nous dépayse. Écrivant ceci, je m'avise que je pense à certains auteurs surréalistes ou surréalisants comme Julien Gracq. Je l'ai, ailleurs, associée à une grande dame de la science-fiction, Nathalie Charles Henneberg. Le premier comme la seconde conduisent le lecteur à décoller de la réalité ordinaire pour accéder à un autre monde, le véritable peut-être. Lecture et audition sont alors des expériences de lévitation, de dessillement.

     Le titre suivant, "Robert Earl", m'intrigue : je veux croire qu'il ne fait pas référence au fondateur de "Planet Hollywwod", mais plutôt à son père, chanteur de charme des années 50. Ceci dit, je ne suis guère avancé pour évoquer cette pièce incantée par des voix angéliques, parcourue de frémissements graves de trombone (?) et baignant dans une douce semi-lumière agitée dans la seconde moitié par de vifs et brefs tourbillons. Nous sommes là-bas..."The Library", court intermède, fait songer à une cérémonie étrange : fond tournoyant de synthétiseurs scandé par des pizzicati qui finissent seuls la pièce avec une rumeur de voix. "Entanglement" est en effet un enchevêtrement de motifs sonores sur une ligne sombre, comme une forêt primaire sommée de brume et qu'on verrait par avion. C'est grandiose, envoûtant. Faut-il voir en "CV" une carte de visite, un raccourci de la carrière de Christina ? Violoncelle suave, cordes sublimes, cette tenue, cette allure altière que j'aime tant chez elle, tout concourt à une effusion bouleversante. Cette musique nous caresse de l'intérieur, dirait-on, pour nous épurer.

   "Cynthia" nous vient d'outre-tombe : sonorités flutées au ralenti, voix sépulcrale, vents électroniques et claviers parcimonieux, qu'est-ce qui se lève dans cette poussière astrale des origines, signe d'une résurrection en marche, tout tourne et gronde doucement, s'enfle, passe et disparaît. "Stereoscope" est animé d'une sourde pulsation, autour de laquelle gravitent des ailes sonores diaphanes, comme s'il s'agissait du voyage intersidéral d'un astronef filmé à une distance suffisante pour qu'il paraisse presque immobile dans l'immensité cosmique. Puis les vents balayent la scène, un objet sonore grave envahit l'espace, démultiplié, c'est "Pillar 5", puissantes colonnes d'un temple imposant, laissant lui aussi un sillage poussiéreux en fin de titre. "Moon Drone" est sans doute l'une des pièces les plus étranges, avec ses spirales de basses profondes frangées de lumière qui envahissent un espace immense. Il y a chez Christina Vantzou un sens aigu de la profondeur de champ, des mouvements qui sont des passages de drapés, des déploiements retenus et imposants. Sa musique se fait incantation sobre, toujours majestueuse. "Shadow Sun", par contraste avec le titre précédent, est d'abord plus éthéré, parcouru de voix fragiles, ponctué de gouttes de clavier,  mais le soleil se voile d'ombre en même temps qu'il rayonne plus intensément sous des épaisseurs de voiles. La lente avancée musicale acquiert une grâce exquise, quasi extatique. Un titre prodigieux ! Nous voici arrivés au "Pillar 1", avant-dernière station de ce voyage. C'est la fête des graves, violoncelle et basson, trombone, on ne sait plus tant tout se mêle dans une indicible et superbe langueur soulignée par les violons. Chaque titre est comme une fleur qui s'ouvre, se déploie, passe devant nous avant de disparaître. Sans nous en apercevoir, nous avons traversé le temps, depuis la "Valley Drone" des lointaines naissances : place à "The Future", un futur qui ne diffère pas essentiellement des moments précédents, mais strié de glissendis, de notes tenues, distendues qui nous précipitent lentement dans l'extinction.

   Un disque remarquable à écouter d'une traite pour apprécier la palette sonore raffinée, parfaitement maîtrisée, de Christina Vantzou, compositrice vraiment singulière qui poursuit l'élaboration d'une œuvre à la beauté souveraine.

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Paru en  2015 chez Kranky / 14 titres / 71 minutes.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- puis une vidéo de Christina pour The Future

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 1 Décembre 2015

King Midas Sound / Fennesz - Edition 1

   Sur les rives envoûtantes du Léthé sidéral

   Edition 1 est le fruit de la rencontre inédite entre le trio britannique King Midas Sound, et le guitariste et compositeur autrichien Christian Fennesz. Le résultat est brumeux à souhait : voix distantes, comme au ralenti, claviers assourdis, éléments rythmiques entourés de gaze. De la musique électronique ambiante extrêmement prenante, dès le premier titre, "Mysteries". La voix du chanteur de King Midas Sound est chaude, douce : une invitation à dériver dans les soirs profonds. "On my Mind" est encore plus ouaté, plus intimiste, avec la voix de Kiki Hitomi, qui nous plonge dans un rêve chaloupé, revient chargée de réverbérations dans un dub sensuel et mélodieux à damner les anges les plus endurcis. Morceau facile ? Il est vrai que j'ai l'impression d'avoir déjà entendu cela, mais j'écoute tellement de musique, alors, je pense soudain à certains titres de Portishead, et j'adore, c'est ce qui compte, non ? "Waves" annonce la couleur planante de la composition, dominée par des drones et la voix de Roger Robinson, complètement en allée, langoureuse et envoûtante. C'est une lente descente vers des plaisirs (interdits ?), une incantation trouble mêlée d'une remontée avec des claviers diaphanes, plusieurs plans de sonorités électroniques superposées : titre splendide, qui s'étire dans un éther d'une incroyable sérénité. "Loving or leaving" crachote, pluie électronique intermittente soudain puissamment découpée par les interventions vocales du chanteur, soulignées d'une basse très lourde. Oh le choc !! Batterie cosmique, pulsations géantes, comment ne pas fondre, rendre les oreilles, abdiquer tout sens critique : cette musique nous dévaste, nous envahit comme une mer de foudre se changeant en traînées incandescentes. "Melt" vient de plus loin encore, ponctué par la basse insistante, la voix légèrement amplifiée et surplombante du chanteur, environnée de champs électroniques intenses piquetés de batterie. Des vents se lèvent dans une musique devenue abstraite, sourdement tourbillonnante et lentement disparaissante. "Lighthouse" : la guitare de Fennesz est un phare dans le brouillard électronique épais environnant la voix hallucinée du chanteur. Tout dérive à nouveau dans ce trip hop mâtiné de dubstep (oui, je me laisse aller aux étiquettes, je ne le ferai plus !!) d'une incroyable épaisseur.   

   "Waves" annonce la couleur planante de la composition, dominée par des drones et la voix de Roger Robinson, complètement en allée, langoureuse et envoûtante. C'est une lente descente vers des plaisirs (interdits ?), une incantation trouble mêlée d'une remontée avec des claviers diaphanes, plusieurs plans de sonorités électroniques superposées : titre splendide, qui s'étire dans un éther d'une incroyable sérénité. "Loving or leaving" crachote, pluie électronique intermittente soudain puissamment découpée par les interventions vocales du chanteur, soulignées d'une basse très lourde. Oh le choc !! Batterie cosmique, pulsations géantes, comment ne pas fondre, rendre les oreilles, abdiquer tout sens critique : cette musique nous dévaste, nous envahit comme une mer de foudre se changeant en traînées incandescentes. "Melt" vient de plus loin encore, ponctué par la basse insistante, la voix légèrement amplifiée et surplombante du chanteur, environnée de champs électroniques intenses piquetés de batterie. Des vents se lèvent dans une musique devenue abstraite, sourdement tourbillonnante et lentement disparaissante. "Lighthouse" : la guitare de Fennesz est un phare dans le brouillard électronique épais environnant la voix hallucinée du chanteur. Tout dérive à nouveau dans ce trip hop mâtiné de dubstep (oui, je me laisse aller aux étiquettes, je ne le ferai plus !!) d'une incroyable épaisseur.   

   Le sommet est atteint avec "Above water" : chef d'œuvre de presque quatorze minutes, virtuellement infini. Chant des claviers et des drones, vents électroniques, boucles rythmiques insidieusement implacables : l'univers n'est plus que ce battement distendu qui envahit le sang et les artères. On se laisse aller, le bonheur est là, dans ces boucles-mondes des origines, lorsque l'esprit survolait les eaux primordiales. Titre prodigieux, proprement mystique, en roue libre pour anéantir les apparences, les illusions !

    "We Walk together" semble se dérouler sur une planète lointaine. L'univers grésille, la voix de Kiki est portisheadienne en diable, double de Beth Gibbons porté par un courant hypnotique et des chœurs, des claviers poussiéreux et transcendants. L'univers est rayé de zébrures fauves jusqu'au jugement dernier ! "Our love" achève le périple. Tout a basculé vers un ailleurs narcotique peuplé d'échos plus que de voix, de réverbérations et de vagues sidérales.

   Un sacré coup de cœur, et il faut ça après Bruit Noir, histoire de réenchanter le monde...en l'oubliant d'abord, le temps des écoutes et de leurs prolongements en nous.

   J'attends évidemment les éditions 2, 3 et 4 annoncées, qui permettront à King Midas Sound de tester d'autres collaborations.

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Edition 1, paru en septembre 2015 chez Ninja Tunes / 9 pistes / 60 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 22 Octobre 2015

James Murray - The Sea in the sky

L'aspiration chérubinique  

   Je découvre le compositeur britannique James Murray avec ce septième album. Je laisserai donc les connaisseurs et suiveurs de cet arpenteur des musiques ambiantes et électroniques comparer avec les albums précédents. Il semblerait en tout cas que j'arrive à point, au moment où, par ailleurs, l'artiste rejoint la jeune maison française VoxxoV.

   La mer dans le ciel : brouillage des éléments, marée liquide à l'assaut de l'espace intersidéral. D'emblée, la musique se situe très haut, très loin. Nappes de drones animés de pulsations sourdes, comme des nuages granuleux en rangs serrés. C'est "Altitude", le premier titre, la première des cinq méditations obscures d'une durée comprise entre huit minutes trente et presque dix minutes. Pour quelle migration ces nuées de particules dans lesquelles se sont résorbées guitare, basse, piano et électronique (il faut lire la notice de VoxxoV pour le savoir, je l'avoue humblement), qui pourrait le dire ? Nous sommes en voyage, voilà ce qui compte. "Hollows"prend une tournure plus nettement ambiante avec l'orgue et les claviers qui nous propulsent pas très loin de chez Tim Hecker. La musique monte, se creuse, aimantée par les boucles courtes de l'orgue quasi diaphane à l'arrière-plan. Noire extase, lévitation puissante et souverainement transcendante, cette musique est d'outre-monde, ne connaît que le sublime à force d'abstraction fusionnelle. Si "Altitude" était un départ radical, "Hollows" est la traversée faussement immobile d'océans d'une extraordinaire densité où l'on se surprend à entendre le chant des drones au milieu des courants électroniques. "Theseainsky", par son titre condensé, nous donne comme la clé d'entrée dans les cavernes ultramarines palpitantes de mille clartés qui s'offrent maintenant à nos oreilles stupéfaites, tandis que de sourdes cornes qu'on dirait de brume virgulent le gigantesque papillonnement sonore, la marée de froissements, déchirements qui semblent animés d'une vitesse grandissante, comme si l'infini se coagulait au fur et à mesure de l'entrée de la mer dans le ciel, donnant naissance à une vaporisation paroxystique de particules. Tout s'arrange, se règle avec "Settle", jumeau chérubinique de "Hollows", tresse radieuse d'orgue, de lentes volutes de drones et de traînées électroniques claires, qui s'approfondit de graves girations pour s'implanter plus profondément dans nos cerveaux décapés, dans nos tripes vidées, tant cette musique est une prise de possession, agissant comme un python cosmique coïncidant avec l'univers qu'il ensère et phagocyte. Il ne reste plus qu'à disparaître, à se dissoudre dans le nouveau continuum, le nouvel océan-ciel, élément unique dont on entend comme la respiration inaltérable, impassible et magnifique, au-delà de tout souvenir d'une humanité pitoyable.

   En ce sens, la musique de James Murray est proprement fabuleuse, d'un romantisme grandiose, absolu. À écouter le soir, la nuit, au volant, au casque, à chaque fois que le monde phénoménal tend à s'estomper pour laisser entrevoir ce que notre civilisation cherche souvent à nous faire oublier.

   À noter les belles illustrations abstraites de David John Hilditch, en parfaite adéquation avec la musique de James Murray

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The Sea in the sky, paru en 2015 chez VoxxoV / 5 pistes / 47 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de James Murray

- l'album en écoute sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 18 Février 2012

Mathias Delplanque - Passeports

    Premier article consacré à mes trouvailles par l'intermédiaire des réseaux sociaux, une manière de dénicher des artistes indépendants, expérimentateurs passionnés qui ont décidé de prendre leur destin artistique totalement en main. Mathias Delplanque, musicien de Nantes, travaille sous différents noms depuis les années quatre-vingt-dix dans le domaine des musiques électroacoustiques à base d'enregistrements de terrains. Passeports, son huitième album sous son propre nom, interroge les relations entre espace et musique, entre le son et son espace. Partant de sons captés dans des gares, des ports, des zones de transit, il les transporte chez lui, les rejoue dans les différentes pièces de sa maison. Il sont ainsi mixés avec les bruits domestiques.

    Il en résulte un album dense, prenant, combinant poussières sonores et drones. Rien d'aride ou de tristement prosaïque dans ce voyage. Chacune des sept plages, titrées "Passeports" de 1 à 7, est une plongée dans l'épaisseur d'un lieu devenu méconnaissable parce que littéralement traversé. Le train qui brinquebale sur les rails nous emmène plus loin que prévu, enveloppé de vecteurs sonores, porté par une aura luminescente. Comme si l'invisible, l'inaudible se manifestait enfin. Le musicien est magicien qui réenchante le quotidien en en révélant les sousbassements, l'extraordinaire beauté radieuse. La fin de "Passeport 2 (Lille) devient un hymne aux transports, croisant bruits d'avions et drones étincelants qui sonnent comme un orgue. Le titre suivant, à base de sons captés à Dieppe, prend les allures d'une mini-symphonie pour trompes de navire qui se mettent à onduler, à se croiser dans un ballet somptueux enrichi de voix, de cris de mouettes.

   Vraiment un choc que cet album beaucoup plus varié qu'on aurait pu s'y attendre, travaillé en finesse avec un sens remarquable des atmosphères : à chaque fois, on est embarqué, surpris par la qualité des textures, les pulsations subtiles qui animent ces paysages immenses. Car on respire dans ces espaces ouverts sur le rêve, parcourus de frémissements mystérieux, d'une vie sourde et douce. Aux antipodes de la musique industrielle, Mathias Delplanque nous entraîne dans un monde flottant. Chacune de ses plages est l'équivalent contemporain d'une ukiyo-e, une estampe sonore raffinée invitant à la méditation, à l'apaisement. Splendide !

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Paru en 2010, collaboration entre le label portugais Cronica et Bruit clair / 7 titres / 50 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Mathias Delplanque

Trouvé sur son site :

« Nous sommes comme des aveugles dans une ville inconnue. Nous errons dans ses rues mais revenons bien des fois sur nos pas avant d’arriver au but. Je vois quelques ruelles qui ne mènent nulle part. Mais de nouvelles combinaisons apporteront peut-être la lumière. Un homme ne peut rien inventer qu’un autre ne puisse résoudre ».

Extrait du film  Manuscrit trouvé à Saragosse  de Wojciech J. Has (Discours de Don Pedro chez le cabaliste).

   J'adore et le livre de Jan Potocki, et le film que Has en a tiré...

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 20 avril 2021)

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