des classiques pour aujourd'hui

Publié le 12 Avril 2024

Hanna Hurwitz / Colin Stokes / Daniel Pesca - The Night Shall Break

   Je m'aventure assez rarement du côté des œuvres composées avant 1960. Une fois n'est pas coutume sur ce blog, libre de toute façon.

   La maison de disques Neuma Records  a publié fin janvier un programme de musique de chambre que j'ai plaisir à vous présenter. Il réunit cinq compositeurs, nés à la fin du XIXè ou au début du XXè siècle, et décédés dans la seconde moitié du siècle. Les œuvres datent toutes des années 20 ou du début des années 30. Quatre sont écrites pour deux instruments, la cinquième pour un trio. Trois musiciens les interprètent : la violoniste Hanna Hurwitz , présente d'un bout à l'autre de ce récital, le violoncelliste Colin Stokes, et le pianiste Daniel Pesca, dont j'avais célébré le bel album solo Promontory, sorti en 2021 sur le même label.

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

   Le titre de l'album, The Night shall break est une citation partielle du dernier vers du poème de William Blake (1757 - 1827) Cradle Song (Berceuse) : « Then the dreadful night shall break. » (Alors la terrible nuit éclatera), poème que la compositrice Rebecca Price mit en musique au moment où elle composait son trio pour piano, deuxième œuvre du disque. L'omission de « dreadful » est peut-être significative de la volonté de mettre davantage l'accent sur la lumière de ces compositions de l'entre-deux guerres que sur les tristes suites de la Première Guerre mondiale et sur les menaces à l'horizon.

Deux compositrices
plus fortes que les préjugés...  

La première pièce, la "Fantaisie N° 1" pour violon et piano (1933) de Florence Beatrice Price (1887 - 1953), première compositrice afro-américaine à être reconnue de son vivant. La réussite de cette admirable composition tient à l'alliance d'une atmosphère post-romantique, brillante ou élégiaque, avec une mélodie suave évoquant le folklore afro-américain.

    Les vingt-deux minutes du "Piano Trio" (1921, en trois parties), de la compositrice et violoniste anglaise Rebecca Clarke (1886 - 1979), installée aux États-Unis à partir de 1916, sont une découverte majeure. La musique en est frémissante, dramatique, en écho aux drames de la guerre mondiale encore si proche. Les mélodies, magnifiques, sont traversées d'incroyables échappées lentes, explosant en bouquet d'arpèges éblouissants, en vigoureux coups d'archet ou pizzicati. Un motif récurrent unit puissamment les trois mouvements. Une œuvre forte, colorée, résolument moderne...

Trois compositeurs à la recherche d'une voie personnelle...

    Suit la brillante et mouvementée "Sonatina for violin and piano" (1924, quatre courts mouvements) du compositeur et pianiste mexicain Carlos Chávez (1899 - 1978). Fantasque, étincelante, moqueuse, elle se met à rêver bucoliquement dans l'adagio, a des accents debussystes et stravinskiens ça et là. C'est un régal !

    "Thème et variation pour violon et piano" (1932) d'Olivier Messiaen (1908 - 1992) est une promenade post-romantique de toute beauté à l'écriture ramassée, frisant parfois l'atonalité, s'abandonnant parfois à une virtuosité un peu folle ou à un lyrisme dépouillé presque déjà répétitif.

   Pour clore le programme, le "Duo n°1 pour violon et violoncelle" (1927) du compositeur tchèque Bohuslav Martinů (1890 - 1959) est une œuvre qui échappe aux étiquettes. Si elle prend en partie son inspiration dans le folklore de la Bohème ou de la Moravie, son écriture contrapuntique raffinée dans le premier mouvement ou la fin du second évoque aussi bien la Renaissance ou une exubérance toute personnelle d'autodidacte aux oreilles ouvertes à toutes les musiques de son temps, de Debussy au jazz.

   Un programme passionnant, interprété avec brio par trois musiciens talentueux !

Paru fin janvier 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 11 plages / 57 minutes

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Publié le 20 Mars 2024

Andrew Ostler - Dots on a Disk of Snow

   Un bien curieux album que ce Dots on a Disk of Snow, le quatrième pour la maison de disque Expert Sleepers que le multi-instrumentiste et compositeur Andrew Ostler dirige. Imaginez une rencontre entre instruments à vents (trompette, clarinette basse, cor baryton, saxophone ténor), arrangement de cordes et synthétiseurs modulaires. Les cinq pièces ont été construites autour d'improvisations, avec d'autres instruments pour étoffer les harmonies.

   Le premier titre, "Tunes Blown Tremulous in Glass", fait irrésistiblement penser à Arvo Pärt. C'est une sorte de canon perpétuel aux arrangements de cordes en vagues ascendantes successives sur lequel vient se greffer une rythmique synthétique pointilliste, une suite d'élans sublimes vers le Ciel. Quelle superbe composition, au très beau titre, "Airs soufflés tremblants dans le verre" (traduction possible)...

  

   "The Dooms Electric Mocassin" pourra semble en franche rupture avec ce début raffiné. Composition d'abord toute entière en rythmes électroniques minimaux à la limite du glitch, elle laisse peu à peu apparaître un arrière-plan de cordes, puis un solo de trompette vaporeux. Les cordes s'amplifient pour former un écrin mélancolique à la trompette, et c'est une belle et lente dérive, cette fois avec un fond étonnant de glitchs grouillants. La fin est d'une suavité élégiaque magnifique !

    Le plus court titre 3, "Rowing in Eden", avec ses échantillons de cour d'école frémissante de bavardages et cris comme fond premier, est sans doute le ventre mou de l'album, englué dans un chœur de clarinettes un peu sirupeux à mon goût. Oubliez-le !

   "Soudless As Dots on a Disk of Snow" (titre 4) est une variante du premier titre, comme son mouvement lent, cordes aux mouvements étirés, vents mélancoliques à leur tour lancés vers le Ciel en envolées ouatées, puis survient un battement rythmique crescendo qui accompagne plus régulièrement un ample largo d'une grande allure.

   Le dernier titre, "Scarlet Experiment", est une toile mouvante sous la pluie du début, vite sous-tendue par un battement sourd. Les vents grondent et tournent doucement, les cordes les rejoignent à l'arrière-plan, puis la composition se fait plus bondissante, l'électronique très présente. Tout devient comme irréel, diaphane, au milieu de la pièce, avant que cordes et vents ne soient à demi-submergés sous une rythmique énergique, à la pulsation quasi reichienne, hoquetante, avec un ultime retour des cordes en cercles élégiaques, et la pluie battante du début. Un très beau titre !

   Sublime, suave, élégiaque, toujours harmonieux, le disque d'Andrew Ostler est un baume pour oublier les noirceurs du monde.

Paru début décembre 2023 chez Expert Sleepers (Édimbourg, Écosse) / 5 plages / 36 minutes environ

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Publié le 8 Février 2024

Sylvain Chauveau - Le Livre noir du capitalisme
La reparution bienvenue
d'un disque magistral !   
Sylvain Chauveau, Le Livre noir du capitalisme
Couverture originale en 2000

 

   Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.

La musique contemporaine, autrement...

   Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.

« Et peu à peu les flots respiraient

comme on pleure »

   Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage  de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.

    En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier. 

   Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.

De la lumière aux ombres...

    Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».

  ...quand la vie s'en mêle !

    Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album,  « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons  « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.

    Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.

  Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !

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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.

Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ

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Publié le 20 Août 2023

François Mardirossian - Satie et les Gymnopédistes
Satie, notre contemporain inactuel...  

   Après trois disques consacrés à de grands compositeurs américains (Moondog, Philip Glass et Alan Hovhaness - ce dernier né aux États-Unis, mais d'origine mi-écossaise mi-arménienne) et un autre, Pianisphere volume 1, à un programme minimaliste, choix éclectique de pièces pour deux pianos exécutées avec son ami Thibaut Crassin, le pianiste François Mardirossian rend hommage à Erik Satie (1866 - 1925), compositeur français qui fut admiré en son temps non seulement par des compositeurs prestigieux mais par des artistes divers, et plus récemment outre-atlantique par John Cage, puis les minimalistes (Adams, Glass, La Monte Young, Reich, Riley). Deux ans avant le centenaire de sa mort, pour ne pas être trop conventionnel - on connaît l'esprit facétieux de Satie..., après beaucoup d'autres, et avant une floraison prévisible. Alors, un Satie de plus, pourquoi ? Et un double album...

   Satie est aimé des amateurs, peu présent dans les concerts, absent des Conservatoires - pas assez sérieux, ce Satie ! Il n'est toutefois relativement connu que par ses Gnossiennes et ses Gymnopédies. François Mardirossian leur fait une place, il n'est pas interdit de se délecter encore à leur écoute. Seulement, il étoffe son premier cd d'un large choix de pièces nettement moins connues et tout à fait délectables, sans pour autant nous livrer une intégrale qu'aurait peut-être boudé une partie du public. L'idée géniale de ce double-album, c'est d'adjoindre à ce choix d'œuvres du Velvet Gentleman (surnom dû à son costume de velours couleur moutarde porté dans les années Montmartre) un florilège d'hommages composé par des amis, des fidèles et des musiciens vivants. À quelques-uns de ces derniers, le Festival Superspectives de Lyon, que le pianiste co-dirige, a commandé des pièces nouvelles, enregistrées ici pour la première fois comme quelques autres exhumées par le gymnopédiste passionné. Le cd 2, ce sont les Gymnopédistes du titre !

    Je vais tâcher de ne pas empiéter sur le riche livret,  dû au pianiste lui-même, qui présente aussi les pianos choisis, pianos d'époque « non-standardisés » .

Satie connu... et méconnu

   Le premier cd présente un choix chronologique, à l'exception de la première et de la dernière pièce. La première, Désespoir agréable, c'est déjà tout Satie. Un Satie qui, à 39 ans, reprend des études musicales et écrit cette courte pochade au titre oxymorique : pas question de se laisser engluer dans le sentimentalisme, dans un romantisme flamboyant. Un pas de côté, un clin d'œil à la musique académique, et pourtant, en quelques mesures, une noble nostalgie. La dernière, Je te veux, de 1897,  permet de souligner l'anticonformisme d'un compositeur qui ne répugnait pas à écrire des chansons, une valse, comme celle-ci, pour la chanteuse Paulette Darty (1871 - 1939), reine des valses lentes. Jouée sur un Pleyel droit de 1923, elle sonne comme une pièce de cabaret, au sentimentalisme conventionnel, certes, mais non dénuée d'humour dans son allégresse doucement impérieuse...

   Entre les deux, on a d'abord les pièces célèbres, Gymnopédies puis Gnossiennes. Pièces intemporelles, danses inoubliables et hypnotiques dans leur pureté altière, et si délicate, interprétées avec une sobriété lumineuse par François Mardirossian, desservant de ces Mystères harmonieux et graves. Puis le pianiste passe à des œuvres à peu près inconnues du grand public, qu'on ne trouve que dans des intégrales comme celle donnée par Nicolas Horvath dans la collection Grand Piano chez Naxos ou lors de sa nuit blanche à la Philharmonie de Paris. Il s'agit notamment des Pièces Froides. D'abord trois Airs à faire fuir, tout à fait magnifiques, à la fois d'une mélancolie raffinée et d'une fantaisie distanciée, avec un titre collectif  et un sous-titre volontairement négatifs, typiques de la modestie farouche d'un compositeur...volontiers facétieux ! Puis trois Danses de travers, trois crescendos, variations sur une jolie mélodie un brin moqueuse, rêveuse aussi, parfaite pour des jeunes filles en fleurs, proustiennes avant l'heure.

   Suivent les Véritables Préludes Flasques (pour un chien), de 1912. Avec un titre à la Dali - je pense à ses montres molles..., un sommet de drôlerie, d'impertinence, contemporain des Préludes de Debussy. Une "Sévère réprimandeemphatique, bouffonne, se déverse sur le pauvre chien, assommé. Par contraste, "Seul à la maison" est un petit lamento larmoyant et émouvant pour le chien pitoyable. Heureusement, "On joue" vient rompre la solitude, les trilles dépeignent la joie de l'animal. Au total, ces trois pièces absolument délicieuses font penser à la bande-son d'un film burlesque muet.

   Sports et divertissements (1914) est une série de vingt-et-une vignettes, miniatures n'excédant pas une minute et vingt-cinq secondes, la plupart de moins d'une minute. On y découvre un Satie caricaturiste au trait acéré, à la verve acerbe ou bouffonne, qui s'amuse prodigieusement. Ah! Ce "Colin-maillard", primesautier, d'une légèreté nimbée d'un zeste de mélancolie ! Et l'évocation merveilleuse du "Yachting", se balançant dans les eaux d'un rêve de langueur infinie (presque baudelairien...). Et "le Flirt", avec sa citation-éclair de Au clair de la lune : le coquin Satie, comme il y va mine de rien, « Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu » pour un séducteur voulant se faire ouvrir la porte...Un journal de la Belle Époque, ce cycle pétillant et malicieux, que François Mardirossian dessine avec un entrain communicatif.

 Pour ce cd 1, il nous reste les trois Avant-dernières pensées, admirées par John Cage. Ces très courtes pièces annonceraient le minimalisme par les motifs perpétuels, les répétitions, les mélodies faciles. La première, "Idylle", est gentille et brillante, mais pas impérissable... "Aubade, avec ses grappes répétées, son staccato grotesque, est par contre vraiment savoureuse. "Méditation", au rythme paradoxalement pressé, laisse entendre comme un vif dialogue intérieur : pièce assez étrange, au seuil de l'océan des rêves par ses volutes liquides et son friselis incessant.

Gymnopédistes d'hier...et d'aujourd'hui

    Le cd 2 regroupe dans le plus désordre chronologique (ce n'est absolument pas un reproche !!!) amis, connaissances et admirateurs anciens ou contemporains. Je passe sur les précisions biographiques (dans l'excellent livret et ailleurs). Je commence par amis et connaissances. D'abord Ricardo Viñes, pianiste si important du début du XXe siècle, créateur des plus grands. Sa Thrénodie ou Funérailles antiques (à la mémoire d'Erik Satie) est d'une poignante douceur. Première pépite de ce florilège ! Puis Henri Cliquet-Pleyel, proche par l'esprit de Satie comme le disent déjà les titres délectables des Trois pièces à la mémoire d'Erik Satie : Prélude rigide / Lamentation hydraulique / Oripeaux de bal et ballets de crins crins. Un prélude tourné en dérision par le thème récurrent et le mélange des genres ; une lamentation bien sépulcrale, qui s'endort et qui rêve, primesautière par bouffée avant de penser à redevenir funèbre ; un bal tournoyant qui s'emmêle et se croit tout autre ! Enfin Germaine Tailleferre, grande dame du piano et compositrice que l'on redécouvre depuis quelques temps, qui joua devant Satie. Sa Rêverie ne manque pas d'une grandeur un peu mélancolique.

    Je réunis ensuite deux compositeurs belges. Le premier, qui fut l'ami de Satie, Édouard Léon Théodore Mesens, est présent avec trois délicieuses pièces courtes : des Étrennes (pour Erik Satie) d'une joie guillerette, une composition (Composition n°4) tout aussi allègre, assez moqueuse, et une Danse pour piano, musique pour bastringue étincelante et drôle.. François Mardirossian a découvert dans les archives le second, Willy Dortu, dont il donne deux miniatures : l'une,  grave, baigne dans une nostalgie très gnossienne ; la seconde, vif, hésite entre esquisse caricaturale, parodie mélancolique et entrechat malicieux.

  Jusque là, un parcours passionnant, avec retrouvailles et trouvailles, parcours qui est aussi une réhabilitation des pièces les plus courtes.

   On arrive aux années  soixante, avec un autre facétieux, qu'on a pu prendre même pour un imposteur, l'américain John Cage, qui n'a jamais cessé de dire son admiration pour Satie. All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan ne surprendra pas venant de l'auteur de l'une des plus sublimes compositions pour piano, In A Landscape. C'est un Cage plus grave, plus sérieux, qui compose cette pièce admirable, gymnopédie méditative, sorte de ronde lente, ensorcelante. Un autre très grand moment de ce disque !

   Admirateur de Gavin Bryars depuis longtemps, j'étais partagé par sa New Gnossienne (after Satie) n°1, tellement impeccable, pastiche exemplaire. On jurerait du Satie, et rien d'autre. Où est donc passé Gavin Bryars, trop prudent Gavin  ??? Mais c'est éblouissant.  Je préfère, en guise d'hommage, une non-disparition de l'admirateur. Par exemple, Joyeux Satieversaire de Denis Fargeat : une mélodie limpide, un soupçon de nostalgie, le tout dans un calme troublant à la manière de, mais sans y coller trop...

    Ce disque recèle encore des trésors...

   La très belle Danse pour un enterrement de Claire Vailler, d'une noblesse et d'un envol magnifiques. Pièce miroitante, ode funambulesque...  

    La suite Various Occupations de Adrian Knight, auquel on doit un des sommets de l'écriture pianistique de ce siècle, Obsessions. Suite plongée dans des limbes rêveurs, une musique à la limite de la dissolution, du Satie distendu, ramené à des occupations irréelles, privé de son masque mondain, de son alacrité de surface. Sans doute la contribution la plus originale, inattendue, la plus audacieuse de cet ensemble d'hommages.

  Puis... il y a encore les trois pièces admirables de Sébastian Gandera, à la fluidité mélancolique irrésistible, doux cercles, vertiges intimistes...

   Et j'en viens à l'ouverture de ce second cd, fournie par trois pièces à tomber, trois pièces de Dominique Lawalrée. Son Listen to The Quiet Voice est évidemment le plus émouvant hommage possible. D'une simplicité dépouillée, avec sa boucle lente, entêtante, la musique s'enroule autour de notre âme et la serre doucement, à en mourir de douceur. L'Ombre des couleurs (ô le beau titre !) est d'une déchirante beauté tendue vers la lumière, du Satie-Bach minimaliste. Musique Satieerique, c'est l'autre face de Satie, le joueur, le torpilleur, qui s'amuse à citer J'ai du bon tabac au détour d'une broderie à l'allure enfantine, des gammes sautillantes, et flotte quand même un discret parfum de nostalgie.

   Un pur plaisir, ce double album généreux, il vous hantera longtemps si vous aimez Satie (ou pas), et que de découvertes ! François Mardirossian habite ce parcours avec une tranquille aisance : n'est-il pas chez lui, chez Satie ? Comme d'habitude chez Ad Vitam Records, un disque impeccable : prise de son , pochette, livret (en français d'abord !!), soit un très bel objet [ ce qui est devenu trop rare...].

Paraît en septembre 2023 chez Ad Vitam Records / 2cds / 73 plages / 2h et 20 minutes environ

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Publié le 3 Mars 2023

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

   Cristallisations poétiques

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth (2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !

Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :

Dust in the air suspended

Marks the place where a story ended

(De la poudre en supens dans l'air

Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris

Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : « Ma musique émerge, dit-il,  d'une idée de la musique la plus ancienne. J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes. Chanter, frapper, écouter la résonance. The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »

 

   La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui  « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.

  Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner. Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorca dans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile. Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !

Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.

Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ

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Publié le 27 Septembre 2022

Richard Carr - Landscapes and Lamentations

   Harmonie et tonalité : sans complexe !

    Richard Carr a tout de l'explorateur. Musicien, il est aussi bien compositeur et improvisateur que multi-instrumentiste, jouant du violon surtout, mais aussi de la guitare et du piano. Ses goûts musicaux sont pour le moins éclectiques : il collabore avec des orchestres classiques et joue du jazz avec beaucoup de monde, dont Fred Frith, et s'intéresse au minimalisme, à l'intonation juste, et j'en passe.  ! De plus, c'est un grand marcheur, qui a parcouru les chaînes de montagne des six continents. Sur ce disque, il poursuit l'aventure commencée avec son disque précédent chez Neuma Records, Over the Ridge (2021) On y retrouve notamment l'excellent quatuor à cordes  American Contemporary Music Ensemble, dans lequel joue un musicien que j'apprécie beaucoup, Caleb Burhans. L'ACMe a joué avec Max Richter, Dustin O'Halloran et Johann Johannsson, et avec bien d'autres, défendant une large répertoire de musique contemporaine.

   Les paysages de l'album auxquels renvoient les titres existent dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres de chez lui, dans la vallée de l'Hudson. C'est donc une musique qui revendique un lien avec la nature qu'il aime tant. Six pièces sont composées, six collectivement improvisées.

   "Rainbow Falls", collectivement improvisé, associe un piano pré-enregistré et le quatuor à cordes, pour une lamentation suave, très mélodieuse. "Loop Road" remplace le piano par la guitare. On est conquis par la grâce de cette musique aux boucles délicates et chantantes. Le retour à la tonalité, quand même, a du bon ! "Caleb's lament" est une élégie méditatitve menée par l'alto de Caleb Burhans. L'album devient une collection de pièces de chambre d'une extrême séduction. Avec  des moments plus nettement liés aux styles de la musique contemporaine la plus radicale, comme dans "Gertrude's Nose", dont le tranchant m'évoque certaines compositions de Michael Gordon : un étincelant mini-quatuor bien enlevé ! Suivi par le langoureux "Skytop", qui dessine dans le ciel de merveilleux nuages et s'envole dans les volutes admirables de l'alto et du violoncelle, frangées par les deux violons. Quel sublime paysage ! Les violons en canon, puis l'alto esquissent une photographie sous-marine, semble nous suggérer le sixième titre, "Underwater Photography", le violoncelle lestant l'ensemble de ces traits vifs d'un pizzicato rejoint par l'un des deux autres musiciens. Curieusement, le morceau prend des allures orientales, se termine par un accelerando bousculé.

   "Ice Caves" renoue avec la veine élégiaque, magnifique quatuor, des étincellements  en bouquets d'une confondante douceur... Sur "Butterville", on retrouve le violon du compositeur, pour un morceau gentiment rythmé proche du folk. Pas le meilleur selon moi... Je préfère le beau "Rushing Kill" (le compositeur précise que "kill" dans ce contexte signifie "rivière" ou "ruisseau"), piano liquide et violon coloré, animé, dansant au-dessus de la surface du flot changeant, avec des moments mystérieux lorsque le ruisseau se dérobe. Encore un quatuor à la fois énergique et rêveur, c'est "Castle Point", dont l'avancée irrésistible a un petit côté reichien : superbe !"Powerline", composée d'après une danse méditerranéenne en 11 / 8,  se tord et se contorsionne avec la suavité  insidieuse de la danse de Salomé... Le disque se termine avec "A Cabin in the Woods", allusion à une connaissance du compositeur qui vit dans ce genre d'habitation. L'auditeur européen pensera peut-être à Henry David Thoreau?. C'est une ballade tranquille, avec la guitare très folk et le violon songeur : pièce conclusive idéale.

   Un très beau programme, pour vous réconcilier avec la musique instrumentale d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne joue pas à l'innovation forcenée et ne prétend pas à des compositions mathématiques... pas toujours convaincantes pour l'oreille !

Paru en juillet 2022 chez Neuma Records / 12  plages / 51 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Publié le 26 Août 2022

Alan Hovhaness - Œuvres pour piano (François Mardirossian, piano)

    Simples Musiques pour les Vendanges de l'âme

    Considéré par le compositeur américain Lou Harrison comme « l'un des plus grands mélodistes du XXe siècle », Alan H. Chakmakjian, né en 1911 à Somerville (Massachusetts), fils d'une Écossaise et d'un Arménien né en Turquie, est l'auteur d'une œuvre prolifique saluée aussi bien par Serge Rachmaninov, Philip Glass ou Ravi Shankar.  Surnommé le "Sibélius américain", le jeune compositeur abandonne son nom jugé trop difficile pour celui d'Hovhaness. La musique d'Alan Hovhaness (1911 - 2000) est marquée à la fois par un certain attachement à la tonalité et un goût pour les musiques extra-orientales. À peu près inconnu en France, je le découvre d'ailleurs à l'occasion de ce nouvel enregistrement du pianiste français François Mardorissian, qui partage avec lui une plus ou moins lointaine origine arménienne. Hasard faussement étonnant, ce dernier a justement enregistré avant lui l'intégrale des Études pour piano de... Philip Glass ! Sans doute ce dernier acquiescerait-il à la déclaration d'intention d'Hovhaness :

« Mon but est de créer de la musique, non pas pour les snobs, mais pour tout le monde, une musique qui soit belle et réconfortante. tenter ce que les anciens peintres chinois appelaient "résonance spirituelle" dans la mélodie et le son. »

  Il fallait un certain courage pour tenir de tels propos quand les avant-gardes se retranchaient de plus en plus dans un élitisme souvent méprisant. Une musique populaire, pensez donc ! Accessible, c'est un comble ! Et belle, par-dessus le marché !

   Sur un catalogue qui compte 434 numéros officiels d'opus, le disque rassemble vingt pièces allant de "Mystic Flute", opus 22 de 1930 à la "Consolation" 'opus 419 de 1989 (il n'y a pas de numéro d'opus pour la suite sur des airs grecs), sans suivre un ordre chronologique strict, la "Consolation" n'étant que le titre treize de l'album. Le précieux livret comporte des notes claires et détaillées sur chaque titre. Le programme, bien pensé, permet de découvrir les différentes facettes de ce compositeur attachant, dont l'œuvre concilie tradition et modernité, universalité et singularité.

   François Mardirossian a choisi un ordre qui présente un double intérêt. Il s'agit d'abord de ménager et séduire l'auditeur, en faisant se suivre des compositions contrastées pour l'oreille : ainsi à l'atmosphère orientale de la première, "Mystic Flute", rapide et enjouée, succède la gravité de la seconde, "Pastoral N°1", puis la relative virtuosité lyrique de la "Suite pour piano" en trois mouvements, la joie exubérante de la "Dance Ghazal op.37a", l'étrange et presque farouche "Achtamar", et l'on pourrait poursuivre jusqu'à la fin du disque. Il s'agit aussi, je crois, de montrer la profonde unité de cette œuvre qui ne rentre jamais tout à fait dans les horizons d'attente attachés aux titres.

   Si "Mystic flute"- composée à l'âge de quatorze ans !, peut sembler aujourd'hui une ritournelle orientale caractéristique, elle s'échappe parfois en arpèges passionnés. La composition "Pastoral N°1" déroute davantage, avec son maillet de marimba faisant gronder les graves : voici une très étrange pastorale, méditation d'allure contemporaine ! La "Suite pour piano op.96" commence dans sa première partie "Doloroso" comme un morceau romantique, tourmenté, à la curieuse coda introspective, comme cassée ; la deuxième partie "Jhala Invocation" a le frémissement qu'on attend d'une invocation, mais  aspirée par les graves, elle sombre dans sa partie centrale avant de retrouver la mélodie initiale ; quant au "Mysterious Temple", on est plus du côté de Debussy, dans un impressionnisme très libre et profond qui me fait aussi penser aux Heures persanes  de Charles Koechlin. La "Dance Ghazal op. 37a", petit ouragan de joie, dont le commentaire du pianiste nous apprend qu'il s'agit d'une "rescapée" d'avant-guerre, commence par quelques mesures rêveuses avant de s'accélérer, et ne se contente pas de répéter sa mélodie, car elle cabriole dans les bas-côtés. Et que dire de "Achtamar op. 64", inspirée du folklore arménien et de ses instruments traditionnels qu'elle voudrait imiter ?  La voilà proche des dissonances, avec de petits à-plats graves, puis décharnée dans sa deuxième partie, virevoltante et quasi insolente...

    Avec "Two Ghazals op.36", une composition de 1933 révisée en 1966 qui me touche énormément, on atteint l'un des sommets du disque. Le ghazal est d'abord en Perse un poème d'amour, souvent mystique comme dans Le Divan de  Hafez de Chiraz (vers 1325 - 1389-90). L'étonnant, l'émouvant, ici, est la juxtaposition entre une première partie d'un lyrisme frémissant, élégiaque, et une seconde complètement ailleurs, dissonante, plombée par des graves impressionnants, d'une incroyable modernité, avant la reprise de la mélodie initiale, magnifiée par des variations mélodiques et une coda méditative de toute beauté. La sonate "Cougar Mountain op.390, en quatre mouvements, d'un lyrisme rêveur dans son premier mouvement très romantique, se libère de tout carcan dans le second, qui pourrait annoncer certaines pièces de Philip Glass : c'est exquis, tâtonnant, interrogatif, sur le bord du vide. Le troisième mouvement, élégiaque, est d'une lenteur doucement pétrifiante. Quant au quatrième, il bondit, jaillit, caracole, folle danse un peu orientale, puis se vaporise dans une extase diffuse, avant de revenir à sa folie antérieure.

  Après la courte "Consolation op.419" de 1989, pièce la plus récente du disque de forme A/B/A/B, une méditation entourée d'ailes arpégées, terminée par le retour à un calme dépouillé, la suite sur des airs grecs (Suite on Greek Tunes), si elle témoigne de l'inspiration folklorique du compositeur, montre aussi qu'Hovhaness se plaît à surprendre par une inventivité, une fantaisie débridées. La mélodie de mariage glisse dans des pas étranges, celle des vendanges semble claudiquer, un peu ivre peut-être. La Dance in Seven Tala est enfin furieusement grotesque, parodique, dans sa première partie, avant de partir en curieuses harmonies.

   Suivent une délicieuse pièce d'amour, composée en l'honneur de sa dernière épouse, où s'inscrit en filigrane le souvenir d'une Arménie perdue, et une berceuse d'une bouleversante douceur. Le disque s'achève avec les "Macedonian Mountain Dance op. 144 & 144b", deux danses énergiques typiquement balkaniques dans leur rythme échevelé, mais aussi d'une sidérante liberté, juxtaposant passages rapides et moments quasi élégiaques.

  L'interprétation de François Mardirossian, à la fois attentive au moindre détail et lumineuse, sur ce bel Opus 102 du facteur Stephen Paulello, sert la merveilleuse et bienfaisante limpidité de ces musiques d'une intemporelle et fascinante beauté. 

Paraît le 10 septembre  2022 chez Ad Vitam Records  / 20 plages / 60 minutes environ

Addendum

   Dès mes premiers contacts avec le disque et en voyant les titres, j'ai pensé à un autre musicien d'origine en partie arménienne, Georges Ivanovitch Gurdjieff (1866 ou 72 ou 77, mort à Paris en 1949), né à Alexandropol, dans une Arménie alors partie de l'Empire russe, dont le père était grec, et la mère arménienne. De ses voyages, réels ou mythiques, il rapporta un corpus impressionnant de musiques inconnues, d'airs collectés dans de nombreux pays. Outre la Grèce et l'Arménie, il faudrait mentionner le Tibet, la Turquie ou plutôt l'Empire ottoman, l'Inde, le Kurdistan. Il jouait un thème sur une sorte d'harmonium, et pendant des années Thomas de Hartmann (1884 - 1956), musicien russe de formation classique, compositeur et pianiste, a transcrit, adapté et harmonisé ces thèmes. Le pianiste français Alain Kremski (1940 - 2018), ayant trouvé des partitions de De Hartmann, a enregistré l'intégralité de la musique disponible de Gurdjieff dans une anthologie monumentale en douze volumes, d'abord chez Auvidis /Valois en six volumes, puis chez Naïve en douze cds. Ce qu'il dit des musiques de Gurdjieff, il me semble que l'on pourrait l'appliquer à celles d'Hovhaness :

 « Ces musiques belles, limpides, d'une grande simplicité intérieure, ont quelque chose d'indéfinissable, de spécial... Avec elles, nous commençons à voyager dans des pays inconnus et pourtant étrangement familiers. Un sentiment d'une grande pureté se dégage de ces musiques. Peut-être, à travers l'ordre parfois inhabituel des sons, s'expriment des lois qui nous touchent, nous éveillent : ces musiques ont ce pouvoir, indéniable, de nous ramener à nous-mêmes. »

   À noter que François Mardirossian a également interprété la musique de Gurdjieff... cela ne va-t-il pas de soi ? !

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Publié le 7 Juillet 2022

Benedikt Schiefer - Universal Kiss

   Pianiste, multi-instrumentiste, chef d'orchestre et compositeur travaillant à Berlin, Benedikt Schiefer est déjà connu pour ses musiques de films, comme Seules les bêtes (2019) de Dominik Moll. Il a sorti en février 2022 un disque autoproduit qui devrait ravir les amateurs d'une musique néo-classique post-romantique mâtinée d'électronique. Côté acoustique, lui-même joue du piano, Khatchatur Kanajan du violon et de l'alto et Mathis Mayr du violoncelle. Côté électronique, Benedikt Schiefer manie synthétiseurs et s'occupe de la production.

   Le titre éponyme, décliné sous différentes formes au début, au milieu et à la fin de l'album, s'ouvre avec une ample traîne orchestrale comme une ouverture d'opéra : scène de passion, bien sûr, pour ce baiser universel profond, chanté par le violon, dans un ciel lentement tournoyant piqueté d'étoiles. Musique pour un drame de Luchino Visconti ! Fugitivement, on pense aux premiers Tangerine Dream par la somptuosité sombre des mystérieuses semblances sur les rivages du cauchemar. Ce titre à lui seul a déclenché le désir de cet article. J'aime cette langueur un peu vénéneuse peut-être, celle d'une fleur qu'on n'en finirait plus d'aspirer ! L'interlude qui suit est saturé d'inquiétude : ce serait une bande parfaite pour un film d'horreur !

   De titre en titre, on se laisse envahir par un charme. La musique pèse sur nos épaules comme un joug, d'une majesté froide et pourtant insinuante. "Shelter", suite en quatre parties, est d'une irrésistible mélancolie, refuge ou asile loin de toutes les brutalités du monde, car ici le violon est tellement langoureux, l'orchestre si enveloppant, qu'il n'est plus question de partir. Musique de chambre apaisée, avec duo, trio de cordes, ou quatuor avec le piano. La reprise de "Universal Kiss" pour violoncelle et piano retrouve la belle tradition de l'élégie, d'un post-romantisme qui ne manque pas de grandeur.

   "Sturm und Drang", le huitième titre, évoque le romantisme allemand, orageux, de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous la forme d'un flux synthétique brumeux au milieu duquel évolue le piano, comme se débattant, tentant d'émerger de la texture qui l'englue, tel le héros romantique se dressant contre les cités serviles, comme aurait dit Alfred de Vigny. Alors qu'il semble avoir été digéré par la masse, le piano farouche a toutefois le dernier mot ! Avec "Chapeau Feldman", on rentre dans un monde étrange d'échos, de pizzicatos espacés selon un rythme secret. On progresse dans un souterrain, dans les limbes de la conscience la plus profonde...Beau titre énigmatique ! L'orgue de "The Green Dark" nous fait basculer dans des paysages inédits, mouvants, rythmés par un synthétiseur cotonneux : une avancée difficile dans des marais qui n'en finissent pas. En réchapperons-nous ? La vague bienfaisante de "Universal Kiss" vient nous chercher sur "Uncertainty N°3", nappe ambiante, miroitante, comme un soupir du cosmos arrivé pour nous sauver du marasme. La lenteur de la musique agacera certains, qui ne manqueront pas de reprocher à Benedikt Schiefer un goût prononcé pour une certaine grandiloquence. C'est indéniable, mais c'est justement là sa manière à lui de nous ensorceler, en prenant tout son temps, en le faisant traîner comme une draperie insidieuse. Même dans les petites pièces comme "Gestalt N°3 et "Gestalt N°4". Éclaboussures de piano, au ralenti, sur un fond résonnant, ou bien une danse un brin malicieuse dans son tournoiement tranquille : deux mélodies parfaites, contrepoints discrets aux grandes toiles cérémonieuses.

   Le dernier titre tire sa révérence : chasse au chant des rossignols en compagnie d'un chat nommé caramel dans les bois de France lors du premier confinement, nous dit le compositeur. Petit pirouette espiègle qui rejette loin les rêveries prenantes d'opéras ou de films dans lesquels le magicien Benedikt Schiefer a tenté de nous attraper !

  Les amateurs des musiques de Jóhann Jóhannsson devraient aimer ce premier disque de Benedikt Schiefer. On y retrouve un sens du faste dramatique combiné avec un instinct très sûr des séductions de la mélancolie.

 

Paru en février 2022, autoproduction / 14 plages / 58 minutes environ

Pour aller plus loin :

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