Publié le 16 Juillet 2025
Tous les amoureux du piano devraient se précipiter sur ce disque, qui n'a que trop attendu dans les limbes de mes fichiers.
[À propos du compositeur, de la pianiste et du disque]
Le compositeur mexico-canadien Alfredo Santa Ana réside à Vancouver depuis 2003 sur les terres de nations autochtones. Il est guitariste dans un groupe "d'avant-rock avec une touche de classique" de Vancouver, Square, se produit avec sa compagne, l'écrivain Alisen Santa Ana sous le nom de Ghost Sheperd. Son album de guitare, Sounds of Time & Distance, est sorti en novembre 2022.
Aussi à l'aise dans le répertoire classique que contemporain, la pianiste Miranda Wong a derrière elle une solide carrière de soliste au Canada, aux États-Unis et en Angleterre, d'instrumentiste de chambre et d'enseignante qui la rend à même d'interpréter la musique exigeante du compositeur.
Quant au propos du disque, qui se veut dans l'air du temps, lié à la précarité de notre époque face au futur, il me semble suffisamment vague et inconsistant pour que je n'insiste pas. La musique n'a pas besoin de "programme" pour nous plaire. Cette collection de dix-huit pièces, quinze d'entre elles de moins de quatre minutes, trace le portrait d'une sensibilité attachante, en marge des projecteurs et d'une actualité tapageuse. C'est assez pour la rendre précieuse.
Le compositeur a distingué quatre chapitres dans son album qu'il considère en somme comme un livre pour piano : Le Concile des Apparitions (titres 1 à 3) / Mémoire, je pense souvent à toi comme la cendre du Temps (4 à 7) / Couleurs (8 à 12) / Petit âge de glace (13 à 18) La première pièce, titrée par le mot-valise "Zaloasymphnesis", mot si mystérieux, me paraît à cent lieues des "explications" fournies par le compositeur : "Zaloa" est le mot Nahuatl (langue du Mexique, de la famille uto-aztec) pour la glue ou des sortes de colle, "symph" renvoie à l'idée d'un accord ou rassemblement de sons, tandis que "nesis" réfère à la théorie platonicienne de l'anamnèse, qui considère que les formes ou les concepts sont préinstallés dans l'esprit...Ce qui me laisse perplexe, mais la pièce a de l'allure, un tantinet beethovenienne (?). En effet, elle me rappelle d'autres musiques, elle me colle à l'oreille, elle semble pétrie de souvenirs musicaux. Son lyrisme dynamique est couplé avec des phases introspectives plus proches de la musique des débuts du vingtième siècle. On aimerait se souvenir, avant que le monde ne s'endorme, de telles mélodies qui échappent au temps. C'est un très beau début !
"Castle Keep" (titre 2) est l'une des merveilles qui motivent mon article. La neige est tombée finement, enveloppant les choses d'un manteau mélancolique. Le piano picore dans les aigus parmi des flaques de rêve, ne redescend dans les médiums que dans la dernière partie, encore est-ce fugitivement : tout s'efface dans le rêve...
N'y a-t-il pas au fond "Two Worlds" (titre 3) ? Le premier pose des questions, insiste par des séries de notes répétées, et le second entraîne dans la beauté profonde gisant dans les résonances, là juste derrière, ô les grappes gorgées de sons de l'au-delà, oiseaux sublimes... Voilà un triptyque d'entrée qui vous avertit : vous écoutez un grand disque !
Quant à la petite pièce suivante, qui inaugure le chapitre de la mémoire, "A New Culture of Nostalgia", elle me fournit le titre de ma recension. Sa ligne flottante de boucles n'est interrompue que par de brèves efflorescences. Dans un esprit post-debussyste, la composition tourne et se pavane dans l'air du soir. "The Feeling of Forgetting" (titre 5), en dépit d'attaques décidées, se défait au milieu de pirouettes. "Lessons for Oblivion", ce pourrait être le titre d'un tango d'Astor Piazzolla, ce sont des rêveries délicates et tourmentées arrachées au silence, c'est le jaillissement d'une sensibilité frémissante.
Une poétique des titres serait à écrire. "Phantom Etude" semble conclure une trilogie de l'effacement. La pièce court dans les herbes folles avec une belle énergie pour se perdre dans les brumes. Ce n'est qu'après qu'apparaissent des compositions liées aux couleurs. C'est "Fuchsia", tout en trilles et torsions, avec des alanguissements et une montée de la mélancolie. C'est la très courte "Marigold" (souci, titre 9), perdue dans ses rêves, l'oreille tendue à l'orée du silence. Puis c'est un climat peut-être, avec "Aegean" (Égéenne), miniature solennelle et grave, notes tenues, résonantes, d'une incroyable beauté. "Wheelbarrow Red", c'est un objet qui troue l'épaisseur de l'oubli, une brouette rouge, mystérieuse, posée là, pour transporter quoi ? Le souvenir des choses disparues, qui sait, la composition est un petit chef d'œuvre suggestif, verlainien dans son économie de l'esquisse. Je souris, car le titre suivant, c'est "Absinthe", boisson trop aimée par Verlaine, pièce d'une grâce diaphane, comme l'Essence de la Nostalgie.
Puis le disque nous achemine au Pays du froid, comme nous prévient "The Cold Gathers" (Le Froid s'installe, pièce 13). Avec ses notes rares et prudentes, la composition dessine un monde peu à peu saisi par l'immobilité, qui se débat faiblement, se laisse séduire, gagné par des ombres, envahi par le silence. La pièce suivante, "Ice Gods Don't Keep" (Les Dieux de glace ne conservent pas (?)) frétille et semble se jouer du froid, ironiquement, lui faisant la nique, mais celui-ci monte et la saisit, lui conférant une gravité bouleversante. Elle s'épure en chemin, marche extasiée dans le nouveau monde, s'ébroue de joie et gambade à nouveau pour finir. Le nouveau monde, c'est celui dans lequel "The Introvert" nous conduit : piano préparé, ou joué sur les cordes intérieures. Un monde de micro étincellements, d'éclats ouatés. Le piano s'est fait clavecin, luth, il tapisse de ses sons graves les autres sons arrachés à sa nuit intérieure pour une méditation sublime.
Je n'en finis pas de me perdre dans ce disque admirable. Ah ! les trois dernières pièces ! "Prayer to a Vanishing Sun" (titre 16) marche sur des cellules de deux notes, suit un sentier bordé de ténèbres. "Snow Dirge" (Chant funèbre de la Neige) égrène quelques grappes dans une immense et paisible mélancolie avant de s'émietter en notes éparses, puis de brièvement briller de feux, souvenirs d'un monde enfui. "The Last Hymn" semble, lui, le souvenir d'autres hymnes connus (lesquels ?) qu'il condense jusqu'à les agglomérer en balbutiements pathétiques.
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Un très grand disque de piano intemporel, dans l'interprétation sobre et sensible de Miranda Wong. Un classique néo-impressionniste pour aujourd'hui.
Paru en novembre 2024 chez Redshift Music (Vancouver, Canada) / 18 plages / 50 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :