Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Mystery Sonata est le nom pris par le duo composé de la pianiste serbo-américaine Mina Gajić et du violoniste américain ZacharyCarrettin. Le nom de leur collaboration musicale est probablement un hommage au compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz Biber ( 1644 - 1704) et à ses fameuses Sonates du rosaire, dites aussi Sonates du Mystère. Les deux instrumentistes ont chacun leur brillant parcours, mais il ont déjà enregistré ensemble, notamment les Sonatines de Franz Schubert sur instruments historiques sur le même label Sono Luminus. Après Bach Uncaged sorti en avril 2024, Bach et John Cage côte à côte, pour violon électrique et piano préparé, leur nouveau disque, le premier sous le nom Mystery Sonata, se tourne cette fois vers la musique contemporaine islandaise avec quatre compositeurs nés à la fin des années soixante-dix, deux femmes et deux hommes. Les deux musiciens se sont rendus en Islande pour découvrir des paysages et rencontrer plusieurs compositeurs importants, qui ont parfois modifié leurs pièces pour les adapter au duo.
C'est le cas de la première pièce éponyme "Aequora", à l'origine pour piano à queue et électronique. La compositrice María Huld Markan Sigfúsdóttir a jouté la partie pour piano. L'électronique tisse une atmosphère mystérieuse sur laquelle piano et violon évoluent en gestes lents. Le piano, en partie préparé, soutient calmement le violon frémissant, comme si, sur une mer calme, égale, volait en mouvements ralentis un oiseau ivre de lumière. Une composition magique, au bord d'une douceur ineffable...
Les titres six et sept qui terminent l'album sont de la même compositrice. Re/fractions I et II sont nés d'une commande du Boulder Bach Festival (Boulder, Colorado), dont le directeur musical est Zachary Carrettin, et du duo. Sigfúsdóttir précise : « La terminologie du mot réfraction est : la courbure de la lumière lorsqu’elle passe d’une substance transparente à une autre. Cette courbure de la lumière par réfraction nous permet d’avoir des lentilles, des loupes, des prismes et des arcs-en-ciel. La pièce est vaguement divisée en deux parties, les fractions 1 et 2, mais constitue en même temps un arc musical complet. » La pièce est contemplative, refuse « d'ajouter du bruit à un monde déjà bruyant » comme le souligne Maria. On se laisse porter par et sur le chant pur du violon, on écoute la respiration des deux instruments, leur avancée. Leurs illuminations dans la seconde partie nous transportent avant de nous laisser sur le rivage délicatement ourlé du Silence.
"First Escape" pour violon solo, le titre 2, est une pièce assez virtuose de Daníel Bjarnason, qui s'élance à plusieurs reprises comme si elle voulait s'échapper, comme semble l'indiquer son titre, et retombe brièvement dans un état mélancolique entre chaque tentative.
La composition suivante, en deux parties, prend une résonance particulière pour nous français, puisque "Notre Dame" a été composée en 2021 suite à l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2019, choc profond pour tout l'Occident. D'abord écrite pour harpe et violon, elle a été remaniée par son compositeur Páll Ragnar Pálsson pour le duo, la partie de harpe revue pour le piano. Le compositeur ajoute à son sujet : « La majorité de mes œuvres sont basées sur les gammes harmoniques des instruments que j'utilise. Combinées, elles créent un ensemble de notes qui a été mon domaine d'origine dans tout ce que j'ai composé au cours des dernières années. Pour moi, il y a quelque chose de divin, comme une certaine connexion à la toute-puissance, à travers les harmoniques. » La première partie, "La tour Nord", est grave, pensive, déchirée, repliée sur une douleur secrète qu'elle cherche à transcender. "La tour Sud" est plus discrète encore, s'arrachant au silence, elle pleure et souffre dignement, agitée par une très courte bouffée de révolte qu'elle dépasse en continuant de chanter malgré tout avec une suavité, une grâce bouleversantes.
Reminiscence (piste 5) d'Anna Thorvaldsdóttir, pour piano solo, explore le monde des résonances intérieures du piano. L'instrument sonne comme un clavecin au début ; on plonge au plus près de ses cordes, de leurs grondements incroyables. Mais la pièce est empreinte d'un hiératisme magnifique qui donne aux en-allées soudaines du piano une dimension irréelle, magique, folle. Un chef d'œuvre !
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Quel beau disque, intense et sobre, à l'image de la grandeur silencieuse des paysages islandais !
Paru fin février 2025 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 7 plages / 42 minutes environ
Interprète et conservatrice musicale, ia pianiste lithuanienne Marta Finkelštein s'est beaucoup consacrée ces dernières années à l'ensemble de musique contemporaine Synaesthesis qu'elle dirige. Elle a rassemblé sous le titre between a thousand moons un programme constitué de courtes pièces pour piano solo écrites entre 1905 et 2024 par des compositeurs de son pays. C'est donc un panorama de la musique de ce pays, de ses caractéristiques et de sa grande diversité stylistique qui nous est proposé.
Les lignes qui suivent doivent les informations sur les compositeurs à l'excellent site du Centre d'Information musicale de Lithuanie [ avec un joli "h" !, que je conserve...].
La pianiste Marta Finkelštein
Les treize pièces du programme ne sont pas présentées selon l'ordre chronologique de leur parution, sans doute volontairement. La première place est toutefois accordée à l'une des plus anciennes (1906), au titre savoureux, J'ai nourri le cheval, j'ai nourri l'âne, de Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875 - 1911), compositeur phare de l'identité nationale et contemporain de Maurice Ravel, qui fut aussi un peintre dans la mouvance su Symbolisme et de l'Art nouveau. C'est une miniature délicate, intimiste et doucement solennelle. Belle entrée en matière. On retrouve Čiurlionis pour le prélude de la pièce six, tumultueuse traversée sur une mer agitée à calme.
Titrée "Esquisses de M. K. Čiurlionis – Vignette pour une chanson folklorique", sans doute en hommage au compositeur précédent, la pièce d'Anatolijus Šenderovas (1945 - 2019), deuxième du disque, offre un curieux et réussimélange d'écriture impressionniste, folkloriste et contemporaine. La compositrice Žibuoklė Martinaitytė (née en 1973) signe la troisième, au titre magnifique, "Dégradés de lumière III. Comme dans des rêves transparents" (2018). C'est ma pièce préférée. Minimaliste avec ses boucles serrées, elle avance décidément dans un flux enveloppé d'un halo mystérieux.
La compositrice Nomeda Valančiūtė (née en 1961), signe avec " Fin de la fête" (1987) une pièce follement post-cagienne sur piano préparé, presque une danse, facétieuse. De 1998, "Lemtis" (être destiné [?]) de Julius Andrejevas (1942 - 2016) oscille entre grave méditation et aperçus lumineux, passages dramatiques se changeant en rapides glissades, cascades, peut-être à l'image des phases de la vie, qui revient à son point de départ mystérieux. L'étude de concert N°2 (1981) de Vytautas Barkauskas (1931 - 2020) marche sur la pointe des notes, légère, au seuil d'une féérie devinée, tourne comme une folle, se lance dans une ébouriffante escalade avant de ralentir et de se reposer. L'étude n°2 (1933) de Vytautas Bacevičius (1905 - 1970) est une sorte de rêverie atonale, flottante et intrigante, non sans charme. La gavotte de Balys Dvarionas (1904 - 1972) est un exemple brillant de l'inspiration folklorique sous-jacente à la musique lithuanienne. La "Chanson de pluie joyeuse" (titre 10, 1987) de Kristina Vasiliauskaité (née en 1956) est à mi-chemin de l'inspiration folklorique et de la musique savante, alerte et rayonnante.
Les trois pièces enchaînées de Julius Aglinskas (né en 1988), "I. Moi, la fille à bicyclette / II. Arbre solitaire / III. Vélo sans volant" sont nimbées quant à elles d'une émouvante et très douce mélancolie.
"Circa" (2024) de Dominykas Digimas (né en 1993) est la pièce la plus récente du programme. Magnifique exemple d'une musique intemporelle, introspective, comme de calmes réflexions au bord d'une pièce de silence, qui prélude fort bien à la dernière pièce, "Bangos (Flots, 2010) de Zita Bružaitė (née en 1966), mon autre pièce préférée de ce disque. Son lyrisme fluide, sur une structure de boucles et variations, atteint des accents d'une profonde beauté. Les presque six minutes de la composition servent l'élan de cette musique altérée d'infini.
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Un très beau disque de piano, intelligemment conçu pour découvrir des compositeurs lithuaniens à peu près inconnus en France (et probablement en Europe) et impeccablement interprété.
Paru fin janvier 2025 chez Music Information Centre Lithuania (Vilnius, Lithuanie) / 13 plages / 45 minutes
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
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En marge de ce programme, vous pouvez aussi écouter "Blue Dusk", magnifique pièce de musique de chambre de Julius Aglinskas qui rend bien falotes certaines musiques ambiantes...
Après Landscapes and Lamentations (juillet 2022), le violoniste Richard Carr (présentation ici) a enregistré deux albums dans une ancienne église transformée en studio près de Woodstock, August Dreams et celui-ci, August Light. Profitant de ce cadre exceptionnel, Richard Carr a invité l'altiste Caleb Burhans (cofondateur du duoitsnotyouitsme) et la violoncelliste Clarice Jensen. La basse électrique de son fils Ben Carr, connu en tant que Carrtoons, apporte son énergie sur plusieurs titres. Le disque a été conçu en quelques jours à partir d'improvisations. Tous les musiciens prolongent leurs instruments par des manipulations électroniques en direct.
[L'impression des oreilles]
Douce étrangeté, ma sœur...
Le très lyrique "Standing Stone" ouvre l'album. Avec son ostinato de basse et les cordes mélodieuses, c'est un titre langoureux et prenant. Sur "August Light", Richard Carr s'est mis au piano, un grand piano Steinway. Violoncelle et alto le rejoignent pour une méditation rêveuse aux inflexions d'une grande douceur.
Pour "Fission" (titre 3), la chanteuse Kyoko Ichihara ajoute sa contribution frémissante et mystérieuse à une tessiture de mellotron et de cordes électriques : titre magnifique ! "Vik" est le nom d'une petite ville sur la côte sud de l'Islande : la composition tente de restituer l'atmosphère mystérieuse et effrayante de cette région boisée, caverneuse, dans une sorte de lamento sinueux enrichi de sons électroniques qui lui donnent une aura trouble. Piano vaporeux et cordes augmentées par l'électronique font de "At A Crossroads" un titre étrangement bucolique, les cordes zigzagant sur un fond frissonnant.
Après cinq titres baignés d'une sérénité parfois voilée, toujours suave, "Atmospheric River" (titre 6), Richard Carr à la guitare avec distorsion et Quadravox (harmoniseur à quatre voix avec capacités de séquençage), gronde et sonne comme du rock, épais et syncopé, bien déchiré. Sa coda apaisée fait la transition avec "Work the Space", piano électrique et solo de violoncelle rejoint par l'alto de Caleb : composition tout en glissendos, torsades, dans un climat d'irréalité lié à l'entrelacement des plans sonores. "Play with Fire" rompt avec le titre précédent : grinçant, presque dissonant, arêtes tranchées, il chaloupe dangereusement, anti-lyrique et gouailleur en diable ! "Circle of Mist" sonne très orientalement, le violoncelle lançant un vibrant appel répété, repris par le violon et l'alto sur un fond de silence. Ce cercle de brume forme comme un désert hanté de figures décharnées. La composition se fait toujours plus lancinante, déchirante, d'une beauté désolée. C'est l'un des grands moments du disque.
"Hold That Thought" déroule une gaze épaisse de textures et bourdons électroniques ponctués par la basse électrique, dont l'alto, en bonne compagnie électronique, se dégage avec de lents gestes mélodieux pour esquisser quelques arabesques un peu acérées sur la fin. Le titre 11, "Standing Stone Reprise", évoque le premier, avec l'ostinato de basse, mais en plus lyrique encore, élégiaque : d'une grâce suspendue, brodée de petits enroulements de cordes, mourant dans un silence de plus d'une minute.
Le dernier titre, "Desolation is a Railway Station", conclut sur une note à la fois nostalgique et facétieuse ce parcours souvent intimiste et tendre. Ponctué par la basse de Ben, il s'étire en une fresque jazzy le long d'un crépuscule alangui.
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Une musique de chambre lyrique et chaleureuse, avec de brèves touches nerveuses de folie rock ou jazz. Servie par un quatuor d'excellents musiciens, elle nous plonge dans le rêve lumineux et un peu étrange de la lumière d'août.
Paru en juillet 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 12 plages / 54 minutes environ
Je m'aventure assez rarement du côté des œuvres composées avant 1960. Une fois n'est pas coutume sur ce blog, libre de toute façon.
La maison de disques Neuma Records a publié fin janvier un programme de musique de chambre que j'ai plaisir à vous présenter. Il réunit cinq compositeurs, nés à la fin du XIXè ou au début du XXè siècle, et décédés dans la seconde moitié du siècle. Les œuvres datent toutes des années 20 ou du début des années 30. Quatre sont écrites pour deux instruments, la cinquième pour un trio. Trois musiciens les interprètent : la violoniste Hanna Hurwitz, présente d'un bout à l'autre de ce récital, le violoncelliste Colin Stokes, et le pianiste Daniel Pesca, dont j'avais célébré le bel album solo Promontory, sorti en 2021 sur le même label.
De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca
Le titre de l'album, The Night shall break est une citation partielle du dernier vers du poème de William Blake (1757 - 1827) Cradle Song (Berceuse) : « Then the dreadful night shall break. » (Alors la terrible nuit éclatera), poème que la compositrice Rebecca Price mit en musique au moment où elle composait son trio pour piano, deuxième œuvre du disque. L'omission de « dreadful » est peut-être significative de la volonté de mettre davantage l'accent sur la lumière de ces compositions de l'entre-deux guerres que sur les tristes suites de la Première Guerre mondiale et sur les menaces à l'horizon.
Deux compositrices
plus fortes que les préjugés...
La première pièce, la "Fantaisie N° 1" pour violon et piano (1933) de Florence Beatrice Price (1887 - 1953), première compositrice afro-américaine à être reconnue de son vivant. La réussite de cette admirable composition tient à l'alliance d'une atmosphère post-romantique, brillante ou élégiaque, avec une mélodie suave évoquant le folklore afro-américain.
Les vingt-deux minutes du "Piano Trio" (1921, en trois parties), de la compositrice et violoniste anglaise Rebecca Clarke (1886 - 1979), installée aux États-Unis à partir de 1916, sont une découverte majeure. La musique en est frémissante, dramatique, en écho aux drames de la guerre mondiale encore si proche. Les mélodies, magnifiques, sont traversées d'incroyables échappées lentes, explosant en bouquet d'arpèges éblouissants, en vigoureux coups d'archet ou pizzicati. Un motif récurrent unit puissamment les trois mouvements. Une œuvre forte, colorée, résolument moderne...
Trois compositeurs à la recherche d'une voie personnelle...
Suit la brillante et mouvementée "Sonatina for violin and piano" (1924, quatre courts mouvements) du compositeur et pianiste mexicain Carlos Chávez (1899 - 1978). Fantasque, étincelante, moqueuse, elle se met à rêver bucoliquement dans l'adagio, a des accents debussystes et stravinskiens ça et là. C'est un régal !
"Thème et variation pour violon et piano" (1932) d'Olivier Messiaen (1908 - 1992) est une promenade post-romantique de toute beauté à l'écriture ramassée, frisant parfois l'atonalité, s'abandonnant parfois à une virtuosité un peu folle ou à un lyrisme dépouillé presque déjà répétitif.
Pour clore le programme, le "Duo n°1 pour violon et violoncelle" (1927) du compositeur tchèque Bohuslav Martinů (1890 - 1959) est une œuvre qui échappe aux étiquettes. Si elle prend en partie son inspiration dans le folklore de la Bohème ou de la Moravie, son écriture contrapuntique raffinée dans le premier mouvement ou la fin du second évoque aussi bien la Renaissance ou une exubérance toute personnelle d'autodidacte aux oreilles ouvertes à toutes les musiques de son temps, de Debussy au jazz.
Un programme passionnant, interprété avec brio par trois musiciens talentueux !
Paru fin janvier 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 11 plages / 57 minutes
Un bien curieux album que ce Dots on a Disk of Snow, le quatrième pour la maison de disque Expert Sleepers que le multi-instrumentiste et compositeur Andrew Ostler dirige. Imaginez une rencontre entre instruments à vents (trompette, clarinette basse, cor baryton, saxophone ténor), arrangement de cordes et synthétiseurs modulaires. Les cinq pièces ont été construites autour d'improvisations, avec d'autres instruments pour étoffer les harmonies.
Le premier titre, "Tunes Blown Tremulous in Glass", fait irrésistiblement penser à Arvo Pärt. C'est une sorte de canon perpétuel aux arrangements de cordes en vagues ascendantes successives sur lequel vient se greffer une rythmique synthétique pointilliste, une suite d'élans sublimes vers le Ciel. Quelle superbe composition, au très beau titre, "Airs soufflés tremblants dans le verre" (traduction possible)...
"The Dooms Electric Mocassin" pourra semble en franche rupture avec ce début raffiné. Composition d'abord toute entière en rythmes électroniques minimaux à la limite du glitch, elle laisse peu à peu apparaître un arrière-plan de cordes, puis un solo de trompette vaporeux. Les cordes s'amplifient pour former un écrin mélancolique à la trompette, et c'est une belle et lente dérive, cette fois avec un fond étonnant de glitchs grouillants. La fin est d'une suavité élégiaque magnifique !
Le plus court titre 3, "Rowing in Eden", avec ses échantillons de cour d'école frémissante de bavardages et cris comme fond premier, est sans doute le ventre mou de l'album, englué dans un chœur de clarinettes un peu sirupeux à mon goût. Oubliez-le !
"Soudless As Dots on a Disk of Snow" (titre 4) est une variante du premier titre, comme son mouvement lent, cordes aux mouvements étirés, vents mélancoliques à leur tour lancés vers le Ciel en envolées ouatées, puis survient un battement rythmique crescendo qui accompagne plus régulièrement un ample largo d'une grande allure.
Le dernier titre, "Scarlet Experiment", est une toile mouvante sous la pluie du début, vite sous-tendue par un battement sourd. Les vents grondent et tournent doucement, les cordes les rejoignent à l'arrière-plan, puis la composition se fait plus bondissante, l'électronique très présente. Tout devient comme irréel, diaphane, au milieu de la pièce, avant que cordes et vents ne soient à demi-submergés sous une rythmique énergique, à la pulsation quasi reichienne, hoquetante, avec un ultime retour des cordes en cercles élégiaques, et la pluie battante du début. Un très beau titre !
Sublime, suave, élégiaque, toujours harmonieux, le disque d'Andrew Ostler est un baume pour oublier les noirceurs du monde.
Paru début décembre 2023 chez Expert Sleepers (Édimbourg, Écosse) / 5 plages / 36 minutes environ
Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.
La musique contemporaine, autrement...
Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.
« Et peu à peu les flots respiraient
comme on pleure »
Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.
En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier.
Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.
De la lumière aux ombres...
Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».
...quand la vie s'en mêle !
Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album, « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.
Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.
Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !
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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.
Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ
Après trois disques consacrés à de grands compositeurs américains (Moondog, Philip Glass et Alan Hovhaness - ce dernier né aux États-Unis, mais d'origine mi-écossaise mi-arménienne) et un autre, Pianisphere volume 1, à un programme minimaliste, choix éclectique de pièces pour deux pianos exécutées avec son ami Thibaut Crassin, le pianiste François Mardirossian rend hommage à Erik Satie (1866 - 1925), compositeur français qui fut admiré en son temps non seulement par des compositeurs prestigieux mais par des artistes divers, et plus récemment outre-atlantique par John Cage, puis les minimalistes (Adams, Glass, La Monte Young, Reich, Riley). Deux ans avant le centenaire de sa mort, pour ne pas être trop conventionnel - on connaît l'esprit facétieux de Satie..., après beaucoup d'autres, et avant une floraison prévisible. Alors, un Satie de plus, pourquoi ? Et un double album...
Satie est aimé des amateurs, peu présent dans les concerts, absent des Conservatoires - pas assez sérieux, ce Satie ! Il n'est toutefois relativement connu que par ses Gnossiennes et ses Gymnopédies. François Mardirossian leur fait une place, il n'est pas interdit de se délecter encore à leur écoute. Seulement, il étoffe son premier cd d'un large choix de pièces nettement moins connues et tout à fait délectables, sans pour autant nous livrer une intégrale qu'aurait peut-être boudé une partie du public. L'idée géniale de ce double-album, c'est d'adjoindre à ce choix d'œuvres du Velvet Gentleman (surnom dû à son costume de velours couleur moutarde porté dans les années Montmartre) un florilège d'hommages composé par des amis, des fidèles et des musiciens vivants. À quelques-uns de ces derniers, le Festival Superspectives de Lyon, que le pianiste co-dirige, a commandé des pièces nouvelles, enregistrées ici pour la première fois comme quelques autres exhumées par le gymnopédiste passionné. Le cd 2, ce sont les Gymnopédistes du titre !
Je vais tâcher de ne pas empiéter sur le riche livret, dû au pianiste lui-même, qui présente aussi les pianos choisis, pianos d'époque « non-standardisés » .
Satie connu... et méconnu
Le premier cd présente un choix chronologique, à l'exception de la première et de la dernière pièce. La première, Désespoir agréable, c'est déjà tout Satie. Un Satie qui, à 39 ans, reprend des études musicales et écrit cette courte pochade au titre oxymorique : pas question de se laisser engluer dans le sentimentalisme, dans un romantisme flamboyant. Un pas de côté, un clin d'œil à la musique académique, et pourtant, en quelques mesures, une noble nostalgie. La dernière, Je te veux, de 1897, permet de souligner l'anticonformisme d'un compositeur qui ne répugnait pas à écrire des chansons, une valse, comme celle-ci, pour la chanteuse Paulette Darty (1871 - 1939), reine des valses lentes. Jouée sur un Pleyel droit de 1923, elle sonne comme une pièce de cabaret, au sentimentalisme conventionnel, certes, mais non dénuée d'humour dans son allégresse doucement impérieuse...
Entre les deux, on a d'abord les pièces célèbres, Gymnopédies puis Gnossiennes. Pièces intemporelles, danses inoubliables et hypnotiques dans leur pureté altière, et si délicate, interprétées avec une sobriété lumineuse par François Mardirossian, desservant de ces Mystères harmonieux et graves. Puis le pianiste passe à des œuvres à peu près inconnues du grand public, qu'on ne trouve que dans des intégrales comme celle donnée par Nicolas Horvath dans la collection Grand Piano chez Naxos ou lors de sa nuit blanche à la Philharmonie de Paris. Il s'agit notamment des Pièces Froides. D'abord trois Airs à faire fuir, tout à fait magnifiques, à la fois d'une mélancolie raffinée et d'une fantaisie distanciée, avec un titre collectif et un sous-titre volontairement négatifs, typiques de la modestie farouche d'un compositeur...volontiers facétieux ! Puis trois Danses de travers, trois crescendos, variations sur une jolie mélodie un brin moqueuse, rêveuse aussi, parfaite pour des jeunes filles en fleurs, proustiennes avant l'heure.
Suivent les Véritables Préludes Flasques (pour un chien), de 1912. Avec un titre à la Dali - je pense à ses montres molles..., un sommet de drôlerie, d'impertinence, contemporain des Préludes de Debussy. Une "Sévère réprimande" emphatique, bouffonne, se déverse sur le pauvre chien, assommé. Par contraste, "Seul à la maison" est un petit lamento larmoyant et émouvant pour le chien pitoyable. Heureusement, "On joue" vient rompre la solitude, les trilles dépeignent la joie de l'animal. Au total, ces trois pièces absolument délicieuses font penser à la bande-son d'un film burlesque muet.
Sports et divertissements (1914) est une série de vingt-et-une vignettes, miniatures n'excédant pas une minute et vingt-cinq secondes, la plupart de moins d'une minute. On y découvre un Satie caricaturiste au trait acéré, à la verve acerbe ou bouffonne, qui s'amuse prodigieusement. Ah! Ce "Colin-maillard", primesautier, d'une légèreté nimbée d'un zeste de mélancolie ! Et l'évocation merveilleuse du "Yachting", se balançant dans les eaux d'un rêve de langueur infinie (presque baudelairien...). Et "le Flirt", avec sa citation-éclair de Au clair de la lune : le coquin Satie, comme il y va mine de rien, « Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu » pour un séducteur voulant se faire ouvrir la porte...Un journal de la Belle Époque, ce cycle pétillant et malicieux, que François Mardirossian dessine avec un entrain communicatif.
Pour ce cd 1, il nous reste les trois Avant-dernières pensées, admirées par John Cage. Ces très courtes pièces annonceraient le minimalisme par les motifs perpétuels, les répétitions, les mélodies faciles. La première, "Idylle", est gentille et brillante, mais pas impérissable... "Aubade, avec ses grappes répétées, son staccato grotesque, est par contre vraiment savoureuse. "Méditation", au rythme paradoxalement pressé, laisse entendre comme un vif dialogue intérieur : pièce assez étrange, au seuil de l'océan des rêves par ses volutes liquides et son friselis incessant.
Gymnopédistes d'hier...et d'aujourd'hui
Le cd 2 regroupe dans le plus désordre chronologique (ce n'est absolument pas un reproche !!!) amis, connaissances et admirateurs anciens ou contemporains. Je passe sur les précisions biographiques (dans l'excellent livret et ailleurs). Je commence par amis et connaissances. D'abord Ricardo Viñes, pianiste si important du début du XXe siècle, créateur des plus grands. Sa Thrénodie ou Funérailles antiques (à la mémoire d'Erik Satie) est d'une poignante douceur. Première pépite de ce florilège ! Puis Henri Cliquet-Pleyel, proche par l'esprit de Satie comme le disent déjà les titres délectables des Trois pièces à la mémoire d'Erik Satie : Prélude rigide / Lamentation hydraulique / Oripeaux de bal et ballets de crins crins. Un prélude tourné en dérision par le thème récurrent et le mélange des genres ; une lamentation bien sépulcrale, qui s'endort et qui rêve, primesautière par bouffée avant de penser à redevenir funèbre ; un bal tournoyant qui s'emmêle et se croit tout autre ! Enfin Germaine Tailleferre, grande dame du piano et compositrice que l'on redécouvre depuis quelques temps, qui joua devant Satie. Sa Rêverie ne manque pas d'une grandeur un peu mélancolique.
Je réunis ensuite deux compositeurs belges. Le premier, qui fut l'ami de Satie, Édouard Léon Théodore Mesens, est présent avec trois délicieuses pièces courtes : des Étrennes (pour Erik Satie) d'une joie guillerette, une composition (Composition n°4) tout aussi allègre, assez moqueuse, et une Danse pour piano, musique pour bastringue étincelante et drôle.. François Mardirossian a découvert dans les archives le second, Willy Dortu, dont il donne deux miniatures : l'une, grave, baigne dans une nostalgie très gnossienne ; la seconde, vif, hésite entre esquisse caricaturale, parodie mélancolique et entrechat malicieux.
Jusque là, un parcours passionnant, avec retrouvailles et trouvailles, parcours qui est aussi une réhabilitation des pièces les plus courtes.
On arrive aux années soixante, avec un autre facétieux, qu'on a pu prendre même pour un imposteur, l'américain John Cage, qui n'a jamais cessé de dire son admiration pour Satie. All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan ne surprendra pas venant de l'auteur de l'une des plus sublimes compositions pour piano, In A Landscape. C'est un Cage plus grave, plus sérieux, qui compose cette pièce admirable, gymnopédie méditative, sorte de ronde lente, ensorcelante. Un autre très grand moment de ce disque !
Admirateur de Gavin Bryars depuis longtemps, j'étais partagé par sa New Gnossienne (after Satie) n°1, tellement impeccable, pastiche exemplaire. On jurerait du Satie, et rien d'autre. Où est donc passé Gavin Bryars, trop prudent Gavin ??? Mais c'est éblouissant. Je préfère, en guise d'hommage, une non-disparition de l'admirateur. Par exemple, Joyeux Satieversaire de Denis Fargeat : une mélodie limpide, un soupçon de nostalgie, le tout dans un calme troublant à la manière de, mais sans y coller trop...
Ce disque recèle encore des trésors...
La très belle Danse pour un enterrement de Claire Vailler, d'une noblesse et d'un envol magnifiques. Pièce miroitante, ode funambulesque...
La suite Various Occupations de Adrian Knight, auquel on doit un des sommets de l'écriture pianistique de ce siècle, Obsessions. Suite plongée dans des limbes rêveurs, une musique à la limite de la dissolution, du Satie distendu, ramené à des occupations irréelles, privé de son masque mondain, de son alacrité de surface. Sans doute la contribution la plus originale, inattendue, la plus audacieuse de cet ensemble d'hommages.
Puis... il y a encore les trois pièces admirables de Sébastian Gandera, à la fluidité mélancolique irrésistible, doux cercles, vertiges intimistes...
Et j'en viens à l'ouverture de ce second cd, fournie par trois pièces à tomber, trois pièces de Dominique Lawalrée. Son Listen to The Quiet Voice est évidemment le plus émouvant hommage possible. D'une simplicité dépouillée, avec sa boucle lente, entêtante, la musique s'enroule autour de notre âme et la serre doucement, à en mourir de douceur. L'Ombre des couleurs (ô le beau titre !) est d'une déchirante beauté tendue vers la lumière, du Satie-Bach minimaliste. Musique Satieerique, c'est l'autre face de Satie, le joueur, le torpilleur, qui s'amuse à citer J'ai du bon tabac au détour d'une broderie à l'allure enfantine, des gammes sautillantes, et flotte quand même un discret parfum de nostalgie.
Un pur plaisir, ce double album généreux, il vous hantera longtemps si vous aimez Satie (ou pas), et que de découvertes ! François Mardirossian habite ce parcours avec une tranquille aisance : n'est-il pas chez lui, chez Satie ? Comme d'habitude chez Ad Vitam Records, un disque impeccable : prise de son , pochette, livret (en français d'abord !!), soit un très bel objet [ ce qui est devenu trop rare...].
Paraît en septembre 2023 chez Ad Vitam Records / 2cds / 73 plages / 2h et 20 minutes environ
Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann
Cristallisations poétiques
Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth(2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !
Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :
Dust in the air suspended
Marks the place where a story ended
(De la poudre en supens dans l'air
Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris
Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : «Ma musique émerge, dit-il, d'une idée de la musique la plus ancienne.J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes.Chanter, frapper, écouter la résonance.The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »
La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.
Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner.Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorcadans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile.Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !
Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.
Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ