des classiques pour aujourd'hui

Publié le 16 Juillet 2025

Alfredo Santa Ana - Before The World Sleeps

   Tous les amoureux du piano devraient se précipiter sur ce disque, qui n'a que trop attendu dans les limbes de mes fichiers. 

[À propos du compositeur, de la pianiste et du disque]

    Le compositeur mexico-canadien Alfredo Santa Ana réside à Vancouver depuis 2003 sur les terres de nations autochtones. Il est guitariste dans  un groupe "d'avant-rock avec une touche de classique" de Vancouver, Square, se produit avec sa compagne, l'écrivain Alisen Santa Ana sous le nom de Ghost Sheperd. Son album de guitare, Sounds of Time & Distance, est sorti en novembre 2022.

   Aussi à l'aise dans le répertoire classique que contemporain, la pianiste Miranda Wong a derrière elle une solide carrière de soliste au Canada, aux États-Unis et en Angleterre, d'instrumentiste de chambre et d'enseignante qui la rend à même d'interpréter la musique exigeante du compositeur.

  Quant au propos du disque, qui se veut dans l'air du temps, lié à la précarité de notre époque face au futur, il me semble suffisamment vague et inconsistant pour que je n'insiste pas. La musique n'a pas besoin de "programme" pour nous plaire. Cette collection de dix-huit pièces, quinze d'entre elles de moins de quatre minutes, trace le portrait d'une sensibilité attachante, en marge des projecteurs et d'une actualité tapageuse. C'est assez pour la rendre précieuse.

Le compositeur Alfredo Santa Ana (à gauche) / la pianiste Miranda Wong (à droite)Le compositeur Alfredo Santa Ana (à gauche) / la pianiste Miranda Wong (à droite)

Le compositeur Alfredo Santa Ana (à gauche) / la pianiste Miranda Wong (à droite)

   Une nouvelle culture de la Nostalgie   

   Le compositeur a distingué quatre chapitres dans son album qu'il considère en somme comme un livre pour piano : Le Concile des Apparitions (titres 1 à 3) / Mémoire, je pense souvent à toi comme la cendre du Temps (4 à 7) / Couleurs (8 à 12) / Petit âge de glace (13 à 18) La première pièce, titrée par le mot-valise "Zaloasymphnesis", mot si mystérieux, me paraît à cent lieues des "explications" fournies par le compositeur : "Zaloa" est le mot Nahuatl (langue du Mexique, de la famille uto-aztec) pour la glue ou des sortes de colle, "symph" renvoie à l'idée d'un accord ou rassemblement de sons, tandis que "nesis" réfère à la théorie platonicienne de l'anamnèse, qui considère que les formes ou les concepts sont préinstallés dans l'esprit...Ce qui me laisse perplexe, mais la pièce a de l'allure, un tantinet beethovenienne (?). En effet, elle me rappelle d'autres musiques, elle me colle à l'oreille, elle semble pétrie de souvenirs musicaux. Son lyrisme dynamique est couplé avec des phases introspectives plus proches de la musique des débuts du vingtième siècle. On aimerait se souvenir, avant que le monde ne s'endorme, de telles mélodies qui échappent au temps. C'est un très beau début !

   "Castle Keep" (titre 2) est l'une des merveilles qui motivent mon article. La neige est tombée finement, enveloppant les choses d'un manteau mélancolique. Le piano picore dans les aigus parmi des flaques de rêve, ne redescend dans les médiums que dans la dernière partie, encore est-ce fugitivement : tout s'efface dans le rêve...

     N'y a-t-il pas au fond "Two Worlds" (titre 3) ? Le premier pose des questions, insiste par des séries de notes répétées, et le second entraîne dans la beauté profonde gisant dans les résonances, là juste derrière, ô les grappes gorgées de sons de l'au-delà, oiseaux sublimes... Voilà un triptyque d'entrée qui vous avertit : vous écoutez un grand disque !

    Quant à la petite pièce suivante, qui inaugure le chapitre de la mémoire, "A New Culture of Nostalgia", elle me fournit le titre de ma recension. Sa ligne flottante de boucles n'est interrompue que par de brèves efflorescences. Dans un esprit post-debussyste, la composition tourne et se pavane dans l'air du soir. "The Feeling of Forgetting" (titre 5), en dépit d'attaques décidées, se défait au milieu de pirouettes. "Lessons for Oblivion", ce pourrait être le titre d'un tango d'Astor Piazzolla,  ce sont des rêveries délicates et tourmentées arrachées au silence, c'est le jaillissement d'une sensibilité frémissante.

   Une poétique des titres serait à écrire. "Phantom Etude" semble conclure une trilogie de l'effacement. La pièce court dans les herbes folles avec une belle énergie pour se perdre dans les brumes. Ce n'est qu'après qu'apparaissent des compositions liées aux couleurs. C'est "Fuchsia", tout en trilles et torsions, avec des alanguissements et une montée de la mélancolie. C'est la très courte "Marigold" (souci, titre 9), perdue dans ses rêves, l'oreille tendue à l'orée du silence. Puis c'est un climat peut-être, avec "Aegean" (Égéenne), miniature solennelle et grave, notes tenues, résonantes, d'une incroyable beauté. "Wheelbarrow Red", c'est un objet qui troue l'épaisseur de l'oubli, une brouette rouge, mystérieuse, posée là, pour transporter quoi ? Le souvenir des choses disparues, qui sait, la composition est un petit chef d'œuvre suggestif, verlainien dans son économie de l'esquisse. Je souris, car le titre suivant, c'est "Absinthe", boisson trop aimée par Verlaine, pièce d'une grâce diaphane, comme l'Essence de la Nostalgie.
 

 

   Puis le disque nous achemine au Pays du froid, comme nous prévient "The Cold Gathers" (Le Froid s'installe, pièce 13). Avec ses notes rares et prudentes, la composition dessine un monde peu à peu saisi par l'immobilité, qui se débat faiblement, se laisse séduire, gagné par des ombres, envahi par le silence. La pièce suivante, "Ice Gods Don't Keep" (Les Dieux de glace ne conservent pas (?)) frétille et semble se jouer du froid, ironiquement, lui faisant la nique, mais celui-ci monte et la saisit, lui conférant une gravité bouleversante. Elle s'épure en chemin, marche extasiée dans le nouveau monde, s'ébroue de joie et gambade à nouveau pour finir. Le nouveau monde, c'est celui dans lequel "The Introvert" nous conduit : piano préparé, ou joué sur les cordes intérieures. Un monde de micro étincellements, d'éclats ouatés. Le piano s'est fait clavecin, luth, il tapisse de ses sons graves les autres sons arrachés à sa nuit intérieure pour une méditation sublime.

   Je n'en finis pas de me perdre dans ce disque admirable. Ah ! les trois dernières pièces ! "Prayer to a Vanishing Sun" (titre 16) marche sur des cellules de deux notes, suit un sentier bordé de ténèbres. "Snow Dirge" (Chant funèbre de la Neige) égrène quelques grappes dans une immense et paisible mélancolie avant de s'émietter en notes éparses, puis de brièvement briller de feux, souvenirs d'un monde enfui. "The Last Hymn" semble, lui, le souvenir d'autres hymnes connus (lesquels ?) qu'il condense jusqu'à les agglomérer en balbutiements pathétiques.

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   Un très grand disque de piano intemporel, dans l'interprétation sobre et sensible de Miranda Wong. Un classique néo-impressionniste pour aujourd'hui.

Paru en novembre 2024 chez Redshift Music (Vancouver, Canada) / 18 plages / 50 minutes environ

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Publié le 2 Mai 2025

Mark Springer + Neil Tennant + Sacconi Quartet - Sleep of Reason

   Inspirés par la série d'estampes des Caprices de Francisco de Goya le compositeur, pianiste et interprète britannique Mark Springer, fondateur du groupe Rip, Rig and Panic, et Neil Tennant, chanteur du duo britannique Pet Shop Boys, ont composé une vaste suite de chambre pour quatuor, quintette avec voix et piano solo. Neil Tennant a écrit les paroles pour l'eau-forte Le Sommeil de la raison engendre des monstres , gravure 43 de la série, en se voulant fidèle à la dimension sardonique, onirique, d'œuvres qui donnaient de leur époque un portrait satirique cruel de la politique, de la corruption et du double langage du pouvoir établi à travers ses cauchemars. Les monstres de Goya, le parolier a cru les repérer avec leur ego grotesque sur les réseaux sociaux où ils hurlent en laissant derrière eux une traînée de ruines...

Quatuor à cordes : le Sacconi Quartet (Ben Hancox, violon / Hannah Dawson, violon / Robin Ashwell, alto / Carra Berridge, violoncelle) // rejoints par Neil Tennant, voix, pour le quintette.

Au piano : Mark Springer

Treize caprices pour aimer la Déraison...  

   Le premier cd comporte le quintette en six mouvements, puis le quatuor en trois parties. Le quintette se situe dans la tradition des chansons de Hans Eisler et Kurt Weill composées pour le dramaturge Bertolt Brecht. Parolier et unique chanteur, Neil Tennant restitue la gouaille, la mordante ironie des chansons de cabaret, la quatrième partie ayant d'ailleurs un titre allemand, "Schmutzig" (Sale), mais aussi la dimension onirique des tableaux fantastiques. Mélodies caressantes, fragments de comptines, refrains obsédants, c'est une musique populaire au sens le plus noble, que l'on pourrait aussi rattacher à des musiciens grecs comme Mikis Theodorakis ou Manos Hadjidakis. Au total, grâce à la magnifique diction et au chant souple et ensorceleur de Tennant - on pense parfois en l'écoutant à Edward Ka-Spell des Legendary Pink Dots !, c'est un enchantement. 

   Le quatuor qui suit transpose pour cordes seules les mélodies et motifs du quintette. Qu'est-ce que le sommeil de la raison, sinon le retour doucement enivrant de mélodies suaves, le développement de motifs allègres ou rêveurs selon le moment du jour, les trois mouvements étant titrés "Morn" /"Noon"/"Night" ? On s'abîme dans une langueur capiteuse, le temps s'alentit, la nuit nous prend dans ses filets. Mark Springer redonne au quatuor ses pouvoirs de rêverie grâce à une écriture légère, fine, vaporeuse. Les mélodies coulent, nous enveloppent dans des rets aux mailles subtiles...

   La surprise pour moi, ce fut le deuxième cd. Une immense suite pour piano solo en quatre mouvements : presque une heure ! D'abord un parfum post-Satie irrésistible : une suite de miniatures sautillantes enchaînées sur "Break", alanguies parfois par la main gauche, et qui se mettent à caresser le ciel pour mieux rebondir en pluie de notes fines. "Flight" (plus de vingt minutes) s'enrichit de développements à la Philip Glass. La musique s'envole en effet dans de beaux tournoiements graves, caracole et frétille, se suspend, rêve, se lance dans de longues boucles aérées de passages féériques. Jamais l'intérêt ne faiblit, tant la composition est d'une incroyable variété, nous emporte dans son mouvement animé.

   Avec "Dark" (piste 3 du cd2), on retrouve le côté Satie, poussé au brillant, quasi frénétique, et s'enfonçant dans de noires béances, comme si l'aile de la folie passait, avant de s'abandonner et d'être repris par des airs fantasques. Glass revient en force au début du bouillonnant "Moon" : boucles puissantes, éparpillées en gouttelettes miroitantes, bousculades, cette lune n'est pas de tout repos. Elle entraîne certes au rêve, mais navigue en eaux troublantes, agitées, parcourues de frissons mélodiques récurrents. Mark Springer écrit une musique qui épouse les soubresauts d'une conscience prise aux sortilèges séduisants de la Nuit...

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Un double album tout à fait étonnant, associant un quintette avec voix, un quatuor et une suite pour piano solo de toute beauté. La musique, d'un néo-classicisme post-minimaliste, est constamment mélodieuse, étincelante de verve et de fantaisie nimbée de grâce irréelle.

Paru le 25 avril 2025 chez Sub Rosa (Bruxelles, Belgique) / 2 cds / 13 plages / 1 heure et 43 minutes environ

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Publié le 10 Mars 2025

Mystery Sonata - Aequora

   Mystery Sonata est le nom pris par le duo composé de la pianiste serbo-américaine Mina Gajić et du violoniste américain Zachary Carrettin. Le nom de leur collaboration musicale est probablement un hommage au compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz Biber ( 1644 - 1704) et à ses fameuses Sonates du rosaire, dites aussi Sonates du Mystère. Les deux instrumentistes ont chacun leur brillant parcours, mais il ont déjà enregistré ensemble, notamment les Sonatines de Franz Schubert sur instruments historiques sur le même label Sono Luminus. Après Bach Uncaged sorti en avril 2024, Bach et John Cage côte à côte, pour violon électrique et piano préparé, leur nouveau disque, le premier sous le nom Mystery Sonata, se tourne cette fois vers la musique contemporaine islandaise avec quatre compositeurs nés à la fin des années soixante-dix, deux femmes et deux hommes. Les deux musiciens se sont rendus en Islande pour découvrir des paysages et rencontrer plusieurs compositeurs importants, qui ont parfois modifié leurs pièces pour les adapter au duo.

   C'est le cas de la première pièce éponyme "Aequora", à l'origine pour piano à queue et électronique. La compositrice María Huld Markan Sigfúsdóttir a jouté la partie pour piano. L'électronique tisse une atmosphère mystérieuse sur laquelle piano et violon évoluent en gestes lents. Le piano, en partie préparé, soutient calmement le violon frémissant, comme si, sur une mer calme, égale, volait en mouvements ralentis un oiseau ivre de lumière. Une composition magique, au bord d'une douceur ineffable...

    Les titres six et sept qui terminent l'album sont de la même compositrice. Re/fractions I et II sont nés d'une commande du Boulder Bach Festival (Boulder, Colorado), dont le directeur musical est Zachary Carrettin, et du duo. Sigfúsdóttir précise : « La terminologie du mot réfraction est : la courbure de la lumière lorsqu’elle passe d’une substance transparente à une autre. Cette courbure de la lumière par réfraction nous permet d’avoir des lentilles, des loupes, des prismes et des arcs-en-ciel. La pièce est vaguement divisée en deux parties, les fractions 1 et 2, mais constitue en même temps un arc musical complet. » La pièce est contemplative, refuse  « d'ajouter du bruit à un monde déjà bruyant » comme le souligne Maria. On se laisse porter par et sur le chant pur du violon, on écoute la respiration des deux instruments, leur avancée. Leurs illuminations dans la seconde partie nous transportent avant de nous laisser sur le rivage délicatement ourlé du Silence.

   "First Escape" pour violon solo, le titre 2, est une pièce assez virtuose de Daníel Bjarnason, qui s'élance à plusieurs reprises comme si elle voulait s'échapper, comme semble l'indiquer son titre, et retombe brièvement dans un état mélancolique entre chaque tentative.

   La composition suivante, en deux parties, prend une résonance particulière pour nous français, puisque "Notre Dame" a été composée en 2021 suite à l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2019, choc profond pour tout l'Occident. D'abord écrite pour harpe et violon, elle a été remaniée par son compositeur Páll Ragnar Pálsson pour le duo, la partie de harpe revue pour le piano. Le compositeur ajoute à son sujet : « La majorité de mes œuvres sont basées sur les gammes harmoniques des instruments que j'utilise. Combinées, elles créent un ensemble de notes qui a été mon domaine d'origine dans tout ce que j'ai composé au cours des dernières années. Pour moi, il y a quelque chose de divin, comme une certaine connexion à la toute-puissance, à travers les harmoniques. » La première partie, "La tour Nord", est grave, pensive, déchirée, repliée sur une douleur secrète qu'elle cherche à transcender. "La tour Sud" est plus discrète encore, s'arrachant au silence, elle pleure et souffre dignement, agitée par une très courte bouffée de révolte qu'elle dépasse en continuant de chanter malgré tout avec une suavité, une grâce bouleversantes.

   Reminiscence (piste 5) d'Anna Thorvaldsdóttir, pour piano solo, explore le monde des résonances intérieures du piano. L'instrument sonne comme un clavecin au début ; on plonge au plus près de ses cordes, de leurs grondements incroyables. Mais la pièce est empreinte d'un hiératisme magnifique qui donne aux en-allées soudaines du piano une dimension irréelle, magique, folle. Un chef d'œuvre !

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Quel beau disque, intense et sobre, à l'image de la grandeur silencieuse des paysages islandais !

Paru fin février 2025 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 7 plages / 42 minutes environ

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Publié le 16 Février 2025

Marta Finkelštein - between a thousand moons

   Interprète et conservatrice musicale, ia pianiste lithuanienne Marta Finkelštein s'est beaucoup consacrée ces dernières années à l'ensemble de musique contemporaine Synaesthesis qu'elle dirige. Elle a rassemblé sous le titre  between a thousand moons un programme constitué de courtes pièces pour piano solo écrites entre 1905 et 2024 par des compositeurs de son pays. C'est donc un panorama de la musique de ce pays, de ses caractéristiques et de sa grande diversité stylistique qui nous est proposé. 

   Les lignes qui suivent doivent les informations sur les compositeurs à l'excellent site du Centre d'Information musicale de Lithuanie [ avec un joli "h" !, que je conserve...].

La pianiste Marta Finkelštein

La pianiste Marta Finkelštein

    Les treize pièces du programme ne sont pas présentées selon l'ordre chronologique de leur parution, sans doute volontairement. La première place est toutefois accordée à l'une des plus anciennes (1906), au titre savoureux, J'ai nourri le cheval, j'ai nourri l'âne, de Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875 - 1911), compositeur phare de l'identité nationale et contemporain de Maurice Ravel, qui fut aussi un peintre dans la mouvance su Symbolisme et de l'Art nouveau. C'est une miniature délicate, intimiste et doucement solennelle. Belle entrée en matière. On retrouve Čiurlionis pour le prélude de la pièce six, tumultueuse traversée sur une mer agitée à calme.

   Titrée "Esquisses de M. K. Čiurlionis – Vignette pour une chanson folklorique", sans doute en hommage au compositeur précédent, la pièce d'Anatolijus Šenderovas (1945 - 2019), deuxième du disque, offre un curieux et réussimélange d'écriture impressionniste, folkloriste et contemporaine. La compositrice Žibuoklė Martinaitytė (née en 1973) signe la troisième, au titre magnifique, "Dégradés de lumière III. Comme dans des rêves transparents" (2018). C'est ma pièce préférée. Minimaliste avec ses boucles serrées, elle avance décidément dans un flux enveloppé d'un halo mystérieux.

 

   La compositrice Nomeda Valančiūtė (née en 1961), signe avec " Fin de la fête" (1987) une pièce follement post-cagienne sur piano préparé, presque une danse, facétieuse. De 1998, "Lemtis" (être destiné [?]) de Julius Andrejevas (1942 - 2016) oscille entre grave méditation et aperçus lumineux, passages dramatiques se changeant en rapides glissades, cascades, peut-être à l'image des phases de la vie, qui revient à son point de départ mystérieux. L'étude de concert N°2 (1981) de Vytautas Barkauskas (1931 - 2020) marche sur la pointe des notes, légère, au seuil d'une féérie devinée, tourne comme une folle, se lance dans une ébouriffante escalade avant de ralentir et de se reposer. L'étude n°2 (1933) de Vytautas Bacevičius (1905 - 1970) est une sorte de rêverie atonale, flottante et intrigante, non sans charme. La gavotte de Balys Dvarionas  (1904 - 1972) est un exemple brillant de l'inspiration folklorique sous-jacente à la musique lithuanienne. La "Chanson de pluie joyeuse" (titre 10, 1987) de Kristina Vasiliauskaité (née en 1956) est à mi-chemin de l'inspiration folklorique et de la musique savante, alerte et rayonnante.

   Les trois pièces enchaînées de Julius Aglinskas (né en 1988), "I. Moi, la fille à bicyclette / II. Arbre solitaire / III. Vélo sans volant" sont nimbées quant à elles d'une émouvante et très douce mélancolie.

 

   "Circa" (2024) de Dominykas Digimas (né en 1993) est la pièce la plus récente du programme. Magnifique exemple d'une musique intemporelle, introspective, comme de calmes réflexions au bord d'une pièce de silence, qui prélude fort bien à la dernière pièce, "Bangos (Flots, 2010) de Zita Bružaitė (née en 1966), mon autre pièce préférée de ce disque. Son lyrisme fluide, sur une structure de boucles et variations, atteint des accents d'une profonde beauté. Les presque six minutes de la composition servent l'élan de cette musique altérée d'infini.

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    Un très beau disque de piano, intelligemment conçu pour découvrir  des compositeurs lithuaniens à peu près inconnus en France (et probablement en Europe) et impeccablement interprété.

Paru fin janvier 2025 chez Music Information Centre Lithuania (Vilnius, Lithuanie) / 13 plages / 45 minutes

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   En marge de ce programme, vous pouvez aussi écouter "Blue Dusk", magnifique pièce de musique de chambre de Julius Aglinskas qui rend bien falotes certaines musiques ambiantes...

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Des Classiques pour Aujourd'hui

Publié le 3 Octobre 2024

Richard Carr - August Light

[À propos du disque et des musiciens] 

   Après Landscapes and Lamentations (juillet 2022), le violoniste Richard Carr (présentation ici) a enregistré deux albums dans une ancienne église transformée en studio près de Woodstock, August Dreams et celui-ci, August Light. Profitant de ce cadre exceptionnel, Richard Carr a invité l'altiste Caleb Burhans (cofondateur du duo itsnotyouitsme) et la violoncelliste Clarice Jensen. La basse électrique de son fils Ben Carr, connu en tant que Carrtoons, apporte son énergie sur plusieurs titres. Le disque a été conçu en quelques jours à partir d'improvisations. Tous les musiciens prolongent leurs instruments par des manipulations électroniques en direct.

[L'impression des oreilles]

   Douce étrangeté, ma sœur...

   Le très lyrique "Standing Stone" ouvre l'album. Avec son ostinato de basse et les cordes mélodieuses, c'est un titre langoureux et prenant. Sur "August Light", Richard Carr s'est mis au piano, un grand piano Steinway. Violoncelle et alto le rejoignent pour une méditation rêveuse aux inflexions d'une grande douceur. 

   Pour "Fission" (titre 3), la chanteuse Kyoko Ichihara ajoute sa contribution frémissante et mystérieuse à une tessiture de mellotron et de cordes électriques : titre magnifique ! "Vik" est le nom d'une petite ville sur la côte sud de l'Islande : la composition tente de restituer l'atmosphère mystérieuse et effrayante de cette région boisée, caverneuse, dans une sorte de lamento sinueux enrichi de sons électroniques qui lui donnent une aura trouble. Piano vaporeux et cordes augmentées par l'électronique font de "At A Crossroads" un titre étrangement bucolique, les cordes zigzagant sur un fond frissonnant.

   Après cinq titres baignés d'une sérénité parfois voilée, toujours suave, "Atmospheric River" (titre 6), Richard Carr à la guitare avec distorsion et Quadravox (harmoniseur à quatre voix avec capacités de séquençage), gronde et sonne comme du rock, épais et syncopé, bien déchiré. Sa coda apaisée fait la transition avec "Work the Space", piano électrique et solo de violoncelle rejoint par l'alto de Caleb : composition tout en glissendos, torsades, dans un climat d'irréalité lié à l'entrelacement des plans sonores. "Play with Fire" rompt avec le titre précédent : grinçant, presque dissonant, arêtes tranchées, il chaloupe dangereusement, anti-lyrique et gouailleur en diable ! "Circle of Mist" sonne très orientalement, le violoncelle lançant un vibrant appel répété, repris par le violon et l'alto sur un fond de silence. Ce cercle de brume forme comme un désert hanté de figures décharnées. La composition se fait toujours plus lancinante, déchirante, d'une beauté désolée. C'est l'un des grands moments du disque.

   "Hold That Thought" déroule une gaze épaisse de textures et bourdons électroniques ponctués par la basse électrique, dont l'alto, en bonne compagnie électronique, se dégage avec de lents gestes mélodieux pour esquisser quelques arabesques un peu acérées sur la fin. Le titre 11, "Standing Stone Reprise", évoque le premier, avec l'ostinato de basse, mais en plus lyrique encore, élégiaque : d'une grâce suspendue, brodée de petits enroulements de cordes, mourant dans un silence de plus d'une minute.

    Le dernier titre, "Desolation is a Railway Station", conclut sur une note à la fois nostalgique et facétieuse ce parcours souvent intimiste et tendre. Ponctué par la basse de Ben, il s'étire en une fresque jazzy le long d'un crépuscule alangui.

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Une musique de chambre lyrique et chaleureuse, avec de brèves touches nerveuses de folie rock ou jazz. Servie par un quatuor d'excellents musiciens, elle nous plonge dans le rêve lumineux et un peu étrange de la lumière d'août.

Paru en juillet 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 12 plages / 54 minutes environ

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Publié le 12 Avril 2024

Hanna Hurwitz / Colin Stokes / Daniel Pesca - The Night Shall Break

   Je m'aventure assez rarement du côté des œuvres composées avant 1960. Une fois n'est pas coutume sur ce blog, libre de toute façon.

   La maison de disques Neuma Records  a publié fin janvier un programme de musique de chambre que j'ai plaisir à vous présenter. Il réunit cinq compositeurs, nés à la fin du XIXè ou au début du XXè siècle, et décédés dans la seconde moitié du siècle. Les œuvres datent toutes des années 20 ou du début des années 30. Quatre sont écrites pour deux instruments, la cinquième pour un trio. Trois musiciens les interprètent : la violoniste Hanna Hurwitz , présente d'un bout à l'autre de ce récital, le violoncelliste Colin Stokes, et le pianiste Daniel Pesca, dont j'avais célébré le bel album solo Promontory, sorti en 2021 sur le même label.

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

   Le titre de l'album, The Night shall break est une citation partielle du dernier vers du poème de William Blake (1757 - 1827) Cradle Song (Berceuse) : « Then the dreadful night shall break. » (Alors la terrible nuit éclatera), poème que la compositrice Rebecca Price mit en musique au moment où elle composait son trio pour piano, deuxième œuvre du disque. L'omission de « dreadful » est peut-être significative de la volonté de mettre davantage l'accent sur la lumière de ces compositions de l'entre-deux guerres que sur les tristes suites de la Première Guerre mondiale et sur les menaces à l'horizon.

Deux compositrices
plus fortes que les préjugés...  

La première pièce, la "Fantaisie N° 1" pour violon et piano (1933) de Florence Beatrice Price (1887 - 1953), première compositrice afro-américaine à être reconnue de son vivant. La réussite de cette admirable composition tient à l'alliance d'une atmosphère post-romantique, brillante ou élégiaque, avec une mélodie suave évoquant le folklore afro-américain.

    Les vingt-deux minutes du "Piano Trio" (1921, en trois parties), de la compositrice et violoniste anglaise Rebecca Clarke (1886 - 1979), installée aux États-Unis à partir de 1916, sont une découverte majeure. La musique en est frémissante, dramatique, en écho aux drames de la guerre mondiale encore si proche. Les mélodies, magnifiques, sont traversées d'incroyables échappées lentes, explosant en bouquet d'arpèges éblouissants, en vigoureux coups d'archet ou pizzicati. Un motif récurrent unit puissamment les trois mouvements. Une œuvre forte, colorée, résolument moderne...

Trois compositeurs à la recherche d'une voie personnelle...

    Suit la brillante et mouvementée "Sonatina for violin and piano" (1924, quatre courts mouvements) du compositeur et pianiste mexicain Carlos Chávez (1899 - 1978). Fantasque, étincelante, moqueuse, elle se met à rêver bucoliquement dans l'adagio, a des accents debussystes et stravinskiens ça et là. C'est un régal !

    "Thème et variation pour violon et piano" (1932) d'Olivier Messiaen (1908 - 1992) est une promenade post-romantique de toute beauté à l'écriture ramassée, frisant parfois l'atonalité, s'abandonnant parfois à une virtuosité un peu folle ou à un lyrisme dépouillé presque déjà répétitif.

   Pour clore le programme, le "Duo n°1 pour violon et violoncelle" (1927) du compositeur tchèque Bohuslav Martinů (1890 - 1959) est une œuvre qui échappe aux étiquettes. Si elle prend en partie son inspiration dans le folklore de la Bohème ou de la Moravie, son écriture contrapuntique raffinée dans le premier mouvement ou la fin du second évoque aussi bien la Renaissance ou une exubérance toute personnelle d'autodidacte aux oreilles ouvertes à toutes les musiques de son temps, de Debussy au jazz.

   Un programme passionnant, interprété avec brio par trois musiciens talentueux !

Paru fin janvier 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 11 plages / 57 minutes

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Publié le 20 Mars 2024

Andrew Ostler - Dots on a Disk of Snow

   Un bien curieux album que ce Dots on a Disk of Snow, le quatrième pour la maison de disque Expert Sleepers que le multi-instrumentiste et compositeur Andrew Ostler dirige. Imaginez une rencontre entre instruments à vents (trompette, clarinette basse, cor baryton, saxophone ténor), arrangement de cordes et synthétiseurs modulaires. Les cinq pièces ont été construites autour d'improvisations, avec d'autres instruments pour étoffer les harmonies.

   Le premier titre, "Tunes Blown Tremulous in Glass", fait irrésistiblement penser à Arvo Pärt. C'est une sorte de canon perpétuel aux arrangements de cordes en vagues ascendantes successives sur lequel vient se greffer une rythmique synthétique pointilliste, une suite d'élans sublimes vers le Ciel. Quelle superbe composition, au très beau titre, "Airs soufflés tremblants dans le verre" (traduction possible)...

  

   "The Dooms Electric Mocassin" pourra semble en franche rupture avec ce début raffiné. Composition d'abord toute entière en rythmes électroniques minimaux à la limite du glitch, elle laisse peu à peu apparaître un arrière-plan de cordes, puis un solo de trompette vaporeux. Les cordes s'amplifient pour former un écrin mélancolique à la trompette, et c'est une belle et lente dérive, cette fois avec un fond étonnant de glitchs grouillants. La fin est d'une suavité élégiaque magnifique !

    Le plus court titre 3, "Rowing in Eden", avec ses échantillons de cour d'école frémissante de bavardages et cris comme fond premier, est sans doute le ventre mou de l'album, englué dans un chœur de clarinettes un peu sirupeux à mon goût. Oubliez-le !

   "Soudless As Dots on a Disk of Snow" (titre 4) est une variante du premier titre, comme son mouvement lent, cordes aux mouvements étirés, vents mélancoliques à leur tour lancés vers le Ciel en envolées ouatées, puis survient un battement rythmique crescendo qui accompagne plus régulièrement un ample largo d'une grande allure.

   Le dernier titre, "Scarlet Experiment", est une toile mouvante sous la pluie du début, vite sous-tendue par un battement sourd. Les vents grondent et tournent doucement, les cordes les rejoignent à l'arrière-plan, puis la composition se fait plus bondissante, l'électronique très présente. Tout devient comme irréel, diaphane, au milieu de la pièce, avant que cordes et vents ne soient à demi-submergés sous une rythmique énergique, à la pulsation quasi reichienne, hoquetante, avec un ultime retour des cordes en cercles élégiaques, et la pluie battante du début. Un très beau titre !

   Sublime, suave, élégiaque, toujours harmonieux, le disque d'Andrew Ostler est un baume pour oublier les noirceurs du monde.

Paru début décembre 2023 chez Expert Sleepers (Édimbourg, Écosse) / 5 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 8 Février 2024

Sylvain Chauveau - Le Livre noir du capitalisme
La reparution bienvenue
d'un disque magistral !   
Sylvain Chauveau, Le Livre noir du capitalisme
Couverture originale en 2000

 

   Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.

La musique contemporaine, autrement...

   Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.

« Et peu à peu les flots respiraient

comme on pleure »

   Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage  de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.

    En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier. 

   Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.

De la lumière aux ombres...

    Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».

  ...quand la vie s'en mêle !

    Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album,  « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons  « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.

    Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.

  Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !

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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.

Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ

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