des classiques pour aujourd'hui

Publié le 20 Août 2023

François Mardirossian - Satie et les Gymnopédistes
Satie, notre contemporain inactuel...  

   Après trois disques consacrés à de grands compositeurs américains (Moondog, Philip Glass et Alan Hovhaness - ce dernier né aux États-Unis, mais d'origine mi-écossaise mi-arménienne) et un autre, Pianisphere volume 1, à un programme minimaliste, choix éclectique de pièces pour deux pianos exécutées avec son ami Thibaut Crassin, le pianiste François Mardirossian rend hommage à Erik Satie (1866 - 1925), compositeur français qui fut admiré en son temps non seulement par des compositeurs prestigieux mais par des artistes divers, et plus récemment outre-atlantique par John Cage, puis les minimalistes (Adams, Glass, La Monte Young, Reich, Riley). Deux ans avant le centenaire de sa mort, pour ne pas être trop conventionnel - on connaît l'esprit facétieux de Satie..., après beaucoup d'autres, et avant une floraison prévisible. Alors, un Satie de plus, pourquoi ? Et un double album...

   Satie est aimé des amateurs, peu présent dans les concerts, absent des Conservatoires - pas assez sérieux, ce Satie ! Il n'est toutefois relativement connu que par ses Gnossiennes et ses Gymnopédies. François Mardirossian leur fait une place, il n'est pas interdit de se délecter encore à leur écoute. Seulement, il étoffe son premier cd d'un large choix de pièces nettement moins connues et tout à fait délectables, sans pour autant nous livrer une intégrale qu'aurait peut-être boudé une partie du public. L'idée géniale de ce double-album, c'est d'adjoindre à ce choix d'œuvres du Velvet Gentleman (surnom dû à son costume de velours couleur moutarde porté dans les années Montmartre) un florilège d'hommages composé par des amis, des fidèles et des musiciens vivants. À quelques-uns de ces derniers, le Festival Superspectives de Lyon, que le pianiste co-dirige, a commandé des pièces nouvelles, enregistrées ici pour la première fois comme quelques autres exhumées par le gymnopédiste passionné. Le cd 2, ce sont les Gymnopédistes du titre !

    Je vais tâcher de ne pas empiéter sur le riche livret,  dû au pianiste lui-même, qui présente aussi les pianos choisis, pianos d'époque « non-standardisés » .

Satie connu... et méconnu

   Le premier cd présente un choix chronologique, à l'exception de la première et de la dernière pièce. La première, Désespoir agréable, c'est déjà tout Satie. Un Satie qui, à 39 ans, reprend des études musicales et écrit cette courte pochade au titre oxymorique : pas question de se laisser engluer dans le sentimentalisme, dans un romantisme flamboyant. Un pas de côté, un clin d'œil à la musique académique, et pourtant, en quelques mesures, une noble nostalgie. La dernière, Je te veux, de 1897,  permet de souligner l'anticonformisme d'un compositeur qui ne répugnait pas à écrire des chansons, une valse, comme celle-ci, pour la chanteuse Paulette Darty (1871 - 1939), reine des valses lentes. Jouée sur un Pleyel droit de 1923, elle sonne comme une pièce de cabaret, au sentimentalisme conventionnel, certes, mais non dénuée d'humour dans son allégresse doucement impérieuse...

   Entre les deux, on a d'abord les pièces célèbres, Gymnopédies puis Gnossiennes. Pièces intemporelles, danses inoubliables et hypnotiques dans leur pureté altière, et si délicate, interprétées avec une sobriété lumineuse par François Mardirossian, desservant de ces Mystères harmonieux et graves. Puis le pianiste passe à des œuvres à peu près inconnues du grand public, qu'on ne trouve que dans des intégrales comme celle donnée par Nicolas Horvath dans la collection Grand Piano chez Naxos ou lors de sa nuit blanche à la Philharmonie de Paris. Il s'agit notamment des Pièces Froides. D'abord trois Airs à faire fuir, tout à fait magnifiques, à la fois d'une mélancolie raffinée et d'une fantaisie distanciée, avec un titre collectif  et un sous-titre volontairement négatifs, typiques de la modestie farouche d'un compositeur...volontiers facétieux ! Puis trois Danses de travers, trois crescendos, variations sur une jolie mélodie un brin moqueuse, rêveuse aussi, parfaite pour des jeunes filles en fleurs, proustiennes avant l'heure.

   Suivent les Véritables Préludes Flasques (pour un chien), de 1912. Avec un titre à la Dali - je pense à ses montres molles..., un sommet de drôlerie, d'impertinence, contemporain des Préludes de Debussy. Une "Sévère réprimandeemphatique, bouffonne, se déverse sur le pauvre chien, assommé. Par contraste, "Seul à la maison" est un petit lamento larmoyant et émouvant pour le chien pitoyable. Heureusement, "On joue" vient rompre la solitude, les trilles dépeignent la joie de l'animal. Au total, ces trois pièces absolument délicieuses font penser à la bande-son d'un film burlesque muet.

   Sports et divertissements (1914) est une série de vingt-et-une vignettes, miniatures n'excédant pas une minute et vingt-cinq secondes, la plupart de moins d'une minute. On y découvre un Satie caricaturiste au trait acéré, à la verve acerbe ou bouffonne, qui s'amuse prodigieusement. Ah! Ce "Colin-maillard", primesautier, d'une légèreté nimbée d'un zeste de mélancolie ! Et l'évocation merveilleuse du "Yachting", se balançant dans les eaux d'un rêve de langueur infinie (presque baudelairien...). Et "le Flirt", avec sa citation-éclair de Au clair de la lune : le coquin Satie, comme il y va mine de rien, « Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu » pour un séducteur voulant se faire ouvrir la porte...Un journal de la Belle Époque, ce cycle pétillant et malicieux, que François Mardirossian dessine avec un entrain communicatif.

 Pour ce cd 1, il nous reste les trois Avant-dernières pensées, admirées par John Cage. Ces très courtes pièces annonceraient le minimalisme par les motifs perpétuels, les répétitions, les mélodies faciles. La première, "Idylle", est gentille et brillante, mais pas impérissable... "Aubade, avec ses grappes répétées, son staccato grotesque, est par contre vraiment savoureuse. "Méditation", au rythme paradoxalement pressé, laisse entendre comme un vif dialogue intérieur : pièce assez étrange, au seuil de l'océan des rêves par ses volutes liquides et son friselis incessant.

Gymnopédistes d'hier...et d'aujourd'hui

    Le cd 2 regroupe dans le plus désordre chronologique (ce n'est absolument pas un reproche !!!) amis, connaissances et admirateurs anciens ou contemporains. Je passe sur les précisions biographiques (dans l'excellent livret et ailleurs). Je commence par amis et connaissances. D'abord Ricardo Viñes, pianiste si important du début du XXe siècle, créateur des plus grands. Sa Thrénodie ou Funérailles antiques (à la mémoire d'Erik Satie) est d'une poignante douceur. Première pépite de ce florilège ! Puis Henri Cliquet-Pleyel, proche par l'esprit de Satie comme le disent déjà les titres délectables des Trois pièces à la mémoire d'Erik Satie : Prélude rigide / Lamentation hydraulique / Oripeaux de bal et ballets de crins crins. Un prélude tourné en dérision par le thème récurrent et le mélange des genres ; une lamentation bien sépulcrale, qui s'endort et qui rêve, primesautière par bouffée avant de penser à redevenir funèbre ; un bal tournoyant qui s'emmêle et se croit tout autre ! Enfin Germaine Tailleferre, grande dame du piano et compositrice que l'on redécouvre depuis quelques temps, qui joua devant Satie. Sa Rêverie ne manque pas d'une grandeur un peu mélancolique.

    Je réunis ensuite deux compositeurs belges. Le premier, qui fut l'ami de Satie, Édouard Léon Théodore Mesens, est présent avec trois délicieuses pièces courtes : des Étrennes (pour Erik Satie) d'une joie guillerette, une composition (Composition n°4) tout aussi allègre, assez moqueuse, et une Danse pour piano, musique pour bastringue étincelante et drôle.. François Mardirossian a découvert dans les archives le second, Willy Dortu, dont il donne deux miniatures : l'une,  grave, baigne dans une nostalgie très gnossienne ; la seconde, vif, hésite entre esquisse caricaturale, parodie mélancolique et entrechat malicieux.

  Jusque là, un parcours passionnant, avec retrouvailles et trouvailles, parcours qui est aussi une réhabilitation des pièces les plus courtes.

   On arrive aux années  soixante, avec un autre facétieux, qu'on a pu prendre même pour un imposteur, l'américain John Cage, qui n'a jamais cessé de dire son admiration pour Satie. All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan ne surprendra pas venant de l'auteur de l'une des plus sublimes compositions pour piano, In A Landscape. C'est un Cage plus grave, plus sérieux, qui compose cette pièce admirable, gymnopédie méditative, sorte de ronde lente, ensorcelante. Un autre très grand moment de ce disque !

   Admirateur de Gavin Bryars depuis longtemps, j'étais partagé par sa New Gnossienne (after Satie) n°1, tellement impeccable, pastiche exemplaire. On jurerait du Satie, et rien d'autre. Où est donc passé Gavin Bryars, trop prudent Gavin  ??? Mais c'est éblouissant.  Je préfère, en guise d'hommage, une non-disparition de l'admirateur. Par exemple, Joyeux Satieversaire de Denis Fargeat : une mélodie limpide, un soupçon de nostalgie, le tout dans un calme troublant à la manière de, mais sans y coller trop...

    Ce disque recèle encore des trésors...

   La très belle Danse pour un enterrement de Claire Vailler, d'une noblesse et d'un envol magnifiques. Pièce miroitante, ode funambulesque...  

    La suite Various Occupations de Adrian Knight, auquel on doit un des sommets de l'écriture pianistique de ce siècle, Obsessions. Suite plongée dans des limbes rêveurs, une musique à la limite de la dissolution, du Satie distendu, ramené à des occupations irréelles, privé de son masque mondain, de son alacrité de surface. Sans doute la contribution la plus originale, inattendue, la plus audacieuse de cet ensemble d'hommages.

  Puis... il y a encore les trois pièces admirables de Sébastian Gandera, à la fluidité mélancolique irrésistible, doux cercles, vertiges intimistes...

   Et j'en viens à l'ouverture de ce second cd, fournie par trois pièces à tomber, trois pièces de Dominique Lawalrée. Son Listen to The Quiet Voice est évidemment le plus émouvant hommage possible. D'une simplicité dépouillée, avec sa boucle lente, entêtante, la musique s'enroule autour de notre âme et la serre doucement, à en mourir de douceur. L'Ombre des couleurs (ô le beau titre !) est d'une déchirante beauté tendue vers la lumière, du Satie-Bach minimaliste. Musique Satieerique, c'est l'autre face de Satie, le joueur, le torpilleur, qui s'amuse à citer J'ai du bon tabac au détour d'une broderie à l'allure enfantine, des gammes sautillantes, et flotte quand même un discret parfum de nostalgie.

   Un pur plaisir, ce double album généreux, il vous hantera longtemps si vous aimez Satie (ou pas), et que de découvertes ! François Mardirossian habite ce parcours avec une tranquille aisance : n'est-il pas chez lui, chez Satie ? Comme d'habitude chez Ad Vitam Records, un disque impeccable : prise de son , pochette, livret (en français d'abord !!), soit un très bel objet [ ce qui est devenu trop rare...].

Paraît en septembre 2023 chez Ad Vitam Records / 2cds / 73 plages / 2h et 20 minutes environ

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Publié le 3 Mars 2023

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

   Cristallisations poétiques

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth (2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !

Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :

Dust in the air suspended

Marks the place where a story ended

(De la poudre en supens dans l'air

Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris

Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : « Ma musique émerge, dit-il,  d'une idée de la musique la plus ancienne. J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes. Chanter, frapper, écouter la résonance. The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »

 

   La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui  « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.

  Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner. Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorca dans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile. Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !

Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.

Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ

Pour aller plus loin

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Publié le 27 Septembre 2022

Richard Carr - Landscapes and Lamentations

   Harmonie et tonalité : sans complexe !

    Richard Carr a tout de l'explorateur. Musicien, il est aussi bien compositeur et improvisateur que multi-instrumentiste, jouant du violon surtout, mais aussi de la guitare et du piano. Ses goûts musicaux sont pour le moins éclectiques : il collabore avec des orchestres classiques et joue du jazz avec beaucoup de monde, dont Fred Frith, et s'intéresse au minimalisme, à l'intonation juste, et j'en passe.  ! De plus, c'est un grand marcheur, qui a parcouru les chaînes de montagne des six continents. Sur ce disque, il poursuit l'aventure commencée avec son disque précédent chez Neuma Records, Over the Ridge (2021) On y retrouve notamment l'excellent quatuor à cordes  American Contemporary Music Ensemble, dans lequel joue un musicien que j'apprécie beaucoup, Caleb Burhans. L'ACMe a joué avec Max Richter, Dustin O'Halloran et Johann Johannsson, et avec bien d'autres, défendant une large répertoire de musique contemporaine.

   Les paysages de l'album auxquels renvoient les titres existent dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres de chez lui, dans la vallée de l'Hudson. C'est donc une musique qui revendique un lien avec la nature qu'il aime tant. Six pièces sont composées, six collectivement improvisées.

   "Rainbow Falls", collectivement improvisé, associe un piano pré-enregistré et le quatuor à cordes, pour une lamentation suave, très mélodieuse. "Loop Road" remplace le piano par la guitare. On est conquis par la grâce de cette musique aux boucles délicates et chantantes. Le retour à la tonalité, quand même, a du bon ! "Caleb's lament" est une élégie méditatitve menée par l'alto de Caleb Burhans. L'album devient une collection de pièces de chambre d'une extrême séduction. Avec  des moments plus nettement liés aux styles de la musique contemporaine la plus radicale, comme dans "Gertrude's Nose", dont le tranchant m'évoque certaines compositions de Michael Gordon : un étincelant mini-quatuor bien enlevé ! Suivi par le langoureux "Skytop", qui dessine dans le ciel de merveilleux nuages et s'envole dans les volutes admirables de l'alto et du violoncelle, frangées par les deux violons. Quel sublime paysage ! Les violons en canon, puis l'alto esquissent une photographie sous-marine, semble nous suggérer le sixième titre, "Underwater Photography", le violoncelle lestant l'ensemble de ces traits vifs d'un pizzicato rejoint par l'un des deux autres musiciens. Curieusement, le morceau prend des allures orientales, se termine par un accelerando bousculé.

   "Ice Caves" renoue avec la veine élégiaque, magnifique quatuor, des étincellements  en bouquets d'une confondante douceur... Sur "Butterville", on retrouve le violon du compositeur, pour un morceau gentiment rythmé proche du folk. Pas le meilleur selon moi... Je préfère le beau "Rushing Kill" (le compositeur précise que "kill" dans ce contexte signifie "rivière" ou "ruisseau"), piano liquide et violon coloré, animé, dansant au-dessus de la surface du flot changeant, avec des moments mystérieux lorsque le ruisseau se dérobe. Encore un quatuor à la fois énergique et rêveur, c'est "Castle Point", dont l'avancée irrésistible a un petit côté reichien : superbe !"Powerline", composée d'après une danse méditerranéenne en 11 / 8,  se tord et se contorsionne avec la suavité  insidieuse de la danse de Salomé... Le disque se termine avec "A Cabin in the Woods", allusion à une connaissance du compositeur qui vit dans ce genre d'habitation. L'auditeur européen pensera peut-être à Henry David Thoreau?. C'est une ballade tranquille, avec la guitare très folk et le violon songeur : pièce conclusive idéale.

   Un très beau programme, pour vous réconcilier avec la musique instrumentale d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne joue pas à l'innovation forcenée et ne prétend pas à des compositions mathématiques... pas toujours convaincantes pour l'oreille !

Paru en juillet 2022 chez Neuma Records / 12  plages / 51 minutes environ

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Publié le 26 Août 2022

Alan Hovhaness - Œuvres pour piano (François Mardirossian, piano)

    Simples Musiques pour les Vendanges de l'âme

    Considéré par le compositeur américain Lou Harrison comme « l'un des plus grands mélodistes du XXe siècle », Alan H. Chakmakjian, né en 1911 à Somerville (Massachusetts), fils d'une Écossaise et d'un Arménien né en Turquie, est l'auteur d'une œuvre prolifique saluée aussi bien par Serge Rachmaninov, Philip Glass ou Ravi Shankar.  Surnommé le "Sibélius américain", le jeune compositeur abandonne son nom jugé trop difficile pour celui d'Hovhaness. La musique d'Alan Hovhaness (1911 - 2000) est marquée à la fois par un certain attachement à la tonalité et un goût pour les musiques extra-orientales. À peu près inconnu en France, je le découvre d'ailleurs à l'occasion de ce nouvel enregistrement du pianiste français François Mardorissian, qui partage avec lui une plus ou moins lointaine origine arménienne. Hasard faussement étonnant, ce dernier a justement enregistré avant lui l'intégrale des Études pour piano de... Philip Glass ! Sans doute ce dernier acquiescerait-il à la déclaration d'intention d'Hovhaness :

« Mon but est de créer de la musique, non pas pour les snobs, mais pour tout le monde, une musique qui soit belle et réconfortante. tenter ce que les anciens peintres chinois appelaient "résonance spirituelle" dans la mélodie et le son. »

  Il fallait un certain courage pour tenir de tels propos quand les avant-gardes se retranchaient de plus en plus dans un élitisme souvent méprisant. Une musique populaire, pensez donc ! Accessible, c'est un comble ! Et belle, par-dessus le marché !

   Sur un catalogue qui compte 434 numéros officiels d'opus, le disque rassemble vingt pièces allant de "Mystic Flute", opus 22 de 1930 à la "Consolation" 'opus 419 de 1989 (il n'y a pas de numéro d'opus pour la suite sur des airs grecs), sans suivre un ordre chronologique strict, la "Consolation" n'étant que le titre treize de l'album. Le précieux livret comporte des notes claires et détaillées sur chaque titre. Le programme, bien pensé, permet de découvrir les différentes facettes de ce compositeur attachant, dont l'œuvre concilie tradition et modernité, universalité et singularité.

   François Mardirossian a choisi un ordre qui présente un double intérêt. Il s'agit d'abord de ménager et séduire l'auditeur, en faisant se suivre des compositions contrastées pour l'oreille : ainsi à l'atmosphère orientale de la première, "Mystic Flute", rapide et enjouée, succède la gravité de la seconde, "Pastoral N°1", puis la relative virtuosité lyrique de la "Suite pour piano" en trois mouvements, la joie exubérante de la "Dance Ghazal op.37a", l'étrange et presque farouche "Achtamar", et l'on pourrait poursuivre jusqu'à la fin du disque. Il s'agit aussi, je crois, de montrer la profonde unité de cette œuvre qui ne rentre jamais tout à fait dans les horizons d'attente attachés aux titres.

   Si "Mystic flute"- composée à l'âge de quatorze ans !, peut sembler aujourd'hui une ritournelle orientale caractéristique, elle s'échappe parfois en arpèges passionnés. La composition "Pastoral N°1" déroute davantage, avec son maillet de marimba faisant gronder les graves : voici une très étrange pastorale, méditation d'allure contemporaine ! La "Suite pour piano op.96" commence dans sa première partie "Doloroso" comme un morceau romantique, tourmenté, à la curieuse coda introspective, comme cassée ; la deuxième partie "Jhala Invocation" a le frémissement qu'on attend d'une invocation, mais  aspirée par les graves, elle sombre dans sa partie centrale avant de retrouver la mélodie initiale ; quant au "Mysterious Temple", on est plus du côté de Debussy, dans un impressionnisme très libre et profond qui me fait aussi penser aux Heures persanes  de Charles Koechlin. La "Dance Ghazal op. 37a", petit ouragan de joie, dont le commentaire du pianiste nous apprend qu'il s'agit d'une "rescapée" d'avant-guerre, commence par quelques mesures rêveuses avant de s'accélérer, et ne se contente pas de répéter sa mélodie, car elle cabriole dans les bas-côtés. Et que dire de "Achtamar op. 64", inspirée du folklore arménien et de ses instruments traditionnels qu'elle voudrait imiter ?  La voilà proche des dissonances, avec de petits à-plats graves, puis décharnée dans sa deuxième partie, virevoltante et quasi insolente...

    Avec "Two Ghazals op.36", une composition de 1933 révisée en 1966 qui me touche énormément, on atteint l'un des sommets du disque. Le ghazal est d'abord en Perse un poème d'amour, souvent mystique comme dans Le Divan de  Hafez de Chiraz (vers 1325 - 1389-90). L'étonnant, l'émouvant, ici, est la juxtaposition entre une première partie d'un lyrisme frémissant, élégiaque, et une seconde complètement ailleurs, dissonante, plombée par des graves impressionnants, d'une incroyable modernité, avant la reprise de la mélodie initiale, magnifiée par des variations mélodiques et une coda méditative de toute beauté. La sonate "Cougar Mountain op.390, en quatre mouvements, d'un lyrisme rêveur dans son premier mouvement très romantique, se libère de tout carcan dans le second, qui pourrait annoncer certaines pièces de Philip Glass : c'est exquis, tâtonnant, interrogatif, sur le bord du vide. Le troisième mouvement, élégiaque, est d'une lenteur doucement pétrifiante. Quant au quatrième, il bondit, jaillit, caracole, folle danse un peu orientale, puis se vaporise dans une extase diffuse, avant de revenir à sa folie antérieure.

  Après la courte "Consolation op.419" de 1989, pièce la plus récente du disque de forme A/B/A/B, une méditation entourée d'ailes arpégées, terminée par le retour à un calme dépouillé, la suite sur des airs grecs (Suite on Greek Tunes), si elle témoigne de l'inspiration folklorique du compositeur, montre aussi qu'Hovhaness se plaît à surprendre par une inventivité, une fantaisie débridées. La mélodie de mariage glisse dans des pas étranges, celle des vendanges semble claudiquer, un peu ivre peut-être. La Dance in Seven Tala est enfin furieusement grotesque, parodique, dans sa première partie, avant de partir en curieuses harmonies.

   Suivent une délicieuse pièce d'amour, composée en l'honneur de sa dernière épouse, où s'inscrit en filigrane le souvenir d'une Arménie perdue, et une berceuse d'une bouleversante douceur. Le disque s'achève avec les "Macedonian Mountain Dance op. 144 & 144b", deux danses énergiques typiquement balkaniques dans leur rythme échevelé, mais aussi d'une sidérante liberté, juxtaposant passages rapides et moments quasi élégiaques.

  L'interprétation de François Mardirossian, à la fois attentive au moindre détail et lumineuse, sur ce bel Opus 102 du facteur Stephen Paulello, sert la merveilleuse et bienfaisante limpidité de ces musiques d'une intemporelle et fascinante beauté. 

Paraît le 10 septembre  2022 chez Ad Vitam Records  / 20 plages / 60 minutes environ

Addendum

   Dès mes premiers contacts avec le disque et en voyant les titres, j'ai pensé à un autre musicien d'origine en partie arménienne, Georges Ivanovitch Gurdjieff (1866 ou 72 ou 77, mort à Paris en 1949), né à Alexandropol, dans une Arménie alors partie de l'Empire russe, dont le père était grec, et la mère arménienne. De ses voyages, réels ou mythiques, il rapporta un corpus impressionnant de musiques inconnues, d'airs collectés dans de nombreux pays. Outre la Grèce et l'Arménie, il faudrait mentionner le Tibet, la Turquie ou plutôt l'Empire ottoman, l'Inde, le Kurdistan. Il jouait un thème sur une sorte d'harmonium, et pendant des années Thomas de Hartmann (1884 - 1956), musicien russe de formation classique, compositeur et pianiste, a transcrit, adapté et harmonisé ces thèmes. Le pianiste français Alain Kremski (1940 - 2018), ayant trouvé des partitions de De Hartmann, a enregistré l'intégralité de la musique disponible de Gurdjieff dans une anthologie monumentale en douze volumes, d'abord chez Auvidis /Valois en six volumes, puis chez Naïve en douze cds. Ce qu'il dit des musiques de Gurdjieff, il me semble que l'on pourrait l'appliquer à celles d'Hovhaness :

 « Ces musiques belles, limpides, d'une grande simplicité intérieure, ont quelque chose d'indéfinissable, de spécial... Avec elles, nous commençons à voyager dans des pays inconnus et pourtant étrangement familiers. Un sentiment d'une grande pureté se dégage de ces musiques. Peut-être, à travers l'ordre parfois inhabituel des sons, s'expriment des lois qui nous touchent, nous éveillent : ces musiques ont ce pouvoir, indéniable, de nous ramener à nous-mêmes. »

   À noter que François Mardirossian a également interprété la musique de Gurdjieff... cela ne va-t-il pas de soi ? !

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Publié le 7 Juillet 2022

Benedikt Schiefer - Universal Kiss

   Pianiste, multi-instrumentiste, chef d'orchestre et compositeur travaillant à Berlin, Benedikt Schiefer est déjà connu pour ses musiques de films, comme Seules les bêtes (2019) de Dominik Moll. Il a sorti en février 2022 un disque autoproduit qui devrait ravir les amateurs d'une musique néo-classique post-romantique mâtinée d'électronique. Côté acoustique, lui-même joue du piano, Khatchatur Kanajan du violon et de l'alto et Mathis Mayr du violoncelle. Côté électronique, Benedikt Schiefer manie synthétiseurs et s'occupe de la production.

   Le titre éponyme, décliné sous différentes formes au début, au milieu et à la fin de l'album, s'ouvre avec une ample traîne orchestrale comme une ouverture d'opéra : scène de passion, bien sûr, pour ce baiser universel profond, chanté par le violon, dans un ciel lentement tournoyant piqueté d'étoiles. Musique pour un drame de Luchino Visconti ! Fugitivement, on pense aux premiers Tangerine Dream par la somptuosité sombre des mystérieuses semblances sur les rivages du cauchemar. Ce titre à lui seul a déclenché le désir de cet article. J'aime cette langueur un peu vénéneuse peut-être, celle d'une fleur qu'on n'en finirait plus d'aspirer ! L'interlude qui suit est saturé d'inquiétude : ce serait une bande parfaite pour un film d'horreur !

   De titre en titre, on se laisse envahir par un charme. La musique pèse sur nos épaules comme un joug, d'une majesté froide et pourtant insinuante. "Shelter", suite en quatre parties, est d'une irrésistible mélancolie, refuge ou asile loin de toutes les brutalités du monde, car ici le violon est tellement langoureux, l'orchestre si enveloppant, qu'il n'est plus question de partir. Musique de chambre apaisée, avec duo, trio de cordes, ou quatuor avec le piano. La reprise de "Universal Kiss" pour violoncelle et piano retrouve la belle tradition de l'élégie, d'un post-romantisme qui ne manque pas de grandeur.

   "Sturm und Drang", le huitième titre, évoque le romantisme allemand, orageux, de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous la forme d'un flux synthétique brumeux au milieu duquel évolue le piano, comme se débattant, tentant d'émerger de la texture qui l'englue, tel le héros romantique se dressant contre les cités serviles, comme aurait dit Alfred de Vigny. Alors qu'il semble avoir été digéré par la masse, le piano farouche a toutefois le dernier mot ! Avec "Chapeau Feldman", on rentre dans un monde étrange d'échos, de pizzicatos espacés selon un rythme secret. On progresse dans un souterrain, dans les limbes de la conscience la plus profonde...Beau titre énigmatique ! L'orgue de "The Green Dark" nous fait basculer dans des paysages inédits, mouvants, rythmés par un synthétiseur cotonneux : une avancée difficile dans des marais qui n'en finissent pas. En réchapperons-nous ? La vague bienfaisante de "Universal Kiss" vient nous chercher sur "Uncertainty N°3", nappe ambiante, miroitante, comme un soupir du cosmos arrivé pour nous sauver du marasme. La lenteur de la musique agacera certains, qui ne manqueront pas de reprocher à Benedikt Schiefer un goût prononcé pour une certaine grandiloquence. C'est indéniable, mais c'est justement là sa manière à lui de nous ensorceler, en prenant tout son temps, en le faisant traîner comme une draperie insidieuse. Même dans les petites pièces comme "Gestalt N°3 et "Gestalt N°4". Éclaboussures de piano, au ralenti, sur un fond résonnant, ou bien une danse un brin malicieuse dans son tournoiement tranquille : deux mélodies parfaites, contrepoints discrets aux grandes toiles cérémonieuses.

   Le dernier titre tire sa révérence : chasse au chant des rossignols en compagnie d'un chat nommé caramel dans les bois de France lors du premier confinement, nous dit le compositeur. Petit pirouette espiègle qui rejette loin les rêveries prenantes d'opéras ou de films dans lesquels le magicien Benedikt Schiefer a tenté de nous attraper !

  Les amateurs des musiques de Jóhann Jóhannsson devraient aimer ce premier disque de Benedikt Schiefer. On y retrouve un sens du faste dramatique combiné avec un instinct très sûr des séductions de la mélancolie.

 

Paru en février 2022, autoproduction / 14 plages / 58 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 2 Janvier 2022

Yvar Mikhashoff
Yvar Mikhashoff

Yvar Mikhashoff

Hommage à Yvar Mikhashoff

   Comment ai-je découvert le pianiste Yvar Mikhashoff (1941 - 1993) ? Après sa mort, en 1995, avec deux disques marquants. Précisons tout de suite que je n'ai aucunement l'intention de retracer sa biographie, que vous trouverez ailleurs. Mon hommage rassemble quelques disques qui me semblent toujours mériter le détour, quelques disques qui témoignent de son talent, de sa curiosité, de son engagement auprès de nombre de compositeurs dont il fut l'ami. Il fut le constant défenseur de la musique nouvelle et des œuvres méconnues. En 1995, le label américain mode records sort un disque qui rassemble trois pièces d'Alvin Curran, compositeur américain aujourd'hui résidant à Rome : un des grands disques pour piano de la fin du XXe siècle. On y trouve Schteti Variations I, longue « œuvre de pure imagination fantasque » selon Alvin, composée à partir d'une vieille berceuse yiddish, Rosinen une Mandeln, à la mémoire de Morton Feldam. Pour moi, il était clair que le disque ne me quitterait plus. On y trouve ensuite For Cornelius (1982, révisé en 1990), à la mémoire du compositeur britannique Cornelius Cardew, décédé en 1981. Une pièce éblouissante, jouée merveilleusement par Yvar, pièce qui n'est pas sans lien avec le second disque dont je vais parler. D'un seul bloc, mais en deux temps distincts : à la première partie séduisante, mélodieuse, dans l'esprit de Satie, répond une seconde partie grandiose, ravageuse, à base de notes répétées martelées. Inoubliable ! Puis The Last Acts of Julian Beck (1985), en trois parties, « "à la mémoire" d'un ami cher, révolutionnaire utopien, et cofondateur du Living Theater (le "théâtre vivant") », calmes méditations minimales écrites spontanément : une splendeur méditative. À part For Cornelius, rien sur les plates-formes d'écoute, ce qui rend le disque encore plus nécessaire !

Hommage à Yvar Mikhashoff

    La même année 1995 sort chez New Albion Records un choix de dix-neuf tangos sous le beau titre Incitation to Desire. Yvar collectionnait les tangos. Entre 1983 et 1991, il a commandé pas moins de 127 tangos pour piano seul à 127 compositeurs du monde entier, tellement il connaissait de monde, et tellement cette danse lui plaisait ! Ces enregistrements sont parmi les derniers effectués par le pianiste avant sa mort précoce du sida. Ce disque n'intéresse pas que les amateurs de tango, car il montre que la dénomination "tango" souffre à peu près tous les tempéraments ! Une incroyable traversée de la musique contemporaine : à vous de découvrir ces perles rares ! [Depuis, en 2019, le label Naxos a publié un autre choix de 18 tangos inédits sous le titre Tangos for Yvar, par la pianiste biélorusse Hanna Shybayeva.] En illustration sonore de Incitation to Desire, un tango d'inspiration minimaliste de William Duckworth.

Hommage à Yvar Mikhashoff

   « J'ai commencé à transcrire des opéras au cours de l'été 1991. Ce qui me poussa à m'y plonger si profondément provint d'une nécessité. John Cage avait écrit son Europera 5 pour moi au printemps de cette année-là (...) dans cette œuvre, je devais jouer six extraits d'opéras, trois presque inconnus et trois très connus. » écrit Yvar dans le livret accompagnant le double album Opera sorti en 2006, à nouveau chez mode records. Nécessité fait loi, Yvar se lance alors dans la transcription, avec la volonté de « faire emploi de tout le registre du piano, élargissant l'éventail du morceau dans les aigus comme dans les graves. » Le premier disque regroupe les Anciens (The Traditional) : Puccini, Bellini, Verdi et à nouveau Puccini. Le second aborde les modernes : Debussy, Berg,  et deux compositeurs encore vivants à ce moment-là, Syvano Bussotti (1931 -  mort depuis en 2021) et Kevin Volans (né en 1949). Pas facile de vous trouver une illustration originale, en dehors des grands classiques...Allez, va pour Casta Diva de Bellini, aria qu'il a varié dans le style de Chopin, l'opéra ayant été écrit en même temps que les premiers nocturnes de Chopin, fait-il remarquer dans ses notes...mais ce n'est pas sous les doigts d'Yvar, je le regrette.

Hommage à Yvar Mikhashoff

   Le 19 mai 1984 de quinze à vingt-deux heures, Yvar Mikhashoff joue soixante-dix compositions couvrant soixante-dix années (1914 - 1984) en sept heures, lors du Great American Piano Marathon à Broadway. Peut-être inaugure-t-il une pratique qui a aujourd'hui la faveur de bien des jeunes pianistes : celle des concerts fleuves, énormes, pouvant durer jusqu'à plusieurs jours d'affilée. Yvar a organisé plusieurs marathons de ce type. Un coffret de quatre cds parus chez mode records, sa maison de prédilection, prolonge et enrichit la collection d'œuvres alors exécutées, car le panorama est même un peu élargi, jusqu'en 1991, tout en restant chronologique. C'est une mine ce coffret, le régal des fouineurs, dont je ne pourrai vous donner qu'une mince idée, tant le choix d'extraits sur les plates formes est limité. Pensez : 48 compositeurs, 62 compositions, plus de quatre heures et demi de piano, et quel ! Je vous propose Solo de Lukas Foss (1922 - 2009), compositeur américain né à Berlin, qui étudia le piano au Conservatoire de Paris entre 1933 et 1937 avant de partir pour les États-Unis où il s'installa.

Hommage à Yvar Mikhashoff

   En 1991, le label New Albion Records publie un disque consacré à Virgil Thomson (1896 - 1989), américain qui étudia la composition à Paris avec Nadia Boulanger et fut influencé lors d'un second séjour parisien de 1925 à 1940 par le Groupe des Six. Plus tard il devint un compositeur de référence, souvent associé à Aaron Copland. Yvar le connut bien. Les pièces qu'il interprète sont de courtes mélodies avec la soprano Martha Herr, le percussionniste John Boudler et le trompettiste David Kuehn sur certaines d'entre elles. Pièces légères, facétieuses, pleines de vie, loin de toute rigidité académique. Beaucoup de portraits miniatures saisis sur le vif. En illustration sonore, une ravissante "Valse gregoienne"(sans "r", mon correcteur n'est pas content) chantée en français...

   Outre cette sélection, vous trouverez chez mode records des disques consacrés au grand ami d'Yvar, John Cage, un autre aux mélodrames de Richard Strauss

En complément :

- le disque consacré à Alvin Curran en écoute et en vente (numérique seulement) sur bandcamp

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Publié le 14 Décembre 2021

Kate Moore - Revolver

  Revolver fait partie de ces disques qui d'emblée vous emportent, vous font frémir. Pourquoi commencer autrement que par ce saisissement ? Vous savez que ce disque plonge à la source, qu'il s'adresse à l'âme, sans détour... J'avais déjà célébré un disque précédent de Kate Moore (se référer à cet article précédent pour des éléments biographiques), The Open road, un beau cycle pour voix et harpe sorti en 2012, inspiré par les Feuilles d'herbe (Leaves of grass) du poète américain Walt Whitman. Le disque était autoproduit. Cette fois, elle signe sur le label Unsounds, un label fondamental qui ne cesse de s'améliorer, et je suis très content qu'elle rejoigne Yannis Kirikides, Andy Moor, Claudio F. Baroni et quelques autres ! Plus de voix, mais un quintette de chambre composé d'un violon, d'un violoncelle, d'une contrebasse, d'une harpe et de percussion. La musique a été composée pour l'installation de danse "Restraints" de l'artiste Ken Unsworth. Kate Moore accompagne son disque de notes pour chaque titre, notes qu'elles demandent de ne pas citer in extenso...aussi m'interdis-je même de les lire pour cet article qui ne sera que le fruit de mon écoute ! Bien sûr, je peux réagir aux titres eux-mêmes, s'ils me semblent ouvrir une voie d'approche...N'ayant pas vu la chorégraphie, je m'en tiens au disque.

   Harpe et percussion tissent des boucles serrées sur "Revolver", le premier titre, le violon surplombant le duo de ces accents élégiaques. Une source coule dans un champ au soleil levant, tout est miracle, la nature aspire la lumière. On ne distingue que des taches brillantes s'entremêlant joyeusement. Violoncelle et contrebasse se joignent au concert, lui donnant soudain une dimension manifeste de louange. Quel début frais, vibrant, des envols de papillons, le mouvement de la grâce soulevant les corps sonores...Et ce n'est qu'une ouverture ! Car il y a "The Boxer", et là, je pleure de beauté, dès les premières mesures, tant le chant est pur, les boucles adorables, le mouvement de balancement d'un instrument à l'autre admirable. C'est une longue extase, transcendée par le violon d'une douceur supranaturelle, qui m'évoque soudain le magnifique "Light is calling" de Michael Gordon. Comment l'âme ne serait-elle pas entraînée par ce mouvement indicible, ce frémissement ineffable, si suavement ponctué d'une percussion sourde ? Je ne peux m'empêcher de l'écrire : c'est le plus sublime titre de l'année, il restera à jamais dans ma mémoire. Pouvais-je ne pas écrire cet article ? Certes pas ! Kate Moore a bien profité des séminaires dirigés par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe. Elle est maintenant à leur niveau !

   Comment écrire encore quelque chose après un tel choc, un tel chef d'œuvre ? Et pourtant... "Stroming" est étincelant de vivacité, de force ramassée, digne plus particulièrement de David Lang, de son écriture rigoureuse. Le flux sonore se fait fastueux, avec des opacités mouvantes extraordinaires, cette manière d'approfondir, de creuser si propre à David, voilà qu'elle la met en œuvre !! Le langoureux "Trio (Song of Ropes)" ne déçoit pas non plus, lents volutes autour de la contrebasse et du violoncelle ponctués par la harpe : on est comme en apesanteur, suspendu à de lents mouvements circulaires aux résonances magnifiques ! La plainte du violoncelle s'enlace aux boucles larges, quelle douceur, quel bonheur ! Les points d'exclamation ne doivent pas vous effrayer. C'est un disque à tomber, comme je l'écris parfois. Et ce n'est pas fini ! "Song of Ropes I", dans sa sévère austérité de solo de violoncelle, est un ensorcellement à coup de cordes graves, une giration fascinante de légères variations très resserrées : des cordes pour une infinie délectation...Le très langien "Song of Ropes II", deuxième solo de violoncelle, me fait penser encore une fois à David Lang [je ne parle pas de Louis Andriessen que je ne connais pas alors que je tourne autour de lui depuis longtemps ; je sais de plus que Kate fut son élève ] par l'économie d'une écriture tellement dense qu'elle tire de peu une chaleur incroyable, une puissance expressive confondante. Musique digne des suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach !!

    Après cette succession ininterrompue de pures réussites, c'est le titre le plus long "Way of the Dead", presque onze minutes d'un chant totalement envoûtant, d'une divine beauté mélodique. Violon agile et virevoltant, percussion entraînante, harpe la doublant par ses notes répétées, obsédantes, dans un crescendo intermittent dramatique. Comme on oublie tout, on le suivrait bien, ce chemin des morts, tout au long de cette quasi danse hallucinée parmi des allées troubles, au fond des graves, dans la paix des interstices, le tremblement des harmoniques. Le mouvement est irrésistible, agit comme un charme jusqu'à l'acmé martelé au vibraphone (?), vibrant de drones graves de cordes.

  Et il reste "Gatekeeper", diaphane gardien de la Porte, à la harpe hésitante, carillonnante, démultipliée, tissant une toile parsemée d'étoiles dans un mouvement enchanteur.

Si vous m'avez bien suivi... "Revolver", parmi tant de grands disques dont j'ai rendu compte dans ces colonnes cette année, est indéniablement le disque qui me touche le plus, constamment admirable.

Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ

Vous trouverez sur le site du label toutes les informations concernant les instrumentistes, magnifiques !

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 2 Décembre 2021

Chris Campbell - Orison

 

  Compositeur, producteur, directeur des enregistrements chez Innova Recordings / American Composers Forum, Chris Campbell a pensé Orison comme une prière sonore et une méditation en sept parties. Il souhaitait à l'origine que le cycle soit une pièce spatiale à l'intérieur d'un espace sacré. Il envisageait de le présenter dans une église ou un centre Zen en même temps que des supports visuels avec un découpage spatial particulier. Le disque est la version concert pour un grand ensemble de quatorze musiciens changeant parfois d'instruments dans le cours de la pièce : quatre violonistes, un altiste, deux violoncellistes, un percussionniste, trois musiciens à d'autres percussions et au psaltérion, un guitariste, et le compositeur lui-même au piano, à l'orgue, au psaltérion à archet et aux percussions.

   Les titres évoquent la lumière et l'eau, leurs mouvements, leurs flux, leurss rotations. "Parallels, Threading Light " commence  par des tissages élégiaques de cordes suaves, comme des envolées parallèles de lumières, peu à peu estompées d'ombres. Une cadence dramatique, avec l'entrée du piano et des autres instruments, donne à cette première pièce un impact émotionnel puissant, tempéré par les glissendis presque facétieux des cordes, mais augmenté par les percussions frémissantes. Cet hymne vibrant culmine avec l'entrelacement de l'orgue et des cordes enroulées sur elles-mêmes, dirait-on, avec une coda au piano pour une courte mélodie servant de transition avec le deuxième titre, "Rotating Light Mirrors the Water", méditation grave qui met en valeur les violoncelles. L'atmosphère y est d'un calme merveilleux émaillé de frottements percussifs, de sons de cloches. Les cordes chantent, tout explose soudain puis se décante en notes tenues. Ce qui frappe dans la musique de Chris Campbell, c'est l'alliance d'une écriture très mélodique, d'un raffinement baroque, resserrée sur les cordes, et d'une orchestration éclectique, dans laquelle les percussions évoquent parfois davantage le jazz contemporain tandis que le piano, la guitare, le psaltérion (paradoxalement) apportent une dimension post-minimaliste - Je pensais en écoutant "Ten Thousand Streams (Forward Motion)" au groupe de Brooklyn mené par Christopher TignorSlow Six. Ces dix mille flux/ flots, d'abord saisis au ras de clapotis percussifs et de légers ahanements, s'enflent peu à peu, unifiés par un fond d'orgue et des motifs répétés, ce qui donne une toile chatoyante, animée par ses accès de batterie un peu fous. Toute la seconde moitié offre une belle atmosphère mystérieuse illuminée par le psaltérion (?), un violon dans les hautes sphères, et un discret bol chantant, qu'on entend aussi au début de "Streams to Source, Object to Origin", le mouvement le plus mystique de cette vaste méditation, tout en bruissements, en chants soyeux, en envoûtants surgissements de piano et de percussions agitées. On est au cœur des flux, dans une incantation tumultueuse, comme si on nageait à contre-courant vers la source, semble nous suggérer le titre. "Ten Thousand Streams (Retrograde)" fait écho à la troisième partie. Cette déferlante percussive peut surprendre dans le programme : les cordes parviennent à s'en échapper non sans mal. J'avoue que ce cinquième mouvement ne me séduit guère... On revient à une partie plus mélodieuse, rêveuse, avec "Rotating Hymns", beau dialogue entre le piano, un fond brumeux de drones et des cordes séraphiques, qui vient mourir sur un sublime duo entre le psaltérion à archet et le violoncelle (si j'ai bien entendu...). Les violoncelles ouvrent l'appel de la Terre au Ciel, "Ground Calls Out to Sky", sommet de suavité de cette longue prière-méditation, ponctuée de bol chantant. Toute la terre semble s'alléger pour mieux léviter, monter au ciel. Un grand moment !

   Une ambitieuse fresque méditative, délicate et expressive, pleine d'une vie parfois bouillonnante, colorée de trouvailles chromatiques audacieuses.

 

Paru en mai 2021 chez Innova Recordings / 7 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page d'Innova consacrée au disque.

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