Publié le 30 Avril 2012

Terry Riley - Aleph

Splendeurs de l'intonation juste.  

   Le sens originel de l'aleph est l'énergie primordiale. C'est en effet un véritable bain de jouvence que ce nouveau double album de Terry Riley. Presque deux heures d'une méditation sur les différentes significations de cette première lettre de l'alphabet hébraïque. L'instrument, un Korg Triton Studio 88 spécialement conçu par le compositeur pour l'occasion,  est accordé selon le principe de l'intonation juste, encore peu utilisé en Europe, mais pratiqué aux États-Unis par son ami La Monte Young dans son monumental Well-Tuned Piano (créé en 1974), par Lou Harrisson —auquel il rend explicitement hommage en reprenant une échelle utilisée par ce dernier dans son œuvre ultime, Scenes —, ou encore par Michael Harisson (vous trouverez quelques précisions sur l'intonation juste dans l'article), Duane Pitre.

  Comme d'habitude chez Terry Riley, l'improvisation tient une large part dans l'émergence de l'œuvre. La pièce a d'ailleurs été enregistrée avec des moyens limités pour cette raison, "restaurée" et renforcée ensuite par l'ingénieur du son pour le disque. Cela importe peu. Terry Riley est un authentique inspiré, un chamane musical, fidèle à un esprit psychédélique obtenu sans substances hallucinogènes, par le seul pouvoir de l'imaginaire créatif. L'intérêt ne faiblit pas tout au long des deux heures. Les énergies ne cessent de surgir, de nous envelopper dans un présent éternel, à la fois presque le même et toujours différent. Les motifs s'enchevêtrent, naissent et meurent sans cesse, rayonnent dans de multiples directions. Terry Riley vit une transe qu'il transmet avec une incroyable chaleur. La musique se fait courant irrésistible, vague de fond, geyser d'harmoniques, si bien que le moi étriqué de l'auditeur ne résiste pas, baisse les barrières, se laisse envahir pour s'ouvrir à ces flux colorés obstinés. L'être redevient poreux avec délices, se contorsionne sous le chant charmant. Voilà l'esprit qui danse tel un feu follet, se vaporise et se grise. Plus rien ne pèse dans ce ballet d'émanations. L'aleph, c'est le taureau de feu, la force cosmique indomptable, enfin retrouvée sous les doigts de ce prodigieux musicien qui tutoie l'infini avec une fougue et une douceur somptueuses. Au commencement était le synthétiseur et son maître, Terry Riley. Et le commencement ne cesse de recommencer, aussi neuf qu'au premier jour...

   En guise de prolongement, Terry Riley cite Jack Kerouac, un extrait de Some of the Dharma :

 

The sun is a big wheel

And cosmic particle's a little wheel

And I'm a medium wheel

 

My vibration is on a motor vegetable level

And the sun on a million-yeared gaseous pulse level

And Cosmic particle lasts a second, owns a tiny wheeel

And the solar wheels

And the swing of my wheel

Engulf and circumscribe it.
Essence of Heating

Hears vibration

       Of all wheels and levels everywhere.

       S-h-h-h-h-h-h it sounds like.

 

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Paru en janvier 2012 chez Tzadik / 2 cds / 2 titres / 1h 53'

Pour aller plus loin

- le  domaine de Terry Riley.

- hélas pas d'extrait disponible : vous pouvez trouver le disque sur la page du label Tzadik.

- un bel article titré Le sutra de la béatitude consacré à Jack Kerouac.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles le 24 avril 2021)

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Publié le 15 Avril 2012

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

Pourquoi commencer à parler de Nurse With Wound (NWW) seulement maintenant ?

Meph. - Tu as raison, il faut leur expliquer.

Dio.- Remarque bien qu'avec le titre du blog, les lecteurs devraient s'attendre à tout. Mais quand même...

Meph. - Tout a commencé avec un commentaire posté le 5 mars sur l'article "Spyweirdos, l'électronique onirique". L'internaute t'invitait à regarder une vidéo...de NWW.

Dio. - Inspiré, ce lecteur, que je remercie encore au passage. J'ai plongé dans cet univers incroyable.

Meph. - Et, en complète concertation, nous avons décidé de présenter quelques albums, au gré de nos découvertes.

Dio. - En commençant par le début, toutefois, peut-être dans le désordre ensuite. Mais sans nous soucier des questions d'édition, de réédition...

Meph. - C'est en effet une jungle pour collectionneurs avisés. Ce qui nous intéresse, c'est la musique.

Dio. - Et les pochettes, illustrations intérieures. On ne rentrera pas non plus dans le détail des formations multiples qui se cachent sous les trois lettres. Né en 1978, NWW est un groupe à géométrie variable dont le seul membre permanent est l'anglais Steven Stapleton. La liste des collaborateurs successifs est impressionnante. Leur premier album sort en 1979 : c'est Chance Meeting On A Dissecting Table Of A Sewing Machine And An Umbrella, titre emprunté à Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : « beau (...) comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. » L'une des phrases prisées par les Surréalistes, et en particulier par André Breton !

Meph. - Que l'on évoquait voici peu à propos du disque du groupe anglais Breton, d'ailleurs pour souligner que le rapport entre leur musique et le Surréalisme était rien moins qu'évident. Car il ne suffit pas se réclamer d'une influence, encore faut-il la faire sentir...

Dio. - Ce qui est le cas chez NWW, cette fois. Steven Stapleton affirme, dans la réédition de 2001, son goût pour les musiques inhabituelles — autrement dit singulières, ce qui nous ravit ! — et absurdes. En compagnie d'Heman Pathack, d'origine indienne, et de John Fothergill, ils sont bien décidés à explorer l'inconnu musical. Aussi tous les efforts pour leur coller une étiquette sont-ils vains. Leur musique sera industrielle, ambiante, bruitiste, concrète, selon l'inspiration : inattendue, décalée, d'avant-garde...L'adjectif "expérimentale" serait encore la meilleure façon de dire ce désir permanent, fou, d'inventer de nouveaux chemins. C'est en ce sens qu'elle peut être dite dadaïste ou surréaliste. Steven rappelle les principes fondamentaux guidant leur démarche : 1/ Les titres doivent être longs. 2 / Nous n'aimons pas les chansons : pas de vocaux. 3/ Les pochettes s'inspireront d'expériences d'état de conscience liés aux drogues. Il ne faut pas forcément prendre à la lettre le troisième principe : Steven Stapleton, qui signe la plupart des illustrations, s'inspire des pratiques dadaïstes et surréalistes, à base de collage, de détournement, le tout avec une dimension provocatrice évidente. Comme dans le groupe d'André Breton, il s'agit de faire scandale en effrayant bourgeois et puritains, conformistes frileux aux hypocrites leçons de morale.

Meph. - D'où le titre du groupe, pour commencer. "Nurse With Wound", infirmière avec blessure : un quasi oxymore aux sous-entendus érotiques assumés, rendus explicites par l'illustration liée à l'un des quatre titres (voir ci-contre). Ajoutons que la couverture de Chance Meeting... va dans le même sens, renvoyant au bondage et aux pratiques sado-masochistes, phénomène assez fréquent dans la contre-culture rock si l'on songe notamment, parmi de multiples exemples, à la "Venus in Furs" du Velvet Underground.

Dio. - Chance Meeting... s'ouvre avec "Two Mock Projections". Guitare électrique en longues traînées incandescentes, réverbérations et effets qui saturent l'espace sonore. Du Hendrix revisité, envahi et subverti par un orgue tranquillement inquiétant, lui-même recouvert par des tourbillons, des nuées épaisses de sons électroniques bientôt hoquetant, hachés. Le tout prend des allures de jeu de massacre halluciné. En somme, le ton est donné ! "The Six buttons of Sex appeal" joue l'affolement à travers une guitare échevelée, tout en cisaillements rapides sur fond de micro percussions sourdes. Nous sommes quelque part entre musique expérimentale et free jazz brûlant, avant que l'intervention d'une voix d'écorchée ne nous propulse dans une dimension cauchemardesque, grand guignolesque : ne serait-ce pas les pleurs amplifiés de l'infirmière blessée, torturée... ou en pleine jouissance ?

Meph. - Ce n'est pas à moi de te le dire, mais tu risques d'effaroucher les âmes sensibles, non ? Il y a en tout cas un aspect jusqu'au boutiste dans cette musique totalement libre, indifférente aux qu'en-dira-t-on. Elle creuse sa voie, fore dans l'obscur. Si l'on accepte de la suivre — il faut pour cela de la patience —, on accède, après neuf minutes, à des territoires étranges et beaux, vivants, d'une incroyable manière, qui abolissent les repères ordinaires, les frontières entre acoustique et électronique, entre musique et bruit. Guitare, jouets, outils, se mettent à vibrer, à résonner, à bondir : la fin est splendide !

Dio. - Cette musique prend le contrepied des habitudes de consommation musicale d'aujourd'hui. Pas question de surfer, zapper : il faut attendre, s'immerger, plonger. Et c'est l'extraordinaire " Blank Capsules of Embroidered Cellophane ", presque trente minutes de fusion sous-tension, où l'on sent le trio en complète symbiose, inventant au fur et à mesure. On est assez proche de l'esprit de Musica Elletronica Viva d'Alvin Curran, où l'expérimentale rejoint la musique contemporaine pour le meilleur. Le collage de fragments de contes par la voix de Nadine Mahdjouba souligne la dimension merveilleuse de cette audace : NWW fait surgir une nouvelle langue musicale, authentiquement rimbaldienne, parce qu'elle est en permanence illuminée, illuminante. Cela n'exclut pas des passages calmes, introspectifs...

Meph. - En effet ! Tout se passe comme s'il fallait percer le mur des habitudes. Le cœur des morceaux est la récompense de l'auditeur qui a su s'abandonner pour accéder à la beauté sidérante, stupéfiante. La guitare se met à chanter quand on ne l'attend plus, par-dessus les claviers saturés, les émanations électroniques triturées, les boursouflures non identifiées et, sur la fin tout s'enraye, même les voix amplifiées, comme si l'on remontait le cours de la musique à l'envers. Le dernier titre, "Stain, crack, break", ajout de 2001 si j'ai bien compris, est un véritable poème électronique à base de voix répétées, mêlées : dans cette dislocation progressive de la langue, les mots rendent l'âme, redeviennent pure articulation sonore. La durée de l'expérience est fondamentale dans ce nouveau rapport à la musique : il faut oublier les références, modèles, pour apprécier ce voyage dépaysant !

Dio. - Un disque pour les oreilles intrépides, aventureuses...L'illustration de la dernière page du livret pour terminer...

Meph. - Du Max Ernst pur jus !!

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

Et la quatrième du cd, fragment de l'image précédente, avec à l'intérieur de la maison le petit bonhomme en gomme rouge dessiné par David Tibet, l'un des collaborateurs de cette réédition enrichie.
 

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

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Réédition parue en 2010 chez Jnanarecords / 4 titres / 64 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 7 Avril 2012

Andy Stott - Passed me by / We Stay together

L'anglais Andy Stott n'en est pas à son premier album. Si je me fie aux connaisseurs, il a publié le premier, Merciless, en 2006. Il pratiquait une dub techno semble-t-il bonne, mais pas particulièrement exceptionnelle.

Meph. - Tu ne peux en juger, tu le découvres.

Dio. - En effet, et grâce à une lectrice, de plus.

Meph. - Pourquoi "de plus", affreux misogyne ? Tu crois les filles insensibles à son nouveau style ?

Dio. - Je n'ai pas dit cela. C'est une manière, maladroite je te l'accorde, de signaler son mérite insigne.

Meph. - Parlons de ce double cd, qui réunit deux albums parus successivement courant 2011. J'aime beaucoup les couvertures, disposées en vis à vis inversés. Musique de sauvage pour Passed me by ?

Dio. - Une techno lourde, déchirée de salves brèves, traversée d'échantillons déchiquetés.

Meph. - On tape sur des tuyaux tandis que des voix déformées se répandent en coulées répétées. Rythmique minimale, un dub désossé qui vire à l'industriel, au bruitisme. Rien pour séduire...

Dio. - D'où ce visage de profil, au regard farouche, qui nous offre ses scarifications.

Meph. - Des rituels tribaux inquiétants dans des villes désertées, vides. Images d'un monde dévasté.

Dio. - Seuls survivent des fantômes, réduits à des voix vocodées qui viennent hanter les derniers soubresauts dilatés de cet univers. Le titre éponyme répand son atmosphère charbonneuse en de lentes ondulations de basses peu à peu dépecées par des poussées de synthétiseurs, éclairées par des claquements inquiétants.

Meph. - L'un des titres les plus impressionnants. Comme un monstre indescriptible qui, en avançant, avalerait tout sur son passage. Je vois un dragon, car j'entends son souffle haletant dans cette musique hypnotique.

Dio. - Tu mets l'accent sur un point fondamental. Paradoxalement, ces trames réduites, oppressantes, stimulent l'imaginaire, appellent images et histoires.

Meph. - La disparition des mélodies, des airs, ne laisse subsister que des charpentes...

Dio. - Démultipliées, dans des jeux d'échos, de reprises, de segmentations. La musique comme travail de couture, de suture, comme le laisse entendre "Stitch house" ? La house brode ses points en refusant l'image.

Meph. - Une musique proprement iconoclaste, en un sens, qui suggère au lieu de montrer. Ce qui peut sembler aride, mais ce qui lui donne une puissance peu commune, radicale. Je pense au dernier titre, "Love nothing", souvenirs de voix, techno qui fait du sur place en ne cessant pas de sortir d'un nuage de drones, lévitation et transe froide dans un cliquetis métallique.

Dio. - Passons à We Stay together...

Meph. - Quel début ! "Submission", opératique et grondant. Profondeur du champ sonore...

Dio. - Dès le départ, en effet, des textures plus fouillées, une dramatisation. Pulsations et battements d'ailes métalliques de millions de vampires.

Meph. - L'attaque se poursuit avec le glauque "Posers", sirènes de navires énormes, trains cliquetants pour un voyage halluciné. Après la nudité osseuse, aiguë, de Passed me by, une techno proliférante, presque baroque dans ses enflures. "Bad wires" revient aux fondamentaux techno, autour d'une trame férocement grouillante tout de même.

Dio. - Même constat sur le bruitiste titre éponyme, envahi par des grognements, déformé par des invasions sonores sournoises.

Meph. - Excellent, l'essence même du cauchemar provoqué.

Dio. - Oui, c'est pourquoi on l'aime, non ?

Meph. - Tout à fait. Un univers émerge, une vraie cohérence de titre en titre. Tu entends "Cherry Eye" ? Habité par un essaim bourdonnant d'insectes non identifiés, visité par des stridences étranges. Rien de connu, un autre monde, de l'autre côté.

Dio. - Sous le masque de la couverture ?

Meph. - Oui, le regard du scarifié y conduit d'ailleurs. Nous restons ensemble pour une cérémonie secrète qui fait exploser toutes les apparences : c'est "Cracked", implacable, dilacéré par des inclusions métalliques amplifiées. Les voix y sont aplaties, coulées dans des écroulements incroyables, des froissements sombres.

Dio. - Ma parole, tu rayonnes !

Meph. - Un bain de vigueur, cet album. Et les deux bonus ajoutés au LP initial enfoncent le clou. "Work gate" est magnifiquement infernal : percussions sombrissimes, hachis menu secoué de convulsions  un tantinet épileptiques, une infra danse noire...

Dio. - Andy nous offre une deuxième partie du titre éponyme pour finir de nous clouer aux poteaux de couleur, comme dirait ce brave Arthur, avec quelques amples vagues de synthés déchainés sur la fin, tout râpeux d'être dégainés à l'arrache.

Meph. - Mortel ! Pour mieux renaître.

Dio. - Âmes sensibles s'abstenir...

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Paru en 2011 chez  Modern Love / 2 cds : 9 titres - 45 minutes / 8 titres - 51 minutes

Pour aller plus loin

- Passed me by en écoute sur Soundcloud

- We Stay together idem

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 avril 2021)

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Publié le 1 Avril 2012

Donnacha Dennehy - Gra agus Bas

Sublimes chants d'amour et de mort

   Né en 1971, ce musicien irlandais, résidant à Dublin, a fait de solides études musicales dans sa ville, dans l'Illinois et à l'IRCAM de Paris. De retour chez lui en 1997, il fonde le Crash Ensemble, dont il est toujours le directeur artistique. Les commandes ne manquent pas. Parmi les interprètes, je remarque le Bang On A Can All-Stars. Je ne connais pas encore son premier disque, Elastic Harmonic, sorti en 2007. Grá agus Bás est son second album.

   Fasciné par l'antique tradition irlandaise du "sean-nós" — expression signifiant "vieux style" — tradition de chant non-accompagné transmise oralement de génération en génération, Donnacha Dennehy a utilisé le matériau de deux sean-nós comme noyau d'une pièce originale faisant appel à l'un des meilleurs représentants du renouveau de ce courant, le chanteur Iarla Ó Lionáird. La composition dérive d'une écoute attentive de la voix de Iarla, enregistrée et analysée par ordinateur pour en extraire les caractéristiques et en faire le point de départ de l'accompagnement par le Crash Ensemble. Grá agus Bás, le premier titre éponyme, est le résultat de cette fusion quasi alchimique, de cette transmutation. Vingt-quatre minutes trente absolument extraordinaires, éblouissantes. D'abord parce que Iarla Ó Lionáird possède la voix d'un barde inspiré, fervente, puissante, vibrante, souple : quel souffle, quel sens des modulations ! Ensuite parce que l'accompagnement est d'une beauté âpre, violente, d'un dynamisme sans appel, mais aussi d'une sensualité caressante et déchirée. La voix semble se renverser parfois, l'on chavire dans un océan tumultueux. Les sons éclatent, nerveux, dans une trame rythmée par des cordes fiévreuses, des percussions lourdes. Comme nous sommes loin du marasme sentimentalo-folkisant de tant de groupes ! Cette incroyable musique ferait pâlir bien des groupes de hard-rock, métal, par l'onde de choc qu'elle génère. Sombre, tendue, extatique, elle ne va qu'aux extrêmes, chantant l'amour et la mort comme rarement, avec un final grandiose, la voix de Iarla au bout d'elle-même, escaladant les cieux. Je n'ai rien entendu de tel depuis longtemps, si ce n'est chez les plus grands, David Lang en particulier, par son sens de la densité orchestrale, magmatique, parcourue de fulgurances écorchées. Le Crash Ensemble est sans aucun doute l'un des meilleurs ensembles contemporains, offrant une palette de timbres enrichie par l'adjonction d'une guitare électrique et de sons électroniques.

  La suite de l'album est consacrée, sous le titre "That the Night Come", à un cycle pour soprano et ensemble constitué de six poèmes du poète irlandais William Butler Yeats (1865 - 1939). Le projet, s'il peut sembler plus conventionnel, débouche sur un résultat aussi splendide. La soprano américaine Dawn Upshaw y est divine, servie par un accompagnement suave, sublime. Chaque mot de Keats est modulé, coulé dans un phrasé admirable, donnant l'impression d'une temporalité distendue, comme dans "He wishes his Beloved were Dead". "The old men admiring themselves in the water" déploie une orchestration en vagues rapides tandis que la voix de Dawn Upshaw s'envole, dérive loin, très loin. Le sommet du cycle, si tant est qu'on puisse en trouver un, serait "The White birds": répétitions de mots, mélismes bégayants, amplifient encore le vaste mètre du poème, avec des passages d'une douceur vertigineuse, la voix qui tremble au bord de l'indicible lors d'élans successifs. Donnacha Dennhy a réussi à capter l'âme profonde d'un romantisme intemporel, cet immense mouvement si souvent desservi par certains de ses représentants mêmes et de pâles affadissements. Les trois pièces suivantes sont tout aussi convaincantes. La voix de Dawn flambe, descend dans les graves avec une souveraine majesté, remonte avec l'aisance des cygnes dans des aigus brumeux. La musique de Donnacha Dennehy vit "dans la tempête et les querelles / Son âme éprouve un tel désir / Pour ce que la Mort farouche apporte / Qu'elle ne pouvait pas supporter / Le train ordinaire des choses" : j'applique ce passage de "That the Night Come" au compositeur et à son travail. Il reconnaît d'ailleurs que les obsessions de Yeats — l'amour inaccessible, ou du moins qui ne saurait durer, le désir d'une plénitude d'expérience, la colère contre la fugacité du bonheur, et la certitude des ravages du temps et de la mort — sont les siennes. Ce dernier poème est le plus grinçant du cycle, ramassé comme l'âme qui lutte pour chasser le temps où la mort arrivera, piano, accordéon et cordes tourbillonnant, papillonnant autour de la voix qui s'échappe, clame son désir. Grand, magnifique d'un bout à l'autre.

   Un disque magistral. Un des événements musicaux de ce début de siècle. Servi par une pochette, un livret qui devraient servir de modèle si l'on croit que le disque n'est pas forcément condamné par les fichiers numériques téléchargeables : une présentation claire du contenu, lisible grâce au choix de beaux caractères, agrémentée d'un choix de photographies, superbes, de Sophie Elbrick Dennehy. Le contraire des pochettes faussement artistiques avec des collages insignifiants, illisibles, vides d'information.

   La musique de Donnacha est à l'image des paysages farouches d'une Irlande de landes rocheuses à la beauté foudroyante.

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Paru chez Nonesuch Records (le label de Steve Reich !!) en 2011 / 7 titres / 59 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Donnacha Dennehy.

- Le troisième des six poèmes de William Butler Yeats :

 

                                            The White Birds

I WOULD that we were, my beloved, white birds on the foam of the sea!
We tire of the flame of the meteor, before it can fade and flee;
And the flame of the blue star of twilight, hung low on the rim of the sky,
Has awakened in our hearts, my beloved, a sadness that may not die.
 

 

A weariness comes from those dreamers, dew-dabbled, the lily and rose;
Ah, dream not of them, my beloved, the flame of the meteor that goes,
Or the flame of the blue star that lingers hung low in the fall of the dew:
For I would we were changed to white birds on the wandering foam: I and you!
 

 

I am haunted by numberless islands, and many a Danaan shore,
Where Time would surely forget us, and Sorrow come near us no more;
Soon far from the rose and the lily, and fret of the flames would we be,
Were we only white birds, my beloved, buoyed out on the foam of the sea!

 

- un extrait de Grá agus Bás : le poème de Yeats The White Birds chanté par Dawn Upshaw :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 avril 2021)

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